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    Plan détaillé Texte intégral Le corpus d’Hygiène et de ses renvoisD’Hippocrate à Hoffmann (1660-1742) et à l’Encyclopédie : un long, trop long oubli de l’hygièneFondements théoriques et préceptes pratiques de l’hygiène Notes de bas de page Auteur

    L’encyclopédie ou la création des disciplines

    Ce livre est recensé par

    • Robert Mankin, Studi Francesi, mis en ligne le 16 avril 2021. URL : https://journals.openedition.org/studifrancesi/33197 ; DOI : https://doi.org/10.4000/studifrancesi.33197
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    Table des matières

    La science naturelle, pratique et utile de la santé : l’Hygiène

    Daniel Teysseire

    p. 189-200

    Texte intégral Le corpus d’Hygiène et de ses renvoisD’Hippocrate à Hoffmann (1660-1742) et à l’Encyclopédie : un long, trop long oubli de l’hygièneFondements théoriques et préceptes pratiques de l’hygièneLa respiration de l’air qui conditionne la vie mêmeLa nourriture solide et liquideLa dépense physiqueLa veille et le sommeilL’acte sexuelLes passions de l’âme Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1D’entrée de jeu, il convient de poser la double question fondamentale : qu’est-ce que l’hygiène et constitue-t-elle une véritable discipline scientifique ? Dans et pour l’Encyclopédie, cela s’entend bien sûr. Cette question mérite d’autant plus d’être posée que, quand on prend en considération sa place dans le SF, elle a un double statut. En effet, dans celui-ci, l’hygiène est à la fois une des trois parties constitutives de la médecine, sur le même plan que les deux autres qui sont la connaissance des maladies ou « pathologie » et la curation de celles-ci ou thérapeutique, et une partie d’elle-même intitulée « hygiène proprement dite ». Discipline, voire champ disciplinaire ou simple pratique, telle est bien la question.

    2Pour mieux cadrer encore la question, il convient aussi de rappeler brièvement quelques définitions données par l’Encyclopédie sur ce qu’il faut entendre par « science ou art ou discipline en général » (art. Art, 1.1, p. 713b ; DPchampion, p. 55), puisque cette synonymie est ainsi posée dès le début de l’article Art de Diderot. Au vrai, le DP la posait déjà, après l’énoncé d’une distinction entre sciences et arts à laquelle d’Alembert ne croit pas trop, puisqu’il écrit : « Il faut cependant avouer que nos idées ne sont pas encore bien fixées sur ce sujet » (DP, p. xij ; p. 95). En effet, au paragraphe suivant, il est écrit :

    On peut en général donner le nom d’Art à tout système de connaissances qu’il est possible de réduire à des règles positives, invariables et indépendantes du caprice ou de l’opinion ; et il serait permis de dire en ce sens, que plusieurs de nos sciences sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique (DP, p. xij ; p. 96).

    3En conséquence, une science, un art ou une discipline est le :

    centre ou point de réunion auquel on a rapporté les observations qu’on avait faites, pour en former un système ou de règles ou d’instruments [souligné par nous], et de règles tendant à un même but ; car voilà ce que c’est que discipline en général (article Art, ibid.).

    4On le voit, tout art ou discipline ou science est articulation d’un observé systématisé, c’est-à-dire formalisé par l’analyse rationnelle, et d’une mise en pratique opérationnelle de cette pensée systématique. Diderot exprime cela sous le titre de « Spéculation et pratique d’un Art » :

    Il est évident par ce qui précède, que tout art a sa spéculation et sa pratique ; sa spéculation, qui n’est autre chose que la connaissance inopérative des règles de l’art, sa pratique, qui n’est que l’usage habituel et non réfléchi des mêmes règles. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de pousser loin la pratique sans la spéculation, et réciproquement de bien posséder la spéculation sans la pratique. Il y a dans tout art un grand nombre de circonstances relatives à la matière, aux instruments et à la manœuvre, que l’usage seul apprend. C’est à la pratique à présenter les difficultés et à donner les phénomènes, et c’est à la spéculation à expliquer les phénomènes et à lever les difficultés : d’où il s’ensuit qu’il n’y a guère qu’un Artiste sachant raisonner, qui puisse bien parler de son art » (article Art, p. 714a ; p. 56).

    5C’est clair, tout art ou discipline ou science est un jeu réciproque – dialectique, aurait-on dit il y a quelques décennies – de théorique (« la spéculation inopérative ») et de pratique (« l’usage non réfléchi »). Un autre élément constitutif de tout art, discipline ou science est avancé par Diderot sous le titre Autre motif de recherche ; celui de son historicité, ne serait-ce que parce qu’elle indique un avant et un après d’une découverte fondamentale pour cet art, discipline ou science, ou tout simplement pour sa création. En effet,

    ce qui doit encore nous encourager dans nos recherches, et nous déterminer à regarder avec attention autour de nous, ce sont les siècles qui se sont écoulés sans que les hommes se soient aperçus des choses importantes qu’ils avaient, pour ainsi dire, sous les yeux (article Art, p. 715a ; p. 60).

    6Après Diderot, redisons-le fermement : il n’y a pas de vacation ni encore moins de formation à un art, une discipline ou une science sans connaissance de son histoire, ne serait-ce que pour rendre compte d’une évolution – fût-elle faite de ruptures – au bout de laquelle est l’actuel présent. Jeu réciproque du théorique et du pratique inscrit dans une histoire plus ou moins longue, voilà ce que doit être tout art, discipline ou science. L’hygiène correspond-elle à cette configuration ? C’est ce que nous allons essayer de voir en considérant successivement sa longue histoire, la théorie physiologique de l’homme (= l’être humain) sur laquelle elle fonde les préceptes pratiques qu’elle énonce. Non sans avoir auparavant, bien sûr, présenté le corpus d’HYGiÈNE et de ses renvois.

