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L’encyclopédie ou la création des disciplines

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Martine Groult

Deuxième partie. Les sciences des arts et de la nature

Une discipline en gestation : l’orchestique

Marie-Joëlle Louison-Lassablière

Texte intégral

1Le xviiie siècle, du début jusqu’à la parution des derniers volumes de l’Encyclopédie, est marqué par la prolifération d’ouvrages sur la danse. Les uns répondent à des préoccupations d’ordre historique, ceux de Bonnet (1723), de Cahusac (1754), de Dorat (1767) ; les autres développent une grammaire de la danse : ils répertorient les pas et figures, les nomment, en donnent une définition précise et une représentation sténographique, usant pour ce faire de systèmes variés et plus ou moins complexes. Tels sont ceux de Feuillet (1700), Rameau (1725), Malpied (1762) et Magny (1765). Des manuels de théorie orchestique s’adressent au public désireux de s’initier aux danses en vogue dans les bals à la mode : ce sont ceux de Behr (1703), de Taubert (1717) et de La Cuisse (1762). Enfin, les ouvrages de Sol (1725), Noverre (1760), Josson (1763) et Laus de Boissy (1771) apportent une réflexion approfondie sur la pratique de la danse scénique et définissent une « poétique » au sens étymologique du terme. À cette liste, il convient d’ajouter certaines œuvres de théorie musicale où les considérations chorégraphiques sont récurrentes, par ex. le Dictionnaire de Musique de Rousseau (1768). Une quinzaine d’ouvrages environ, ce qui est considérable en regard des siècles antérieurs et révélateur des intérêts du moment.

  • 1 J’adopte ici et pour la suite de ma communication le classement proposé par Compan dans la préface (...)

2 L’Encyclopédie ne pouvait ignorer une telle recherche1

3Les articles qu’elle consacre à la danse se répartissent selon les mêmes centres d’intérêt et en fonction des compétences de leurs rédacteurs. Cinq spécialistes se sont partagés le travail :

  • Cahusac a rédigé les articles relatifs à l’histoire de la danse : Ballet, Danser, Opéra, et a défini les mots techniques tels que Contredanse ou Entrechat.
  • On doit au chevalier de Jaucourt les articles sur la scénographie comme Divertissement et Pantomime.
  • Rousseau a traité les questions musicales concernant les danses populaires Forlane, Gavotte, Passepied, Passacaille lorsqu’elles deviennent des morceaux pour suites instrumentales.
  • Diderot a étudié le vocabulaire technique désignant les pas : Battement, Cabriole, Coupé...
  • Le dessinateur Goussier a réalisé l’article Chorégraphie et les deux planches de notation chorégraphique insérées dans le dernier volume de l’ouvrage. On remarquera qu’aucun des cinq auteurs n’a été danseur !

Cahusac, principal auteur des articles sur la danse

4Des cinq spécialistes cités, c’est Cahusac qui apparaît comme le maître d’œuvre dans le domaine qui nous occupe, tant par la qualité que par le nombre des articles qu’il a signés. Né en 1706 et mort en 1759, Louis de Cahusac est le fondateur de la Société littéraire de Montauban, qui devient Académie en 1746. Il est l’auteur de plusieurs œuvres dramatiques dont Pharamond, Le Comte de Warwick, Zénéide et d’une comédie-ballet : L’Algérienne ou les muses comédiennes (1744). À compter de cette date, il devient le librettiste de Jean-Philippe Rameau et signe les livrets des opéras-ballets : Les Fêtes de Polymnie (1745), les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour (1747), des pastorales héroïques Zais (1748) et Nais (1749), de la tragédie lyrique Zoroastre (1749), et des actes de ballet La Naissance d’Osiris (1754) et Anacréon (1754). Sa collaboration à l’Encyclopédie ne l’empêche pas de se consacrer à la rédaction d’un ouvrage important : La Danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse (1754) qui retrace l’histoire de la danse et de ses rapports avec la représentation théatrale. En outre, ce traité présente l’intérêt d’ouvrir le débat sur le ballet et la danse dits « d’action » qui sera au cœur des écrits de J.-G. Noverre.

5Parfaitement conscient que la notion même de ballet est en pleine mutation et que le concept de « ballet d’action » est promis à un bel avenir, Cahusac voit dans l’Encyclopédie un moyen de diffusion qui pourrait inscrire son nom au nombre des novateurs de son époque et faire oublier au public que, contrairement à Noverre, il n’a jamais pratiqué la danse. Aussi écrit-il avec enthousiasme : « Qu’on se persuade que le siècle qui a produit dans les lettres L’Esprit des Loix, La Henriade, L’Histoire naturelle et l’Encyclopédie peut aller aussi loin dans les Arts que le siècle même d’Auguste » (op. cit., p. 138). Pourtant au sein de l’équipe qui rédige l’Encyclopédie, il a dû attendre une reconnaissance de son art à part entière. Dans le DP (p. xliij), on lit : « On trouvera dans le second volume l’article Ballet qu’il (= Cahusac) a rempli de recherches curieuses et d’observations importantes ; nous espérons qu’on verra dans tous l’étude approfondie et raisonnée qu’il a faite du Théatre lyrique » (c’est moi qui souligne). De fait, la danse n’apparaît pas dans le SF. Pour insérer cet art dans l’arborescence conçue par les Encyclopédistes, il faut se reporter à la colonne « Imagination » pour apercevoir dans « Poésie » une branche relative à la poésie dramatique qui contient la rubrique « Opéra ». La danse y est implicitement incluse puisque avant 1760, les ballets ne sont pas dissociés de l’art lyrique qu’ils illustrent ou dont ils constituent les divertissements.

6Ainsi dans l’article Opéra, la danse a la portion congrue : « Les ballets sont composés d’entrées dont les sujets sont différents, n’ont souvent qu’un rapport arbitraire et très éloigné ». Autant dire qu’on pourrait les supprimer sans nuire à la trame de l’œuvre lyrique ! Mais, ajoute le rédacteur, « il est vrai que la peine, et le plaisir, la joie, et la tristesse s’annoncent toujours ici par des chants et des danses ». Cahusac et les autres collaborateurs vont donc s’efforcer de conférer à la danse une certaine autonomie artistique et de lui donner une place égale à celle des autres arts libéraux, en évitant de la réduire à une technique au service de la musique et de la poésie, ou encore à un simple divertissement visuel ou corporel pour amateurs. En conséquence, l’Encycîopédie ne comporte pas d’article Bal, ce qui peut paraître paradoxal quand on sait à quel point le Bal de l’Opéra, depuis 1716, et les vauxhalls nouvellement créés attirent les foules !

