France Culture à l’œuvre
|Troisième partie. Les producteurs de France Culture
Chapitre 5. Du lien d’emploi à la socialisation professionnelle
Texte intégral
« Le métier de producteur qu’est-ce que c’est, on ne sait pas. Il n’y a pas de statut. Vous comprenez, nous sommes dans un statut hybride constamment. Il y a des responsables qui vous disent : “Oh bien, producteur, n’importe qui peut le faire.” On a entendu ça. C’est toujours charmant. Il n’y a pas de définition du métier. Il faut forcément que ce soit quelqu’un de cultivé, qui ait une formation universitaire ou non, c’est pas obligé, qui soit curieux. Enfin c ’est très compliqué. Qui sache en plus ce que c ’est que la radio. Si n ’importe qui peut le faire, à ce moment-là ça veut dire que nous n ’existons pas [productrice, 45 ans, R]. »
1Les producteurs de radio sont mal connus. On ne les voit pas, on entend que leur voix. Assimilés de l’extérieur à des journalistes, ils participent de l’espace médiatique sans s’accorder pour autant sur une définition journalistique de leur activité. De surcroît, quand cette assimilation est le fait des universitaires, elle n’est pas le résultat d’une méconnaissance ou d’une incompréhension mais d’un enjeu symbolique. En structurant l’espace public par une opposition de type intellectuels/journalistes, les universitaires construisent des positions ou des postures intellectuelles qui maintiennent la séparation symbolique entre eux et les professionnels des médias mais en dissimulant la diversité des positions et l’évolution des représentations de l’activité médiatique. Or, les producteurs radio ne sont pas journalistes, ils n’en ont pas le titre, seuls certains se définissent comme tels et, enfin, ils n’exercent pas tout à fait la même activité. De surcroît, ils travaillent dans une radio exclusivement consacrée au domaine culturel.
- 1 Les artistes, à travers les organisations syndicales, demandaient la reconnaissance d’un « statut d (...)
2Ni tout à fait approprié, ni tout à faire appropriable, le titre de producteur radio est donné par le travail pour l’institution Radio France. Là est la différence principale des producteurs avec les artistes. Tandis que l’identité d’artiste n’est pas fortement contrôlée par une institution extérieure – les artistes attendent au mieux d’être reconnus de l’État1 –, les producteurs tiennent leur identité d’une relation salariale avec l’employeur. Les producteurs sont des salariés de Radio France. Ils ne peuvent se définir comme producteurs en dehors d’une activité institutionnelle. En revanche, le contrat de travail qui les lie à Radio France leur assure un titre.
3Dans notre analyse, nous avons adopté une attitude d’objectivation bienveillante. Aussi, nous nous éloignons de l’analyse que fait Pierre Bourdieu des producteurs et des consommateurs de culture moyenne. Elle tend à renvoyer l’image légitimiste des « singes du génie ».
- 2 P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 371 et p. 375.
« Affrontés à la double concurrence des producteurs, auctores, et des reproducteurs légitimes, lectores, contre lesquels ils n’auraient aucune chance s’ils ne détenaient sur eux le pouvoir spécifique que confère la maîtrise des instruments de grande diffusion, les nouveaux intermédiaires culturels (dont les plus typiques sont les responsables d’émissions culturelles de la radio ou de la télévision ou les critiques des journaux et des hebdomadaires “de qualité” et tous les journalistes-écrivains ou écrivains-journalistes) ont inventé toute une série de genres intermédiaires entre la culture légitime et les productions de grande diffusion (“billets”, “essais”, “témoignages”, etc.) : s’assignant le rôle impossible, et par là imprenable, de divulguer la culture légitime – ce qui les rapproche des lectores –, sans posséder l’autorité statutaire et souvent la compétence spécifique des vulgarisateurs légitimes, ils doivent se faire, comme dit Kant, “les singes du génie” et rechercher le substitut de l’auctoritas charismatique de l’auctor et de la liberté hautaine par où elle s’affirme dans une désinvolture esthète (visible par exemple dans la facilité décontractée de leur style) et dans un refus affiché du didactisme pesant et du pédantisme triste, impersonnel et ennuyeux, qui sont la rançon ou le signe extérieur de la compétence statutaire, cela tout en vivant dans le malaise la contradiction inhérente au rôle de “faire-valoir” dépourvu de valeur intrinsèque2. »
4D’une part, les producteurs de radio constituent une petite population au regard, par exemple, de la profession journalistique. D’autre part, c’est un métier hétérogène du point de vue des provenances, des qualifications et des parcours. La production radiophonique a toujours vu collaborer des producteurs dont c’est l’activité principale, voire unique, et des producteurs ayant une autre profession ou d’autres activités parallèles. Les producteurs se positionnent par rapport à des identités ou à des corps professionnels constitués, comme ceux de chercheur, professeur, « artiste » ou journaliste. La multiappartenance rend l’espace des identifications très large. Nous poserons, le moment venu, la question de l’unité ou de l’hétérogénéité de la profession. Aussi, la première étape consiste à décrire la population des producteurs de France Culture, à clarifier les différentes formes de l’insertion professionnelle. Cette structuration de la population permettra de retenir un segment constitué des producteurs les plus actifs.
5L’étude de la trajectoire scolaire des producteurs les plus actifs, trajectoire accidentée, souvent interrompue, mais à compétences multiples, aide à resituer l’activité à France Culture dans un ensemble de significations professionnelles : rejet du pédagogique, ouverture professionnelle, activité et formation intellectuelles. L’analyse des trajectoires amène aussi à mettre en évidence le savoir professionnel acquis antérieurement à l’accession au métier de producteur. Ce groupe, qui tient son identité juridique de l’exercice professionnel, se différencie notamment par le type d’entrée. Le métier de producteur est un métier qui se découvre. Parce que la radio impose ses critères, le producteur « subit » une socialisation professionnelle (où, notamment, la découverte du son est centrale). Les producteurs entrés avant 40 ans le savent, qui s’orienteront vers les émissions les plus élaborées.
6S’il fallait mesurer le métier de producteur à l’aune des critères traditionnels de la sociologie des professions, l’absence de formation spécifique, de diplômes d’entrée requis, de stabilité bureaucratique amènerait à conclure à une faible professionnalisation de l’activité. Or, nous montrerons le processus de stabilisation contractuelle de l’activité et nous analyserons le mouvement de définition et de répartition des compétences, ainsi que les pôles d’identification que se choisit le groupe : l’art, le journalisme, le travail intellectuel. Nous essaierons de montrer que les producteurs se reconnaissent, principalement, dans une figure de créateur ou d’intellectuel. On verra donc comment ceux-ci sont à la fois acteurs d’une professionnalisation qu’ils souhaitent et comment ils la rejettent quand ils y voient une remise en question de leur autonomie ou de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Salariés intermittents de l’audiovisuel, les producteurs radio se posent de façon récurrente la question du statut : le passage à la permanence, l’aménagement du statut d’intermittent... Ici, cette question n’est pas réductible au problème de la meilleure formule salariale à adopter entre un travailleur et une institution culturelle, elle engage aussi la définition de soi des producteurs et la question des tensions entre investissement et engagement. Le travail, le statut et la représentation de soi des producteurs de France Culture les apparentent parfois à des entrepreneurs culturels. Loin de la figure du « médiateur », cette définition permet de saisir l’activité de mélange, de recherche et de re-création au sein d’une radio qui insiste sur l’idée d’œuvre et de mise en forme esthétique. Le travail de production est tendu entre une singularisation et une autonomie du producteur et une organisation par projet qui s’appuie sur un travail collectif.