    Le corpus d’Hygiène et de ses renvois

    7Le pôle du corpus est constitué, évidemment, par l’article Hygiène (Médecine) – de presque six colonnes de l’édition papier, dont l’auteur est peut-être Louis (1723-1792)1 –, mais pas seulement, car il faut ajouter à celui-là l’article Hygiéee (Mythologie) – d’une colonne à peu près, de notre bon chevalier de Jaucourt. Le reste du corpus est constitué par les trente-neuf renvois d’Hygiène. Pour la présentation de ceux-ci nous allons adopter la démarche prônée par Diderot dans l’article Art, que nous venons de citer, en donnant, d’abord, la répartition observée, ensuite, la répartition systématisée, c’est-à-dire passée au crible de l’analyse rationnelle.

    8L’ordre observé de la répartition des renvois contenus dans Hygiène est le suivant :

    • le premier renvoi est à Nature (t. VIII, p. 385b)

    • il est suivi d’une première rafale de cinq renvois à Vie, Santé, Constitution, maladie, Médecine (Ibid.) ;

    • elle-même suivie d’une deuxième rafale de six renvois à Complexion, Tem pérament, Âge, Sexe, Climat, Profession (Ibid.) ;

    • suivie par un seul renvoi à Prophylactique (Ibid.),

    • puis par un autre, à Régime (Ibid.),

    • suit alors un ensemble très groupé (p. 386a) qui se décompose en :

      1. un renvoi à Air,

      2. une troisième rafale de six renvois à Aliment, Pain, Viande, Eau, Vin, Diète,

      3. une quatrième petite rafale de trois renvois, à Exercice, Mouvement, Repos,

      4. une cinquième de seulement deux renvois à Sommeil, Veille,

      5. une sixième de trois renvois à Secrétion, Excrétion, Flux,

      6. et un seul renvoi, à Passion ;

    • arrive alors une septième rafale de six renvois, à Air (2e fois), chaleur, Froid, Humidité, Température, Intempérie (p. 386b) ;

    • suivie par un seul renvoi à Régime (2e fois) (Ibid.),

    • puis par un autre à Exercice (ŒEconomie animale) (2e fois) (p. 387a) ;

    • arrive alors le dernier et trente-neuvième renvoi, à Gymnastique (p. 387b).

    9Cet ordre observé de la répartition des renvois n’est pas sans présenter déjà quelque intérêt, puisque cet art de conserver la (bonne) santé qu’est l’hygiène est d’abord lié à la nature et à la vie, avant de l’être à des réalités physiologiques, comme l’age ou le sexe, ou à des réalités organiques, comme les secrétions ou la température, l’alimentation ou l’exercice venant après, comme le marque la position dernière du renvoi à Gymnastique.

    10Quant à l’ordre systématique de répartition de ces renvois d’Hygiène, il peut être constitué en six grandes catégories qui sont, par ordre alphabétique à l’intérieur de chacune d’elles :

    • celle de l’alimentation stricto sensu, avec les renvois à aliment, eau, pain, Viande, Vin ;

    • celle de l’exercice physique à faire ou pas, avec les renvois à Exercice (2 fois), Gymnastique, Mouvement, Repos, Sommeil, Veille ;

    • celle des éléments extérieurs pouvant conditionner l’hygiène, avec les renvois à Air (2 fois), climat, intempérie, profession ;

    • celle des données organiques ou physiologiques, évidemment les plus nombreuses avec les renvois à Âge, chaleur, Complexion, Constitution, Excrétion, Flux, Froid, Humidité, Secrétion, Sexe, Tempérament, Température ;

    • celle des éléments de la science de la santé, avec les renvois à Diète, maladie, médecine, prophylactique, régime (2 fois), Santé ;

    • celle, enfin, des méta-déterminations de la bonne (ou de la mauvaise) santé, avec les renvois à Nature, Passion et Vie.

    11Il va de soi que cet ordre systématique de la répartition des renvois d’HYGiÈNE peut être, à l’évidence, pris dans l’ordre inverse de celui dans lequel il vient d’être présenté. Commencer, en effet, par ce qui vient d’être nommé les méta-déterminations de la bonne santé peut présenter l’avantage d’être plus proche de l’ordre observé de la répartition des renvois, dans lequel la nature et la vie venaient en premier, la passion étant, elle, plus lointaine dans la série des renvois. Au vrai, il ne s’agit là que d’un détail d’ordonnancement, l’important dans un ordre systématique – souvenons-nous de Diderot – étant sa systématicité, c’est-à-dire sa rationalité d’ensemble. Et, de toute façon, comme nous avons vu que nous le suggère le même Diderot, il convient de resituer tout cela à l’intérieur d’une histoire. Voyons donc celle de l’hygiène.

    D’Hippocrate à Hoffmann (1660-1742) et à l’Encyclopédie : un long, trop long oubli de l’hygiène

    12L’idée générale que se fait l’Encyclopédie de l’histoire de l’hygiène est donnée par de Jaucourt dès l’article Hygiée, quand il écrit à propos de cette déesse grecque de la santé :

    On la trouve presque toujours représentée avec un serpent qui était son symbole, ainsi qu’il l’était de son père, dieu de la Médecine. Elle rendait comme ce dieu, ou elle conservait la santé aux hommes. Ceux qui se disent de nos jours les petits-fils d’Esculape, n’ont pas hérité de ce beau secret ; la déesse Hygiée l’a gardé pour elle, car elle avait dans un temple de son père à Sicyone, une belle statue couverte d’un voile ; Hippocrate leva le coin de ce voile, et le laissa retomber (t. VIII, p. 384b-385a).

    13L’assertion a beau jouer sur le tableau de la fable mythologique, son sens est clair : Hippocrate a commencé à établir les préceptes de l’art ou de la science de conserver la santé qu’est l’hygiène, mais ce commencement n’a pas eu de suite. D’où il résulte, renchérit l’auteur d’Hygiène, que

    la plupart des auteurs d’institutions médicales des derniers siècles, se sont presque bornés à donner la définition de l’Hygiène, sans exposition des préceptes salutaires en quoi elle consiste, préceptes qui avaient fixé l’attention des anciens médecins, parce qu’il leur suffisait d’en sentir l’importance, pour être déterminés à s’en occuper fortement, parce qu’ils avaient sincèrement à cœur de se rendre utiles à l’humanité ; au lieu que la plupart de ceux de ces temps-ci semblent ne se vouer à son service que pour la faire servir à leur – propre utilité, puisqu’ils s’appliquent très peu à étudier et à prescrire les règles qu’il faut observer pour la conservation de la santé, que l’on peut cependant entretenir bien plus aisément que l’on ne peut contribuer à la rétablir (p. 385b).