  • 2 Archange Tuccaro, Trois dialogues de l’exercice de sauter et voltiger en l’air, Paris, Claude de Mo (...)

7Par ailleurs, il s’agit pour Cahusac d’exprimer le distinguo entre danse et gymnastique. L’article Orchestique trahit l’embarras de son rédacteur face à une confusion entretenue depuis l’Antiquité : « Le genre orchestique avait trois espèces. 1) la danse. 2) la cubistique ou l’art de faire des culbutes. 3) la sphéristique ou la paume qui comprenait tous les exercices où l’on se servait d’une balle ». L’usage de l’imparfait renvoie à une classification désormais révolue, mais que l’on trouve notamment dans le traité de Tuccaro2 qui a eu de nombreux lecteurs jusqu’à la fin du xviie siècle. Le mot orchestique ne fait donc pas encore partie du vocabulaire de la danse, et pourtant ce qu’il désigne dans son acception actuelle est largement pris en compte par les Encyclopédistes. Il s’agit aussi de distinguer la danse de la pantomime. Dans son article Pantomime, de Jaucourt utilise ce mot comme synonyme de danse et de danseur, mais il n’aborde que l’Antiquité romaine : il laisse le soin à Cahusac d’en réactualiser le sens et de définir la danse sur le plan historique. Cependant, l’amalgame est difficile à éradiquer puisque le nom de Bathylle, célèbre pantomime de l’époque d’Auguste, a servi à La Bruyère dans ses Caractères (Ch. III, « Des Femmes ») à faire le portrait de Louis Pécour danseur (et non pantomime) à la cour de Louis XIV. Il faut en réalité attendre les travaux de Noverre pour que le terme « pantomime » ne soit plus le synonyme de danse, mais la synecdoque, puisqu’il n’en est qu’un élément.

Historique de la danse. étude des articles danse et ballet

8L’article Danse est volumineux. Cahusac s’applique à éclairer le lecteur sur trois points : la définition de la danse, son origine et son évolution au cours des ages, par l’analyse des différents types de danses.

9La définition de la danse ne va pas de soi. En dehors des ouvrages spécifiques, les dictionnaires généralistes véhiculent parfois des définitions fantaisistes ou empreintes de préjugés, pour ne pas dire tendancieuses. L’Encyclopédie précise que la danse est constituée de « mouvements réglés du corps, sauts et pas mesurés, faits au son des instruments ou de la voix ». Si la notion de règle figure dans la définition des dictionnaires Richelet (1680) et de Trévoux (1704), elle n’est prise en compte ni par Furetière (1690), ni par l’Académie française (dont le dictionnaire a été publié en 1694), ni par Corneille dans son Dictionnaire des Arts et des Sciences (1694). Introduite ultérieurement dans le Furetière de 1727 et bien entendu dans l’édition de 1752, cette notion est due aux travaux de Feuillet pour qui toute danse repose sur des positions définies et précises dont le mode d’exécution ne saurait être remis en cause. En s’inspirant de la Chorégraphie ou l’art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs, Cahusac se fait le porte-parole des techniciens de son temps et des règles intangibles qu’ils ont établies.

10Dans la dernière partie de l’article, Diderot aborde la danse de saint Weit (= danse de saint Guy). Cela aurait pu faire l’objet d’un article séparé, placé à la lettre W. La juxtaposition n’est pas innocente, parce qu’elle souligne ce que la danse n’est pas, ou l’abus d’un terme employé indûment. S’agissant des malades atteints des convulsions de saint Guy, Diderot écrit : « on les appelait des danseurs, par dérision, à cause des secousses qu’ils éprouvaient dans les bras et dans les jambes, qui les faisaient gesticuler involontairement ». Ainsi aux règles de la danse s’oppose le dérèglement de la maladie et aux secousses subies par le malade l’acte volontaire qui procède à la création artistique. On aurait attendu la même remarque pour la « danse des bouquetins » ou la « danse des abeilles », parade amoureuse instinctive où le mot danse n’a pas sa place et ne revêt qu’une acception purement analogique. Mais l’Encyclopédie ne dit rien à ce sujet. L’étude de l’origine de la danse donne à Cahusac l’occasion de passer quelques préjugés ou mythes au crible de la raison.

  • 3 Voir l’article que j’ai écrit à ce sujet, intitulé « La danse du diable », Actes du colloque du Puy (...)

11Jusqu’au début du xviiie siècle – chez Bonnet par exemple –, on trouve comme explication à l’apparition de la danse celle que développe Lucien dans son Dialogue sur la Danse amplement divulgué par la traduction qu’en a faite Perrot d’Ablancourt (1654) et à laquelle s’abreuvent bien des rédacteurs de traités d’orchestique. Pour Lucien, la danse est d’origine divine : elle n’est que l’imitation par les hommes du bal des planètes. L’Encyclopédiste, au contraire, invoque la nature humaine. Le chant, première expression artistique selon Cahusac, a généré un rythme scandé spontanément par les corps de ceux qui l’écoutaient. De ce rythme et de ces sons perçus par l’oreille est née la danse, second art dans l’ordre d’apparition au sein de l’espèce humaine. Cette situation de second relève d’un ordre logique et chronologique : la danse n’est pas secondaire par rapport à la musique dont elle n’est ni un corollaire ni un avatar physique. Voilà qui met un terme aux théories des opposants à la danse qui, aux siècles précédents, la considéraient comme une perversion de la musique et qui affirmaient que seule la musique était digne de Dieu, la danse n’en étant que la dérive satanique3. Quand Cahusac évoque le problème de la danse astronomique, il écrit : « Platon et Lucien parlent de cette danse comme d’une invention divine. L’idée en effet en était aussi grande que magnifique : elle suppose une foule d’idées précédentes qui font honneur à la sagacité de l’esprit humain ». Plus de mythe donc : la danse a sublimé l’effort des hommes pour comprendre le cosmos. On assiste au triomphe du rationnel sur le préjugé. Cahusac émet les mêmes réserves, exprimées grammaticalement par des modalisateurs, à propos de la pyrrhique, dont l’origine repose sur une étymologie fort contestable : « C’est la même que celle que l’on nommait armée, que Pyrrhus renouvela, et dont quelques auteurs le prétendent l’inventeur ».