7L’analyse particulière du métier de producteur introduit à l’étude de métiers à la fois atypiques par le genre de relation salariale à l’employeur, de type intermittent, et par la multiplicité d’activités. Le producteur de radio n’est pas un indépendant qui posséderait son patrimoine, sinon un patrimoine scolaire ou professionnel. En cela, sa définition juridique diffère de celle des producteurs de cinéma. À travers l’étude de la professionnalisation et de la relation entre les producteurs et la chaîne, c’est la relation professionnelle entre un travailleur culturel et une institution publique qui est analysée.
- 3 « L’emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 101-102, mars 1994.
- 4 C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le Populaire, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1989.
8L’étude des producteurs, et à travers eux de France Culture, permet de renverser le modèle classique de « l’emprise des médias »3, accusés de porter l’hétéronomie au sein des champs purs que seraient la science et la production artistique. Or, pour les professionnels de radio, professeurs et scientifiques ne connaissent rien à la radio et sont susceptibles et suspectés d’y introduire des principes externes. Il faudra là aussi balancer entre l’ambiguïté et l’ambivalence des modèles d’analyse du sens4. Ni pédagogues, ni médiateurs, les producteurs sont dans une ambiguïté de l’expérience professionnelle qui permet de qualifier leur position dans l’interaction avec leurs interlocuteurs intellectuels au micro (une position discursive de retrait). Montrer les projets professionnels fournit donc une clé de compréhension de la chaîne et de la position des producteurs au sein de la configuration intellectuelle.
- 5 Cf. G. Althabe, D. Fabre, G. Lenclud, Vers une ethnologie du présent, Paris, MSH, 1992, ; « Désacra (...)
9Sachant que l’interrogation de l’enquête enferme dans un cadre des individus appartenant éventuellement à une pluralité de lieux5 et conduit à recueillir un discours décentré par rapport aux autres lieux d’investissement, il faut donner toute leur place aux conditions de l’enquête, à ce qui est produit au sein même de l’entretien ou dans ses marges. Les conditions de l’enquête mettent ainsi en jeu la tension des producteurs à l’égard de leur activité et leurs dispositions parfois « anti-institutionnelles ».
Nous avons rencontré 17 producteurs et 13 productrices, une collaboratrice spécialisée d’émission, deux agents spécialisés d’émission (appelés couramment attachés d’émission) et une annonceuse. Nous avons eu un ou plusieurs entretiens avec les personnels administratifs, les conseillers de programme et le directeur (15 personnes). La base statistique dont nous disposions étant anonyme, nous n’avons pu soumettre les choix à la rigueur de l’échantillon représentatif, mais simplement à une identification approximative et relative aux taux d’activité des producteurs. Aussi les producteurs rencontrés appartiennent-ils pour l’essentiel au segment le plus actif de la population.
Ces derniers possèdent un bureau et certains sont assistés d’un(e) attaché(e) d’émission. Posséder un bureau ne veut pas dire une pièce. Une pièce peut éventuellement correspondre à une émission, mais, la plupart du temps, elle regroupe plusieurs émissions. L’attaché(e) d’émission reçoit alors les appels téléphoniques qui s’adressent à des producteurs pour lesquels il/elle ne travaille pas. Posséder un bureau dans une pièce fait partie des signes et des avantages d’une intégration. La plupart du temps, les bureaux sont occupés de façon tournante par les producteurs réguliers d’une émission. Les producteurs n’ayant pas d’émission régulière (au sens d’une même émission) disposent d’une pièce, qui leur est réservée, avec plusieurs bureaux et téléphones.
La plupart des entretiens ont eu lieu en dehors d’un bureau. L’inconvénient du bureau est qu’il n’isole pas des interventions d’autres personnes, des sonneries de téléphone. Son avantage est de mettre à disposition des documents matériels que le producteur peut mobiliser. La cafétéria et les foyers, c’est-à-dire les halls à l’intérieur de la Maison de la radio, ont servi de cadres, plus ou moins confortables, aux entretiens. Cellules et studios ont également été utilisés. Ce sont sans doute les lieux qui offrent les meilleures conditions de concentration, mais aussi un cadre plus contraignant (fortement insonorisé). Une seule productrice nous a reçu chez elle.
Méfiance, reconnaissance et gêne
- 6 La posture ethnométhodologique insiste sur la constitution d’une situation ou d’un fait social par (...)
10L’enquête sur un terrain comme France Culture pose des problèmes spécifiques. Il faut rendre compte de la relation de méfiance qui s’instaure à l’occasion de certains contacts. Un attendu sociologique rappelle que les membres des professions intellectuelles et culturelles supérieures sont spécialement disposées à manipuler l’entretien, de surcroît quand ils sont des professionnels de l’interview. Cela serait particulièrement vrai des producteurs qui possèdent un capital culturel et linguistique et qui connaissent la sociologie. S’ensuivrait une attitude nécessairement méfiante face à l’enquête sociologique. Ils essaieraient à savoir ce que cherche le sociologue. Ce dernier devrait alors cacher ses « intentions ». À l’idée selon laquelle les producteurs de France Culture seraient leurs propres sociologues, il convient d’opposer qu’ils ne possèdent pas les informations générales déployées ici, qu’ils n’y consacrent pas un temps suffisant et que la « spécialisation » dans une discipline s’oppose chez eux à la « compétence générale ». L’attitude réflexive ne nous semble pas dépasser ici le cadre de ce qu’en disent les ethnométhodologues : une descriptibilité du monde qui est le leur6.