    14L’accusation est grave, puisqu’elle consiste à plus qu’insinuer que les médecins qui sont venus après Hippocrate – à la rigueur après Galien, Celse et Avicenne, dont certaines œuvres d’hygiène sont citées à la fin de l’article – ne se sont occupés de l’art de soigner, c’est-à-dire de la pathologie, que par intérêt personnel, parce que celle-ci est beaucoup plus valorisante pour eux, y compris au sens matériel de ce dernier terme, le bien quotidien de l’humanité étant ainsi laissé de côté, qui voudrait que les médecins soient des prescripteurs davantage de conseils d’hygiène que de médicaments2.

    15L’autre article de notre corpus où se trouvent des considérations sur l’histoire de l’hygiène – qui ne soient pas des préceptes d’hygiène tirés de tel ou tel médecin grec (Hippocrate le plus souvent), latin (Galien, habituellement) ou arabe (Avicenne généralement) – est Gymnastique, et même, plus précisément, Gymnastique médicinale, encore de de Jaucourt. Son sens général est à peu près le même que celui qui vient d’être dégagé d’Hygiène. C’est une médecine on ne peut plus naturelle que les Grecs – encore eux – ont créée, mais qui, rapidement, a perdu cette qualité, pour devenir, chez les Romains, « minutieuse dans la pratique » et finir « par dégénérer en raffinement de luxe, de mollesse, et de volupté » (art. Gymnastique médicinale, p. 1018b). Ce qui est dommage, car :

    il n’y a rien de plus naturel que cette espèce de médecine gymnastique ; tout homme judicieux la doit préférer à celle qui consiste dans l’usage des médicaments, parce que cette dernière est presque toujours palliative, désagréable et souvent dangereuse (art. Gymnastique Médicinale, p. 1018a).

    16Ce qui revient de nouveau à non pas vraiment condamner, mais au moins à jeter le doute ou la suspicion sur la médecine pathologique, celle qui soigne ou tente de soigner des affections avec des médicaments. Et ce qu’avance de Jaucourt sur la naissance de cette gymnastique médicinale nous dit déjà beaucoup de choses sur ce que doit être l’hygiène que l’Encyclopédie veut réactualiser. En effet, attribuant, à la suite de Platon, la création de celle-là à « Hérodicus de Léontini, en Sicile, né quelque temps avant Hippocrate [qui est toujours la référence] et son contemporain » (art. Gymnastique médicinale, p. 1017b), notre docteur en médecine de Leyde avance que ce médecin de Leontinoï, actuelle Lentini,

    se persuada qu’on pouvait tirer beaucoup d’autres avantages de l’exercice, si on se proposait uniquement pour but l’acquisition ou la conservation de la santé [souligné par nous]. Sur ces principes, il laissa la gymnastique militaire et celle des athlètes, pour ne s’attacher qu’à la gymnastique médicinale, et pour donner là-dessus les règles et les préceptes qu’il jugea nécessaires. Nous ne savons pas quelles étaient ces règles ; mais il y a de l’apparence qu’elles regardaient d’un côté les différentes sortes d’exercices que l’on pouvait pratiquer pour la santé et de l’autre les précautions dont il fallait user selon la différence des sexes, des tempéraments, des ages, des climats, des saisons, des maladies [souligné par nous], etc. Hérodicus réglait encore sans doute la manière de se nourrir ou de faire abstinence, par rapport aux différents exercices que l’on ferait ; en sorte que sa gymnastique renfermait la Diététique, cette partie de la Médecine auparavant inconnue, et qui fut depuis très cultivée (art. Gymnastique médicinale, p. 1017b).

    17Si on laisse de côté la manière – très éclairée (de l’époque des Lumières) – qu’a de Jaucourt de transformer positivement les propos de Platon3 pour qu’ils aillent dans le sens de sa démonstration, ce qu’il convient de retenir de cette longue citation, c’est, outre la prise en compte de la diététique, l’énumération des paramètres d’une gymnastique efficace, qui se confondent avec ceux de l’hygiène que l’Encyclopédie veut rétablir après des siècles d’oubli depuis l’Antiquité essentiellement grecque. Ce sont le climat, les saisons, l’age, le sexe, le tempérament, c’est-à-dire les éléments extérieurs et les données organiques ou physiologiques qui constituent les troisième et quatrième catégories de notre ordre systématique des renvois. Et c’est ainsi que nous passons à notre troisième partie sur les fondements théoriques de l’hygiène d’où découlent ses préceptes pratiques, si importants pour l’Encyclopédie, car c’est sa finalité d’instrument utile socialement qui est en cause.

    Fondements théoriques et préceptes pratiques de l’hygiène

    18Nous venons de rappeler l’importance des troisième et quatrième catégories de l’ordre systématique de présentation des renvois d’HYGiÈNE et pour expliquer celle-ci il convient d’y ajouter, bien sûr, la sixième sur les déterminations globales que sont la passion, la vie et la nature. Mais avant d’entrer dans l’analyse globale des données élémentaires, et donc fondamentales, qui expliquent l’être humain et par conséquent l’hygiène qu’il doit suivre, il faut observer ce que tous les spécialistes de l’Encyclopédie connaissent, à savoir que, dans un corpus thématique d’articles ou de rubriques, il en est un certain nombre qui « comptent pour du beurre », si je puis me permettre cette expression familière aux enfants. Ainsi, dans les dix-neuf renvois constituant les trois catégories que nous venons de rappeler, Constitution, (Médecine), dernière rubrique du très long article Constitution, ne fait que renvoyer à Tempérament ; ainsi ensuite, Excrétion (de d’Aumont) est constitué d’à peine cinq lignes de définition qui n’apportent rien à notre analyse ; ainsi encore, Sexe, dont pourtant tous ou presque tous les articles de notre corpus répètent à suffisance qu’il constitue un paramètre essentiel de la théorie et de la pratique de la médecine, et par conséquent de l’hygiène, le Sexe donc est un article relevant de la Morale, qui se veut un hommage jaucourtien au « beau-sexe », très empreint du fonctionnalisme sexuel propre aux Lumières, mais sans aucun contenu physiologique pouvant intéresser notre propos. L’élimination de ces quelques scories – si je peux ainsi parler – étant faite, voyons sur quelles conceptions physiologique et organique de l’être humain doit se fonder l’hygiène retrouvée.

