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Armement et ve République

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Maurice Vaïsse

II. La coopération en matière d'armement

La production aéronautique et les prémices de la coopération : entre partage industriel et préservation technologique

Alexis Hamel

Texte intégral

1Les politiques aéronautiques présentent à bien des égards, au cours des années 1960, des caractéristiques internationales ayant aujourd’hui encore un impact sur la plupart de nos unités aériennes. Un fait majeur reste en effet trop souvent oublié : les programmes aéronautiques en coopération, dans leur ensemble, et actuellement en service dans nos armées, trouvent leurs origines dans des accords internationaux datant des années 1950 et 1960. On peut citer l’Atlantic, le Transall, le Jaguar, l’Alphajet, et les hélicoptères Puma, Lynx et Gazelle.

2La mise en perspective du cadre général des relations intergouvernementales et du déroulement événementiel de la coopération aéronautique constitue l’unique ambition de cette étude qui se propose, très modestement, de retracer les grandes incidences de ces différents accords internationaux. La recherche des faits générateurs et du sens implicite de la transformation des politiques aéronautiques, au début de la Ve République, permet ainsi de mettre l’accent sur une période charnière de la production d’armement.

3En effet, la réalisation du premier grand programme international, le patrouilleur maritime Atlantic, va conditionner la technologie du Transall et l’organisation de la plupart des futurs programmes en coopération. Mais c’est sans doute la signature du protocole franco-britannique de 1965 qui va bouleverser l’appréhension des différentes politiques industrielles en matière aéronautique. Au point que l’émergence actuelle d’une Europe de l’armement est en grande partie liée au processus d’action publique de cette époque. Il convient en conséquence d’examiner l’influence de la coopération transatlantique de 1958 et les répercussions de l’accord franco-britannique de 1965.

L’INFLUENCE TECHNOLOGIQUE ET ADMINISTRATIVE DE LA COOPÉRATION TRANSATLANTIQUE DE 1958

4Sans pour autant revenir sur les questions d’armement et la IVe République, objet d’un précédent colloque, il semble cependant nécessaire de souligner que les premières initiatives françaises en matière de coopération internationale remontent aux années 1955-1956. En réalité, ces nouvelles orientations répondaient déjà à une nécessité vitale : trouver un remède contre l’isolement et l’impuissance. Et c’est dans ce contexte que le gouvernement Guy Mollet entreprend, dans son mémorandum d’avril 1956, d’établir un lien entre les relations franco-allemandes, l’UEO et l’Alliance atlantique, puis décide de rédiger en novembre 1956 un protocole de coopération visant à la fois la doctrine militaire, les programmes de recherche et la fabrication. Un accord tripartite entre la France, l’Allemagne et l’Italie est ensuite signé en novembre 1957, avec pour but de réaliser des études et des programmes d’armement en commun. Mais le protocole est encore plus ambitieux puisqu’il prévoit également, et surtout, une standardisation et une utilisation commune des armes. L’arrivée du général de Gaulle, en 1958, ne remet finalement pas en cause cette politique de coopération. L’idée qui prévaut est de favoriser l’indépendance, mais non l’isolement stratégique, d’encourager les alliances, mais non l’asservissement national, et de développer la technologie, mais non la puissance ruineuse. Dès son arrivée, le général de Gaulle soutiendra la concrétisation de la coopération, et plus particulièrement avec l’Allemagne dans le domaine des manœuvres militaires, du soutien logistique et surtout des politiques aéronautiques avec la mise en place des programmes Atlantic et Transall.

5L’origine du Breguet Atlantic remonte en fait à l’époque où le Conseil de l’OTAN s’inquiétait du remplacement, dans la plupart des armées européennes, de l’appareil Neptune destiné à la surveillance maritime et à la lutte anti-sous-marine. Sur les quatorze pays de l’OTAN, dix d’entre eux se voient donc chargés, au sein d’un groupe d’experts créé à cet effet en avril 1957, de définir le programme multilatéral d’un nouveau patrouilleur maritime. Au début de 1958, soit huit mois plus tard, l’ensemble des partenaires parvient à établir une fiche-programme unique, avec des spécifications techniques et des normes opérationnelles communes, qui est soumise à une vingtaine d’industriels, principalement français, belges, allemands, néerlandais et britanniques. En octobre 1958, soit à nouveau huit mois plus tard et alors que le peuple français s’apprête à voter pour la constitution de la Ve République, le projet Breguet est recommandé par le groupe d’experts. Il prévoit la participation des sociétés Dornier et Siebel en RFA, des sociétés Sabca et Fairey en Belgique, de Fokker aux Pays-Bas, d’Avro en Grande-Bretagne et de Sud-Aviation en France. Le projet est définitivement retenu par le comité armement de l’OTAN en janvier 1959. Douze jours plus tard, les autorités françaises lancent la phase initiale du programme qui conduit à la ratification de la phase prototype en décembre 1959. Le premier vol s’effectuera le 21 octobre 1961, très exactement trois ans après l’adoption du projet. Le premier avion de série sortira en juillet 1965.