11L’entretien avec les producteurs contribue à leur reconnaissance. Dans le cadre d’une trajectoire scolaire accidentée, voire en suspens, qui les a amenés à choisir la radio plutôt que l’enseignement pour des raisons d’ouverture du champ professionnel, les gratifications et la reconnaissance viennent en partie de l’extérieur. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi bien les appréciations demandées à l’enquêteur – « est-ce qu’on dit des platitudes ? », « qu’est-ce que vous en pensez ? »– que les réticences à un entretien qui vient questionner le professionnalisme et la socialisation professionnelle. L’étude prend sens par rapport à un mouvement de professionnalisation en cours. Centrés sur la radio, les entretiens ont pu provoquer une gêne chez certains producteurs. En effet, une partie d’entre eux a une activité universitaire, d’autres sont investis dans l’écriture et la littérature. S’adresser à eux à propos de leur métier de producteur peut provoquer leur refus. Il leur est difficile d’autonomiser le travail à la radio. Un producteur peut refuser de parler de lui comme producteur, mais être disposé à le faire en tant que critique, intellectuel ou chercheur. Les producteurs réticents à l’entretien sont aussi ceux qui parlent le moins et aiment le moins parler de leur travail radiophonique. Ils perçoivent leur travail à la radio, non de façon autosuffisante, mais essentiellement du point de vue d’une place dans le monde intellectuel, littéraire ou artistique. L’exercice du métier de producteur les met en porte à faux par rapport à cette aspiration. De surcroît, les plus anciens et les plus âgés des producteurs acceptent difficilement un intérêt scolaire sur leur métier. Ils considèrent être les dépositaires d’un savoir-faire radiophonique, et les plus anciens d’entre eux réaffirment leur position de maître face à une démarche qui contrecarre, apparemment, le pouvoir d’introduction dans le milieu et de chaperonnage. C’est pourquoi, l’accord des producteurs les plus âgés ou les plus anciens est difficile à obtenir. C’est aussi, avec eux, que les conditions d’entretien sont les moins favorables : en studio avant une émission, pendant un repas, entre deux rendez-vous. Quant aux jeunes producteurs, ils sont pris dans la concurrence et dans une trajectoire professionnelle débutante. Les limites entre eux et un enquêteur âgé de moins de 30 ans n’avaient alors rien de tranché dans un métier « ouvert » où l’enquêteur est potentiellement un concurrent.
12L’acceptation d’un entretien suppose une stabilité professionnelle. Tous les retards, les oublis de date, les rendez-vous que l’on n’arrive pas à fixer demandent à être interprétés comme des refus ou des négociations du cadre de l’entretien. Autant certains producteurs peuvent répondre à la demande en la respectant, trouver un lieu sans trop de dérangements pour faire l’entretien, transposant les conditions drastiques de leur propre activité – invités à l’heure, lieux « neutres » pour l’enregistrement – ou prévenir pour décommander, autant d’autres peuvent n’avoir cure de ce cadre et produire un entretien qu’ils ne voudraient pas pour eux-mêmes, en étant absents au rendez-vous ou en interrompant délibérément l’entretien. Se voir accepter et fixer un rendez-vous dans ce cadre de recherche, c’est déjà retirer une information sur la place du producteur. Demander un entretien à quelqu’un, c’est le considérer comme digne d’un acte symboliquement important. Or, l’acceptation nécessite que cette assignation à-place-d’interviewé rejoigne l’idée que le producteur a de lui-même. Elle exprime la place qu’a l’interviewé dans la hiérarchie radiophonique et le type de lien professionnel qui le rattache à la chaîne ou à la Maison. Un assistant qui refuse un entretien ou est réticent, et nous renvoie vers ses collègues reconnus, manifeste le poids de la compétence professionnelle spécifique dans l’organisation de son métier. En revanche, le producteur qui est, lui, dans un rapport « mécanique » plutôt « qu’organique » à France Culture engage moins dans un propos sur son métier un modèle professionnel.
Une population hétérogène
Le titre et l’activité de producteur
- 7 J. Calvel, « Les speakers, une espèce en voie de disparition », Cahiers d’histoire de la radiodiffu (...)
- 8 C. Méadel, Histoire de la radio des années trente, Paris, Anthropos/FNA, 1994, pp. 258-369.
13Le speaker et le journaliste sont les deux figures de la radio d’avant-guerre. Après guerre, le speaker disparaîtra et l’animateur prendra sa place7. Tandis qu’il y a continuité entre speaker et animateur, le terme de producteur n’a pas, d’après ce que nous savons, de filiation radiophonique évidente. Souvent considéré de façon générique comme un journaliste, le producteur de radio n’apparaît en fait qu’après guerre et tient son nom spécifique du cinéma8.
- 9 Bourdon rappelle que le producteur à la française n’apparaît que vers 1964-1965 à la télévision. Cf (...)
- 10 R. Lutigneaux, « Les métiers de la radio », Radio, Informations, Documentation, n° 1, janv. 1955, p (...)
- 11 J. Bourdon, op. cit., p. 155.
14Si Jérôme Bourdon situe l’ascension des producteurs de radio et de télévision vers les années 60, au détriment des réalisateurs, l’absence ou la maigreur des textes statutaires témoigne de la faible considération dont ils sont l’objet9. En 1955, la compétence du producteur de la radiodiffusion telle qu’elle est exposée par l’un d’entre eux est composée d’une large gamme de tâches : « le producteur se contente rarement de proposer une idée. [...] Il en établit le projet, et parfois le texte intégral, choisit les interprètes, dirige les répétitions et assure en somme la réalisation complète de son projet. »10 Bourdon fait, lui, état d’un règlement signé en mars 1960 par la RTF et le Syndicat national des producteurs radio et télévision, qui définit les tâches du producteur : « concevoir une émission spécifique, en étudier la mise en œuvre, la mener à bonne fin avec ou sans concours de collaborateurs à compétence artistique spécialisée11. » Cette définition, qui ajoute une responsabilité budgétaire, reste quasi identique dans ses grandes lignes à celle qui prévaut aujourd’hui, sinon qu’elle déniait aux producteurs la qualité d’auteur de l’émission, donc la perception de droits d’auteurs. Ceux-ci ne viendront que plus tard.
- 12 Les coordonnateurs sont eux aussi délégués, de Radio France.
15Tandis qu’à la télévision le titre découle de l’appartenance à une société de production extérieure à l’institution, à Radio France, c’est le travail qui donne le titre de producteur, de chargé de réalisation ou de technicien radio. Le titre de producteur est particulier, souvent inconnu et objet de confusion pour l’extérieur. Il ne concerne que Radio France. Il désigne une profession atypique qui n’a pas d’équivalent dans le monde radiophonique, où hommes et femmes de micro sont soit des journalistes, soit des animateurs. Son équivalent nominal au cinéma n’a de commun que la responsabilité d’un projet. Il diffère tant du point de vue de la gestion budgétaire que de la participation in persona dans le projet. Les producteurs ont deux types de statut, producteur délégué et producteur coordinateur (délégué12). Le producteur délégué, le « producteur », est défini par son travail de production. Le producteur coordinateur a une responsabilité plus étendue. Il possède une ou plusieurs émissions fixes, dont il assure ou non la production, il gère un budget d’émission et sa qualité principale est de pouvoir faire travailler sous sa direction des producteurs délégués. Les producteurs coordinateurs produisent une ou des émissions fixes, les délégués une émission fixe ou des émissions variables (ouvertes).
16Par ailleurs, il y a au micro les personnels au cachet que sont les collaborateurs de production, « invités » par le producteur pour parler d’une œuvre ou faire un reportage. Nous évoquons ces personnels uniquement par le biais de la trajectoire de ceux qui deviennent producteurs. Ils diffèrent des collaborateurs et agents spécialisés d’émission, eux aussi au cachet, qui assurent un travail de secrétariat, de documentation pour le producteur et l’émission, mais qui n’interviennent pas à l’antenne. Les présentateurs sont quasi inexistants à France Culture. Il y a, d’autre part, des annonceurs, qui assurent le suivi de l’antenne entre les émissions de la journée.
- 13 Comme le dirait peut-être un ethnométhodologue, pour qui la correspondance n’est jamais fixée entre (...)