    19Si l’on prend en considération d’abord l’importance quantitative des articles, c’est la théorie de la chaleur animale qui doit être placée en avant. En effet, deux articles de notre corpus sont particulièrement significativement consistants, ce sont ChaLeur, CEconomie animale, (9 colonnes de l’édition papier) et sa suite Chaleur animale contre nature, Médecine pratique, (4 colonnes et demie) du médecin et chimiste montpelliérain Venel (1723-1775), et Froid, Œconomie animale, (13 colonnes) et sa suite Froid, Pathologie, (11 colonnes) du collaborateur important de l’Encyclopédie pour ce qui concerne la médecine : le médecin valentinois, mais de formation montpelliéraine, d’Aumont (1720 ou 1721-1800). D’ailleurs, ces articles Chaleur et Froid fonctionnent en écho pour discuter la thèse de l’Essai sur la génération de la chaleur dans les animaux, du docteur Douglas (art. Froid, p. 322a) – sans doute l’anatomiste James Douglas (1675-1742) –, suivant laquelle c’est « le frottement des globules sanguins dans les vaisseaux capillaires, proportionné au resserrement de ces vaisseaux par le froid » (Ibid.) qui produit la chaleur du corps, manifestation de la vie et de la santé, bonne ou mauvaise selon le degré de température de celui-ci, « la chaleur absolue de l’homme dans l’état de santé, est au moins de 97 à 98d du thermomètre de Fahrenheit » (art. ChaLeur, p. 31a). Toute la discussion portant sur la relation existant entre cette chaleur animale intrinsèque et la chaleur ou le froid du milieu extérieur, l’indépendance de la première par rapport aux seconds n’étant valable que jusqu’à un certain point. Ce qui fait écrire à d’Aumont :

    Ainsi les effets du froid de l’air sur le corps humain, peuvent être si considérables, qu’il y a des exemples d’hommes qui sont morts subitement par le seul effet du grand froid, sans aucune mauvaise autre disposition que celle qu’il avait produite ; ce qui arrive assez communément dans les pays septentrionaux, non seulement à l’égard des hommes, mais encore à l’égard des bêtes (art. Froid, p. 327a).

    20Du coup, dans cette analyse de la théorie explicative de l’homme conditionnant nécessairement ce qui nous intéresse, à savoir l’hygiène, la théorie du climat apparaît avec toute sa force, sous la plume de Venel, encore une fois, auteur de la rubrique Climat, Médec. (à peu près 4 colonnes). Celle-ci permet à notre médecin montpelliérain, d’abord, de relativiser l’apport de Montesquieu en déclarant qu’il y a longtemps que les médecins avaient énoncé cette théorie du climat :

    On ne saurait contester l’influence du climat sur la physique des passions, des goûts, des mœurs. Les plus anciens médecins avaient observé cette influence ; et les considérations de cette classe sont des objets si familiers aux Médecins, que si l’auteur de l’esprit des lois avait pu supposer que leur doctrine sur cette matière fût assez répandue, il aurait pu se contenter d’assurer que les lois, les usages, le genre de gouvernement de chaque peuple, avaient un rapport nécessaire avec ses passions, ses goûts, ses mœurs, sans se donner la peine de déterminer le rapport de ces passions, de ces goûts, de ces mœurs, avec sa constitution corporelle dominante et l’influence du climat [souligné par nous]. Les lumières supérieures de l’auteur l’ont pourtant sauvé de l’écueil presque inévitable, pour les talents même les plus distingués qui s’exercent sur des sujets qui leur sont étrangers. La partie médicale des observations de l’auteur de ce livre sur les climats, mérite l’éloge des médecins (art. Climat, Médec., p. 534b).

    21On ne peut dire plus élégamment que Montesquieu est un non-médecin qui a dit avec talent une évidence banale aux médecins ; bref, un non-spécialiste qui a enfoncé des portes ouvertes. Cela étant dit, et bien dit, Venel peut poser la vaste question de l’articulation du climat avec l’hygiène, plus précisément, de la détermination conséquente de celle-ci par celui-là :

    Quel est le régime, la manière de vivre la plus propre à chaque climat ? Cette question est fort générale ; elle s’étend à l’usage des diverses choses que les médecins appellent non-naturelles ; l’air, les aliments, le sommeil, l’exercice, l’acte vénérien, les affections de l’ame (Ibid., p. 535a).

    22Ce qui nous permet de voir quelles sont les six choses précises de la vie sur lesquelles vont porter les préceptes pratiques de l’hygiène retrouvée, qui correspondent, grosso modo, aux trois premières catégories de notre ordre systématique des renvois, avec la respiration, la nourriture, la dépense physique, la veille et le sommeil ; la sexualité et les passions relevant des quatrième et sixième catégories, plutôt psycho-somatiques. Mais avant de passer à ces préceptes, il convient de voir si ceux-ci ne sont pas fondés sur une théorie du fonctionnement de l’être humain qui soit plus compréhensive que celle de la chaleur animale intrinsèque et de son rapport au milieu ambiant élargi à la notion de climat.

    23Car on ne peut pas dire que les échanges de chaleur – et de froid – entre l’intérieur et l’extérieur du corps humain permettent d’expliquer ou, plutôt, de rendre compte de tous les mouvements des organes et donc du fonctionnement de l’ensemble de l’organisme de l’être humain pour lesquels s’appliquent les préceptes de l’hygiène. Il faut prendre en considération d’autres éléments plus internes encore que le frottement des globules du sang dans les vaisseaux, qui produit la chaleur intrinsèque. En effet, objecte encore Venel,

    toutes les parties des animaux, et leurs humeurs surtout [souligné par nous], sont composées de substances inflammables ; elles contiennent le véritable aliment du feu ; et les causes qui excitent la chaleur dans ce foyer, quelles qu’elles soient, l’ont portée quelquefois jusqu’à dégager le principe inflammable, jusqu’à le mettre manifestement en jeu (art. chaleur, Œconomie animale, p. 33b).