12L’Encyclopédie reprend à son compte la conception traditionnelle qui veut que la danse sacrée ait peu à peu fait place à la danse profane qui elle-même procède à la mise en place de la danse scénique. En dupliquant ce schéma, l’article Danse se fait l’écho des a priori défavorables au Moyen Âge : « La danse ensevelie dans la barbarie avec les autres arts, reparut avec eux en Italie dans le quinzième siècle ». Et de citer le spectacle donné pour le mariage d’Isabelle d’Aragon et du duc de Milan (1480) comme le premier ballet digne de ce nom. Là se termine l’historique de la danse ; la suite se trouve à l’article Ballet. Ce qui signifie qu’à l’époque moderne, toute danse qui n’est pas un ballet n’a pas lieu d’être mentionnée dans l’histoire de l’art. Il en va ainsi des danses de société comme de celles auxquelles s’adonnent les villageois (que l’on désignera plus tard du nom de danses folkloriques). Pour Cahusac, l’évolution de la danse s’explique par sa finalité. Les plus anciennes sont chargées d’une intention populaire : danse liturgique à des fins propitiatoires, danse militaire qui fait fonction d’entraînement, danse des festins ou des funérailles qui rend hommage à celui auquel elle est dédiée, danse lascive qui se veut séductrice, etc. Les danses modernes n’ont d’autres raisons d’être que de procurer du plaisir à ceux qui les regardent. Cette seule finalité esthétique justifie la rupture chronologique dans l’exposé historique ainsi que le renvoi à l’article Ballet.

13On peut s’étonner de l’aspect conventionnel de cet article dont toute polémique est absente. Il n’est que de comparer les propos de Cahusac sur la danse astronomique : « Les Égyptiens en furent les inventeurs : par des mouvements variés, des pas assortis, et des figures bien dessinées, ils représentaient, sur des airs de caractère, l’ordre, le cours des astres et l’harmonie de leur mouvement. Cette danse sublime passa aux Grecs, qui l’adaptèrent pour le théâtre. Platon et Lucien parlent de cette danse comme d’une invention divine (…) » avec ceux de Dorat sur le même sujet : « Ces danses respectables ont eu sans doute pour modèles les danses mystérieuses et tristes des Égyptiens. Ils en avaient une, nommée Astronomique, dans laquelle, par l’enchaînement de certains pas, ils prétendaient imiter la rotation régulière des astres. On reconnaît bien à cette ingénieuse absurdité le caractère des habitants du Nil, qui, dans le même temps élevaient des Pyramides, créaient des lois sages, et adoraient des Crocodiles » (Dorat, p. 37-61). Pourquoi Cahusac ne cherche-t-il pas à remettre en cause la filiation des arts présentés, depuis le xvie siècle, comme trouvant leur source dans une Antiquité mère de toutes les créations humaines et que l’on doit admirer de façon inconditionnelle ?

14Réponse à l’article Ballet : Cahusac cite ses propres sources, en l’occurrence le livre de Claude-François Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes (1682). Le paragraphe consacré aux danses astronomiques s’éclaire dès lors qu’on le compare à celui de Ménestrier : « Les Égyptiens qui furent des Sages réglez jusqu’aux plus petites choses, firent les premiers de leurs Dances des hiéroglyphiques d’action, comme ils en avoient de figurez pour exprimer leurs mystères. Platon qui fut leur disciple et leur admirateur, ne put assez louer l’esprit de celuy qui le premier mit en Concert et en Dance l’Harmonie de l’Univers et tous les mouvemens des Astres, et conclud qu’il devoit estre un Dieu, ou un homme divin » (p .35). Sur le plan historique, Cahusac, comme Bonnet et bien d’autres auteurs, est tributaire de ses prédécesseurs. L’article Ballet ne fait que confirmer cette démarche. La question est donc de savoir quelle part personnelle il a prise à sa rédaction. La définition du mot Ballet renvoie au système chorégraphique en usage dans les ballets de cour. Cahusac le définit comme une « danse figurée » dont la composition procède par entrées successives d’une durée de cinq minutes environ, exécutées par quatre, six ou huit danseurs, sur des pas empruntés aux danses de société, dans le souci de constituer des figures géométriques ou symboliques visant à illustrer un propos. Cette technique est utilisée en France depuis le xvie siècle. Cahusac étend cette définition rédigée au présent à l’actualité chorégraphique de son temps, ce qui va l’obliger, comme nous le verrons, à y apporter quelques nuances à la fin de son article.

  • 4 Le ballet-solo est dû à l’initiative des danseuses qui se réclament de la Danse Libre, c’est-à-dire (...)

15Influencé par l’esthétique et les usages qu’il a sous les yeux, il écrit : « Tout ballet suppose la danse, et le concours de deux ou de plusieurs personnes pour l’exécuter. Une personne seule, qui en dansant représenterait une action, ne formerait pas proprement un ballet ; ce ne serait alors qu’une sorte de pantomime ». Le ballet est perçu comme collectif, même si certaines entrées étaient interprétées en solo. Cette conception va perdurer jusqu’au xxe siècle4. En revanche, la collusion entre danseur et pantomime fondée sur le nombre d’artistes en scène est tout à fait obsolète : elle répercute les théories des siècles précédents.

16Même attitude pour trouver une caution antique à la création des ballets de son époque. Cahusac recourt alors à l’inévitable définition du ballet selon Plutarque « il est une espèce de poésie muette » et à l’inévitable parallèle avec les tragédies grecques, dont les strophes et les antistrophes, par les déplacements du chœur qu’elles supposent, fournissent le modèle le plus ancien de ballets scéniques ! Tout aussi désuets sont les critères qui l’amènent à qualifier le ballet « d’amusement très ancien ». Cette expression renvoie à une tradition aulique d’après laquelle le roi et sa cour se divertissent à regarder et/ou à danser des ballets dont ils sont les commanditaires. Éphémères parce que conçues pour être ludiques, ces chorégraphies n’existent que dans l’instant où elles sont exécutées et ne sont pas perçues comme œuvres d’art faute d’accéder à l’immortalité ! En reprenant à son compte le concept d’amusement, Cahusac confère à la danse un statut d’autant plus ambigu qu’il adopte le classement des genres chorégraphiques élaboré par Ménestrier alors même que celui-ci est en passe de disparaître avec l’avènement du ballet d’action.

