« Les quantités découlent de l’appréciation, les chiffres des quantités, les comparaisons des chiffres et la victoire des comparaisons. »
Sun Zu, L’Art de la guerre, chap. IV, § 18.

1Il convient d’abord de préciser le sens des mots, et notamment de définir l’expression « budget de l’Air ». Il n’y a pas en effet, à proprement parler, un budget pour chacune des armées. Il y a seulement un budget des armées dont la préparation et l’exécution sont confiées directement au ministre des Armées. Ce caractère de centralisation n’a cessé de s’accentuer depuis la nouvelle organisation de 1961.

2Le budget des armées est réparti en quatre sections qui interfèrent étroitement : sections commune, air, guerre et marine. La section commune regroupe les éléments d’un certain nombre de services communs : administration centrale, santé, gendarmerie, justice militaire, etc., mais aussi, et c’est le point essentiel, des programmes de fabrication importants pouvant intéresser les trois armées. Tels sont notamment les cas du programme atomique, des programmes d’engins sol-sol et sol-air et, jusqu’en 1964, du programme d’hélicoptère. Par conséquent, le budget de la section Air ne peut être exactement confondu avec celui de l’armée de l’air qui reçoit, comme les autres armées, des équipements et des services de la section commune. En outre, cette complexité s’accroît en raison d’une caractéristique particulière de la section Air : cette section fournit des services et des équipements aux autres armées. Ainsi, le fonctionnement de la Direction technique et industrielle de l’aéronautique (DTIA1) et les chapitres d’équipement propres à cette direction (études et investissements) émargent au budget de la section Air ; or la DTIA est loin de travailler à 100 % pour l’armée de l’air. En conclusion, de même qu’il ne faut pas confondre « budget militaire » et « budget de défense », il ne faut pas confondre « budget de la section Air » et « budget de l’armée de l’air ».

3Avec le retour au pouvoir du général de Gaulle en juin 1958 se dessine d’emblée la nécessité de pourvoir l’État d’un appareil de défense nécessaire à la prévention et à la gestion des crises : le cas de l’outil aérien étudié ici est révélateur de cette politique. Bien que le contexte juridique, économique et financier qui prévaut alors soit favorable au développement des moyens de l’État, il faut relever, comme nous allons le montrer que, d’autres priorités passant avant l’effort de défense, celui-ci doit se développer dans le cadre législatif des lois de programme quinquennales ; que néanmoins la volonté de fournir aux armées les moyens budgétaires indispensables pour fonctionner et pour investir est indéniable : et que l’outil adéquat pour faire face aux menaces futures a bien été créé.

LE CONTEXTE GÉNÉRAL : RUPTURES AVEC LE PASSÉ

4Les années 1958-1971 comprennent deux périodes d’égale longueur, mais bien distinctes, rendant peu pertinentes des comparaisons définitives. Tout comme les opérations d’Extrême-Orient, dont les effets budgétaires se sont poursuivis jusqu’en 1956, celles de la guerre d’Algérie pèseront sur le budget jusqu’en 1964. Les années 1958-1964 sont des années de guerre et les années 1965-1971 sont les années de la paix retrouvée pour l’institution militaire. Si le budget 1962 est le dernier budget préparé et voté pendant les opérations d’Algérie, les budgets 1963 et 1964 apparaissent clairement comme recouvrant la période de transition pendant laquelle les armées auront reçu une nouvelle définition et se seront engagées, au prix d’une véritable mutation, dans la voie de la modernisation. C’est en effet en 1962 que le gouvernement fixe les missions des armées et en redessine les grandes articulations. C’est en 1964 que sera achevée la mise en condition opérationnelle des premiers éléments de la force nucléaire stratégique nationale. L’histoire financière des armées devrait donc distinguer trois périodes : avant 1963, 1963-1964 et après 1964.

La rationalisation de la procédure budgétaire

5Pour mettre fin aux pratiques en cours – vote de douzièmes provisoires, lourdeur de la procédure administrative, insuffisance du contrôle des marchés passés par l’État, absence du suivi de la consommation des crédits –, l’État entame dès 1958 des réformes structurelles en matière d’économie et de finances publiques. Les budgets sont désormais préparés, votés et exécutés dans le cadre d’une nouvelle procédure : l’ordonnance du 2 janvier 1959, portant loi organique relative aux lois de finances, codifie les relations entre l’exécutif et le législatif, définit les règles budgétaires de l’État et rationalise la procédure budgétaire2 : pendant quarante-deux ans, hormis deux révisions purement procédurales, l’ordonnance ne subira aucune modification sur le fond. Une ordonnance du 27 décembre 19583, complétée par un décret du 18 novembre 1959, crée un nouveau franc qui prend effet le 1^er janvier 1960.

6Venu d’outre-Atlantique où il a mûri sur les bords du Potomac, le mouvement de rationalisation des choix budgétaires (RCB) apparaît en France vers les années 1965. À ce moment, la nécessité de sortir de la discussion sur les crédits éclatés par « chapitres » et de disposer d’une vision globale sur la politique de défense commence à s’imposer et la limitation des ressources de la Défense s’avère en outre peu compatible avec la croissance des dépenses envisagées par les états-majors. Les armées françaises entreprennent alors un vaste effort de réflexion sur l’inadéquation ressources-besoins. Au sein du ministère, le Centre de prospective et d’évaluation (CPE) transpose « à la française » le planning, programming and budgeting system (PPBS) que, dès 1961, Robert McNamara a imposé au Pentagone puis à toute l’administration fédérale. En France comme aux Etats-Unis, la réforme de l’administration commence dans le département de la Défense4. La France adopte la RCB à la suite de la décision de Michel Debré, alors ministre de l’Économie et des Finances, d’introduire progressivement dans l’administration un certain nombre de techniques nouvelles de gestion à base de calcul économique. La ventilation du budget voté en 1969 comme budget de programme est la première réalisation du ministère de la Défense : l’établissement de ce premier budget fonctionnel a permis aux équipes des états-majors et des services de faire une première expérience concrète et de prendre conscience des problèmes posés. La synthèse faite par le CPE lui a permis de préciser les améliorations à apporter à la structure de programme provisoire dans deux de ses dimensions : la structure économique des catégories de coût et la structure fonctionnelle des éléments de programme. Tel qu’il se présente, le budget de programme de la Défense s’avère un outil d’information d’un grand intérêt5.

Naissance de la programmation militaire

7L’avant Seconde Guerre mondiale avait montré la vanité des plans d’équipement élaborés par les états-majors. Venant après l’exécution des programmes 1944-1946 et 1946-1950 de matériel aérien de l’Air, un plan quinquennal d’armement aéronautique voté le 19 août 1950, quelques jours après le début de la guerre de Corée, prévoyait, en cinq ans, 189 milliards de dépenses pour la construction de 2 816 appareils, dont 1 2876 avions de chasse de jour pour le front terrestre et la défense aérienne. Ce plan ne permettait la mise en ligne que de 560 avions de combat, soit moins de la moitié de ceux dont on disposait en 19507. Les appareils retenus, Mistral8 et Ouragan9, étaient déjà obsolètes en 1950. Par suite de dysfonctionnements administratifs (décisions remises, marchés retardés, commandes non lancées, crédits non utilisés, non affectés et non engagés, paiements non effectués), ces avions n’arriveront dans les forces qu’en 1951-1953 et seront maintenus en service jusqu’au début des années 1960.