    24Le grand mot est laché ; ce qui tient « au fond même de la doctrine pathologique moderne » (Ibid, p. 36b), à savoir les humeurs et la théorie de leur combinaison, héritée de Galien, sont encore apparemment le substrat du discours explicatif courant tout au long de notre corpus, comme le montre la citation de Venel que nous venons de donner. Et même si humeur – à l’époque de l’Encyclopédie – a aussi le sens très général de tout liquide contenu dans le corps humain, il n’en reste pas moins toujours chargé de tout un poids théorique pluri-séculaire qui l’a érigé en signe de la conception la plus explicative du fonctionnement de l’organisme humain, dans la bonne comme dans la mauvaise santé. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’article Tempérament de notre corpus, auquel renvoie, comme nous l’avons constaté, la rubrique constitution, Médecine.

    Tempérament, en Médecine, s’entend plus particulièrement de la constitution naturelle du corps de l’homme, ou de l’état des humeurs dans chaque sujet. Voyez Constitution et Humeur.
    L’idée de tempérament vient de ce que le sang qui coule dans les veines et les artères, ne se conçoit pas comme une liqueur simple, mais comme une sorte de mixte imparfait, ou un assemblage de plusieurs autres liquides ; car il n’est pas composé seulement des quatre qualités simples ou primitives, mais encore des quatre autres humeurs secondaires qui en sont aussi composées, et dans lesquelles on suppose qu’il peut se résoudre ; savoir la bile, le phlegme, la mélancolie et le sang proprement dit. Voyez Bile, Phlegme, Mélan colie, Sang.
    De là, suivant que telle ou telle de ces humeurs domine dans un sujet, on dit qu’il est d’un tempérament bilieux, phlegmatique, mélancolique, sanguin, etc. Voy. Sanguin, Mélancolique, Bilieux, etc.
    Les anciens médecins prétendaient que le tempérament animal répondait au tempérament universel décrit ci-dessus. Ainsi on croyait que le tempérament sanguin répondait au tempérament chaud et humide, le tempérament phlegmatique au tempérament froid et humide, le tempérament mélancolique au tempérament froid et sec, etc.
    Galien introduisit dans la médecine la doctrine des tempéraments qu’il avait tirée des Péripatéticiens, et il en fit comme la base de toute la Médecine. L’art de guérir les maladies ne consistait, selon lui, qu’à tempérer les degrés des qualités des humeurs, etc. Voyez Galénique, Degré, etc.
    Dans la médecine d’aujourd’hui on considère beaucoup moins les tempéraments. Le docteur Quincy, et d’autres auteurs mécaniciens, retranchent la plus grande partie de la doctrine de Galien, comme inutile et incertaine, et regardent seulement les tempéraments comme des diversités dans le sang de différentes personnes, qui rendent ce liquide plus capable dans un corps que dans un autre, à de certaines combinaisons, c’est-à-dire de tourner vers la bile, le phlegme, etc. D’où, suivant ces auteurs, les gens sont nommés bilieux, phlegmatiques, etc. Voyez sang (t. XVI, p. 56a-b).

    25De cette longue, trop longue peut-être, mais, ô combien significative citation il convient de retenir la valse-hésitation de l’auteur (inconnu) sur le caractère passé ou présent de cette « doctrine », qui confirme ce qui est suggéré par le dernier alinéa, à savoir que l’on ne croit plus guère à la théorie des humeurs pour expliquer le fonctionnement de l’être humain en santé et en maladie. Ce qui est confirmé explicitement par un autre article de notre corpus : Complexion, que nous allons citer dans son intégralité tant il montre combien la « physiologie » galénique vieille de plus d’un millénaire et demi est encore présente dans le dictionnaire des Lumières qu’est l’Encyclopédie qui, comme tout ouvrage de ce type, joue aussi son rôle de conservatoire du savoir.

    Complexion, habitude, disposition naturelle du corps. Voyez constitution.
    Quelques anciens philosophes distinguent quatre complexions générales et principales dans l’homme : la complexion sanguine répond, selon eux, à l’air ; elle en a les qualités, elle est chaude et humide. Elle est ainsi nommée parce que le sang y domine. Voyez SanGuin.
    La complexion flegmatique, qui tire son nom de la pituite ou du flegme dont elle abonde, répond à l’eau ; elle est froide et humide. Voyez Flegmatique.
    La complexion bilieuse est la nature du feu ; elle est chaude et sèche. Voyez Cholérique. La complexion mélancholique tient de la nature de la terre ; elle est froide et sèche. Voyez Mélancholique. Dict. de Trév. et Chambers.
    On ne fait plus guère d’attention à toutes ces sortes de divisions [souligné par nous] : l’expérience a ouvert les yeux sur bien des préjugés ou des opinions, dont il faut cependant rendre compte, afin que chacun puisse en faire l’usage ou le mépris qu’il jugera à propos (t. III, p. 765a-b).

    26Ces trois dernières lignes sont claires et nettes : la « théorie » des humeurs n’en est pas une ; elle n’est plus qu’un préjugé ; sa valeur explicative du fonctionnement organique et physiologique de l’être humain est nulle. Mais alors, si l’on n’a plus de théorie physiologique de l’être humain pour fonder rationnellement, systématiquement son hygiène, que va-t-on faire ? Réponse : se conduire en homme des Lumières réticent à tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la métaphysique, c’est-à-dire ne pas trop s’attacher à rechercher un système théorique, nécessairement global, mais du même coup risqué, mais bien plutôt se focaliser sur la pratique de l’hygiène si « utile à l’humanité » (voir ci-dessus, citation Hygiène, p. 385b), le seul fondement solide restant étant la théorie du climat aussi vieille que la médecine.