17L’activité du producteur consiste dans la production d’une émission, depuis sa conception (choisir une idée, ou répondre à une demande, choisir les lieux, les intervenants, plus rarement les personnels techniques et de la réalisation, élaborer avec les chargés de réalisation la mise en forme, éventuellement gérer un budget) jusqu’à son « effectuation » (parler au micro). Cette dernière dimension n’est en rien consubstantielle au métier de producteur selon la définition de l’activité inscrite dans la convention collective, qui règle les rapports de travail des salariés avec l’employeur de l’audiovisuel13.
- 14 Avenant n° 17 à la Convention collective de la communication et de la production audiovisuelles du (...)
Producteur délégué. Salarié chargé de concevoir une émission ou une série d’émissions : il la met en œuvre dans le cadre de la délégation qui lui est donnée par le directeur de programme ou sur proposition du producteur coordonnateur délégué, en intervenant personnellement, le cas échéant, à l’antenne. La définition des moyens mis à la disposition du producteur, leurs limites et les caractéristiques de l’émission lui sont communiquées lors de la négociation du contrat14.
18L’expression « le cas échéant » peut surprendre puisque aucun producteur délégué ne peut venir à la radio et s’y maintenir sans parler au micro. C’est dire que la définition statutaire du producteur repose sur la dimension de mise en œuvre d’un projet et rend facultative et annexe l’intervention au micro. Les notions de responsabilité et de conception l’emportent sur celles animateur et d’homme de micro. Plutôt que de désigner la performance animatrice et journalistique (qualité des questions, interaction), une telle définition attache les producteurs à la production en valorisant davantage la conception que le fait d’être au micro. Aussi, les producteurs sont très attentifs au terme utilisé pour désigner leur activité, qui est une « production » et non la « réalisation » d’une émission. Il les différencie autant des réalisateurs que des animateurs. Cela n’empêche pas le producteur soucieux d’employer le mot juste de faire des approximations quant aux autres catégories professionnelles.
19La définition de la convention collective serait en fait plus propice à définir une partie du travail des producteurs coordonnateurs (eux aussi possèdent une définition statutaire que nous n’avons pas jugé significatif de rapporter ici). Ils chapeautent des tranches horaires qu’ils produisent eux-mêmes ou font produire par des producteurs délégués. Ils n’exercent donc pas tout le temps au micro. La programmation qui leur incombe les rapproche des conseillers de programme de la chaîne. À croire certains producteurs coordonnateurs qui insistent sur l’absence de décision des producteurs délégués dans la programmation, ne leur reconnaissent qu’un rôle d’animateur et voient dans le titre de délégué un simple terme administratif pour un statut différent du leur, c’est à eux que s’appliquerait exclusivement la définition du producteur délégué.
20En fait le contenu de la programmation se décide à trois niveaux. Celui de la direction et des conseillers de programme ; au nombre de trois (sous J.-M. Borseiz), ces derniers possèdent un certain nombre d’émissions sous leur direction. Le deuxième niveau est celui des producteurs coordonnateurs. Pour certains, leur travail est proche de celui des conseillers de programme, dans la mesure où leur activité de programmation est semblable, relativement autonome et s’établit éventuellement avec la direction. Enfin, il y a le troisième niveau, celui des producteurs délégués responsables d’une émission.
- 15 C. Méadel, Publics et Mesures. Une sociologie de la radio, Paris, Centre de sociologie de l’innovat (...)
21Les sujets émanent, eux, soit de la direction sous forme de « commandes » auprès des producteurs délégués ou coordonnateurs, soit des producteurs coordonnateurs vers la direction et les producteurs délégués (à travers un certain nombre de réunions de concertation) sous forme de « propositions », soit des délégués vers les responsables de programme sous forme de « projets », soit, encore, des producteurs (délégués et coordonnateurs) qui possèdent une tranche horaire et décident de façon autonome. Ce dernier niveau de décision est majoritaire dans le cas des émissions attribuées à un producteur. La comparaison avec la fonction d’animateur montre ce qui fait la spécificité du métier de producteur radio. L’animateur des radios privées se situe dans une relation hiérarchique forte avec le directeur des programmes ou le directeur des variétés15. Tandis que la programmation échappe à l’animateur, le producteur de France Culture, notamment le producteur qui possède une émission fixe, est relativement autonome et libre dans ses choix, même si, on le verra, il y a des limites à son indépendance. Le rapport hiérarchique du producteur avec la direction est fait d’autocensure.
Des intermittents à employeur unique
- 16 En tant qu’intermittents du spectacle, les producteurs radio bénéficient du régime dérogatoire de l (...)
22Les producteurs sont des salariés intermittents du spectacle rémunérés au cachet16. Ils signent un contrat à durée déterminée, contrat d’objet, renouvelé pour chaque production ou bien tous les six mois pour ceux d’entre eux qui ont une émission régulière. Ils sont gérés par les protocoles annexés à la Convention collective de la communication et de la production audiovisuelles datant de 1984. Dans le cadre d’un rapprochement avec le statut des salariés permanents et de minimisation du risque de l’intermittence, le contrat au coup par coup entre les producteurs et France Culture a été complété par deux types de contrats, le « contrat de grille » et le « contrat ouvert ». Le « contrat de grille » court de septembre à fin décembre, de janvier à fin juillet, et constitue le type de relation le plus stable entre les producteurs et l’institution. Il entérine la délégation d’émissions régulières à certains producteurs, dont tous les producteurs coordonnateurs, et assure des productions sur plusieurs mois, la plupart du temps renouvelées. Le « contrat ouvert » a été crée en 1990 et assure, à quelques producteurs, un certain nombre d’émissions de la grille. Fixé en début d’exercice, ce contrat fixe un minimum de productions dont la date et le contenu sont définis au cours de l’exercice. Radio France a établi à cette occasion un aménagement du statut en instaurant un délai de prévenance (pour toute fin de contrat), les contrats ouverts pour les producteurs tournants, une carte professionnelle délivrée par les chaînes, une prime de fin de collaboration et un barème de rediffusion.
23Conformément aux différents types de contrats existants, il y a différentes fréquences d’emploi que la profession elle-même saisit à travers les catégories de producteurs, « fixes » et « tournants » : « ce comité directeur comprend au moins un représentant de chacune des catégories suivantes : producteurs coordinateurs, producteurs délégués “fixes”, producteurs délégués, collaborateurs et présentateurs d’émissions, agents d’émissions » (statuts de la Société des producteurs, agents et collaborateurs d’émissions de France Culture, Space). Les producteurs utilisent ainsi certaines « catégories » pour dire leur travail ou se décrire. Nous proposons ici de montrer le double sens qu’elles possèdent.
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- 17 Une précédente version du texte mentionnait les catégories professionnelles suivantes : « producteu (...)
La catégorisation fixe/tournant, qui a pour principe l’opposition entre les producteurs possédant une émission régulière et les producteurs tournant sur plusieurs émissions, cache la question de la sécurité de l’emploi et de la reconnaissance professionnelle. Elle dit en fait qu’il y a des stabilités d’emploi différentes et qu’il y a des producteurs qui n’en sont pas tout à fait. L’élimination du terme de « producteur tournant17 », couramment utilisé, des statuts officiels de la Space montre bien que son utilisation quotidienne renvoie à autre chose qu’une description, à une appréciation. C’est une manière de ne pas reconnaître à tout le monde la qualité de producteur : « tournant » ne voudrait-il pas dire aussi producteurs entre guillemets !
