INTRODUCTION : L’ARMÉE DE L’AIR À LA CROISÉE DES CHEMINS

1En novembre 1954, alors que débute la guerre d’Algérie, le système militaire français dans son ensemble est en totale mutation, terme générique pour désigner une réduction progressive des budgets et des programmes, alors que ses missions se développent. Cette évolution contrariée par le déclenchement du conflit est à prendre en compte selon plusieurs vecteurs qui font que l’armée de l’air est à la croisée des chemins.

2Le premier, sur lequel nous reviendrons plus avant, est le poids du conflit indochinois, qui se termine en juillet 1954, mais qui va à la fois perdurer dans les mentalités et monopoliser des unités aériennes, pendant plusieurs années. En effet, le retour des groupes aériens s’étale sur l’année 1955, avec un débordement sur le début de l’année 1956 pour le groupe de transport II/62 « Franche-Comté » et même sur le mois de décembre 1956 pour le I/64 « Béarn »1. Le Vietnam pèse donc lourdement sur les capacités de l’aviation de transport bien après les accords de Genève.

3Les deux autres pierres d’achoppement concernent à la fois le problème du réarmement allemand et celui de l’OTAN, des questions européennes qui jouent pourtant pleinement sur la position française dans la guerre d’Algérie. Ces facteurs sont des orientations européennes de la politique de défense française2. Le problème de l’Alliance atlantique est à prendre en compte dans une étude de l’armée de l’air en Algérie, car la politique menée pour cette guerre en Afrique du Nord est le contrepoids de l’option atlantique face à la menace soviétique. L’armée de l’air est donc dans une situation complexe en 1954, face à des réductions budgétaires, des enjeux européens vitaux et une armée qui sort meurtrie de son combat en Indochine. Car la guerre d’Algérie est à rapprocher de l’Indochine sur nombre de points ; la structure tactique adoptée en raison de la forme du combat, l’utilisation des moyens aériens pour l’appui au sol, la prééminence de l’aviation de transport, la naissance de l’aviation légère ou des hélicoptères. Tous ces vecteurs aériens qui vont se développer en Algérie sont nés ou ont mûri en Indochine. La première guerre du Vietnam est le tremplin, le terrain d’expérimentation pour une maturation de ces concepts pendant la guerre d’Algérie, mais aussi au-delà de ce conflit jusqu’à des notions très contemporaines d’appui aérien des troupes, au Tchad, dans le Golfe ou en Yougoslavie.

4Mais l’Indochine est aussi l’antithèse de l’Algérie quant à la problématique de l’engagement de ses moyens. Laissée à son sort en Indochine, l’armée, dont les cadres arrivent entre 1945 et 1956, ne veut pas renouveler cette expérience en Afrique du Nord.

5Mais l’Indochine est loin de la France, alors que l’Algérie est une partie de la France. Les chiffres de l’engagement sont là pour le prouver. En 1954, par exemple, à la veille de la bataille de Diên Biên Phu, le général Lauzin dispose de 10 800 aviateurs en Indochine, soit environ de 3 % à 7 % des effectifs, et d’une masse d’appareils de l’ordre de 80 avions de transport, 90 avions de chasse et une cinquantaine pour la liaison3. L’Algérie va, elle, drainer une partie importante des forces vives de l’armée de l’air : 40 % de ses moyens aériens et l’équivalent au niveau des personnels, soit une moyenne trois à quatre fois supérieure. La guerre d’Algérie engage progressivement l’ensemble de l’armée de l’air.

UN ENGAGEMENT AÉRIEN TOUJOURS PLUS IMPORTANT

Les moyens aériens déployés

6Quand la guerre d’Algérie éclate en novembre 1954, l’armée de l’air n’aligne pas de moyens importants ou adaptés à ce secteur d’opérations. l’AFN est une zone de moindre intérêt stratégique au regard de la défense de l’Europe face à l’Est. Les unités stationnées sont davantage des escadrilles de servitude (les escadrilles 86 « Hoggar » et 87 « Tanezrouft » à Blida, le groupe de liaisons aériennes 45 à Boufarik), d’entraînement (le groupe de transformation 1/17 sur F47 Thunderbolt à Oran, les groupes 305 et 309 d’entraînement des réserves).