    27Pour conclure, ce qui compte, ce sont les préceptes pratiques qu’il convient de donner aux êtres humains, en respectant la théorie des climats et, éventuellement, en ayant un œil sur celle de humeurs. Ils s’appliquent évidemment aux six choses de la vie dites non naturelles que nous avons rencontrées plus haut4 : la respiration de l’air, la nourriture solide et liquide, la dépense physique, la veille et le sommeil, l’acte sexuel, les passions. Règle générale les concernant toutes, tirée de « l’admirable Hippocrate, Epidem. lib. VI°. 6 » : « Labor, cibus, potus, somnus, venus, omnia sunto mediocria » (art. Hygiène, p. 387a). Autrement dit : l’excès dans l’usage des choses de la vie, dites non-naturelles, est à proscrire.

    La respiration de l’air qui conditionne la vie même

    Il faut tacher autant qu’il est possible, de vivre dans un air pur et tempéré, parce que rien ne contribue davantage à entretenir la vigueur du corps et de l’esprit. Rien n’affecte plus nos corps que l’air, et ne nuit davantage que ses impuretés et ses autres mauvaises qualités, comme l’excès, les variations subites de pesanteur, de légèreté, de chaleur, de froid et d’humidité qui opèrent à l’égard de nos solides, de nos fluides, et du cours de nos humeurs en général, des altérations, des changements de la plus grande conséquence, qui peuvent avoir les suites les plus funestes (art. Hygiène, p. 386b).

    28Il faut donc vivre dans des lieux où le bon air circule. « D’où l’on peut inférer que la première attention en batissant des villes, est qu’elles soient bien ouvertes, les maisons point trop hautes, et les rues bien larges » (art. Air, p. 233a-b). Ce qui montre que déjà l’Encyclopédie avait des préoccupations environnementalistes.

    La nourriture solide et liquide

    29Pour celle-ci, la règle est d’ingérer « ce qui est le plus conforme au tempérament et à l’usage ordinaire, qui n’a pas été essentiellement nuisible » (art. Hygiène, p. 386b), « cette expérience raisonnée » devant donner à « chaque homme sensé » le sens de « l’usage des choses qui servent à la conservation de la santé » (Ibid.), la prise en compte des conditions climatiques étant ici particulièrement importantes.

    C’est sans doute par cette considération, que Dioclès médecin contemporain d’Aristote, dans sa lettre à Antigonus, roi d’Asie, qui contient plusieurs préceptes, concernant la conservation de la santé [en quoi consiste, par définition, l’hygiène], donne pour maxime, en forme d’aphorisme, qu’il faut prendre plus d’aliments, boire moins en général, et boire davantage de vin pur, à proportion qu’il fait plus froid ; et qu’il faut par conséquent manger moins, boire davantage, et boire son vin plus trempé, à proportion que les chaleurs augmentent (art. froid, (Economie animale, p. 323a).

    La dépense physique

    30En ce domaine, on peut avancer que la règle est celle de l’économie non pas bourgeoise, pour reprendre l’adjectif de William Coleman, mais bien petite bourgeoise, qui veut « que la dépense soit égale à la recette [c’est-à-dire à la nourriture] pour se préserver de la surabondance ou du défaut d’humeurs » (art. Hygiène, p. 387a). C’est d’ailleurs pour cela que la gymnastique a été inventée :

    D’après des observations, multipliées à ce sujet, ils [les médecins de l’Antiquité (grecque)] parvinrent à donner des règles, des préceptes sur les différentes manières de s’exercer ; de contribuer par ce moyen à conserver sa santé et à se rendre robuste : ils en firent un art qu’ils appelèrent gymnastique médicinale, qui fit partie de celui qui a pour objet d’entretenir l’économie animale dans son état naturel, c’est-à-dire l’hygiène, parce qu’ils rangèrent le mouvement du corps parmi les choses les plus nécessaires à la vie, dont le bon ou le mauvais usage contribue le plus à la conserver saine, ou à en altérer l’intégrité (art. Exercice, t. VI, p. 244b-245a).

    31On ne peut plus explicitement poser le lien direct qui unit l’hygiène à l’exercice du corps.

    La veille et le sommeil

    32Pour ceux-ci, et surtout pour le sommeil indispensable au processus de récupération nécessaire à la vie, un passage de l’article Sommeil, Physiolog., de de Jaucourt (4 colonnes et demie) doit être cité, pour ce qu’il nous présente à la fois une théorie physiologique du sommeil (par compression du cerveau) et la condamnation conséquente de l’excès de sommeil :

    Si l’on dort trop longtemps, la transpiration s’arrête, on a la tête pesante, on est sans force ; la raison en est peut-être de ce que la partie aqueuse qui se dissipe presque seule durant le sommeil prive le sang de véhicule, et que les parties grossières doivent former des engorgements partout : la transpiration doit donc cesser en même temps. Pour ce qui regarde la tête, les vaisseaux se gonflent toujours quand on dort, et enfin par un long sommeil le gonflement devient si grand, que les vaisseaux capillaires sont comprimés avec les veines par les grosses artères, le sang ne pourra donc pas revenir avec la même facilité, et ce sera une nécessité qu’on ait la tête pesante ; mais cette compression qui empêche le sang de revenir, arrête encore le suc nerveux à l’origine des nerfs, ainsi ce suc ne pourra pas couler dans les extrémités, et on se trouvera sans force, faute du suc nécessaire pour mouvoir les muscles ; enfin les battements des vaisseaux causeront par leurs secousses des impressions désagréables qui réveilleront en sursaut, et qui nous empêcheront de dormir tranquillement (art. sommeil, p. 332b).

    33Autrement dit, qui dort trop dort mal et ne récupère pas bien pour les activités du temps de veille.