8Dans le cadre des accords de Lisbonne, selon le plan VIII (mai 1952), l’armée de l’air doit disposer de 28 escadrons de combat, soit 556 avions de combat en ligne dans une flotte, toutes catégories d’appareils confondues, de 2 289 avions en ligne à la fin de 1956. Ce plan est abandonné dès 1953, mais un nouveau plan (plan X) prévoit la constitution de 38 escadrons OTAN, soit 805 avions pour la fin de 1954, et 51 escadrons OTAN, soit 1 032 avions en ligne pour la fin de 1955. Ces 1 032 avions sont le minimum indispensable à l’appui des douze divisions terrestres françaises stationnées en Europe10.

9Les dysfonctionnements administratifs et financiers déjà signalés ajoutés aux hésitations gouvernementales n’étaient guère compatibles avec la planification de l’équipement des forces armées. Lors de l’examen du projet de budget pour 1960, la nécessité était apparue que le gouvernement établisse un projet de loi de programme définissant sa politique militaire au cours des années à venir et précisant les moyens financiers qu’il envisageait d’y appliquer. Il était, en effet, apparu... que le cadre du budget annuel ne permettait pas de dégager aisément l’évolution de la politique militaire du gouvernement. En outre, un cadre budgétaire analogue à celui des dernières années, déjà trop étroit pour faire face convenablement au soutien des opérations en Algérie, à la reconstitution et à la modernisation du matériel des trois armes, risquait de ne pouvoir absorber les dépenses de création d’un armement atomique11.

10Ce projet de loi de programme était en préparation depuis longtemps. Dès 1956, le gouvernement avait confié au ministère des Armées la tâche d’étudier et de préparer la mise en œuvre des moyens techniques et financiers capables de doter la France de moyens militaires thermonucléaires. La première ébauche de la loi de programme réalisée à ce moment ne concernait que la bombe et le vecteur balistique capable de la porter. À la suite des demandes présentées par l’industrie aéronautique pour un plan de charge continu, il est devenu nécessaire d’élargir le cadre de cette loi de programme en y incluant les fabrications de matériel et de bâtiments destinés aux armées. Au cours de l’été 1958, le général de Gaulle donne une impulsion nouvelle aux études en cours pour la constitution d’une force de frappe, fixant ainsi une doctrine nouvelle en matière de défense nationale : les directives poursuivies par M. Guillaumat sont achevées par M. Messmer. Désormais, les crédits d’équipement inscrits chaque année au budget s’intégreront dans le cadre de la loi de programme quinquennale définissant la politique militaire que le gouvernement entend suivre et les principaux matériels dont la construction doit soutenir cette politique.

11La première loi de programme 1960-196412 ne porte que sur 11,8 milliards d’autorisations de programme13 sur un titre V de la Défense de quelque 31 milliards. La deuxième loi de programme 1965-1970 sera plus ambitieuse. Ces lois s’intitulent « loi de programme relative à certains équipements militaires ». Dans un cadre financier exprimé en autorisations de programme (AP) et non en crédits de paiement (CP), les lois ne portent donc que sur une partie du titre V de la Défense : moins de 40 % pour la première, et près de 80 % pour la seconde. En fait, les lois s’appliquent à l’armement nucléaire, c’est-à-dire à l’effort de recherche, de fabrication et de mise en œuvre de cet armement (bombe, avion stratégique, engins spéciaux), destiné à doter la France d’une force de dissuasion. L’armée de l’air est concernée au premier chef par la décision de doter le pays d’une force aérienne pilotée équipée du bombardier stratégique Mirage IV, destiné à suppléer l’absence d’un vecteur engin pour le transport de la bombe (première loi de programme). Elle l’est encore par la deuxième loi de programme qui prévoit la création d’une force intérimaire d’engins sol-sol balistiques stratégiques (SSBS) à partir de 1967-1968 et non un vecteur piloté, muni d’un air-sol non balistique.

12La première loi de programme 1960-1964 ne mentionne que 50 Mirage IV, auxquels sont venus s’ajouter 12 C135F, 26 Mirage IIIB, 50 Mirage IIIR, 70 CM 170, 220 hélicoptères inscrits à la section commune pour les trois armées et 80 cargos légers. Il y a parfois loin de la loi à la réalité. Ces 80 cargos légers ne seront jamais construits, ils semblent avoir fait tiroir restant, un peu comme une variable d’ajustement, parce que les lois de programme étaient finalement votées en enveloppe financière et non en contenu physique. On trouve en outre dans cette première loi, mais hors loi de programme, l’amorce de la série Transall. Le fait aérien y est cependant prépondérant : les matériels aéronautiques y occupent la seconde place (26 % des crédits programmés) après la force de frappe (51 %), bien avant les véhicules de l’armée de terre (14 %) et la Marine (7 %).

13La deuxième loi de programme 1965-1970 fixe à l’armée de l’air les objectifs suivants : achèvement du premier système d’armes stratégiques et mise en service progressive du second (27, puis 50 missiles SSBS) ; revalorisation de l’environnement électronique de la FNS ; modernisation des forces de manœuvre avec la construction de 120 Mirage III, la mise en service d’un avion-école et d’appui tactique (ECAT), l’étude et le lancement d’un avion à décollage vertical à hautes performances apparaissant en unité dans la fin des années 1970 ; mise en service de missiles de défense sol-air et de missiles offensifs sol-sol (SSBT) ; rénovation d’une partie des unités du transport aérien militaire grâce au Transall, construit à cinquante exemplaires. À cela vint s’ajouter, après la suppression de nombreuses bases africaines, le besoin d’avions de transport à long rayon d’action et à forte capacité pour la mise en place et le soutien de nos forces d’intervention.

14Bien que le volume budgétaire prévu par la deuxième loi de programme lui ait été à peu près accordé (quelque 20 milliards d’AP et de CP), l’armée de l’air n’a pu obtenir, et de loin, les matériels prévus, en raison des hausses de prix intervenues, particulièrement élevées dans les secteurs industriels de pointe, des retards subis par certains programmes et de quelques abandons décidés pour des motifs techniques. La construction de l’avion à décollage vertical a été arrêtée ; il devait être remplacé par un avion à géométrie variable franco-britannique, lui-même abandonné. La série des Mirage III a été réduite de 25 exemplaires. Le programme ECAT a été annulé après la décision de lancer, avec les Britanniques, le Jaguar, pourtant plus compliqué et plus cher. Les missiles sol-air et sol-sol ont été annulés, sans aucun projet de remplacement. La production du Transall a subi un glissement se traduisant par un déficit, à la fin de 1970, de dix avions sur cinquante. L’achat d’avions de transport lourds à long rayon d’action a été écarté. Enfin, les ressources allouées au programme d’automatisation de la défense aérienne (STRIDA) ont dû être diminuées de 30 % ; il s’ensuivra un retard d’environ cinq ans dans la réalisation de l’ensemble qui ne sera achevé qu’en 1975. En bref, et sans parler des programmes annulés, l’armée de l’air n’aura reçu, fin 1970, qu’un peu plus des deux tiers de ce qui était prévu dans la deuxième loi de programme.