7L’Algérie est incluse dans le cadre géographique de la 5^e région aérienne, la mission de défense aérienne est donc assurée par des appareils à réaction, de type Mistral au sein de deux escadrons, le 1/6 « Oranie » et le II/6 « Normandie-Niémen », basés à Oran. Cette escadre devant assurer, avec le groupe de chasseurs bombardiers F47 Thunderbolt, voire avec les F4 Corsair de l’Aéronavale, les éventuelles missions de combat si l’Algérie entrait dans un conflit.

8Les moyens aériens, bien qu’ils soient faibles numériquement et anciens, constituent un danger en 1954-1955 et vont rapidement augmenter. Ces matériels vont cependant servir dans les premiers temps du conflit, souvent avec efficacité. Les Mistral sont utilisés pour des interventions urgentes en appui feu, la 6^e escadre en Oranie, puis les 7^e et 8^e escadres depuis Bizerte, Rabat et Telgerma, et les F47 Thunderbolt du 1/17 pour l’ensemble des missions d’appui feu. Les F47 vont rester en service jusqu’en 1960 pour être progressivement remplacés par des avions plus puissants, mais similaires dans leur conception, les A-4 Skyraider et surtout les T28 Fennec.

9Parallèlement à ces avions à piston, les chasseurs Vought F4 Corsair de l’Aéronavale, envoyés en Indochine en 1954, puis à Suez en 1956, sont utilisé durant la première partie de la guerre. Ils démontrent les qualités de cet avion, qui à l’instar du P47 Thunderbolt est un chasseur de la Seconde Guerre mondiale, lourd et puissant, utilisé avec succès en Afrique du Nord jusqu’en 1960.

10L’aviation de transport est majoritairement équipée de Nord 2501 Noratlas, appareil standard de l’armée de l’air depuis peu et qui va rester en service jusqu’au milieu des années 19704. Elle présente des similitudes avec l’Indochine encore une fois. L’aviation de transport est la « bonne à tout faire » de l’Algérie, avec les groupes qui arrivent souvent de Saigon, le 2/62 « Anjou », le 1/64 « Béarn », puis les groupes créés pour ce conflit, le 1/62 « Algérie » et le 3/62 « Sahara ». L’aviation de transport est elle aussi un organe essentiel de l’action sur le terrain, une partie importante de son potentiel étant déployée en Afrique du Nord. En moyenne, l’aviation de transport effectue 50 % de ses missions annuelles entre 1958 et 1960 au profit de l’Algérie. Elle sera présente durant tout le conflit.

11Les avions à réaction sont utilisés principalement dans le cadre de l’OTAN en métropole, mais également en Algérie, pour des missions ponctuelles ou spécifiques et pour créditer la thèse de la défense du flanc sud de l’OTAN. Le type même de la guerre en Algérie de même que les crédits ne permettent pas d’employer des appareils à réaction de premier plan sur un front jugé secondaire. Seuls les avions de chasse de nuit de type Gloster Meteor NF 11 seront utilisés pour surveiller le trafic sur les frontières, ainsi que des avions Republic F84 F Thunderstreak, dont la participation aux opérations n’est pas certaine. Il faut attendre la fin du conflit pour que des avions à réaction plus modernes prennent la relève des Mistral : ce sont les Mystère IV, les chasseurs bombardiers Vautour II N, ainsi que les SNCASE Aquilon de l’Aéronavale. Mais ces interventions d’avions à réaction dans le conflit algérien restent marginales et tardives. La chasse à réaction n’est d’aucune utilité dans une guerre sans adversaire aérien ou la rusticité des matériels est un atout maître.

La spécificité algérienne

12La guerre d’Algérie est celle de l’aviation à pistons, avec des appareils anciens et une organisation tactique qui vient directement d’Asie, où elle fut élaborée péniblement entre 1947 et 1950. La guerre aérienne d’Algérie présente donc des similitudes avec la guerre d’Indochine (lutte contre une guérilla populaire, appuis et ravitaillements des troupes au sol, reconnaissances et observations au profit de l’armée de terre) avec des moyens plus importants et une organisation plus élaborée, parce que mise en place rapidement.