6Ces quelques éléments permettent de souligner la réussite exemplaire du programme, qui a respecté l’ensemble des objectifs de performances, de coûts et de délais. Pour autant, il reste sans doute un échec en matière de coopération multilatérale transatlantique, qui avait remporté dans un premier temps l’adhésion de l’ensemble des États membres. Le Breguet 1150 se présentait comme le compromis entre le projet de Nord-Aviation (trop gros) et celui de l’Avro britannique (trop léger et trop court). Les Britanniques, quant à eux, n’accepteront jamais la défaite d’Avro et préféreront s’équiper du Nimrod, dérivé du programme Comet, tout en maintenant malgré tout la participation de Rolls-Royce au programme Atlantic au travers du moteur Tyne. Le projet Breguet Atlantic, défendu finalement par la France, la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas, et enfin par le Canada et les États-Unis, subira une nouvelle défection avec le départ de ces derniers. Les Américains adopteront l’Orion, dérivé de l’appareil civil Electra, permettant ainsi à la société Lockheed de capter les commandes de l’US Navy et, par la suite, la quasi-totalité du marché mondial. Les Canadiens se tourneront également vers l’Orion pour remplacer leur appareil Argus. Maigre lot de consolation : l’Italie viendra rejoindre le comité directeur de F Atlantic, dix ans après le début du programme, réclamant à cette occasion près de 20 % de juste retour. Une déception supplémentaire concerna le successeur de l’Atlantic, qui ne parviendra pas à réunir les différents partenaires, laissant ainsi la société Dassault réaliser seule une nouvelle génération. Paradoxalement, le programme Breguet Atlantic n’a sans doute dû son exemplarité et sa survie au début des années 1960 qu’au financement du gouvernement américain qui a maintenu une subvention d’un tiers des frais fixes initiaux, une présence étatique au sein du comité directeur et une participation industrielle en matière d’équipements de mission.

7L’influence du programme Atlantic sur le déroulement des futures coopérations en matière aéronautique est cependant prépondérante. Sur le plan technologique, il convient de souligner que l’on retrouve, au travers de ces premières négociations, l’origine du Transall, puisque la proposition finalement écartée de Nord-Aviation, présentée par l’ingénieur Jean Calvi, inspirera directement la conception du cargo militaire : même voilure, même tonnage, même moteurs... On peut en effet citer le moteur Tyne de Rolls-Royce qui équipera à son tour le Transall et maintiendra de fait la Grande-Bretagne dans la coopération européenne, au moment même où les Britanniques se voient refuser par le général de Gaulle leur entrée dans le Marché commun. Enfin, d’un point de vue organisationnel, la structure générale du programme Atlantic, composée d’un comité directeur et d’une agence exécutive, constitua le modèle de référence pour les coopérations aéronautiques qui se sont succédé par la suite, notamment Transall, Jaguar, Alphajet, Martel, Roland. À l’exception notable toutefois des hélicoptères Puma, Lynx et Gazelle, qui se caractérisaient davantage par la mise en place d’une simple production coordonnée. De fait, c’est sans doute le programme Atlantic qui provoqua dès l’origine les plus vives réactions de la part des autorités étatiques, peu habituées à se dessaisir de leurs prérogatives. L’établissement d’une coopération internationale bousculait en effet les procédures administratives, les leaderships industriels et plus encore les susceptibilités nationales. C’est dans ce contexte que les relations franco-britanniques vont s’instaurer progressivement sur des bases faillibles, les deux pays faisant preuve d’une défiance réciproque qui marquera l’inconscient collectif. Dans le domaine civil, le Concorde sera maintes fois remis en cause au cours des années 1960. Dans le domaine militaire, l’accord franco-britannique de 1965 aura des répercussions durables sur le développement en Europe des politiques industrielles aéronautiques.