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La quantité de travail : certains disent « avoir du travail » ou qu’ils « sont débordés », à la différence des « autres ». Avoir du travail signifie avoir la cote, être un producteur confirmé ou « montant » à qui l’on confie des productions, sans que cela s’accompagne nécessairement d’un salaire très élevé. Avoir du travail et le dire, ce n’est pas seulement constater des différences objectives, c’est évoquer le risque toujours existant d’une condition moins bonne. C’est signifier aussi que l’on est reconnu par les détenteurs de l’allocation des émissions.
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La nature du travail : se dire « journaliste » ou « auteur » constitue aussi bien une qualification de son travail qu’une prise de position par rapport aux métiers annexes. Nous analysons cette question en fin de partie.
24Les variables professionnellement significatives pour les producteurs tiennent davantage à la régularité et au taux d’activité qu’au niveau de rémunération ou au statut professionnel (coordonnateur/délégué) qu’ils possèdent. Par exemple, la catégorie de « régulier », parce qu’elle évoque avec elle la stabilité, l’idée de professionnalité et de permanence, peut être pertinente pour les producteurs et la construction de leur identité, tout en renvoyant pour certains à une rémunération bien inférieure à leurs attentes et à la rémunération moyenne des cadres du secteur public.
25Nous pouvons maintenant résumer les différentes dimensions du titre de producteur : une fonction correspondant à un projet ; un statut d’emploi (celui d’intermittent) ; un statut professionnel (producteur délégué ou coordonnateur) ; une position hiérarchique (contrat de grille pour une émission régulière, contrat ouvert garantissant un nombre d’émissions dans l’année ou contrat ponctuel) ; une fréquence d’emploi (fixe ou tournant). En tant qu’hommes et femmes de radio, les producteurs n’ont pas d’autre exclusivité juridique de collaborations que celle de travailler dans une radio privée concurrente. Parties cachées de l’iceberg, les autres activités professionnelles qu’exercent les producteurs occupent, financièrement, une place plus ou moins importante.
Morphologie de la population
26Les données concernant l’année 1993 font état de 396 producteurs ayant travaillé au moins une fois pour la chaîne. Les producteurs travaillant sur les émissions musicales de l’antenne étaient alors rattachés à France Musiques. Leur absence de la base de données n’est pas préjudiciable à l’analyse (voir Annexe XI).
27La répartition de la population globale selon le sexe, tous taux d’activité confondus, montre une majorité d’hommes (59,8 % d’hommes et 40,1 % de femmes). Mais, comme on le verra plus loin, si une majorité d’hommes se présente à France Culture, la chaîne sait retenir les femmes. Ainsi, le nombre de femmes et d’hommes s’équilibre dans les tranches d’âge 26-35 ans et 41-55 ans. Au-delà de 55 ans et en deçà de 26 ans se maintiennent en majorité les hommes. Le déficit des femmes dans la génération des 36-40 ans s’explique en partie par la venue de quelques producteurs masculins avec Jean-Marie Borzeix en 1984.
Structure des âges et sexes de la population globale présente en 1993 a
Radio France/Centre de sociologie des arts – EHESS ; champ : producteurs ayant reçu au moins un cachet en 1993. a. Soit tous les cachetiers, tous taux d’activité et dates d’entrée confondus.
28Ces chiffres viennent contrarier la représentation subjective des productrices de la chaîne qui considèrent que les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Bien que la dominante masculine ne soit pas très marquée pour la tranche des 41-50 ans, la sur-représentation subjective des femmes correspond certainement au rôle professionnel que les productrices entendent jouer à France Culture et à l’ouverture progressive de ce métier aux femmes.
L’âge des producteurs
29La répartition des âges de la population globale dessine une courbe gaussienne bombée vers la tranche des 41-50 ans. La stabilité du taux d’entrée et la structure des âges qui se bombe vers les plus de 66 ans laissent penser que la population connaît un mouvement de rajeunissement déjà bien entamé.
- 18 On voit évidemment la différence avec la valeur de l’âge des animateurs de radios commerciales. « C (...)
30Quel est le sens professionnel d’une telle répartition des âges ? Un certain nombre de mécanismes sélectifs maintiennent une telle concentration des âges autour de 45 ans. D’abord, le type d’entrée : celle-ci est très progressive pour les jeunes avant qu’ils n’atteignent aux fonctions de production ; elle est en revanche volontariste auprès des individus plus âgés que les responsables « recrutent ». Ensuite, cette répartition est fonction des capacités statutaires et culturelles à « assurer » une émission à France Culture18. Une telle répartition garantit un certain capital culturel et relationnel à la chaîne, voire de la notoriété, et un rajeunissement modéré.
- 19 E. Mollard, Les Producteurs de Fance Culture et leurs activités de 1963 à 1984, mémoire de maîtrise (...)
31Une répartition des âges qui mobilise les individus autour d’une tranche médiane annonce un modèle particulier de carrière : la profession « s’ouvre » aux individus de 40 ans et se « referme » à ceux dépassant 50 ans – soit que les individus exercent une autre fonction radiophonique, soit qu’ils désinvestissent cette activité pour une autre qui a pu être leur activité principale. La production est alors un moment dans un parcours professionnel. En effet, produire à France Culture ne constitue que très rarement un premier emploi dans le parcours professionnel, et non plus une fin de carrière, pour l’essentiel des effectifs qui travaillent, souvent pour une seule émission dans l’année. Ainsi, Mollard note que, sous la présidence d’Agathe Mella (1972-1975), « la plupart des producteurs “extérieurs à la radio” n’avaient produit une émission que le temps d’une ou deux saisons radiophoniques au maximum19 ». Ils s’opposent alors aux producteurs « stables », « professionnels », présents sous la direction précédente ou issus d’autres chaînes de la radio nationale. Cependant, il y a des producteurs « professionnels », pour lesquels la production est une carrière. Les producteurs dépassant 50 ans sont aussi souvent producteurs coordonnateurs.
- 20 L’usage du coefficient de corrélation doit ici être prudent, étant donné la valeur de l’effectif mo (...)
32Autres indices d’un modèle spécifique de carrière, la faible corrélation entre l’âge et le salaire et la structure des anciennetés20. Les producteurs âgés de plus de 41 ans sont en grande majorité entrés avant 1979, ce qui est une indication du poids de l’ancienneté. Mais un grand nombre d’individus âgés, en 1993, de 41 ans et plus sont entrés régulièrement chaque année entre 1979 et 1993. Bref, on assiste à un modèle de carrière où s’opère une sélection autour de 45 ans, mais où le critère de l’ancienneté n’est pas le seul explicatif.