13Mais l’aviation est également capitale en raison de la géographie du pays. L’Algérie française est un territoire de plus de 2 millions de kilomètres carrés en comptant le désert saharien (alors que la France ne fait que 500 000 kilomètres carrés) et couvert par des zones en grande partie désertiques, mais comportant également des reliefs élevés. Les unités stationnées au début de la guerre étant des escadrilles de liaison et d’entraînement, elles ne peuvent faire face ni au type de conflit présenté, ni aux éléments géographiques et climatiques particuliers, ni à la nature de cette guerre qui ne dit pas encore son nom. L’apport fondamental de la guerre d’Algérie en termes aéronautiques est donc de mettre en place une aviation adaptée à ce type de guerre, l’aviation légère d’appui au sol, ainsi que le développement d’une flotte d’hélicoptères de transport, d’appui des troupes et de combat.

14La guerre militaire d’Algérie comporte plusieurs phases, avec dans un premier temps la lutte contre une rébellion peu nombreuse et peu organisée de 1954 à 1956, puis avec la prise en compte du problème et l’envoi du contingent à partir de 1956, et enfin avec la prise en charge d’une véritable politique de guerre et l’octroi de moyens militaires importants. L’histoire de la guerre d’Algérie est donc celle d’une escalade militaire, entre 1954 et 1960, qui va mobiliser toujours davantage des moyens aériens, pour devenir un poids important pour l’armée de l’air comme le montrent les principaux chiffres. Entre 1958 en 1960, au plus fort de l’action aérienne, l’aviation d’Algérie utilise :

• près de 50 000 hommes, soit 40 % de ses effectifs ;
• 700 machines, soit 30 % de son potentiel total. L’armée de l’air va engager progressivement en Algérie 41 escadrilles, dont 26 escadrilles légères d’appui au sol ;
• les chiffres en heures de vol sont donc en rapport, avec une moyenne de 50 % de l’activité aérienne militaire consacrée à l’Algérie entre 1958 et 19605 ;
• l’armée de l’air d’Algérie effectue en moyenne 100 000 missions par an. De ce total 30 % sont des missions d’appui feu pour les troupes au sol, 25 % des opérations de reconnaissance aérienne, 17,5 % des missions de surveillance aérienne et 10 % de transport et parachutage. L’aviation d’appui au sol est donc une donnée importante, quantitativement et tactiquement, quant à l’action de l’armée de l’air en Algérie.

L’adaptation tactique : les GATAC

15Le point le plus important est l’organisation tactique, mise en place aux premières heures de la guerre pour optimiser la coopération entre les armées. Trois structures tactiques vont voir le jour à partir de la fin 1955 : le GATAC n° 1 pour le Constantinois, le GATAC n° 2 pour l’Oranais, le GATAC n° 3 pour l’Algérois.

16Tandis que des sous-structures se mettent en place (les PCA, postes de commandement Air) pour couvrir des secteurs plus petits et des zones non couvertes par les GATAC (comme les PCA de Laghouat et de Colomb-Béchar pour couvrir le Sahara). Chaque PCA dispose de moyens aériens, plus ou moins importants, et peut les détacher au profit d’un autre secteur. Le GATAC peut également faire de même en fonction des besoins. La mise en œuvre des unités aériennes au sein des PCA représente une capacité d’adaptation au profit de l’armée de terre. Ce système est un succès, puisque l’Algérie compte 16 PCA rattachés aux GATAC en 1956 et qu’ils sont 24 en 1958. Le choix est donc celui de l’efficacité par la proximité, avec : l’adaptation aérienne aux troupes au sol avec les structures tactiques ; la mise sous tutelle progressive des unités par les GATAC, qui organisent directement la gestion des unités. Les PCA gèrent les engagements alors que les BTS assurent les logistiques ; l’organisation de PCIA avec la participation d’officiers Air dans les opérations combinées. En Algérie, la délégation des prises de décision descend au niveau des bataillons.

L’ALGERIE, UN FARDEAU POUR L’ARMEE DE L’AIR

L’industrie aéronautique française en crise

17Malgré l’organisation mise en place progressivement en Afrique du Nord, la guerre d’Algérie draine une partie des moyens et des budgets de l’armée de l’air. Les chiffres cités représentent une proportion moyenne de 40 % des machines et des hommes qui vont stationner en Algérie : 32 000 hommes en moyenne, pour 40 escadrilles, 650 avions et un nombre toujours croissant d’hélicoptères6.