LES RÉPERCUSSIONS POLITIQUES ET INDUSTRIELLES DE L’ACCORD FRANCO-BRITANNIQUE DE 1965

8La nécessité pour la France d’étudier et de construire un avion-école de combat et d’appui tactique (ECAT) conduit à rédiger une fiche programme en février 1964 qui est soumise aux différents industriels concernés : Sud, Nord, Dassault, Breguet et Potez. Des pourparlers sont cependant engagés avec les Britanniques, qui envisagent de leur côté de se doter d’un avion d’entraînement, éventuellement à géométrie variable. En octobre 1964, la France propose un projet Breguet ECAT équipé d’un moteur Rolls-Royce/Turboméca. Mais les négociations franco-britanniques s’enlisent face aux divergences sur les buts et les moyens, et les projets sont mis en veilleuse au début de l’année 1965. Auparavant, les Britanniques se sont préoccupés en 1959 de réaliser le TSR2 (« Tactical Strike Reconnaissance »), qui doit être l’équivalent pour l’époque de notre Mirage IV, mais nettement plus performant, selon eux. Ce projet d’avion est destiné au départ à remplacer le Canberra, avant d’être promis à rivaliser avec le F111 américain. Neuf appareils sont commandés en octobre 1960, avec un premier vol prévu en septembre 1963. Le seul et unique prototype prend en fait son envol l’année suivante, après d’interminables difficultés techniques que le gouvernement britannique finit par sanctionner en annonçant brutalement devant la Chambre, le 6 avril 1965, la suppression du programme. La pression américaine précipita sans doute l’arrêt définitif du TSR2 au profit des F111, provoquant du coup une baisse du plan de charge de l’industrie britannique. C’est dans ce contexte que les négociations franco-britanniques reprennent pour aboutir, le 17 mai, à la rédaction du protocole bilatéral concernant la coopération dans le domaine aéronautique.

9La France et la Grande-Bretagne s’engagent ainsi sur la voie d’une coopération extrêmement ambitieuse comprenant dans un premier temps la réalisation d’un avion d’école de combat et d’appui tactique (ECAT) et d’un avion de combat à géométrie variable, avant de programmer dans un deuxième temps un accord sur les hélicoptères. Concernant le programme à géométrie variable, des études préliminaires sont menées dans les deux pays afin de satisfaire les exigences britanniques en matière d’interception et les exigences françaises en matière d’intervention. Puis, par un curieux renversement de situation, en mars 1966, le livre blanc britannique, sur la défense modifie la mission prioritaire des états-majors britanniques, qui privilégient dès lors l’intervention, tandis que la France porte désormais son attention sur l’interception, à la suite de son retrait de l’organisation militaire de l’Alliance atlantique. Les difficultés pour trouver les compromis opérationnels, techniques et financiers semblent dès lors se multiplier, encourageant ainsi les deux pays à développer des solutions nationales de repli. Faute de consensus, l’avion de combat à géométrie variable franco-britannique est abandonné en juin 1967. L’avion d’école de combat et d’appui tactique, rebaptisé Jaguar, fait quant à lui l’objet d’une fiche-programme qui est approuvée par les ministres en mai 1966, ce qui permet à Breguet et à Rolls-Royce de développer leurs prototypes. Le premier appareil de série sortira en 1972. Seront alors produites 200 unités pour la France, 203 pour la Grande-Bretagne et 94 appareils seront fabriqués pour l’exportation. Mais, au cours de son développement, le Jaguar va évoluer vers des masses de plus en plus grandes en faveur de la mission d’appui tactique, qui supplante à terme la mission d’entraînement initialement prévue. Cette coopération engendre ainsi une réévaluation de la satisfaction du besoin militaire, les deux pays étant contraints d’envisager chacun de leur côté un nouveau programme d’entraînement.

10Au-delà des difficultés techniques, qui ont par ailleurs été surmontées imparfaitement pour le Jaguar, trois raisons majeures peuvent sans doute expliquer l’échec partiel du protocole franco-britannique. La première se rapporte à l’évolution du besoin militaire dans un contexte géostratégique où les états-majors sont conduits à réviser de façon récurrente leur programmation en fonction des avatars de la coopération. De plus, la multiplication des solutions de repli ne favorise guère les relations franco-britanniques. La deuxième est d’ordre financier, l’abandon de la géométrie variable étant d’ailleurs présenté officiellement sous cet angle, et qui trouvera sa justification de façon rétroactive dans l’impossibilité pour la France de construire des bimoteurs au stade des Mirage F1 et Mirage 2000. Les deux pays avaient prévu cette porte de sortie et la France use de cette prérogative non sans quelque soulagement en ce qui concerne la préservation de son savoir-faire technologique. Car la troisième raison, plus cruciale et décisive, a trait au partage industriel qui est nécessairement organisé entre Français et Britanniques. Compte tenu de cet état de fait, Snecma et Dassault se trouvent en concurrence pour remporter sur les Britanniques l’une des deux maîtrises d’œuvre de l’avion à géométrie variable : cellule ou moteurs. La France tient surtout à conserver son potentiel technologique et industriel dans ces deux segments hautement stratégiques, au point finalement de neutraliser ses prétentions bilatérales en se refusant à privilégier l’un au détriment de l’autre. Snecma mettra à profit la sauvegarde de ses compétences pour réaliser la famille des moteurs M 53 sur Mirage Fl et Mirage 2000. Dassault, de son côté, s’appuiera sur ses études antérieures pour développer un avion à géométrie variable avec les Mirage G, puis G4/G8, mais qui seront abandonnés quelques années plus tard, essentiellement pour des raisons de coûts et de ressources financières. Les Britanniques, toujours dans ce domaine, se tourneront quant à eux vers les Allemands et les Italiens pour parvenir finalement à produire quelques 933 Tornado, ceux-là même qui auraient pu être les avions à géométrie variable franco-britanniques.