33Nous ne possédons pas le détail des années d’entrée avant 1979. Mais nous pouvons déduire que les producteurs âgés de 46-50 ans et entrés, en grand nombre, avant 1979 étaient au moment de leur entrée âgés au maximum de 32 à 36 ans, c’est-à-dire relativement jeunes. Sous la présidence de Mella et de Jaigu, jusqu’en 1984, sont rentrés des producteurs jeunes qui étaient à la fin des années 90 parmi ceux les plus actifs de la chaîne. En effet, du point de vue des taux d’activité, c’est aussi la tranche d’âge des 41-55 ans qui est la plus active (travaillant plus de 100 jours équivalents « jours Sécurité sociale » par an). Viennent se joindre à eux quelques producteurs coordonnateurs âgés de 66 ans et plus qui travaillent plus de 219 équivalents jours par an.
Une pyramide des rémunérations
34Parmi les producteurs 80 % ont retiré de leur travail pour la chaîne moins du Smic, soit moins de 5 700 F brut par mois en 1993 (68 400 F de salaire annuel). Il ne faut pas voir dans ces données une information sur les individus, dont les situations ne sont pas toutes liées à France Culture, mais sur la population. Le terme de population convient mieux que celui de profession pour décrire sous sa forme globale l’ensemble des producteurs.
- 21 Un travail de regroupement statistique permet de faire apparaître la structure pyramidale des rémun (...)
35La population peut se découper statistiquement et sociologiquement en deux groupes. Parmi les 396 producteurs qui ont travaillé au moins une fois en 1993 pour France Culture, seulement 79 en ont retiré plus que l’équivalent d’un Smic et 317 moins21. Correspondant au salaire minimum d’un temps plein, nous avons aussi retenu la valeur du Smic parce qu’il marque un point de rupture au-delà duquel la dispersion des salaires est forte.
Répartition des Salaires des cachetiers a
Rémunérations en 1993 (cachets de production *) |
Nombre de producteurs |
– de 12 000 F/An (– de 1 000 F/mois) |
201 |
12 000-68 400 F/A (1 001-5 700 F/m) |
116 |
68 401-120 000 F/A (5 701-10 000 F/m) |
31 |
120 001-180 000 F/A (10 001-15 000 F/m) |
19 |
180 001-240 000 F/A (15 001-20 000 F/m) |
16 |
240 001-300 000 F/A (20 001-25 000 F/m) |
5 |
300 001-360 000 F/A (25 001-30 000 F/m) |
7 |
+ de 360 000 F/A (+ de 30 000 F/m) |
1 |
Total |
396 |
* Ne sont donc pas comptabilisés ici les suppléments perçus pour rediffusions. À noter que les cachets des producteurs ayant travaillé plus de 45 jours contiennent une prime spécifique de l’ordre de 1 000 F par an. Par ailleurs, certains cachets de production peuvent correspondre à un travail de programmation pour Les Nuits de France Culture,
a. La mensualisation des rémunérations que nous proposons ici n’est pas sans significations, ni effets. Mensualiser « clarifie » les rémunérations en homogénéisant sur une année civile les variations de cachets. Au contraire, le versement toutes les quatre semaines de cachets jamais strictement équivalents ne contribue pas à une perception stable en termes de mensualités. Un cachet ne correspond pas nécessairement à une émission unique mais éventuellement à un ensemble d’émissions (quotidienne, hebdomadaire, bimensuelle...).
Radio France/Centre de sociologie des arts – EHESS ; champ : producteurs ayant reçu au moins un cachet en 1993.
- 22 Pour saisir le sens de la répartition des rémunérations, on peut la comparer avec la rémunération d (...)
36Les entretiens et les informations que nous possédons nous permettent de dire que l’on trouve, autour de la valeur du Smic, d’une part des producteurs travaillant exclusivement pour la radio, et d’autre part des producteurs exerçant à titre régulier et statutaire une autre activité professionnelle. Il faut comprendre parmi ces derniers tous les producteurs qui travaillent pour la radio mais dans un autre secteur de France Culture, collaborateurs, attachés d’émission, chroniqueurs, journalistes ou producteurs, pour une autre chaîne de Radio France, ou encore les réalisateurs et techniciens. Le niveau du Smic ne signifie pas non plus l’absence de régularité des productions. Certains producteurs, c’est le cas des producteurs des Lundis de l’histoire, professeurs par ailleurs, retirent moins d’un Smic de leur production radio qui est régulière22.
37Il y a une faible valeur du coefficient de corrélation entre la rémunération (en cachets de production) et l’âge des producteurs. Si le montant des cachets n’est pas exclusivement lié à l’âge, il convient de tester trois autres variables : le taux d’activité, la date d’entrée (l’ancienneté) et l’âge à l’entrée. Le taux d’activité n’est pas discriminant dans la relation entre l’âge et la rémunération. De fait, il suit de très près la rémunération qui se fonde pour l’essentiel sur celui-ci. Pour la période 1979-1993, dont nous pouvons détailler les années d’entrée, la rémunération (cachets de productions) est davantage corrélée (|R| =0,43) avec l’ancienneté (mesurée à la date d’entrée). Quant à l’âge au moment de l’entrée, étant donné que la limite inférieure est 1979, il faut s’appuyer sur la corrélation entre la rémunération et l’âge au moment de l’entrée de l’année 1979 à 1993. Celle-ci est nulle (R= 0,02) L’ancienneté joue donc un rôle plus décisif que l’âge et que l’âge à l’entrée, pour expliquer le niveau de rémunération. Sans doute, ce que mesure cet écart correspond à la présence (au taux de présence) d’une année sur l’autre. En ce sens, être entré jeune ou avoir un certain âge ne garantit en rien une rémunération élevée si cela ne s’accompagne pas d’une présence continue.
- 23 À titre indicatif, et sur la base d’une moyenne statistique pour l’année 1993, l’équivalence entre (...)
- 24 C’est en 1990 que l’article de la convention collective concernant les réutilisations d’émissions a (...)
- 25 Selon le terme qu’utilisent les intéressés, gens de radio et gens de la SCAM. À chaque catégorie d’ (...)
38A la rémunération sous forme de cachets de production23 s’ajoutent des cachets de rediffusions. Un effet de cumul se produit alors : les producteurs les plus anciens cumulent les cachets les plus élevés, un nombre élevé d’émissions et des rediffusions importantes. Les années passées constituent une rente, les émissions produites devenant, au titre d’archives, réutilisables pour une rediffusion. Les Nuits de France Culture et la grille d’été du mois d’août sont les lieux privilégiés de rediffusions. Même quand le producteur cesse son activité radiophonique, il continue de percevoir des suppléments pour rediffusion24. Toutefois, il semble que le profit le plus élevé se fasse à court terme, les productions récentes étant les plus diffusées. Les émissions en direct ou de débats donnent rarement lieu à des rediffusions, à la différence des émissions montées. Les bénéfices se concentrent sur les individus qui gagnent entre 120 000 et 272 000 F de cachets de production par an. Le maximum des cachets pour rediffusions s’élève à 23 000 F/A, ce qui représente un complément de salaire d’environ 2 000 F par mois. Les producteurs perçoivent aussi des droits d’auteurs versés par la SCAM. Le calcul des droits d’auteurs versés aux producteurs se fait sur la base du type d’émission, lors de la première diffusion et pour toute rediffusion (50 % en nuit). Il y a cinq catégories qui prennent pour principe l’élaboration de l’émission25.