15Une armée de l’air efficace demande un effort continu. Il faut de longues années pour concevoir et équiper une force : de l’ordre de huit ans, si l’on prend l’exemple du Mirage IV. Mais les matériels aériens ont une vie limitée : douze à quinze ans pour les avions de combat, vingt à vingt-cinq ans pour les autres14. Il s’ensuit la nécessité d’avoir constamment l’esprit tourné vers l’avenir si l’on veut éviter la tâche impossible de renouveler en bloc un parc désormais inadéquat dont le coût d’entretien atteint un niveau trop élevé en raison de l’âge et du vieillissement des matériels. Pour ces motifs, l’évolution de l’armée de l’air doit être conçue, plus encore que celle des autres armées, dans une optique largement prospective.

La répartition de la croissance

16La période étudiée entre dans ce que les historiens de l’économie ont nommé les Trente Glorieuses et qui, grosso modo, recouvre les années 1947-1973. Entre 1950 et 1970, la croissance approche les 4 % en Europe. En France, le taux annuel de croissance en volume du produit intérieur brut (PIB) passe de 4,6 % au cours des années 1950-1959 à 6 % au cours des années 1960-1970.

17La répartition des fruits de cette croissance relève de l’Etat et, dans ses choix, la Défense (annexe 2) et l’Air (annexe 3) ne bénéficient d’aucune priorité particulière. On trouve ici la matérialisation de la priorité donnée par les gouvernements successifs, depuis 1954, aux dépenses civiles. Entre 1958 et 1971, alors que le PIB de la France est multiplié par 3,6 (4,7 entre 1956 et 1971), les dépenses de la Défense ne sont multipliées que par 2,1 et celles de l’armée de l’air par 2 : la part de l’accroissement annuel de la richesse nationale consacrée à la Défense et à l’armée de l’air est divisée par deux entre 1956 et 1971 (voir fig. 1). La comparaison des pourcentages du produit intérieur brut consacrés à l’effort de défense confirme le fait que l’élévation continue de la production et des revenus s’est traduite par une diminution simultanée de la proportion prélevée au profit de nos forces armées. Malgré ces choix, le budget de l’Air double en valeur courante, passant de 3 500 millions de francs en 1958 à 7 000 millions de francs en 1971. Mais, en francs constants (1954), les dépenses ne passent que de 2 740 millions de francs en 1958 à 3 100 en 1971 (voir fig. 2). En volume, les dépenses Air progressent de + 1 % par an sur l’ensemble de la période 1958-1971 et de + 1,3 % au cours des années 1963-1971.

18Précisons qu’au cours de cette période, les dépenses Air restent rigoureusement stables à un niveau de 22-23 % des dépenses de la Défense. Si d’aucuns observent qu’un tel pourcentage est plutôt inférieur à ce qui se fait à l’étranger au profit des forces aériennes15. on rappellera qu’il y a en France, au budget de la section commune, des crédits qui ont avantagé l’Air : l’armée de l’air a été la principale bénéficiaire des programmes d’hélicoptères payés jusqu’en 1964 sur la section commune ; elle est à peu près la seule bénéficiaire des crédits de la section commune consacrés à l’infrastructure OTAN (bases aériennes, dépôts, pipe-lines, rampes d’engins, etc.) ; elle est, dans les années 1960, la seule utilisatrice de l’atome. Compte tenu des crédits consacrés à la troisième dimension sur le budget de la section commune, on estime que, pour la période 1958-1965, l’Air a bénéficié d’environ 50 % des crédits d’équipement des armées. Cette situation avantageuse s’amenuisera au cours des années 1965-1970.

19Ces particularités du budget Air doivent encore être tempérées par des observations d’ordre fiscal ou monétaire. Les charges fiscales de l’Air sont les plus importantes des trois armées. Ainsi, dans le budget 1969, la TVA reversée par les armées s’élevait à 9,9 % du titre V pour la Défense, 7,2 % pour la Terre, 9,7 % pour la section commune, 11,4 % pour la Marine et 12,7 % pour l’Air. En 1970, situation à cet égard exceptionnelle au sein des armées, le financement des programmes en coopération franco-britannique Jaguar et franco-allemand Transall a dû prendre en compte le poids de la dévaluation du franc par rapport à la livre et au mark.

20Il est donc possible d’affirmer que la décision prise par la France de se doter d’un armement nucléaire ne s’est pas traduite par une augmentation de ses dépenses militaires. Dans l’ensemble, les années 1955-1970 apparaissent dans l’histoire financière de l’armée de l’air comme une période de stabilité des ressources marquée par une relative stabilité de son pouvoir d’achat. Mais, si la fin des hostilités en Algérie a autorisé une bonne partie de la réduction des effectifs et en définitive, en quelques années, un transfert de dépenses du fonctionnement vers les investissements, le désengagement africain a été l’un des facteurs qui ont permis de financer les composantes nucléaires avec une augmentation limitée des budgets de défense.

D’ABORD FONCTIONNER, ENSUITE INVESTIR

21On exclura de cette synthèse le suivi des crédits de paiement initiaux, rectificatifs et définitifs, des autorisations de programme et les questions de trésorerie, reports de crédits, endettement en matière de crédits d’équipement pour n’aborder que l’étude des dépenses nettes telles qu’elles figurent chaque année dans la loi portant règlement définitif du budget, car seules les dépenses correspondent à un service effectué et produisent une activité ou une capacité de défense. De même, écartant la présentation trop comptable des titres, chapitres, articles et lignes budgétaires, on regroupera les dépenses en quatre grandes masses spécifiques : personnel, matériel et infrastructure, activité aérienne, recherche (annexe 4).

Les dépenses liées au personnel16

22Inéluctables et prioritaires, les dépenses liées au personnel ont toujours représenté une masse importante du budget Air : limitées à 29,3 % du budget exécuté en 1954, ces dépenses ont culminé à 37,5 % en 1960, pour retomber à 35,7 % en 1968 et 32,3 % en 1971. Au total, sur l’ensemble des années 1958-1971, les dépenses de personnel atteignent 34,1 % du budget de l’armée de l’air.

23Les rémunérations d’activité, qui représentaient 62,8 % des dépenses en 1954-1957, en représentent 68,7 % en 1958-1962 et 70,4 % en 1963-1969 ; elles s’élèvent à 71,3 % à partir de 1970. Dans le même temps, le poids des charges sociales est passé de 11 % des rémunérations en 1954 à 15,8 % en 1964 et à 16,1 % en 1969. Précisons au passage que, dans ces rémunérations, les mesures nouvelles annuelles spécifiques à l’Air, très importantes psychologiquement, sont peu pertinentes au plan budgétaire.