    L’acte sexuel

    34Bien que simple synecdoque de toutes les excrétions et autres sécrétions de l’organisme humain, sa nécessité est telle non seulement pour l’individu, mais aussi pour l’espèce, que la seule règle, en dehors de celle de la modération, est celle de soumettre aux conditions climatiques qui veulent :

    que dans les climats très chauds l’amour était dans les deux sexes un désir aveugle et impétueux, une fonction corporelle, un appétit, un cri de la nature, in furias ignesque ruunt ; que dans les climats tempérés il était une passion de l’ame, une affection réfléchie, méditée, analysée, systématique, un produit de l’éducation ; et qu’enfin dans les climats glacés, il était le sentiment tranquille d’un besoin peu pressant (art. Climat, p. 534b).
    Ce qui nous amène, puisque nous sommes en région tempérée, à la sixième

    35chose de la vie, dite non-naturelle :

    Les passions de l’âme

    36À leur propos, c’est la rubrique Passion, Méd. Hyg. Pathol. Thér., sans doute encore de de Jaucourt – qui, soit dit en passant, y présente le « traitement moral » des passions bien avant Pinel – qui donne la règle de leur usage, bien sûr celle de la modération :

    Les passions sont une des principales choses de la vie, que l’on appelle dans les écoles non-naturelles, qui sont d’une grande influence dans l’économie animale, par leurs bons ou leurs mauvais effets ; selon qu’on se livre avec modération à celles qui, sous cette condition, peuvent se concilier avec les intérêts de la santé, telles que les plaisirs, la joie, l’amour, l’ambition ; ou que l’on se laisse aller à toute la fougue de celles, qui ne sont pernicieuses que par l’excès, telles que le tourment de l’amour, de l’ambition, la fureur du jeu ; ou que l’on est en proie à tous les mauvais effets de celles qui sont toujours contraires de leur nature au bien de la santé, au repos, à la tranquillité de l’ame, qu’elle exige pour sa conservation ; telles que la haine inquiète, agitée, la jalousie portée à la vengeance, la colère violente, le chagrin constant (art. Passion, p. 149a).

    37Les passions sont le propre de l’être humain ; il faut donc vivre avec et par elles, mais sans excès, car « la sobriété et la modération en tout, par conséquent même en fait de vertu, ne saurait être trop recommandée » (art. Hygiène, p. 386a). Voilà une hygiène mentale tout à fait accessible. Et même en fait de médecine, il faut savoir faire preuve de retenue, car, étant dans la nature de l’hygiène d’être préventive, sa définition d’art de conserver la santé – et non de la rétablir par des médications – exclut de recourir à celles-ci. D’où la dernière des « sept lois ou préceptes proposés par le célèbre Hoffman [tic] [1660-1742] » (Ibid.) qui structurent cet article :

    Enfin, on ne saurait trop s’éloigner de ceux qui conseillent le fréquent usage des remèdes, parce que rien n’est plus contraire à la santé que de causer des changements dans l’économie animale, de troubler les opérations de la nature, lorsqu’elle n’a pas besoin de secours, ou qu’elle peut se suffire à elle-même (art. Hygiène, p. 387a).

    38Cette manière de nous renvoyer, en dernier lieu, à la nature confirme bien que l’hygiène est bien un « art » qui, en plus d’être pratique et utile pour le maintien en santé, comme nous venons de le voir tout au long de notre troisième point, est aussi naturel, puisqu’il repose sur l’observation, voire l’observance de la nature. Et, dans la mesure où il essaye de se fonder sur une systématique rationnelle dont les deux éléments essentiels sont la vieille théorie des climats et celle obsolète des humeurs, on peut dire que cet « art » est une discipline scientifique, bien évidemment pas sub specie œternitatis.

    39Un problème surgit précisément à partir du caractère obsolète de la théorie physiologique des humeurs : comme nous l’ont montré Tempérament et, surtout, Complexion, on n’y croit plus guère, voire plus du tout. Comme, de plus, il est dans la nature préventive de l’hygiène de récuser la médecine thérapeutique – qui est par ailleurs fort contestée en cette seconde moitié du dix-huitième siècle5 – notre discipline scientifique repose sur un double vide. Vide pratique, puisque l’hygiène n’est pas faite pour, ne doit pas, donner des remèdes, et ce d’autant que « l’art n’a pas autant de part qu’on le croit communément, à la guérison des maladies » (art. Hygiène, p. 385b) ; vide conceptuel, puisque les explications organiques et physiologiques du corps humain retenues n’ont pour seule solidité que celle de leur ancienneté dans la pensée médicale, les théories de la fibre et, surtout, de la combustion n’étant pas encore assurées ni même manifestes.

    40Dès lors, que reste-t-il sur quoi appuyer les préceptes d’hygiène ? La théorie du climat, lato sensu, dans le sens de « région, pays ou contrée, par lequel les Médecins expriment la somme de toutes les causes physiques générales ou communes, qui peuvent agir sur la santé des habitants de chaque pays » (art. Climat, p. 534a). Elle est aussi ancienne que la médecine, puisqu’elle remonte à Hippocrate, mais, en plus, elle est irréfragable. Dans ces conditions, notre discipline scientifique a, au moins, trouvé quelque chose de solide : un champ d’application de ses préceptes utilement pratiques, constitué par les conditions sociales très largement entendues. Mais en passant à ce niveau sociologique, l’hygiène change de statut : certes, elle s’occupe toujours de conserver la santé des individus, mais en s’attachant à agir sur le conditionnement social qui est le leur ; de discipline de préceptes individuels, elle s’élargit en discipline d’action sociale ; l’hygiène individuelle s’élargit en hygiène publique, élément primordial et constitutif de toute politique à venir de santé publique. (12)

    Notes de bas de page

    1 Au nom du fait qu’il est l’auteur de l’article suivant Hygrocirsocele et que, suivant le N.B. de l’Avertissement en tête du premier volume, « Lorsque plusieurs articles appartenant à la même matière, et par conséquent faits ou revus par la même personne, sont immédiatement consécutifs, on s’est contenté quelquefois de mettre la lettre distinctive à la fin du dernier de ces articles » (t. I, p. xlvi ; p. 170). Mais on sait qu’il faut prendre ce N.B. avec grande précaution. [Note de l’éditeur : Ce N.B. est à l’origine de nombreuses erreurs d’attributions. Rien n’indique dans l’Encyclopédie quand la non-répétition signifie le même auteur, et le nombre d’articles sans auteur est tellement élevé que suivre ce NB revient à établir des suppositions sans fondement pour plus de la moitié des articles. Les commentateurs du xxe siècle comme H. Dieckmann ou J. Proust ont rectifié quelques-unes de ces erreurs. J’ai tenté de le faire pour d’Alembert à qui on a attribué par exemple l’art. Méthode et tant d’autres. On est en droit de conclure qu’il ne faut surtout pas suivre ce N.B.]