Le recours aux ASSEDIC
39Les prestations Assedic du régime des intermittents du spectacle constituent l’autre source financière éventuelle des producteurs. Une fois qu’ils ont effectué une activité salariée de plus de 507 heures de travail par an (équivalant à 63 jours), les producteurs peuvent bénéficier d’une prestation chômage d’une durée de 182 jours.
- 26 F. Pollet-Rouyet, Les Conséquences de la discontinuité de l’emploi de producteur à France Culture, (...)
- 27 Ibid., p. 36 ; J.-P. Vincent, Rapport sur la situation des intermittents du spectacle, ministère de (...)
40Selon Pollet-Rouyer, le recours à l’assurance chômage est constant chez les producteurs et son utilisation quelquefois abusive26. Ne possédant pas de statistiques permettant d’évaluer la part du recours aux Assedic, nous ne pouvons formuler une appréciation rigoureuse sur leur utilisation. Pollet-Rouyer note aussi la déclaration tronquée du nombre de jours. Radio France et les producteurs « s’entendent » en fait sur une déclaration minorée du nombre de jours effectifs de travail pour un cachet qui, lui, ne varie pas. Comme le calcul est effectué sur la base du plafond journalier, Radio France a intérêt à la minoration des jours de travail qui diminue la part des charges patronales et des cotisations à la Caisse des congés spectacles. Ensuite, « le calcul des allocations est basé sur le montant réel du salaire journalier. Dès lors, moins le salarié déclare de jours pour un montant identique du cachet perçu, plus son salaire journalier augmente. D’autre part, pour bénéficier des allocations chômage, le salarié demandeur doit avoir exercé une activité salariée, dans une ou plusieurs entreprises relevant des Assedic, durant 507 heures pendant les 12 derniers mois. « Le système, beaucoup l’ont compris, avantage ceux qui dépassent le moins les 507 heures d’affiliation » (voir Rapport Vincent). En effet, au-delà de 507 heures, les salariés ont tout intérêt à déclarer le moins de jours possible, de manière à gonfler le salaire de référence et profiter des allocations chômage comme d’un complément de salaire27. »
- 28 P.-M. Menger, « Être artiste par intermittence. La flexibilité du travail et le risque professionne (...)
- 29 L’article 79 des annexes 8 et 10 prévoit un nombre de jours non indemnisables en fonction du nombre (...)
41Le recours aux Assedic a-t-il le sens d’un complément de salaire ou d’un secours financier ? Répondre à cela, c’est nécessairement qualifier le niveau de ressource juste, le rapprocher soit du minimum vital, soit du niveau de vie décent pour un producteur. Ce qui s’apparente a priori à l’utilisation que font des Assedic les artistes du spectacle vivant et de l’audiovisuel28 se complique, pour les producteurs, de la notion de régularité. S’il y a différentes utilisations de l’assurance chômage allant de la protection du chômage à l’utilisation stratégique du contrôle du temps de travail nécessaire au maintien dans le système de protection, que ce soit en faveur d’un choix entre les offres d’emploi, d’un chômage choisi et rémunéré ou encore d’une utilisation illégitime, les producteurs de radio peuvent, eux, utiliser le régime d’assurance tout en ayant par ailleurs une activité régulière sur plusieurs mois et renouvelée (contrats ouverts et contrats de grille). La succession des cachets autorise les producteurs à se maintenir dans le système grâce à l’indemnisation des jours non comptabilisés (par une déclaration mensuelle de situation)29.
- 30 Conclusions du questionnaire, avril 1993, p. 3. Hormis la question de la représentativité des répon (...)
42Selon Pollet-Rouyer, « en pratique, le questionnaire-enquête de la Space a fourni la preuve que certains producteurs jouissant d’un salaire plus que confortable, en travaillant moins de 20 jours par mois, plutôt que de s’en contenter, déclaraient le reste des jours aux Assedic dans le but de percevoir en plus des allocations chômage ». Toute la question est celle de la valeur du « salaire plus que confortable ». Or l’auteur ne donne pas de chiffres. Pour avancer son interprétation, elle s’appuie sur les résultats d’une enquête menée par la Space auprès des cachetiers, dont la présidente d’alors disait à propos de la question concernant le recours aux Assedic : « Si l’on examine cette fois les 63 réponses reçues, 45 questionnaires ne répondent pas à la question ou répondent négativement (pas d’Assedic touchées)30 ».
43Les producteurs les plus actifs, relativement à la pyramide des taux d’activité que l’on détaille dans la partie suivante, et qui ont de surcroît un contrat ouvert leur garantissant un certain nombre de productions peuvent recourir aux Assedic. C’est pourquoi la rémunération versée n’est pas un indicateur totalement significatif. Elle est sans doute ordinairement complétée d’une part de prestation chômage.
Des taux et des fréquences d’activité très variables
44Pour être pleinement significatifs, les chiffres de la population globale des cachetiers doivent être stratifiés selon la fréquence d’activité. Une différence existe entre la présence statistique des producteurs, qui efface la diversité des fréquences de travail de chacun, et leur présence radiophonique. Cette dernière se distingue même en taux d’activité (nombre de jours de travail) et en temps d’antenne (présence horaire à l’antenne). Pour donner un sens professionnel à la représentation statistique, il faut donc lui faire subir deux tris : retirer les individus entrés en 1993, qui gonflent les chiffres dans les tranches jeunes, et stratifier en fonction du taux de présence. Le premier tri, qui consiste à retirer les individus ayant produit pour la première fois en 1993, date concernant la base de données, ne modifie pas fortement la répartition des âges, sinon que les effectifs de moins de 40 ans s’amenuisent nettement pour laisser apparaître une croissance régulière des effectifs entre 20 et 40 ans.
45Le taux d’activité correspond, lui, à l’addition des jours déclarés de travail, mesurée ici en nombre de jours dits « jours Sécurité sociale », pour chaque émission ou série d’émissions de l’année 1993 effectuée par un producteur. L’équation entre une émission, à travers sa durée et les moyens qu’elle requiert, et un nombre de jours déclarés est en partie arbitraire : d’une part, on l’a vu plus haut, il y a sans doute une minoration du nombre de jours déclarés (au moins à partir du seuil des 507 heures) ; d’autre part, elle ne saisit pas précisément le temps de travail « en dehors des horaires de bureau » et le temps de préparation en amont. De ce fait, la comparaison entre émissions, sur la base de leur nombre de jours déclarés, reste hasardeuse.
- 31 P.-M. Menger, « Marché du travail artistique et socialisation du risque. Le cas des arts du spectac (...)
- 32 Le chiffre de 63 jours correspond à la limite en deçà de laquelle le recours aux Assedic (507 heure (...)
46La distribution des durées d’activité présente une structure pyramidale semblable à la distribution des rémunérations et en cela identique aussi à la structuration de la population des artistes intermittents du spectacle31 : des effectifs nombreux travaillant moins de 64 jours et une forte dispersion des rémunérations32.