24En masse, ces dépenses ont crû régulièrement, passant de 790 millions de francs en 1954 à 2 260 millions de francs en 1971. Une telle évolution reste cependant peu lisible compte tenu de l’inflation et de l’évolution des effectifs. Les effectifs moyens budgétaires Air ont crû régulièrement de 1954 (133 000 hommes) à 1962 (141 000 hommes) pendant les opérations de la guerre d’Algérie, et n’ont cessé de diminuer dans la deuxième moitié des années 1960 : 128 900 hommes en 1963, 110 300 en 1968, 104 200 en 1971 (voir fig. 3). Dans ces conditions, l’augmentation des dépenses de personnel pouvait-elle correspondre à une amélioration du pouvoir d’achat et des conditions de vie dans leurs unités des personnels de l’armée de l’air ?

25Le tableau ci-après apporte une réponse à cette question. Les dépenses nettes ont été ramenées à 100 000 hommes chaque année et sont exprimées en francs courants et constants, d’une part, mais encore en partie de l’accroissement annuel de la richesse nationale, d’autre part.

Tableau 1 : Dépenses de personnel de 1954 à 1971

26En retenant comme déflateur la hausse des prix à la consommation, on observe qu’au cours des années 1954-1971, les dépenses de personnel, à effectifs constants, ont progressé en francs constants (ici 1954), passant de quelque 600 millions de francs en 1954 à 1 000 millions de francs en 1971, soit avec un taux de progression annuel en volume de + 3,2 %. Cette amélioration du pouvoir d’achat des personnels et du niveau de vie en unité a malheureusement été occultée par le fait que la croissance des dépenses est restée inférieure à la croissance de la richesse nationale : la discontinuité observée avec le budget exécuté de 1969 fait bien ressortir que les « événements » de 1968 ont été payés par les armées.

Les dépenses de matériel et d’infrastructure

27Les dépenses de matériel (hors matériel aérien) et d’infrastructure17 n’ont cessé de s’amenuiser au fil des budgets, comme le montre le tableau suivant.

Tableau 2 : Dépenses de matériel et d’infrastructure de 1954 à 1971

28En francs constants (1954), les dépenses annuelles régressent de 600 millions de francs en 1954 à 400 millions de francs en 1959 et se stabilisent alors à ce niveau jusqu’en 1971 (voir fig. 4). Cette politique pose problème, car, dans le même temps, la valeur du patrimoine Air s’accroît et les contraintes des réorganisations engendrent de nouveaux besoins. La dégradation est particulièrement pesante pour la Direction des constructions aéronautiques et la Direction centrale du matériel de l’armée de l’air, dont les investissements et moyens de fonctionnement ne sont plus à la hauteur des ambitions aéronautiques initiales. Une exception doit cependant être relevée en matière de télécommunications : les dépenses passent de 140 millions de francs (22,4 % des dépenses de matériel) en 1954, à 200 millions de francs (30,0 %) en 1961 et à 300 millions de francs (40 %) pendant les années 1963-1966, pour atteindre 400 millions de francs (42,1 %) en 1971. Les dépenses d’infrastructure, qui représentaient 37,2 % des dépenses de matériel sur la période 1954-1958, et qui avaient alors progressé de 210 millions de francs en 1954 à 310 millions de francs en 1958, ne représentent plus que 24,2 % des dépenses sur la période 1959-1971 : maintenues en francs courants à quelque 150 millions de francs au cours des années 1959-1963, elles ne s’élèvent qu’à 200 millions de francs environ jusqu’en 1971. Ces données traduisent une indéniable régression en matière de pouvoir d’achat.

Les dépenses liées à l’activité aérienne

29En 1954, l’armée de l’air disposait de 3 400 appareils, dont 1 200 avions de combat. En 1971, elle ne disposait plus que de 2 100 appareils, dont 720 de combat. Et pourtant, la part du budget Air consacrée aux dépenses18 liées à l’activité aérienne a toujours été très importante : 36,9 % au cours des années 1954-1963, 40,3 % sur la période 1964-1971. Ces dépenses ont régulièrement progressé en francs courants comme en francs constants, en particulier au cours des années 1960-1971, en dépit du retard (200 millions de francs par an) provoqué par les événements de 1968 (voir fig. 5). Elles n’ont cependant pas suivi l’évolution de la richesse nationale, ainsi que le montre le tableau suivant :

Tableau 3 : Dépenses liées à l’activité aérienne de 1954 à 1970

30Dans cet agrégat, la part réservée aux fabrications d’avions (chapitre 53.72) s’avère prépondérante : régressant de 1954 (75 %) à 1960 (52 %) pour remonter régulièrement jusqu’en 1970 (65 %), cette part a, sur l’ensemble de la période 1954-1971, représenté exactement les deux tiers des dépenses liées à l’activité aérienne, ce qui constitue le prix à payer des 8 000 appareils livrés sur cette période.

Tableau 4 : Appareils livrés à l’armée de l’air (1955-1970)

31Dans l’attente de certains choix sur les programmes futurs d’équipement, les années 1958 et 1959 avaient marqué une pause dans le rythme des commandes d’appareils. Avec le budget 1960, les choix sont faits et d’importants crédits sont inscrits cette année-là pour lancer la commande de 410 appareils19 ainsi que pour une première série d’engins sol-air Nike.

32À la fin de 1961, la revalorisation de l’équipement des forces aériennes est amorcée par un large ensemble de mesures : début de la modernisation de nos escadrons avec l’entrée en service du Mirage III C ; accroissement de nos forces antiaériennes par la création et l’attribution à l’armée de l’air d’un nouveau bataillon d’engins Nike20, ce qui tend à confier à cette armée la totalité des moyens de défense lointaine antiaérienne ; négociation de certains accords avec les États-Unis intéressant l’emploi des escadrons d’avions F100 ; remplacement d’avions de défense périmés (Mistral) par des appareils Mystère IVA, eux-mêmes remplacés ensuite par des Super-Mystère B2 ; achèvement de la transformation, sur T28 Fennec et sur AD4 Skyraider, de certaines unités d’appui aérien, en opérations en Algérie.

33Au cours des années 1965-1970, les retards pris par les programmes nouveaux (Jaguar, destiné à être l’avion de base de l’aviation tactique et l’avion de perfectionnement des pilotes à l’instruction ; Mirage F1, destiné à équiper certaines unités de la défense aérienne) conduisent à prolonger les durées de vie d’appareils déjà anciens. L’arrivée tardive du Fl dans les unités entraîne l’obligation de procéder à une rénovation des Vautour et Super-Mystère B2, qui resteront donc en service durant dix-huit à vingt ans.

34Depuis 1950, il apparaît que l’armée de l’air voulait des avions de combat trop évolués, par conséquent trop complexes, trop chers et trop difficiles à mettre en œuvre. Mais peut-on reprocher aux soldats de désirer le meilleur outil ? Ou à l’armée de l’air de financer les recherches pour l’avenir ? Jusqu’en 1960, l’aide américaine a occulté la gravité du problème, mais, dans les années 1960, l’armée de l’air se trouve en quelque sorte au pied du mur. Elle a développé des programmes sans commune mesure avec les ressources budgétaires possibles. Cela l’a amenée d’abord à abandonner tout ce qui avait trait à l’aviation légère, rendant ainsi nécessaire la création de l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT) ; puis à renoncer en 1965 à son programme d’appareils à décollage et atterrissage « court » STOL (short take-off and landing) et en partie à son programme d’hélicoptère, appareil qui devient dès lors l’apanage de l’armée de terre. Cela l’a amenée ensuite à commander des séries de plus en plus réduites et à limiter progressivement le nombre d’avions en ligne dans les escadrons. Pourtant, à nul moment de cette période l’armée de l’air n’invoque encore dans la défense de son budget l’obligation de se référer au principe de l’annualité de renouvellement de sa flotte de combat, argument qui ne sera développé que deux décennies plus tard.