    2 Je laisse au lecteur le soin d’apprécier ce que cette insinuation peut contenir en elle d’actualité.

    3 « Hérodicos [sophiste de Sélymbrie, anciennement de Mégare, d’après le Protagoras] était un maître de gymnase qui, devenu maladif, eut l’idée d’allier la gymnastique à la médecine, ce dont le premier résultat fut de l’exténuer lui-même, et on ne peut plus, puis, plus tard, d’exténuer un grand nombre d’autres personnes ! », Platon, La République, III, 406 a et b in Œuvres complètes, Trad. nouvelle et notes par Léon Robin, Paris, Gallimard, 1950, p. 963.

    4 Pour le cadrage historico-idéologique de cette notion de choses non naturelles, il convient de se référer à l’article de William Coleman, dont le titre fleure bon le socio-économisme dominant des années 1970 : « Health and Hygiene in the Encyclopédie : A Medical Doctrine for the Bourgeoisie ». Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, Vol. xxix, n° 4, oct. 1974, p. 399-421. Malgré ce titre général qui semble traiter mon sujet plus de vingt-cinq ans auparavant, cet article est centré sur la notion de choses non naturelles : « In this essay I begin with discussion of the essential tenets of the doctrine of the non-naturals as it was expounded in the Encyclopédie. I then turn to examination of the relationnship between that doctrine and the social groups to which it was presumably addressed. My intention is to specify the socioeconomic limits of a familiar medical doctrine which has commonly been essayed only with regard to its intellectual content » (p. 399). Cette référence étant donnée, il faut quand même toujours garder présent à l’esprit les premières lignes de l’art. Non-Naturelles, Choses qui disent : « c’est un terme de médecine assez impropre, mais reçu surtout dans les écoles, qui demande toujours un commentaire pour être entendu ». Dont acte !

    5 Voir ma contribution à : Les Thérapeutiques : savoirs et usages sous la dir. d’Olivier Faure, Lyon, Fondation Marcel Mérieux, 1999, pp. 55-71 : « Le naturalisme thérapeutique et quelques-unes de ses manifestations entre 1750 et 1820 ».

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    • Daniel Teysseire
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    2 Je laisse au lecteur le soin d’apprécier ce que cette insinuation peut contenir en elle d’actualité.

    3 « Hérodicos [sophiste de Sélymbrie, anciennement de Mégare, d’après le Protagoras] était un maître de gymnase qui, devenu maladif, eut l’idée d’allier la gymnastique à la médecine, ce dont le premier résultat fut de l’exténuer lui-même, et on ne peut plus, puis, plus tard, d’exténuer un grand nombre d’autres personnes ! », Platon, La République, III, 406 a et b in Œuvres complètes, Trad. nouvelle et notes par Léon Robin, Paris, Gallimard, 1950, p. 963.

    4 Pour le cadrage historico-idéologique de cette notion de choses non naturelles, il convient de se référer à l’article de William Coleman, dont le titre fleure bon le socio-économisme dominant des années 1970 : « Health and Hygiene in the Encyclopédie : A Medical Doctrine for the Bourgeoisie ». Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, Vol. xxix, n° 4, oct. 1974, p. 399-421. Malgré ce titre général qui semble traiter mon sujet plus de vingt-cinq ans auparavant, cet article est centré sur la notion de choses non naturelles : « In this essay I begin with discussion of the essential tenets of the doctrine of the non-naturals as it was expounded in the Encyclopédie. I then turn to examination of the relationnship between that doctrine and the social groups to which it was presumably addressed. My intention is to specify the socioeconomic limits of a familiar medical doctrine which has commonly been essayed only with regard to its intellectual content » (p. 399). Cette référence étant donnée, il faut quand même toujours garder présent à l’esprit les premières lignes de l’art. Non-Naturelles, Choses qui disent : « c’est un terme de médecine assez impropre, mais reçu surtout dans les écoles, qui demande toujours un commentaire pour être entendu ». Dont acte !

    5 Voir ma contribution à : Les Thérapeutiques : savoirs et usages sous la dir. d’Olivier Faure, Lyon, Fondation Marcel Mérieux, 1999, pp. 55-71 : « Le naturalisme thérapeutique et quelques-unes de ses manifestations entre 1750 et 1820 ».

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    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.007
    • Loveland, Jeff. (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.009
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.003
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.005
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.001
    • Mormiche, Pascale. (2009) Devenir prince. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.9250
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.010
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.006
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.008
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.013
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.002
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.004
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.011
    • (2019) The European Encyclopedia. DOI: 10.1017/9781108646390.012
    • Ferenczi, Thomas. (2017) Le chevalier de Jaucourt, un combattant des Lumières. Le Philosophoire, n° 47. DOI: 10.3917/phoir.047.0077
    • Vigier, Denis. (2022) L’esprit encyclopédique moderne en France entre 1690 et 1902. Présentation. Langue française, N° 214. DOI: 10.3917/lf.214.0009
    • Revue de Synthèse, Editors. (2005) Sciences et philosophie des lumières. Revue de Synthèse, 126. DOI: 10.1007/BF02965688

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    Teysseire, D. (2003). La science naturelle, pratique et utile de la santé : l’Hygiène. In M. Groult (éd.), L’encyclopédie ou la création des disciplines (1‑). CNRS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.32628
    Teysseire, Daniel. « La science naturelle, pratique et utile de la santé : l’Hygiène ». In L’encyclopédie ou la création des disciplines, édité par Martine Groult. Paris: CNRS Éditions, 2003. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.32628.
    Teysseire, Daniel. « La science naturelle, pratique et utile de la santé : l’Hygiène ». L’encyclopédie ou la création des disciplines, édité par Martine Groult, CNRS Éditions, 2003, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.32628.

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    Groult, M. (éd.). (2003). L’encyclopédie ou la création des disciplines (1‑). CNRS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.32478
    Groult, Martine, éd. L’encyclopédie ou la création des disciplines. Paris: CNRS Éditions, 2003. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.32478.
    Groult, Martine, éditeur. L’encyclopédie ou la création des disciplines. CNRS Éditions, 2003, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.32478.
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