18Mais l’Algérie est aussi un épiphénomène, un catalyseur de la crise de l’aéronautique française qui couve depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si les années 1945-1950 sont une période sombre pour l’industrie aéronautique française, l’espoir du renouveau apparaît en 1950 avec la planification industrielle et l’Alliance atlantique. A partir de juillet 1950, le I^er plan quinquennal d’équipement permet d’envisager une production rationalisée dans le temps, avec des appareils modernes. La crise algérienne va mettre à mal ce processus de par l’envoi des moyens cités, mais elle n’est pas seule en cause.

19Depuis 1950, l’aviation militaire française est aidée par les États-Unis avec le système des commandes offshore qui permettent d’équiper la France. De 1950 à 1964, la France reçoit 41 150 millions de francs de commandes américaines et, pour la période 1953-1961, 1 260 millions7. L’équipement français est en partie le fruit de cette politique d’assistance8 américaine pour les appareils performants de l’armée de l’air :

Tableau 1 : les commandes off shore américaines

20La commande de 1953 correspond à la version française du chasseur britannique, le SNCASE Mistral.

21Mais ce système a ses inconvénients : la dépendance française face aux États-Unis ou celui les objectifs mêmes de l’aide. La manne américaine des années cinquante, avec le système off shore, la pratique des prêts (PAM) ou des dons, est uniquement destinée à protéger l’Europe de l’Union soviétique.

22L’Algérie n’est pas incluse globalement dans cette organisation défensive, qui dote l’aviation de métropole d’appareils à réaction, sans apporter de notables améliorations à l’aviation engagée en Algérie9. L’engagement militaire en Algérie est un poids financier qu’il ne faut pas contester et qui est supporté par la France. Par rapport à la totalité du budget militaire, en équipement et en dépenses de fonctionnement, les crédits alloués pour la guerre d’Algérie sont de 30 à 35 % en moyenne10. Des crédits exceptionnels sont votés pour l’Algérie dès 1956 et une loi du 2 août 1956 permet de lancer des emprunts pour financer le conflit.

Les victimes de l’option algérienne

23Ce poids financier indéniable de la guerre monopolise la politique militaire de la France, pour le fonctionnement de ses unités dans une moindre mesure, mais surtout pour le développement de ses projets11. Le gouvernement est obligé de faire des choix en abandonnant certains modèles ou en réduisant les commandes initiales d’avions. Les Commandes de Vautour sont ramenées de 360 à 300 exemplaires, puis à 160 en 1957, les SMB2 passent de 370 à 300 (ils seront encore ramenés à 250 en 1958), les Fouga Magister de 300 à 200, les Morane 733 de 270 à 145.

24De nombreux projets importants sont tout simplement abandonnés, comme le Super Vautour, le Leduc 022, le SNCASO Trident, le Nord 1400 Gerfaut, ou encore des appareils de transport militaire comme le Breguet Deux-Ponts ou le Nord 2 506, qui devait être le successeur du Noratlas et qui ne verra jamais le jour. Toutes les commandes maintenues sont étalées dans le temps. La livraison des appareils commandés se ralentit, elle passe de 9 avions par mois à 6 pour le Vautour, de 15 à 11 pour les Super Mystère B2. L’état de guerre va encore réduire les commandes de l’Etat et certains appareils ne survivront que par des exportations (Magister au Canada, Vautour, Super-Mystère et Ouragan en Israël). La guerre d’Algérie guide en partie les choix du gouvernement, qui tranche nombre de questions pour les prototypes militaires, mais décide de garder en 1957 deux options fondamentales, qui ne seront pas touchées par le gouffre financier algérien. La première est le choix du Dassault Mirage comme avion intercepteur. Il a fait son premier vol en décembre 1956, équipé d’un réacteur français Atar de 4,5 tonnes de poussée ; il va franchir Mach 1.8 en février 1957.

25La seconde est la politique atomique amorcée sous la IV^e République, avec notamment le développement d’un appareil porteur dont la fiche programme a été établie dès 1956. C’est le Mirage IV, qui fait son premier vol en 1959.