35Une analyse plus fine des différentes catégories de dépenses regroupées autour de l’activité aérienne devrait soulever des réflexions plus pertinentes. Le poste « munitions », par exemple, ne fait pas encore apparaître l’acuité des besoins que les derniers conflits de la décennie (guerre israélo-arabe de 1967) laissent entendre. En francs constants, les dépenses « munitions » de l’armée de l’air triplent entre 1954 et 1960, guerre d’Algérie oblige, régressent de 50 % de 1960 à 1967 et amorcent un léger redressement à partir de 1968, passant de quelque 145 millions de francs (1971) en moyenne au cours des années 1961-1967 à quelque 165 millions de francs (1971) au cours des années 1968-1971.

36D’autres réflexions pourraient être approfondies sur l’évolution du prix des matériels aériens ou celle du coût de l’activité aérienne, laquelle croît régulièrement, passant de 578 000 heures de vol en 1954 à 920 000 en 1960 pour retomber très rapidement à 568 000 en 1965 et à 480 000 en 1971 (voir fig. 5). Certains ont prétendu que ces dépenses évoluaient comme la richesse nationale en valeur. D’autres affirment que ces dépenses spécifiques, en réalité, croissent plus fortement, affichant un différentiel d’inflation aéronautique. La question mériterait d’être étudiée par des historiens de l’économie.

Les dépenses de recherche aéronautique

37Dans un secteur de pointe comme l’industrie aéronautique, marqué par la complexité croissante des avions et des matériels de télécommunications, les études, recherches et prototypes jouent un rôle primordial. De plus, et on l’a déjà dit, il faut rappeler que le chapitre études de l’armée de l’air finance non seulement les opérations d’études souhaitées par l’armée de l’air, mais aussi une grande partie de celles qui sont demandées par la section commune, celles de l’Aéronavale, de l’ALAT et parfois celles de l’aviation civile. C’est pourquoi ces dépenses21 ont toujours représenté une part importante du budget Air : 12 % au cours des années 1958-1971, alors que ce type de dépenses représente moins de 5 % pour la Terre et pour la Marine.

38Avant la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1930, l’effort de recherche en aéronautique, toujours important, a connu des hauts et des bas. Jusqu’en 1934, on avait consacré aux recherches et aux études de prototypes des sommes représentant entre 16 % et 18 % des crédits affectés aux matériels de série. La proportion était tombée à 13 % en 1934 et à 6 % en 1935. Vingt ans plus tard, le retournement dans ce domaine est spectaculaire puisque les ratios équivalents rapportés aux dépenses s’élèvent à 37 %, pour les années 1954-1957, 50 % sur l’ensemble de la période 1958-1970, et atteignent 56 % en 1971. Les dépenses de recherches aéronautiques croissent régulièrement au fil des budgets, comme le montre le tableau suivant :

Tableau 5 : Dépenses de recherche aéronautique de 1954 à 1971

39En réalité, les crédits d’études augmentent entre 1954 et 1958, se stabilisent de 1958 à 1970 et connaissent un bond spectaculaire à l’orée de la troisième loi de programme. En francs constants (1954), les dépenses annuelles progressent régulièrement de + 3 % par an entre 1954 à 1971, soit un peu moins que le taux de croissance de la richesse nationale (voir fig. 6).

40De 1960 à 1964, les domaines explorés par les études, recherches et prototypes nouveaux sont très divers : avion Mirage IV ayant permis de maîtriser des technologies de pointe (aérodynamique des hautes vitesses, propulsion par turboréacteur supersonique, électronique, structures en matériaux traditionnels) ; avion Mirage III, versions biplace (B), reconnaissance (R) et intervention (E) ; avion léger de transport Bi-Astazou, successeur des MD312, NC701 et S095 ; avion d’appui à décollage vertical type Balzac et avion de combat VTOL Mirage III V ; avion de transport à décollage court Breguet 941 ; avion-cargo 8 tonnes Transall ; avion de pénétration et de reconnaissance ; avion-école de combat et d’appui tactique (ECAT) ; moteurs (Atar 8 et 9, turboréacteur double flux, Bastan, JTF10, Turmo III) ; engins air-air Matra 530, air-sol AS3022, air-sol anti-radar AS37 et cibles CT41 ; télécommunications (radar de bord, radar tridimensionnel STRIDA II).

41Lors du deuxième plan à long terme (1965-1970), la plupart des études en cours sont poursuivies et des études nouvelles sont lancées : Mirage III V, Mirage III F, ECAT, avion de combat à hautes performances bi-Atar à géométrie variable Ragel, hélicoptères SA340 et WG13 ; moteur TF306, réacteur de sustentation RB162, Atar 9K50 et moteurs dérivés, moteur M53 (réacteur de forte poussée de la classe Mach 3) destiné à prolonger les séries de moteurs Atar, moteurs pour l’ECAT et pour l’avion à géométrie variable franco-britannique, moteur Larzac (réacteur léger et économique pour avions de liaison et avions-école) ; engin AS37, engin air-air Matra Super 530 destiné à équiper le F1 à partir de 1974, engin air-air d’autodéfense destiné à remplacer le Sidewinder ; armement nucléaire tactique ; détection, rénovation de l’électronique de bord des appareils. Dès 1968, il apparaît que les études sur la géométrie variable devraient être poursuivies et conduire à la réalisation de prototypes bimoteurs équipés des moteurs du Fl et d’un système d’armes déjà élaboré. Moins ambitieux que les précédents, ce programme sera aussi moins onéreux. Ces études sur la géométrie variable seront néanmoins abandonnées au cours de la troisième loi de programme. Aujourd’hui, on reconnaît bien volontiers qu’il y a eu beaucoup d’errances au moment des études sur le décollage vertical et la géométrie variable, modes d’une époque. Mais l’avion de combat futur qui se dessine dans la fin des années 1960 et au début des années 1970, ce sera le Rafale, à qui l’on peut seulement reprocher d’entrer en service vingt ans après son premier vol. Et nous savons aujourd’hui que, tout compte fait, ce programme s’est avéré moins onéreux pour l’armée de l’air que l’Eurofighter pour la Royal Air Force.

L’ÉVOLUTION DE L’OUTIL MILITAIRE « AIR »23

42Les années 1960 ont été marquées par une profonde réorganisation de l’armée de l’air, tant au niveau de la doctrine de guerre aérienne que de l’organisation de l’administration Air et du redéploiement des moyens.