17Où l’article Ballet est-il donc novateur ? Dans la dernière phrase.

18Cahusac se risque à dire qu’aujourd’hui « on a mis la danse en action » : chronologiquement, il s’agit de la première mention de ce terme qui s’imposera dès 1760 sous le plume de Jean-Georges Noverre. Mais le pronom « on » ne désigne pas encore l’auteur des Lettres sur la danse. Il fait sans doute référence aux premières tentatives de ballets d’action. En 1714, à la cour de la duchesse du Maine à Sceaux, Claude Ballon et Françoise Prévost interprètent sans parole la scène des imprécations de Camille extraite d’Horace de Corneille. Une expérience similaire est menée à Londres, en 1717, par J. Weawer qui chorégraphie Les Amours de Mars et de Vénus en l’absence de tout texte déclamé ou chanté. Elle est reprise en 1734 par Marie Sallé dans Pygmalion. Dès lors, Cahusac apparaît comme le théoricien de ce nouveau genre en défendant l’idée selon laquelle la danse est capable de représenter par des moyens qui lui sont propres la totalité de l’expérience humaine. Toutefois il a conscience que ce genre ne possède pas encore une forme aboutie et s’interroge sur les conditions nécessaires à son développement. Il écrit :

Cependant parmi le grand nombre d’auteurs célèbres qui se sont exercés dans ce genre, il y en a fort peu qui l’aient fait avec succès : on a encore moins de bons ballets que de bons opéras, si on en excepte les ouvrages de M. Rameau. (…) D’où vient donc la rareté des talents dans un pareil genre ? Est-ce le génie ou l’encouragement qui manquent ?

  • 5 Si la plupart de ces pamphlets sont anonymes, Rameau y réplique indirectement en s’en prenant à l’E (...)

19Questions très pertinentes à cette époque où sévit la Querelle des Bouffons. Commencée en 1752, elle partage les mélomanes en deux clans : les « Bouffons », partisans de la nouvelle musique italienne avec à leur tête Grimm, d’Holbach, Rousseau et Diderot qui se réunissent à l’opéra sous la loge de la Reine, et les « Anti-Bouffons », défenseurs de la musique française groupés autour de Cazotte, Rameau, Madame de Pompadour et d’Alembert, qui se rassemblent sous la loge du Roi et ravivent l’ardeur classique des admirateurs de Lulli et de Rameau. La position de Cahusac est très délicate. Bien que librettiste de Rameau, il est d’accord avec les italianistes pour qui refuser la scission entre le ballet et l’art lyrique constitue une conception anti-dramatique et archaïsante. Cette opinion en porte-à-faux justifie la forme interrogative par laquelle Cahusac clôt cet article, n’osant peut-être pas aviver des antagonismes déjà exacerbés par de nombreux pamphlets5. L’avenir se chargera de consommer cette rupture.

La poétique. Étude des articles techniques : position, entrechat, menuet, bourrée, contredanse, coupé

20L’article Position n’est pas signé – peut-être est-il de Diderot ? – : « il y en a cinq principales », y est-il précisé. Le terme « principal » semble polysémique ; d’une part, il renvoie à la nomenclature de Feuillet qui distingue cinq bonnes positions et cinq fausses, d’autre part, il désigne les principes de base sur lesquels repose la danse classique. Étrangement il n’en accorde pas la paternité à Beauchamps ni ne commente le choix symbolique du chiffre cinq. Contrairement à ce que fera Compan dans son Dictionnaire de danse (1787), il ne donne aucune considération d’ordre morphologique pour justifier l’usage des positions. Car c’est Noverre qui entre temps a suggéré que les danseurs aient des connaissances anatomiques pour décomposer les mouvements. Alors que l’Encyclopédie définit par exemple la quatrième position en ces termes : « La quatrième position est à peu près la même que les précédentes, excepté que le pied gauche est devant et le droit derrière sur une ligne droite, et sans être croisés, à distance l’un de l’autre », Compan ajoute :

Quand on marche, si l’on croise les pieds, cela fait aller de travers, et dérange l’équilibre du corps ; c’est à quoi on ne peut trop prendre garde. Il est vrai que cela dépend des soins du Maître, car, dans les commencements on contracte quelquefois de mauvaises habitudes, dont, par la suite, on a toutes les peines du monde à se défaire. (Dictionnaire de Danse, p. 304).

21Par ailleurs, la distance entre les pieds est régie par un critère déjà ancien, celui de la « Belle Dance » auquel Diderot fait allusion à propos de la seconde position : « elle exige que les deux jambes soient écartées, mais seulement de la longueur du pié distant entre les deux » sans préciser si cette obligation est morale ou technique. On ne perçoit aucune remise en cause des règles de bienséance en usage au xviie siècle. Si l’article Position apparaît comme purement technique, la définition de certains pas est loin d’être neutre et répond au principe de détournement cher aux Encyclopédistes, comme on va le voir pour la rubrique Entrechat écrite par Cahusac.

22La définition du pas semble lacunaire. En effet, l’auteur ne mentionne pas l’entrechat royal (actuel entrechat trois) dont Louis XIV était l’inventeur et s’était arrogé l’exclusivité à l’époque où il dansait. Par contre, il cite les danseurs qui en maîtrisent parfaitement la pratique, Déruel et Dupré notamment. De toute évidence, il occulte l’évolution technique résultant du mécénat royal pour insister sur ses préférences personnelles, car au milieu de l’article, il change son système d’énonciation et poursuit à la première personne du singulier. On en vient donc à un texte de critique artistique très subjectif dans lequel l’auteur discute les prestations des ballerines de l’Opéra : « J’ai vu naître les entrechats des danseuses : mademoiselle Salley ne l’a jamais fait sur le théâtre, mademoiselle Camargo le faisait d’une manière fort brillante à quatre ; mademoiselle Lamy est la première danseuse en France qui l’ait passé au théâtre à six ». Il emprunte même parfois le ton des gazettes comme le prouve ce dialogue rapporté :

  • 6 Françoise Prévost ou Prévôt (1680-1741) après une brillante carrière de danseuse fut éclipsée par l (...)