26La politique militaire française subit donc les conséquences de l’engagement de son armée en Algérie. Même si les États-Unis financent l’achat de matériels sophistiqués pour contrer la menace soviétique en Europe, la crise financière engendrée par l’Algérie est patente. Elle résulte d’une situation seulement stabilisée à partir de 1950, maintenue artificiellement – sous perfusion – par les États-Unis et que l’engagement algérien va totalement déséquilibrer. L’industrie aéronautique française va payer un lourd tribut à l’option algérienne. Une grande partie des prototypes (parfois déjà commandés) est annulée et la solution va être souvent une fusion pour éviter à court terme la faillite pour ces entreprises12.

27Il faut également aborder, même rapidement, le problème moral des aviateurs en Algérie. L’affaire de Suez d’octobre 1956 est le premier coup de semonce. Une partie importante de l’opération dépend de l’aviation, qui engage des moyens importants (32 chasseurs bombardiers Corsair, 12 bombardiers Avenger depuis les porte-avions Arromanches et La Fayette, 36 avions à réaction de chasse F84 Thunderstreak et 9 RF 84 Thunderflash de reco-photo basés à Chypre, 45 avions de transport Noratlas, qui larguent des unités de la 10^e DP sur le canal). Les résultats obtenus sont excellents, tant au niveau de l’aviation de transport que de la chasse, et le retrait n’en est que plus douloureux13. Suez est le premier pas du doute, Sakkiet en sera la confirmation.

28À l’instar de l’Indochine, les aviateurs sont souvent perçus comme des agresseurs, responsables des bombardements, du napalm et des tirs de roquettes. Il est évident que le drame de Sakkiet Sidi Youssef, en février 1958, point d’orgue de cette cristallisation, pèse lourd dans cette personnalisation de la violence. L’armée de l’air est peut-être devenue le responsable, le symbole de la politique à l’égard de la rébellion algérienne. Les aviateurs en payeront encore le prix, celui de la responsabilité et celui de la défaite.

L’AVIATION LÉGÈRE EN ALGÉRIE

La nécessité d’une aviation légère

29Si le conflit algérien marque une stagnation importante de la politique aéronautique française, il est également le terrain d’innovations tactiques et d’adaptations aux conditions du combat. Les principaux apports de la guerre d’Algérie se situent au niveau de l’intervention des hélicoptères sur le champ de bataille et de la mise en place d’une aviation légère d’appui aux troupes. C’est ce dernier point que nous avons choisi de développer dans ce paragraphe. En novembre 1954, grâce à l’expérience des cadres de la guérilla, l’aviation légère apparaît comme un enjeu capital, face à un ennemi fluide qui utilise un terrain d’opérations connu et choisit ses moments d’actions. La création de l’ALAT, aviation légère de l’armée de terre, est symbolique des oppositions, mais aussi de l’importance de la prise de conscience de ces paramètres. Dès le début du conflit algérien, il apparaît impossible de fonctionner avec les moyens aériens présents en Algérie, l’objectif pour l’armée de l’air étant de soutenir l’action des troupes au sol, dans le cadre de l’appui aérien. Les seuls avions « de chasse » sont des avions à réaction Mistral, anciens, certes, mais avec des paramètres d’utilisation incompatibles avec des missions de guerre. Les seuls appareils utilisables dans cette configuration sont les P47 Thunderbolt du 1/17 (futur 20^e escadre de chasse). L’adaptation tactique passe donc par une coopération Terre-Air dans l’organisation : c’est le système des GATAC, mis en place très tôt, soutenu par la multiplication des PCA adaptés à des secteurs particuliers, l’objectif étant de pouvoir intervenir pour détruire les bandes rebelles, voire, plus globalement, de sécuriser le pays depuis le ciel.

30Le 1^er GATAC est créé le 1^er janvier 1956, divisé en 5 PCA, avec son poste de commandement à Constantine, le 2^e GATAC est mis en place en juin 1956, avec 6 PCA et un commandement à Oran et le 3^e GATAC est créé en octobre 1956 pour couvrir Alger et sa région.