L’évolution des missions de l’armée de l’air

43Les missions des forces armées françaises n’ont pas varié de 194824 à 1958. Elles consistent à assurer, avec le concours des Alliés, la défense de l’Europe occidentale, l’ordre public à l’intérieur du pays et, en cas de guerre, la protection nationale, à maintenir l’ordre et la cohésion de l’Union française. Les missions de l’armée de l’air qui en découlent s’articulent en missions d’attaque du potentiel ennemi, missions d’appui des forces terrestres, missions de défense aérienne, missions de transport interarmées, missions de maintien de l’ordre outre-mer. Les trois premières catégories de missions entrent dans le cadre général de la zone d’action de l’OTAN : leur mise en œuvre relève de la première urgence, elle exige des forces opérationnellement prêtes dès le temps de paix et dont l’action doit pouvoir être déclenchée sans attendre un renfort apporté par la mobilisation. Dans ce contexte, étant donné le caractère crucial de la toute première phase d’un conflit atomique, les paramètres principaux à prendre en compte dans la constitution d’une force aérienne moderne sont une extrême mobilité assurant l’indispensable souplesse d’emploi, une moindre vulnérabilité, la permanence d’action, tant dans la riposte que dans la défense, et la recherche du maximum d’instantanéité dans l’action.

44En 1958, le gouvernement choisit une nouvelle politique de défense et le budget 1959 en apporte la preuve ; les crédits de programme, que nous trouvons par ailleurs à la section commune pour l’arme atomique et pour les engins, montrent que le gouvernement a pris position : il apparaît bien que le « virage » sur les engins et l’arme atomique soit décidé, et que les réalisations soient en vue, si l’on en juge par l’importance des crédits25. En complément apparaissent à la section Air des crédits étalés sur trois ans au moins pour des avions d’interception Mirage III, notre futur avion de combat et d’appui, et pour des bombardiers moyens Mirage IV, derniers avions pilotés, à hautes performances, avant la mise en service des engins...

45Dans les plans à long terme de 1959, le plan Air retient différentes forces s’articulant comme suit : la force de frappe constituée autour du bombardier Mirage IV ; la force d’intervention, dont dépend le premier CATAC sous commandement de l’OTAN, disposant de moyens adaptés à la fois aux besoins de la bataille aéroterrestre dans un conflit général et à ceux d’une guerre limitée, outre-mer par exemple, et disposant de moyens offensifs capables de transporter des armes atomiques et de moyens importants de reconnaissance ; la force de défense aérienne du territoire reposant sur les intercepteurs tous temps Mirage III et sur la couverture radar complète de la métropole et de l’Afrique du Nord ; la force de transport constituée d’avions et d’hélicoptères lourds et moyens, et enfin la force de maintien de l’ordre ou de coopération. Cette organisation des missions et la répartition des moyens nécessaires à leur exécution perdureront jusqu’au milieu des années 1960.

46Lors des débats sur le projet de budget pour 1964, année charnière entre deux lois de programme, un parlementaire relève la révolution militaire qui a marqué le pays et l’importance du fait aérien dans ce changement de politique :

Nous arrivons presque au terme de la loi de programme du 8 décembre 1960... Depuis 1958, la France a, enfin, une politique militaire nettement définie et suivie... La France de 1964 ne ressemblera pas beaucoup à celle de 1957 quant à sa défense nationale. Elle sera dotée d’une force stratégique nucléaire appréciable... Nous sommes maintenant au point de non-retour... La France dispose actuellement de bombes atomiques opérationnelles à base de plutonium de 50 kilotonnes, soit trois fois celle de Hiroshima. La puissance de ces bombes doit être augmentée. Les performances du Mirage IV chargé de délivrer la bombe ont été sensiblement améliorées, notamment par le ravitaillement en vol26.

47À la fin de 1964, quinze à vingt bombardiers Mirage IV de série volent au sein des forces aériennes stratégiques ; leur nombre passera à 62 dans les années 1970. Avec une vitesse de Mach 2,2 et, en mission de guerre, un rayon d’action de 2 500 kilomètres sans ravitaillement et de 4 000 kilomètres avec ravitaillement, l’appareil n’est égalé ou dépassé que par des appareils américains, les Britanniques se satisfaisant de bombardiers moins évolués.

48La décision prise par le gouvernement et approuvée par le Parlement de doter le pays d’une force nucléaire stratégique caractérise les orientations de notre système militaire et reste en vigueur à l’aube des années 1970. Dans ce cadre général, l’armée de l’air doit mettre en œuvre les éléments de la FNS (Mirage IV, SSBS) ; parallèlement, elle doit organiser une défense aérienne capable d’évaluer la menace, d’assurer la protection du territoire national et une sûreté suffisante à la FNS ainsi qu’aux autres forces armées afin de réserver la liberté de leur emploi ; elle doit enfin se donner les moyens d’agir au-delà de nos frontières contre tout assaillant possible, de contribuer à la protection de nos intérêts nationaux outre-mer et d’intervenir, sous de très courts délais, avec des avions de transport adaptés et des appareils de combat là où ce peut être nécessaire.

La nouvelle organisation de l’armée de l’air

49Depuis la loi du 2 juillet 1934 fixant l’organisation générale de l’armée de l’air, aucune réforme en profondeur n’avait été réalisée. En 1950, une instruction interministérielle (Air-Guerre) avait organisé le commandement du génie de l’Air et des unités qui s’y rattachaient. En 1953-1954, deux décrets avaient été pris, l’un relatif à l’organisation provisoire de l’armée de l’air, l’autre fixant l’organisation provisoire des grandes unités aériennes et les attributions respectives du commandant de ces grandes unités et des commandants de régions aériennes. Au début de l’année 1958, l’administration centrale du secrétaire d’État aux Forces armées Air avait été restructurée et, un peu plus tard, l’organisation provisoire des groupements d’unités aériennes spécialisées et les attributions respectives des commandants de ces groupements et des commandants des circonscriptions aériennes territoriales avaient été précisées.

50Tout va changer avec le retour du général de Gaulle à la tête de la France. L’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense est le texte fondateur qui va bouleverser la politique militaire. Une série de décrets pris en avril 1961 refond totalement l’organisation de l’administration centrale du ministère des Armées, fixe les attributions des grands subordonnés du ministre (tels le chef d’état-major de l’armée de l’air et le directeur du personnel militaire de l’armée de l’air) et détermine les règles d’élaboration et de suivi des programmes d’armement et d’infrastructure des armées. En 1962, de nouveaux décrets parachèvent la réforme de l’administration centrale de l’institution militaire. Le 15 février 1966, un arrêté fixe l’organisation et les attributions de la Direction technique des constructions aéronautiques.