11Mais c’est sans doute la remise en cause des missions prioritaires du Jaguar qui conduit la France à multiplier ses programmes aéronautiques. Dès octobre 1968, des études préliminaires sont effectuées par Breguet, Nord et Sud-Aviation pour obtenir un avion d’entraînement susceptible de remplir l’une des fonctions initiales du Jaguar. Parallèlement, les autorités françaises et allemandes constatent l’existence d’un besoin commun entre les deux pays, afin de remplacer conjointement les Fouga et les T33. En juillet 1969, une fiche-programme franco-allemande aboutit à la définition d’une mission principale d’entraînement et d’une mission secondaire d’appui tactique léger. Deux projets sont examinés : l’Eurotrainer, du tandem SNIAS/MBB, et l’Alphajet, présenté par Dassault/Dornier. Les moteurs Larzac de la Snecma et J85 de General Electric sont de leur côté mis en concurrence. L’Alphajet, équipé du Larzac, remporte finalement les suffrages, mais après de longues discussions qui augurent des difficultés à venir. En réalité, la Luftwaffe modifiera à son tour ses priorités opérationnelles en privilégiant l’appui tactique en 1971, avant de signer l’accord de coopération franco-allemande en 1972. Le gouvernement français choisit quant à lui d’arrêter définitivement les prétentions de la SNIAS en matière d’avions militaires, tout en misant sur la coopération pour tenter de désolidariser les Allemands de l’influence américaine. Les Britanniques réaliseront leur propre avion-école, le Hawk, et s’équiperont d’avions d’interception Phantom américains. La France sera amenée dans le même temps à concevoir seule l’intercepteur Mirage F1, plus performant que le Mirage III, en termes d’aérodynamisme, et mieux équipé que le Jaguar, en termes de systèmes d’armes. En 1965, l’accord franco-britannique prévoyait deux appareils pour équiper les états-majors français et britanniques. Seul le Jaguar aboutira, tandis que seront développés une dizaine d’appareils, quasiment tous nationaux, issus directement ou indirectement de ce protocole dont les répercussions sont encore perceptibles aujourd’hui.

CONCLUSION

12En définitive, le début de la Ve République a été marqué par les premières tentatives de coopération. L’Atlantic fut la première d’entre elles et son relatif succès lui a permis d’imprimer un tournant décisif dans l’évolution de la production aéronautique de défense. Les programmes Jaguar et d’avion à géométrie variable auraient pu, quant à eux, constituer le noyau d’une coopération franco-britannique, éventuellement élargie à d’autres pays européens, dans un des segments phares de l’industrie aéronautique. Cette coopération n’a cependant pas eu les suites qu’on pouvait espérer, ou que certains voulaient développer. Certes, la nécessité de réduire les coûts par le partage des dépenses fixes, l’allongement des séries et le souci probable d’interopérabilité pouvaient apparaître comme des conditions nécessaires et suffisantes pour effectuer le partage des potentiels d’études et de fabrications. Mais l’évolution des besoins militaires, les difficultés budgétaires successives, les priorités accordées à l’emploi dans chaque pays, la prise en compte des plans de charge et des intérêts légitimes des industriels, enfin une volonté politique pas assez contraignante ont durablement conditionné la nature de l’équipement de nos armées et profondément influencé le paysage industriel français et européen. L’éclairage de cette période charnière peut surtout nous apporter un faisceau d’indices sur les changements qui s’opèrent aujourd’hui, c’est-à-dire sur la transformation des politiques aéronautiques qui conduisent à l’émergence actuelle d’une Europe de l’armement.

Auteur

Alexis Hamel : juriste de formation et diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, il poursuit actuellement ses études au pôle européen et à l’école doctorale de Sciences-Po où il prépare une thèse sur la transformation des politiques industrielles de défense en Europe dans le domaine de l’aéronautique.

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