J’ai entendu dans les commencements de grands murmures sur l’agilité de la danse moderne. Ce n’est pas ainsi, disait-on, que les femmes devraient danser. Que devient la décence ? Ô temps ! Ô mœurs ! Ah, la Prévost ! la Prévost6...! Elle avait les pieds en dedans et des jupes longues, que nous trouverions encore aujourd’hui trop courtes.

23Au-delà des bavardages de coulisses, c’est l’expression « danse moderne » qui retient l’attention. Elle n’est pas antinomique d’ancienne, comme dans le titre de C.-F. Ménestrier ; par contre, elle s’oppose à celle du siècle précédent et induit une idée de rupture. Le thème de la pudeur fait figure d’alibi dans un contexte qui veut réformer le costume des danseuses pour leur donner les moyens de leur réussite, et ne pas laisser aux seuls hommes le monopole des pas battus ou sautés au prétexte qu’ils ne risquent pas de s’entraver dans leurs jupons. Une fois encore, Cahusac ouvre la voie à Noverre qui va supprimer les perruques, les masques, les paniers des robes et les chaussures à talons hauts.

24Le concept de modernité se lit également dans la définition des noms de danses.

25Celles qui sont passées de mode ne font l’objet d’aucun article, par ex. le trihori, le tricotet ou la volte. Pour cette dernière, seule est donnée la définition que ce terme revêt en équitation, mais pas en chorégraphie. Il est à noter que cette absence s’observe également dans les travaux de Sol et de Josson (cf. bibliographie). Par contre, Rousseau dans son Dictionnaire de la Musique lui consacre un article : « Sorte d’air à trois temps propre à une danse du même nom, laquelle est composée de beaucoup de tours et retours, d’où lui est venu le nom de volte. Cette danse est une espèce de Gaillarde, et n’est plus en usage depuis longtemps ». Pourquoi n’a-t-il pas jugé bon d’insérer cette explication dans l’Encyclopédie ? Sans doute parce qu’il y intervient en tant que musicologue et qu’à ce titre, il n’est concerné que par les danses qui composent les suites instrumentales, comme l’allemande ou la passacaille. La volte n’entre pas dans cette catégorie de sorte que l’Encyclopédie ne sauvegarde pas le patrimoine orchestique : elle ne répertorie que les danses incluses dans les ballets ou les opéras et qui, de ce fait, bénéficient d’une sorte de label esthétique. Il faut attendre le dictionnaire de Compan pour que toutes les danses de la Renaissance soient recensées et expliquées au lecteur. S’agissant des danses du Grand Siècle encore en usage, Rousseau élabore des articles identiques pour l’Encyclopédie et son propre dictionnaire, comme on peut en juger pour la définition du Menuet. Ce mot y prend une connotation péjorative, parce qu’il est perçu comme une émanation de l’étiquette royale : « l’on peut dire que le moins gai de tous les genres de danse, usités dans nos bals, est le menuet ».

  • 7 Philippe Le Moal, Dictionnaire de la danse, Paris, Larousse, 1999, article Noble.

26En revanche, c’est Cahusac qui rédige l’article Bourrée à cause du Pas de Bourrée, terme d’orchestique qu’il lui revient de définir. Au passage, il signale brièvement que la bourrée est typique de l’Auvergne, pour en venir très vite à des considérations scéniques : « Mouret a fait de jolies bourrées ; il a porté ce genre d’airs et de danse dans ses ballets. On l’a peu suivi, cette danse ne paraissant pas assez noble pour le théâtre de l’opéra ». L’adjectif « noble » renvoie à un critère d’excellence et définit un style à part entière, celui qui est requis par le genre héroïque et sérieux. L’expression « danse noble » est apparue en 1705 sous la plume de Lecerf de Viéville, puis reprise en 1740 par les frères Parfait dans leur Histoire de l’Académie Royale de Musique, et figure également dans l’édition de 1762 du dictionnaire de l’Académie : elle tend à remplacer « belle dance » qui est trop connotée de l’époque de Louis XIV. La danse noble est définie par Noverre avec les caractéristiques suivantes : noblesse et élégance des attitudes, propreté de l’exécution, grâce. Ce style noble suppose de la lenteur et de la majesté, de l’élévation et une parfaite maîtrise corporelle dans les aplombs. Toutes ces qualités mises au service d’une danse de cour ou d’une danse paysanne en font un élément de ballet7. On assiste peut-être là à l’émergence d’un nouveau canon esthétique.

27Même les danses très en vogue en ce milieu du xviiie siècle sont examinées au crible de ce canon. Cahusac ne recule devant rien pour anoblir toute création chorégraphique qui lui paraît digne d’intérêt. Ainsi dans l’article Contredanse qu’il conclut en ces termes : « Celle (= la contredanse) des Fêtes de Polymnie, ballet de M. Rameau, représenté en 1745, fut si goûtée qu’on n’a guère fait depuis de ballet sans contredanse », alors que Rousseau dans son Dictionnaire de la Musique évoque la contredanse comme une danse de société très appréciée dans les bals sans mentionner son insertion dans les opéras-ballets. N’y a-t-il pas là une divergence qui tient au parti auquel s’est rangé chaque auteur dans la Querelle des Bouffons, quand on lit cette pique à peine voilée qui clôt l’article de Rousseau : « En tout genre les choses les plus simples sont celles dont on se lasse le moins ». La contredanse était effectivement populaire en raison de sa simplicité... L’Encyclopédie n’a pas pour vocation d’être un manuel de pédagogie chorégraphique, même si les articles sont souvent libellés sur le mode injonctif et comportent de nombreux conseils permettant au lecteur une exécution plus habile et moins risquée des pas et danses définies. Quelques exemples suffisent à illustrer cette méthode. Dans l’article Coupé, Diderot use du « on » et emploie le futur ; il décompose le pas en quatre éléments numérotés qui indiquent la succession des mouvements à accomplir :

On suivra les mêmes règles pour les faire en arrière et de côté : mais on ne passera le pied qu’après que l’on aura plié ; autrement on prendrait son mouvement à faux, et l’on ne se relèverait pas avec la même facilité.