51Dans le droit-fil de ces réformes, l’armée de l’air revoit en 1961 l’organisation, le fonctionnement et les attributions de ses directions centrales (commissariat, matériel, infrastructure, personnel militaire) et de l’inspection générale de l’armée de l’air. En 1962, la réforme de l’administration centrale Air concerne l’inspection technique, l’inspection du commissariat et l’état-major de l’armée de l’air. D’autres décrets portant création du commandement du transport aérien militaire (19 février 1962), du commandement des écoles de l’armée de l’air (15 mars 1962) et un arrêté portant création du commandement des transmissions de l’armée de l’air (1963) complètent cette rénovation institutionnelle. En 1964-1965, de nouveaux décrets portent création des forces aériennes stratégiques (14 janvier 1964), de la défense aérienne (24 juillet 1964) et de la force aérienne tactique (28 juillet 1965). La modernisation de l’armée de l’air se poursuit par la définition et la maintenance des matériels techniques et l’organisation du service du matériel de l’armée de l’air (1965). Le 18 juin 1968, une instruction provisoire fixe les attributions du premier CATAC ; un décret du 31 octobre 1968 porte création d’une Direction de la circulation aérienne militaire ; une instruction ministérielle du 9 janvier 1969 crée le Conseil permanent de la sécurité aérienne et, le 18 avril 1969, une instruction ministérielle porte organisation du commandement des transmissions de l’armée de l’air.

52Ces réformes ont un profond impact sur les bases aériennes et dans les unités. Dès 1964, une instruction27 fixe l’organisation des bases aériennes de l’armée de l’air : « Par “base aérienne”, il faut entendre le lieu de stationnement et de mise en œuvre d’unités de l’armée de l’air ainsi que la collectivité, dotée d’une administration propre, constituée par ces unités. Ces unités peuvent relever de commandements opérationnels, de commandements organiques ou de l’administration centrale. » L’année suivante, une instruction en précise l’organisation administrative28.

53Des moyens budgétaires mesurés imposent que l’organisation et le stationnement des forces soient l’objet d’importantes modifications : la création du 1^er bataillon d’engins sol-air, la mise sur pied du 2^e bataillon et d’une partie de l’escadre d’engins balistiques, le déploiement des formations dans la Communauté, au Maroc, en Algérie, voire en métropole dès 1961 ; le repli accéléré sur la métropole des formations et écoles du Maroc (1961) ; la fin des hostilités en Algérie (1962), tous ces événements entraînent des changements dans le déploiement des forces de combat. Dans le domaine logistique, un plan de regroupement des établissements du matériel et du commissariat est approuvé en 1966. En 1966-1967, l’armée de l’air doit prendre en compte le repli des organismes implantés au Sahara et des unités Nike stationnées en Allemagne ainsi que le développement de la base-vie SSBS. L’année 1968 est marquée par une nouvelle réduction d’effectifs en raison de l’importante diminution des effectifs stationnés à Mers el-Kébir et par le repli de toutes les unités stationnées en RFA et en Algérie29.

54À partir de 1965, l’armée de l’air connaît donc de graves difficultés par suite de la réduction de ses effectifs intervenant au moment même où son évolution technique (transformations d’unités sur Mirage III E, mise en service des SSBS au plateau d’Albion, développement des systèmes de détection et de transmission, accroissement du contrôle de la circulation aérienne, entrée en service des Transall, Jaguar et Mirage F1) provoque un accroissement des besoins en personnel, tant sur le plan qualitatif que sur le plan quantitatif.

55Au cours de ces années 1960, le redéploiement des effectifs est imposé par la réduction des personnels, qui passent de près de 150 000 hommes au milieu des années 1950, à quelque 100 000 hommes au début des années 1970. L’armée de l’air est alors confrontée à des problèmes complexes. Contrainte de remanier profondément son organisation et ses conditions de fonctionnement, elle a dû réduire de 30 % le nombre de ses points d’implantation, cependant qu’elle a développé, sur ses ressources propres, la force Mirage IV avec tout son environnement de transmissions, puis la force SSBS. Elle étend vers l’Atlantique et la Méditerranée sa couverture de défense aérienne. Elle a doté de matériels modernes ses escadres de combat, avec le besoin en personnel de très haute qualité que cela implique. Enfin, elle a développé l’installation de moyens modernes de radionavigation et de transmissions destinés à accroître la sécurité des vols. C’est donc sur un organisme en pleine expansion qu’il a fallu appliquer ces réductions d’effectifs.

L’accroissement de notre puissance aérienne

56L’accroissement de notre puissance aérienne dans les années 1960 est manifeste, tant en matière d’aviation de combat que d’aviation de transport.

57La modernisation de l’aviation de chasse résulte de l’élimination des matériels obsolètes et de leur remplacement par des modèles nouveaux plus performants. Au cours de la décennie 1948-1958, la plupart des chasseurs à hélice de la Seconde Guerre mondiale sont retirés des unités : Yak 3 (1948), F39 Airacobra (1950), F38 Lightning (1952), F63 Kingcobra et F6F Hellcat (1953), Mosquito (1954), F51 Mustang (1955), F8F Bearcat (1956). Les derniers des 295 F47 Thunderbolt livrés à l’armée de l’air seront retirés en 1960 et les derniers des 301 Spitfire en 1964. Ces appareils à hélice sont remplacés par des appareils à réaction étrangers : 295 Vampire livrés à partir de 1949, 717 F84E, F et G Thunderjet livrés à partir de 1950, 39 NF7 et 11 Meteor livrés à partir de 1953, 60 F86K Sabre livrés à partir de 1956, 97 F100 Super Sabre livrés à partir de 1958. Font aussi partie de cette première relève des appareils à réaction construits en France sous licence (250 SE Mistral livrés à partir de 1951) puis produits par notre industrie nationale : 270 MD450 Ouragan livrés à partir de 1951, 155 MD Mystère II livrés à partir de 1954, 294 MD Mystère IVA, T et V livrés à partir de 1954, 191 MD Super Mystère B2 livrés à partir de 1957 et 336 MD Mirage III livrés à partir de 1960. Jusqu’en 1975, l’avion le plus évolué des forces aériennes de combat sera le Mirage III E, dont la définition remonte à 1962. Même valorisé par un armement nucléaire tactique, cet appareil ne couvre que partiellement le domaine d’action des forces aériennes de combat. Commandé à 150 exemplaires en fin de II^e plan, le Jaguar n’arrivera en unité qu’à partir de 1972 et le Mirage Fl, dont la fabrication a été décidée en mars 1967, en 1973. Au total, au cours de la décennie 1960, le volume global de nos avions de combat en ligne sera passé de 1 000 à 600 appareils, alors que la RFA en alignera 600, la Suède 850 et la Pologne 900.

58L’extraordinaire évolution de la chasse doit encore être appréciée en fonction du nombre de modèles d’appareils en service dans les unités : dix-neuf types d’appareils en service au cours de la période 1948-1958, douze types au cours de la période 1960-1970, sept types en 1971. Les chasseurs à réaction, qui représentaient 21 % du total de la flotte en 1951, en représentent déjà plus de 40 % en 1964 et près de 100 % en 1971.

59L’aviation de reconnaissance connaît une évolution similaire dans l’augmentation de ses capacités opérationnelles. Les appareils américains RB26, RT33 et RF84F livrés en 1954-1955 resteront en service jusqu’en 1967-1968, mais sont remplacés progressivement par des MD Mirage III R et RD livrés à partir de 1963.