31Mais il faut également des moyens aériens pour remplir cette double mission, nécessité qui apparaît dès 1954. Or les seuls appareils de combat existants en France sont inscrits dans le contexte de la supériorité aérienne de l’OTAN. Ils sont donc inadaptés à une aviation de lutte anti-guérilla, qui utilise structurellement des appareils fiables et rustiques, depuis des aérodromes parfois sommairement aménagés. L’armée de l’air se dote donc rapidement, dès 1955, de quatre unités de ce type, les EALA, équipées de Morane 500 (ex-Fieseler allemands de la Seconde Guerre mondiale), puis de Morane 733 Alcyon. Elles servent à la liaison et à la reconnaissance, mais ont des embryons d’aviation adaptée. Chaque escadrille est composée d’une douzaine d’appareils et dispose d’une base (généralement un PCA) comme rattachement principal. Chaque EALA est couverte en parrainage par une unité de chasse de métropole qui assure la rotation de ses équipages en Algérie14. En mars 1956, cette ossature donne naissance à la première grande unité d’avions légère, le GALA 70 (groupement d’aviation légère d’appui), qui regroupe cinq unités de Morane 500 et 733.

32Le PC du GALA se trouve à la Reghaia, mais la vocation de ces unités est le détachement sur l’ensemble des PCA. Le succès de cette formule « d’adaptation légère » se traduit dès l’été 1956 par la création du second GALA, le 72, pour la création de quatre escadrilles légères d’appui sur T6. La mise sur pied d’une aviation légère est effective dès le mois de juillet 1956, puisqu’il faut ajouter la création d’autres unités sur SIPA 111 et 112, d’un centre d’entraînement et la réorganisation des modes d’intervention des unités d’aviation légère. La principale conséquence est le rattachement des GALA aux GATAC et la généralisation progressive de l’équipement avec des North American T6 Harvard entre 1956 et 195815.

Le T6, symbole de l’aviation légère

33L’aviation légère est donc constituée en Algérie durant cette période, avec des unités de combat dispersées au gré des opérations. La mise en œuvre du plan Challe de 1959 amène des modifications importantes dans l’organisation des GALA, avec des regroupements des escadrilles sur des bases principales (Blida, Batna, Paul-Cazelles) et une subordination plus importante au GATAC des unités. Cette « délocalisation » du commandement des unités a pour corollaire la mise en place de la base principale comme support logistique unique d’une escadrille légère. Ainsi vont naître les BTS (brigades territoriales de support). L’objectif du commandant en chef est de rationaliser totalement les moyens aériens légers disponibles en Algérie, tout en créant une autonomie d’utilisation. Chaque GATAC est doté d’une BTS : Telgerma est la BTS du GATAC n° 1 ; Oran est la BTS du GATAC n° 2 ; Biskra est la BTS pour le GATAC n° 3.

34L’organisation mise en place à partir de 1956 pour l’aviation, complétée par la structuration à la fois hiérarchique et technique de 1959, n’est pourtant pas idéale puisque son cœur même est à revoir : les avions. Le T6 est un avion école à l’origine, utilisé par de nombreux pays, dont la France – au Maroc. Mais les quelques appareils ne suffisaient pas et le choix fut fait par l’État-Major, en 1956, de l’achat de T6 G aux Etats-Unis pour la lutte antiguérilla, en y ajoutant des mitrailleuses ou des paniers de roquettes sous les ailes. Une première tranche de 150 machines a été commandée en 1956, acheminée par porte-avions vers Bordeaux pour une transformation en avion de combat16. Les impératifs de la guerre amènent le gouvernement Gaillard à commander une seconde tranche de 150 T6 G dès 1958. Le nombre total de T6 D et G livrés à la France frôle les 700 exemplaires. Cet avion a donc été utilisé intensivement en Algérie de 1956 à 1959 par l’aviation d’appui (60 000 missions) et ses qualités sont reconnues. Il peut utiliser des terrains courts et difficiles, et emporter un armement diversifié. En revanche, il présente des défauts (en termes de rayon d’action, de fragilité aux tirs venus du sol), mais c’est l’ancienneté qui incite le commandement à lui trouver un remplaçant.

35Ce sera le North American T28 Trojan (appelé Fennec par l’armée de l’air), qui va remplacer le T6 dans les unités d’aviation légère entre 1960 et 1961. Le T28, avion plus lourd et plus puissant que le T6, va servir dans toutes les unités d’aviation légère jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. Utilisé par la France pour la lutte antiguérilla dans ce conflit, le T28 va connaître une seconde carrière lors de la guerre du Vietnam (tout comme le A-4 Skyraider) : il y sera utilisé par l’US Air Force comme avion d’appui au sol, prouvant ainsi la justesse du concept.