28Et Diderot de prendre directement le lecteur à parti :

Lorsque vous prenez votre demi-coupé en avant, par exemple, vous le pliez très doucement (…).

29Mais dans l’ensemble, la lecture des articles les plus complexes suppose la connaissance du vocabulaire de base. Rien pourtant ne renvoie des uns aux autres. Or si la difficulté est graduelle dans l’exécution, elle l’est aussi dans l’apprentissage des termes techniques.

30Étudions l’article Fleuret : « Le fleuret est un pas qui est presque semblable à celui de bourrée, parce qu’il n’a qu’un mouvement. Il est de facile exécution et est composé d’un demi-coupé et de deux pas marchés sur la pointe des piés... ». Comment savoir que, pour comprendre ce libellé, il faut d’abord consulter l’article Position, puis l’article Coupé à l’alinéa Demi-coupé, puis l’article Bourrée à l’alinéa Pas de Bourrée ? Aucun néophyte ne pourra reconstituer cette démarche, pas même en s’aidant des quelques notations chorégraphiques qu’a dessinées l’illustrateur de l’Encyclopédie, Goussier.

La chorégraphie. Étude de l’article chorégraphie et des deux planches qui l’illustrent

  • 8 Sur la méthode Feuillet, voir l’article « Traduire la danse » que j’ai écrit dans La Traduction à l (...)

31Louis-Jacques Goussier, que Diderot appelle « Gousse » dans son dialogue Jacques le Fataliste, collabore à l’Encyclopédie dès le début, et dirige la gravure de 1760 à 1763. Sur 2000 planches, 900 portent sa signature et plusieurs non signées sont aussi de lui. On lui doit également de nombreux articles techniques, en particulier ChorégraPhie qu’illustrent deux planches de notation. Le mot Chorégraphie a son sens étymologique : la définition de l’Encyclopédie se résume à peu de choses près au titre donné par Feuillet à son ouvrage : Chorégraphie ou l’art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs 8. De fait, un peu plus loin dans l’article, apparaît le nom de Feuillet. Goussier emprunte à cet ouvrage son plan : « L’ordre que nous suivons dans cet article est déterminé par l’exposition même de l’art ». On rencontre la même préoccupation chez Feuillet qui va du mouvement simple aux combinatoires les plus complexes. Si les trois quarts de l’article de Goussier ne sont qu’un décalque fidèle de la méthode de Feuillet, on ne peut le réduire à un vulgaire plagiat. Quelques remarques s’imposent.

  • 9 À l’article Conservatoire, on trouve ceci : « maison où l’on reçoit des femmes et des filles que la (...)

32En premier lieu, c’est le seul article de l’Encyclopédie relatif à la danse qui fait explicitement référence à la mémoire, en évoquant le « but qu’on se propose, la conservation de la danse ». Notion capitale puisqu’elle justifie toutes les recherches en matière de sténographie chorégraphique. Mais paradoxalement, cette idée semble éphémère, faute d’être développée à la rubrique Conservatoire 9. Or, le Conservatoire royal de Danse fondé en 1713 avait précisément pour objectif la constitution d’un répertoire chorégraphique et son enseignement aux futurs danseurs. Deuxièmement, Goussier énumère les prédécesseurs de Feuillet qui ont conçu un système de notation des pas et figures de danse. En citant l’Orchésographie (1588), il dit de Thoinot Arbeau qu’il est « le premier et peut-être le seul qui ait pensé à transmettre les pas de danse avec les notes du chant ». Ce qui est en partie faux, ses tablatures s’inspirant largement des systèmes antérieurs de Michel Toulouze (1496) et d’Antonius Arena (1529). De toute façon, d’autres systèmes ont existé qui ne nous sont pas parvenus et que Feuillet lui-même a incorporés au sien : les travaux de Beauchamps et surtout ceux de Lorin (1688) sont mal connus mais ont ouvert la voie à la notation chorégraphique.

  • 10 Il s’agit de la mascarade intitulée Le Mariage de la grosse Cathos datant de 1688.
  • 11 Le système ayant pour base les portées musicales sera modifié et amélioré pour consigner le mouveme (...)
  • 12 Louis Dupré (1690-1774), danseur, chorégraphe et pédagogue. Il s’impose comme danseur noble et fut (...)

33En revanche, l’intérêt majeur de l’article de Goussier tient à la comparaison entre la notation de Feuillet et celle de Favier : « Un manuscrit du sieur Favier m’étant tombé entre les mains, j’ai cru faire plaisir au public de lui expliquer le système de cet auteur, d’autant plus que son livre ne sera probablement jamais imprimé » écrit Goussier. C’est là une intuition géniale puisque les recherches chorégraphiques de Jean Favier (1648-1719) ne nous sont actuellement connues que grâce à l’Encyclopédie et par la partition manuscrite d’une mascarade10. Autant dire que Goussier a sauvé de l’oubli un système qui utilise pour la première fois les portées musicales comme support de la sténographie : « Cet auteur représente la salle où l’on danse par des divisions faites sur les cinq lignes d’une portée de musique... ». En effet, le rôle de chaque danseur est inscrit sur une portée où sont notés l’orientation spatiale accompagnée d’un signe g (gauche) ou d (droite) précisant la jambe qui se déplace et, au-dessous, les symboles correspondant aux différentes phases des pas. La séparation en colonnes verticales met en correspondance mouvement et musique11. La seconde planche, dans sa partie inférieure, témoigne de cette écriture qui n’a pas eu la faveur des maîtres à danser parce qu’elle ne pouvait pas tracer le chemin, problème auquel Feuillet apporte des réponses. Goussier va avoir l’ingénieuse idée de compléter le système Feuillet par celui de Favier grâce au témoignage oral d’un danseur : « L’idée de marquer les temps des pas par la forme ou la couleur de leur tête est venue à cet auteur (= Favier) ; mais elle nous avait été communiquée par M. Dupré12 et nous l’avons introduite dans la Chorégraphie du sieur Feuillet où elle manque ». De là naît un système hybride résultant d’une sorte de collaboration posthume de Favier (mort en 1719) et Feuillet (mort en 1710) et qui ne figure que dans l’Encyclopédie.