60L’aviation de bombardement, inexistante jusqu’en 1953, connaît une évolution plus spectaculaire encore : 138 bombardiers américains B26 équipent les unités de 1954 à 1968 et 117 SO Vautour B30 de construction nationale armeront les forces de bombardement dès 1955. Mais le fait majeur ici est l’arrivée, à partir de 1964, de 62 MD Mirage IVA nucléaires. Avec ce bombardier, on passe du bombardier subsonique au bombardier supersonique et, en matière de procédures de bombardement, de la visée optique par cinémodérivométrie à la visée radar. Au plan financier, le coût du programme Mirage IV est estimé à 3,6 milliards (développement 0,8-série 2,8) à la mi-196731.

61Le premier Mirage IV32 est livré à l’armée de l’air le 17 février 1964. Le 1^er octobre suivant, les quatre Mirage IVA de l’escadron de bombardement 1/91 « Gascogne », armés de bombes AN21, et l’escadron de ravitaillement en vol 4/91 « Landes », stationnés sur la base aérienne 118 de Mont-de-Marsan, sont officiellement déclarés opérationnels ; ils prennent désormais l’alerte 24 heures sur 24. Placées sous le commandement du général Philippe Maurin de 1964 à 1967, les forces aériennes stratégiques s’organisent : création de deux centres d’opérations (COFAS) à Taverny et Lyon Mont-Verdun, dispersion des bombardiers sur neuf bases aériennes métropolitaines33 à raison d’un escadron de quatre Mirage IV par base, mise en place des douze Cl35F ravitailleurs sur les bases d’Istres, Mont-de-Marsan et Avord. Terminée en février 1966, la mise en place des FAS se trouve valorisée par la réalisation de l’essai de bombardement nucléaire du 29 juillet 1966 au centre d’expérimentation du Pacifique et, en 1967, par l’équipement du Mirage IV pour la pénétration à basse altitude.

62L’aviation de transport voit ses capacités de transport substantiellement augmentées d’une décennie à l’autre. Si le dernier des 170 Junkers 52 livrés à partir de 1946 est retiré du service en 1962, tout comme les 24 Languedoc livrés à partir de 1950 et retirés de la flotte en 1962, les C47 Dakota (236 appareils livrés à partir de 1944) sont toujours utilisés en 1971. Mais les capacités de transport vont être valorisées par l’arrivée du Nord 2501 (243 appareils livrés à partir de 1952), de 7 Constellation en service de 1960 à 1970, de 11 DC6 livrés dès 1962, de 6 Breguet 763-765 et de 12 C135F livrés à partir de 1964, de 8 DC8 livrés à partir de 1966 et surtout de 82 Cl60 Transall livrés à partir de 1966.

63La flotte aérienne, « forte » de près de 4 000 appareils à la fin de 1959, tombe vite à 3 500 avions à la fin de 1962, à 2 500 à la fin de 1965, et à 2 000 à la fin de 1970. L’élimination a porté sur les très nombreux appareils vétustés acquis au lendemain de la guerre et dont le coût d’entretien était sans rapport avec l’efficacité opérationnelle. Ce faisant, on assiste à un double phénomène : la quasi-disparition du moteur à explosion, remplacé par le réacteur (combat) ou la turbine (transport), ainsi que la disparition des appareils de combat de fabrication étrangère (britannique ou américaine). Toutes catégories confondues, les appareils en service et en réserve de construction française, qui représentaient 49 % de la flotte de l’armée de l’air en 1949, en représentent 76 % en 1958 et 87 % en 1971.

64Par ailleurs, la réduction des effectifs et des machines n’est pas sans conséquences sur l’organisation du travail aérien : alors qu’en 1958 il y avait 33 hommes pour un appareil, il y en a désormais 50 en 1971, données conformes à celles relevées dans les forces aériennes étrangères ; et, dans le domaine de la sécurité des vols, le taux d’accident aérien pour 10 000 heures de vol, qui était de 8,81 en 1950, tombe à 4,33 en 1958 et à 0,95 en 1970.

65En 1938, un ancien ministre de l’Air affirmait : « Nous avons eu l’Aviation de nos crédits et de nos programmes ; les crédits ont été déterminés par notre situation économique et financière, les programmes par notre conception générale de la Défense nationale34. » Cette formule, toujours valable, résume bien les contraintes de l’action dans les limites des moyens et rappelle implicitement la nécessité perpétuelle des choix.

66La décision prise par la France de se doter d’un armement nucléaire ne s’est pas traduite par une augmentation de ses dépenses militaires : « C’est la première fois dans l’histoire financière des armées qu’une réorientation fondamentale s’opère sans entraîner une variation néfaste de dépenses. Ainsi, lorsque fut mis en route, de 1882 à 1885, un programme de modernisation de nos armées, les crédits militaires furent majorés de 30 p. 100. De même, l’effort entrepris en 1937 en matière d’équipements se traduisit par un programme supplémentaire de réarmement de 14 milliards de francs de l’époque, soit 5 milliards de francs actuels35. »

67L’évolution de l’armée de l’air illustre bien ce propos. Après l’effort de reconstruction des années 1945-1962, l’effort de modernisation entrepris à partir de 1963 se retrouve dans les variations internes du budget Air, où les dépenses d’équipement progressent au détriment des dépenses de fonctionnement (voir fig. 7). Si les dépenses globales de l’armée de l’air ont alors été multipliées par 1,9, les dépenses liées à l’activité aérienne (matériels aéronautiques de série) sont multipliées par 2,3 et celles de la recherche aéronautique par 2,1. Dans le même temps, les dépenses de personnel et celles de matériel commun et d’infrastructure ne sont multipliées que par 1,6.

68À première vue, l’analyse de l’évolution des budgets de l’armée de l’air entre 1958 et 1971 fait apparaître un recul très net de ses dépenses dans les grands agrégats macroéconomiques nationaux. Mais une analyse au second degré livre des enseignements différents et montre qu’en réalité l’armée de l’air a bénéficié des fruits de la croissance. Sous la pression de moyens financiers trop mesurés, eu égard à l’ambition de la politique du gouvernement, l’armée de l’air a été contrainte de se réformer, de se restructurer, et les réorganisations internes alliées au redéploiement des moyens ont abouti à la création d’un outil militaire aérien plus puissant et plus efficace. En réalité, cette conclusion est évidente et indiscutable sous l’aspect nucléaire. Malheureusement, une force de dissuasion qui remplit son rôle ne suffit pas. En ce qui concerne l’équipement des forces conventionnelles, il est clair que nous avons aussi progressé, mais d’une façon moins brillante. Même si, pour faire pièce à la diminution trop importante (50 % !) du nombre de nos appareils pendant cette période, on peut souligner qu’elle a été partiellement compensée par une qualité accrue : en 1958, nous avions des appareils périmés, à mi-période des appareils modestes, et en fin de période des appareils qui atteignaient enfin un niveau comparable à celui de nos alliés et de nos adversaires éventuels.

69En conclusion, ces évolutions font bien ressortir ce que furent les grandes priorités d’une armée de l’air qui entendait disposer d’un outil modernisé, gage d’une puissance rénovée. Aujourd’hui, on peut avancer que l’armée de l’air moderne a pris naissance dans les années 1960.