1Pierre Messmer : Je voudrais faire un commentaire qui éclairera peut-être les indications qui ont été données sur les lois de programme. Il est remarquable de constater que les deux premières lois de programme ne couvrent par leur programmation qu’une partie, et pour la première, une partie très faible, de l’ensemble des équipements militaires. Je rappelle d’ailleurs que ces lois s’intitulaient lois relatives à certains équipements militaires et cette situation résultait de la volonté du général de Gaulle. Ce n’est pas un hasard. Lorsque je suis arrivé au ministère des Armées au mois de février 1960, un avant-projet de loi de programme avait été préparé par mon prédécesseur Pierre Guillaumat. Et cet avant-projet ne concernait que la programmation de la force stratégique, c’est-à-dire essentiellement les explosifs nucléaires et leurs vecteurs. Il n’y avait pratiquement rien d’autre. J’ai pensé que si nous présentions cette loi de programme au Parlement, d’une part, nous nous heurterions, en pleine guerre d’Algérie, à des critiques d’une extrême violence de la part des élus qui restaient, en grand nombre, partisans de l’Algérie française, et surtout, j’aurais à faire face à des réactions justifiées de la part des armées qui, en particulier l’armée de terre, trouveraient qu’elles étaient injustement oubliées. J’ai obtenu du général de Gaulle que l’on ajoute un peu de sauce autour de la loi de programmation des systèmes d’armes nucléaires. Pour la deuxième loi de programme, j’ai réussi à aller plus loin parce que j’étais arrivé à la conclusion qu’il fallait ajouter aux systèmes d’armes nucléaires plusieurs systèmes d’armes classiques. La deuxième loi de programme couvre tous les programmes majeurs des armées. Et cette tendance, que j’avais initiée, a été suivie par mes successeurs parfois d’une façon excessive. Au point que Charles Hernu a eu l’idée de tout programmer, y compris l’habillement. Un programme sur cinq ans est, comme on l’a dit, forcément traversé par des événements politiques, économiques qui obligent à le modifier. Si vous programmez tout, vous n’avez plus aucune souplesse. Je voulais donner cette indication parce qu’il s’agit d’une décision politique. Le général de Gaulle et mon prédécesseur ne voulaient programmer que les systèmes d’armes stratégiques.

2Contrôleur général des armées Jacques Lutfalla : On a fort opportunément rappelé la croissance de la section commune au cours de ces années. Mais on ne trouve dans la section commune que ce qui concerne les transferts au CEA (majoritairement la DAM). Il y avait aussi tout ce qui concernait les missiles et l’espace. Qu’est-ce qu’un SNLE financé par la section marine s’il n’a pas de missile ? C’est une dépense parfaitement vaine. Même chose pour la FNS, les armes nucléaires étaient financées par le CEA. Car le comité mixte armée-CEA s’est préoccupé très tôt de ventiler le coût des armes destinées à chaque armée, indépendamment des armes nucléaires, qui est un autre vaste programme. Cette année-là, la part purement recherche représentait à peu près 10 % et si on rattachait les armes à l’armée utilisatrice on arrivait à peu près à égalité entre les trois armées. Je passe aussi sur le problème des matières nucléaires qui n’est pas négligeable, et en cela je pense que M. le directeur Chevallier ne me contredira pas, dans les années 1970, le CEA s’est retrouvé à financer sa part dans Eurodif, une bonne partie des surcoûts des matières nucléaires, qui étaient tout à fait opaques, a certainement servi au financement de la part Eurodif. Au niveau de l’indépendance nationale, je ne pense pas que c’était une mauvaise dépense. Au niveau de l’orthodoxie budgétaire, c’est un autre sujet.

3Intervenant non identifié : L’idée originale était la méthode prospective opposée à la prévision. On envisageait plusieurs scenarii et pas un seul. Quant au fond de réserve du budget, il semble que la marge budgétaire dont dispose un ministre sur chacun des titres est très limitée. C’est à cela que sert la loi de programmation. Sur une longue période, on a une certaine marge.

4Pierre Messmer : La marge, nous l’avions prévue essentiellement à cause des engins. Tout à l’heure, on me demandait si nous avions été influencés par M. McNamara. Sur ce point, je dois dire oui. Quand McNamara, qui suivait attentivement nos budgets militaires, a vu ce que nous avions prévu sur la deuxième loi de programme pour les engins, il m’a dit : « Vous vous êtes trompés. N’oubliez pas, qu’en matière de matériels nouveaux – et pour vous c’est un système d’armes nouveau car vous n’y connaissez rien et nous ne vous aiderons pas – il faut appliquer aux prévisions des techniciens le coefficient 3,1416 ». C’était donc essentiellement pour les engins que nous l’avions prévu et heureusement, parce que les prévisions de McNamara étaient justes.

5Tous les ingénieurs nous affirmaient que les prix ne cessent d’augmenter et que pour les matériels de pointe, ils augmentent plus vite que pour les autres matériels. Cela n’est pas toujours vrai. Je prends un exemple : le matériel électronique. Le prix de l’électronique ne cesse de diminuer. Et je prends un exemple précis de système d’armes : celui du porte-avions de Gaulle. Il a été réalisé dans des conditions absurdes puisqu’il a fallu treize ans pour le réaliser. Le seul matériel qui soit resté dans les limites des prévisions initiales est l’électronique du Charles de Gaulle, simplement parce que le prix de l’électronique n’a cessé de baisser depuis dix ans. Et l’électronique du Charles de Gaulle est, pour le même prix défini il y a treize ans, plus performante que ce qui avait été prévu à l’origine. Que l’on arrête donc de nous raconter que le prix des matériels de pointe ne cesse d’augmenter.