CONCLUSION

36La guerre d’Algérie laisse des traces profondes, autant chez les aviateurs que dans les autres corps de l’institution militaire. La France perd sa seconde guerre coloniale, après le Vietnam en 1954. La crise de confiance est certes patente, mais elle n’est que morale vis-à-vis d’une situation donnée, ponctuelle. La véritable crise de l’armée de l’air est celle, plus grave, qui a touché l’ensemble de l’industrie aéronautique entre 1954 et 1962. Pour financer la guerre d’Algérie à hauteur de 40 % des budgets militaires, les gouvernements ont lourdement grevé les programmes de l’armée de l’air, qui aurait pu ainsi se retrouver au sortir de ce conflit dans un état de retard technologique équivalent à celui de 1945. La guerre d’Algérie est donc un incontestable poids pour l’armée de l’air.

37La fin de la guerre d’Algérie signifie non seulement le retour des 80 000 hommes de l’armée de l’air stationnés, mais également l’octroi de crédits importants (de l’ordre de 1 350 millions de francs en 1963) pour la force nucléaire. La paix de 1962 oblige le gouvernement à mettre en place une politique militaire nouvelle : une diminution des effectifs, qui passent de 140 000 hommes en 1962 à 123 000 en 1964 ; un processus de regroupement des unités aériennes en métropole – avec un équipement à la fois français (Mirage III et SMB2) et américain (F 100 super Sabre) ; un déblocage des crédits pour la création d’une force nucléaire autonome.

38Les autres programmes restent en attente. Seul le choix heureux du programme Mirage III va compenser les suppressions de la plupart des autres projets, même si le programme a été numériquement réduit17.

39La poursuite de la politique atomique après 1958, débutée sous la IV^e République, mais libérée véritablement de la contrainte algérienne, va également permettre à la France de se doter de l’arme nucléaire et d’un bombardier supersonique au début des années 1960, le Mirage IV18. C’est le fait majeur de la politique militaire après 1962, mais il existe également d’autres conséquences. Outre les choix budgétaires, à situer dans le contexte de la réduction générale des budgets de l’armée de l’air, la guerre d’Algérie oblige, de 1954 à 1962, les gouvernements successifs à élaborer des politiques contraires à leurs préoccupations, avec :

• le développement d’une flotte aérienne d’appui importante, qui ne sera plus utilisable à la suite du conflit19. L’innovation algérienne est importante au niveau des modes d’emploi de l’aviation, mais non au niveau des matériels. Ils sont souvent anciens et sans utilité dans une force aérienne « post-algérienne » ;
• la prééminence pour le Sud. La guerre d’Algérie oblige les gouvernements, dès 1956, à dégarnir le flanc est de l’OTAN pour envoyer des unités en Afrique du Nord, même si de nombreuses tentatives politiques sont faites pour intégrer la guerre dans un conflit de défense du flanc sud20.

40Si le bilan est lourd, l’Algérie doit cependant être appréhendée positivement en termes d’expérience. Ce conflit représente un terrain d’expérimentation important pour des modes d’emploi nouveaux de l’aviation en liaison avec l’armée de terre. La coopération, qui avait souvent été vecteur de tensions entre les armées en Indochine, trouve en Algérie des résultats plus nets. Les moyens aériens sont plus adaptés, les hélicoptères s’affirment comme l’engin idoine et polyvalent dans de tels conflits, les communications s’opèrent plus directement21. L’Algérie est également le terrain d’expérimentation de la politique atomique et spatiale de la France entre 1955 et 1962. Le site de Reggane, dans le Sahara, voit la première explosion le 13 février 1960, alors que les fusées françaises de type Véronique et Diamant sont tirées depuis le désert saharien, sur les pas de tir de Hammaguiz et Colomb-Béchar.

41Guerre de l’aviation à pistons, l’Algérie est aussi la guerre de la technologie, conflit ambivalent qui rassemble le passé et l’avenir. L’Algérie fut donc effectivement un poids moral, matériel et financier pour l’armée de l’air durant huit ans, mais elle fut aussi non seulement le terrain de nouveaux modes d’interventions, mais également le berceau de la politique nucléaire de la France, garantie de son indépendance et de sa sécurité.