34Par contre, Goussier laisse de côté d’autres systèmes chorégraphiques très connus à son époque, celui de l’Allemand Samuel Behr (1703) et surtout celui que Pierre Rameau expose dans son ouvrage Le Maître à Danser (1725) et dans l’Abrégé de la nouvelle méthode dans l’art d’écrire ou de tracer toutes sortes de danses de ville (1725), où l’on peut mesurer les changements survenus en un quart de siècle dans la perception de l’espace et le tracé du chemin. Cette omission est d’autant plus regrettable que Pierre Rameau fut très apprécié outre-Manche où son livre connut de nombreuses rééditions. À l’époque où paraissent les premiers volumes de l’Encyclopédie, Magny et Malpied diffusent aussi leur savoir chorégraphique en usant du système Feuillet, mais enrichissent son écriture de signes qui leur sont propres. En dépit des possibilités qu’offre cette sténographie, elle deviendra rapidement obsolète, la multiplication des caractères rendant peu à peu la lisibilité d’une partition beaucoup trop absconse. Dès 1760, Noverre va se démarquer de cette pratique dans ses Lettres sur la danse : « La chorégraphie amortit le génie ; elle éteint, elle affaiblit le goût du compositeur qui en fait usage » (Lettre XIII).

35S’il n’y a pas dans l’Encyclopédie d’article Chorégraphe, c’est que cette profession n’est pas encore reconnue comme telle : on parle de maître de ballet. Le sens actuel ne sera attesté que plus tard, en 1820, chez Carlo Blasis. Pour l’heure, c’est le statut du danseur qui est en train de se mettre en place.

Le statut du danseur. Étude de l’article Danseur

36Si la définition du danseur n’est guère sujette à caution, les informations données sur le statut de la profession sont incomplètes et même tendancieuses. L’article – qui n’est pas signé mais probablement dû à Diderot – fait référence aux statuts de la « communauté » (sic) datés de l’année 1658 dont sont détaillés les points principaux : nomination de son chef par lettres de provision du roi, élection annuelle des maîtres de la confrérie, tenue des registres, modalités de délivrance des brevets d’apprentissage et des lettres de maîtrise, statut spécifique des apprentis, droit d’exercice des maîtres... S’il est tout à l’honneur de l’Encyclopédie de définir le danseur comme un professionnel et non comme un vulgaire saltimbanque, il convient tout de même d’apporter à cet article quelques éclaircissements. La communauté précitée est celle de Saint-Julien : elle porte aussi le nom de Ménestrandie.

37Cette corporation, fondée à Paris en 1321, regroupe les joueurs d’instruments à cordes, et plus particulièrement de violons. Ayant acquis par lettres patentes le droit d’enseigner aussi bien la musique que la danse, elle est devenue très puissante au fil des siècles. Les lettres patentes de 1658 enregistrées au Chatelet le 13 janvier 1659 confèrent le titre de « roi des maîtres à danser et roi des violons » à celui qui la dirige. Le premier fut Guillaume Dumanoir. Cette corporation aux tarifs prohibitifs et aux exigences de plus en plus exorbitantes (le maître à danser doit acheter sa charge à prix d’or) va susciter une contestation interne jusqu’à la scission : treize maîtres à danser ou danseurs s’en détachent et réussissent à obtenir de Louis XIV des lettres patentes pour la fondation de l’Académie Royale de Danse en 1661. Cette création suscite une longue polémique entre maîtres joueurs d’instruments et maîtres à danser qui durera plus d’un siècle. Que l’Encyclopédie ne fasse pas état de ces querelles de chapelles, soit. Mais la fondation de l’Académie royale de danse a déterminé une esthétique et une politique marquées par l’absolutisme, qu’on ne peut pas passer sous silence. Or, il n’existe pas d’article Académie. Par conséquent, il y a une volonté délibérée d’occulter la concurrence que se sont faite les deux institutions.

38Quelques mots sur l’Académie royale de danse : fondée en 1661, dissoute en 1778, elle fonctionne donc encore quand Diderot écrit son article. Distincte de l’Académie royale de musique avec laquelle elle n’a jamais fusionné, elle est calquée sur le modèle de l’Académie française. Louis XIV, roi-danseur, lui donne pour fonction d’analyser et de normaliser la danse puis d’en diffuser les règles, de former les danseurs, et de répertorier les danses et les ballets pour assurer leur conservation. On trouve en son sein tous les artistes qui posèrent les bases de la danse classique : Pierre Beauchamps, Louis Pécour, Louis Dupré, Gaëtan Vestris, Maximilien Gardel, Jean-Georges Noverre et bien d’autres encore. Son influence la plus durable apparaît dans la définition normative des pas et figures : sans l’Académie, il n’y aurait jamais eu d’articles Position, Coupé ou Entrechat dans l’Encyclopédie ! Le mutisme de Diderot à l’égard de cette académie est réprobateur : la collusion de cette institution avec le pouvoir royal dans un premier temps, puis son conservatisme excessif qui la mènera à la sclérose sont les arguments invoqués par les membres de la Ménestrandie dont l’Encyclopédie semble avoir épousé la cause.

  • 13 Danseurs et Ballet de l’Opéra de Paris, Archives nationales, 1988. Il s’agit du manuscrit coté Ms 0 (...)

39L’article paraît lacunaire dans un autre domaine, celui de la morphologie. Si la profession de danseur répond à des normes juridiques, il va sans dire que les postulants doivent avoir des dispositions physiques, le sens du rythme et des connaissances musicales leur permettant de mener à bien cette carrière. Sur ce point, le dictionnaire de Compan sera beaucoup plus explicite, mais, dans l’intervalle, Noverre réclamera du danseur qu’il apprenne les rudiments de l’anatomie. Reconnaissons à Diderot le mérite d’avoir souligné l’inégalité de traitement qui oppose les danseurs aux chanteurs à l’Opéra de Paris. Aussi écrit-il : « Dans les lettres patentes d’établissement de l’opéra, le privilège de non-dérogeance n’est exprimé que pour les chanteurs et chanteuses seulement ». Bien que dénuée de tout commentaire, cette phrase anticipe les revendications qu’une telle injustice va susciter à brève échéance. De fait, dès 1780, un mémoire intitulé « Sur l’inégalité des traitements entre les chanteurs et les danseurs » soulève le problème sans y apporter de solution satisfaisante13. Cette dérogeance est à l’origine du discrédit moral jeté sur la profession et contre lequel elle a encore aujourd’hui bien du mal à se défendre.

40L’Encyclopédie apparaît comme le premier dictionnaire de la danse, avant celui que Compan publie en 1787, le Dictionnaire de Danse dans lequel il la pille jusqu’au plagiat. Il n’est que de comparer certains articles des deux œuvres pour s’en convaincre, Danse par exemple. Dès la page de titre, Compan reconnaît volontiers que « le tout [est] tiré des meilleurs auteurs qui ont écrit sur cet Art ». Dans la préface, il précise : « Le Traité sur la Danse, par Cahusac, et les Lettres de M. Noverre, m’ont fourni les préceptes que je donne dans ce dictionnaire » (op. cit.). Mais jamais il ne fait référence à l’Encyclopédie, si ce n’est par quelques critiques indirectes comme dans cette phrase : « Ce n’est donc pas la manie de faire un Dictionnaire qui m’a fait entreprendre celui-ci, mais comme jusqu’à présent il ne s’est trouvé personne qui ait donné le vocabulaire et les principes de cet Art, j’ai osé l’entreprendre (…) » (Ibid.). Pourtant, au-delà des extraits qu’il emprunte à l’Encyclopédie pour les insérer dans son travail, il est, peut-être à son corps défendant, influencé par la pensée des Encyclopédistes. Son dictionnaire est un ouvrage composite qui prétend faire le tour de sujet par l’interdisciplinarité des thèmes abordés. Non sans maladresse, il essaie de rendre compte de l’évolution chorégraphique de l’Antiquité à son époque en faisant coexister les danseurs de corde et les « sauvages du Canada », les ballets chinois et les danses macabres. Si cet éclectisme a des côtés savoureux, il manque à l’ouvrage de Compan ce qui fait la force de l’Encyclopédie : une démarche rationnelle.

41Dans les dictionnaires de danse publiés au xixe siècle, c’est l’Encyclopédie qui sera analysée ; on en relèvera les erreurs et les insuffisances tout en rendant hommage à ses rédacteurs. Ainsi Desrat à l’article « Contredanse » s’indigne : « Dans l’Encyclopédie, Diderot commet une erreur profonde (erreur souvent répétée par les copistes et fabricants de dictionnaires) en confondant les contredanses avec une danse exécutée par un couple seul » (Dictionnaire de Danse, 1895). Mais il reconnaît volontiers à l’article « Pas » : « J’ai emprunté cette longue théorie à l’Encyclopédie (…) » ou encore à l’article « Fleuret » : « L’Encyclopédie de Diderot en donne une théorie complète ». Contestée ou appréciée, plagiée ou critiquée, l’Encyclopédie apparaît donc comme un ouvrage de référence qui, on le voit, a eu pour principal mérite celui de lancer un défi aux théoriciens de la danse : rédiger des dictionnaires.

42Quant à moi, j’aurais souhaité clore cette communication comme il se doit. Mais je ne pourrai pas respecter la tradition chorégraphique, puisque l’Encyclopédie ne comporte pas l’article Révérence. (9)

Notes

1 J’adopte ici et pour la suite de ma communication le classement proposé par Compan dans la préface de son Dictionnaire de danse (1787) : « On considère dans la Danse trois parties ; celle qui tient de la méchanique et qu’on appelle Chorégraphie, ensuite la Poétique, ou ce recueil de réflexions, de vues, de moyens, de principes et de préceptes qu’on indique pour la perfection d’un Art, et enfin la partie Historique, dans laquelle un artiste jouit de sa propre expérience et de celle de tous les temps ». Pour les ouvrages sur la danse, se reporter à la bibliographie en fin de ce livre.

2 Archange Tuccaro, Trois dialogues de l’exercice de sauter et voltiger en l’air, Paris, Claude de Monstr’ceil, 1599.

3 Voir l’article que j’ai écrit à ce sujet, intitulé « La danse du diable », Actes du colloque du Puy-en-Velay, 1998 (à paraître).

4 Le ballet-solo est dû à l’initiative des danseuses qui se réclament de la Danse Libre, c’est-à-dire I. Duncan et L. Fiiller, avant la Première Guerre mondiale.

5 Si la plupart de ces pamphlets sont anonymes, Rameau y réplique indirectement en s’en prenant à l’Encyclopédie dont il dénonce les erreurs des trois ouvrages : Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, Paris, S. Jorry, 1755 ; Suite des erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, s.l., 1756 ; Lettre à M. d’Alembert sur ses opinions en musique insérées dans les articles Fondamental et Gamme de l’Encyclopédie, Paris, Imprimerie royale, 1760.

6 Françoise Prévost ou Prévôt (1680-1741) après une brillante carrière de danseuse fut éclipsée par le talent de ses jeunes élèves Marie Sallé (ou Salley) et Marie-Anne Cupis de Camargo, dite la Camargo.

7 Philippe Le Moal, Dictionnaire de la danse, Paris, Larousse, 1999, article Noble.

8 Sur la méthode Feuillet, voir l’article « Traduire la danse » que j’ai écrit dans La Traduction à la Renaissance et à l’Age classique, Saint-Étienne, Publications de l’Université, 2001, pp. 139-158.

9 À l’article Conservatoire, on trouve ceci : « maison où l’on reçoit des femmes et des filles que la misère pourrait entraîner dans la débauche. Il y en a en Italie plusieurs. On donne le même nom à un hôpital d’une autre espèce fondé à Rome pour de pauvres orphelines ; enfin on appelle ainsi en Italie les écoles de musique, dont les plus célèbres sont à Naples, et d’où sont sortis des grands hommes en ce genre ».

10 Il s’agit de la mascarade intitulée Le Mariage de la grosse Cathos datant de 1688.

11 Le système ayant pour base les portées musicales sera modifié et amélioré pour consigner le mouvement par écrit, d’abord au xixe siècle par Arthur Saint-Léon et V. Stépanov, puis au xxe siècle par P. Conté et A. Nikolaïs.

12 Louis Dupré (1690-1774), danseur, chorégraphe et pédagogue. Il s’impose comme danseur noble et fut le premier à être gratifié du titre flatteur de « dieu de la danse ». Il se produit dans l’Europe entière avant de devenir le professeur de J.-G. Noverre.

13 Danseurs et Ballet de l’Opéra de Paris, Archives nationales, 1988. Il s’agit du manuscrit coté Ms 01 622, p. 18.

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