Distribution des taux d’activité a
Taux d’activité en 1993 |
Nombre de producteurs |
Moins de 12 jss |
227 |
13 à 63 jss |
90 |
64 à 100 jss |
25 |
101 à 159 jss |
20 |
160 à 219 jss |
14 |
+ de 220 jss |
20 |
Total |
396 |
a. De manière à raisonner à partir de chiffres significatifs pour la durée de travail, on a retenu ici les cachets de production et retiré les rediffusions et primes, qui « associent » au cachet « 1 jour Sécurité sociale ».
Radio France/Centre de sociologie des arts – EHESS ; champ : producteurs ayant reçu au moins un cachet en 1993.
47Dans l’année 1993, 317 producteurs ont travaillé moins de 64 jours pour France Culture. Le fait est que ce groupe se superpose, à quelques individus près, aux 317 producteurs gagnant moins d’un équivalent Smic. Les individus ayant travaillé moins de 12 jours forment la base homogène de la population ; ils ont reçu, durant l’année, un ou deux cachets, pour une ou deux émissions. Les quelques producteurs qui auraient reçu 6 cachets pour moins de 12 jours sont vraisemblablement des collaborateurs réguliers touchant ponctuellement des cachets pour reportages.
48Ce sont des producteurs hommes qui occupent tant le sommet de la pyramide des salaires que celui de la pyramide des taux d’activité. Par ailleurs, le taux d’activité croît légèrement avec l’âge. Il reste que les faibles taux d’activité se répartissent sur les différents âges, de 20 à 55 ans. Pour résumer, on constate de nouveau un modèle de carrière qui ne lie pas de manière stricte l’âge et le taux d’activité, mais tend à concentrer chaque niveau de taux d’activité dans les mains d’une « génération », celle des 41-50 ans.
49Il ne faut pas interpréter d’emblée cette répartition des taux d’activités en termes de plein-emploi ou de sous-emploi. Il faut éviter l’interprétation légitimiste qui consiste à faire du sommet de la pyramide des durées de travail et des rémunérations le point de comparaison à partir duquel s’évalueraient les différentes positions. Certains producteurs ont une autre activité professionnelle. Une faible activité sur la chaîne n’est pas forcément une moindre activité, en ce qui les concerne.
50Le nombre de cachets perçus permet de saisir indirectement la fréquence de travail. 71 % des producteurs ont eu moins de 7 cachets dans l’année. La quasi-totalité des producteurs les plus actifs a eu 14 cachets dans l’année (14 cachets correspondent à une rémunération allant de 63 000 F à 271 600 F par an), et travaille avec régularité sur l’année. Le fait que la grande majorité des contrats de grille et des contrats ouverts soit possédée par des producteurs réalisant au moins 14 cachets corrobore l’hypothèse de régularité sur l’année. Et confirme, de surcroît, une structure pyramidale de l’emploi.
Segmentation de la population
- 33 En ce qui concerne le critère de la Société des producteurs, il permet de distinguer, selon un crit (...)
51En regard de la forte hétérogénéité des taux d’activité et des rémunérations (cachets de production sur l’année 1993) de la population dans son ensemble, nous avons choisi d’opérer une segmentation à l’aide de deux critères : le critère professionnel d’adhésion à la Société des producteurs, agents et collaborateurs d’émissions de France Culture (Space) ; le critère d’une heure d’émission bihebdomadaire ou son équivalent arithmétique dans le cas des producteurs qui tournent sur plusieurs émissions33. Ce faisant, nous optons pour un critère professionnel et « subjectif » et un critère choisi, sociologique et « objectif ». Pour chaque segment, il est alors possible de voir la répartition entre les émissions fixes et les émissions ponctuelles, ainsi que leur fréquence.
- 34 Statuts de la Société des producteurs, agents et collaborateurs d’émissions de France Culture, 17/1 (...)
- 35 Cette équivalence n’est pas une équivalence en temps de travail réel. De plus, quand nous recourons (...)
52À travers la Space, la profession détermine un critère minimal de reconnaissance professionnelle : « Peuvent adhérer à l’association tous les producteurs, agents et collaborateurs d’émissions ayant produit, ou collaboré à la production d’au moins dix heures d’émission(s) diffusée(s) sur France-Culture dans l’une des deux années écoulées34 ». Si l’on prend l’équivalence de 3 jours de travail pour une heure d’émission, les dix heures de programmation requises peuvent être évaluées à 30 jours de travail sur l’année35. On obtient alors un seuil professionnel relativement discriminatoire : dans un classement par totaux des cachets de production sur l’année 1993, seulement 113 individus atteignent un seuil de 30 jours. Le critère professionnel exclut environ 72,5 % de la population globale des cachetiers. Cependant, ce critère reste relativement bas financièrement, puisque les 30 jours renvoient à environ 35 000 F de cachets sur l’année, c’est-à-dire presque 3 000 F par mois.
- 36 Depuis 1993, quelques émissions ont disparu, d’autres ont été créées. La caractérisation des produc (...)
53A l’aide d’une stratification par la rémunération et d’une segmentation par les deux critères retenus plus haut, nous pouvons donc établir trois groupes significatifs. Nous en faisons la présentation accompagnée des titres et de la nature des émissions36.
1er segment : il comprend un groupe de producteurs ayant travaillé moins de 12 jours pour 1, 2 ou 3 cachets (1 cachet pouvant grouper plusieurs émissions, en l’occurrence des séries d’émissions produites pendant l’été) et un autre groupe de producteurs ayant travaillé entre 12 et 30 jours et perçu plus de 6 cachets dans l’année (+/ – 2 cachets). Ils ont effectué, en série, des Nuits magnétiques, Chemins de la connaissance, Avenues de la recherche, Biologie et Médecine, Sciences et les Hommes, Atelier de création radiophonique, ou d’autres émissions ouvertes : Une vie, une œuvre, La Matinée des autres, Le Bon Plaisir, L’Échappée belle, Perspectives scientifiques, une émission spéciale.
2e segment : il correspond au critère professionnel de la Space (30 jours de travail). Il s’agit du groupe des producteurs possédant une heure ou une heure et demie mensuelle, pour des émissions régulières de quinze ou vingt minutes chaque semaine : Rencontre avec, Archéologiques, Chasseurs de son, Horizon, ou bien une émission des Lundis de l’histoire par mois sans autre activité de production ponctuelle par ailleurs.
On trouve ensuite un groupe défini par la valeur du Smic et le plancher des 507 heures (Assedic). Les producteurs de ce groupe effectuent entre un quart d’heure et une demi-heure d’émission hebdomadaire régulière : Photo-Portrait, Quatrième Coup, Antipodes, La Fenêtre ouverte, Permis de construire, Littérature pour tous, ou une heure d’émission tous les quinze jours, Archipel médecine, ou cumulent des émissions, Le Temps qui change, Les Chemins de la connaissance, Les Nuits magnétiques, Mardis du cinéma, Grand Angle.
3e segment : il correspond à 110 000 F de cachets et 100 jours de travail par an. Il s’agit d’un groupe que nous appellerons la « population des plus actifs ». Ces producteurs produisent au minimum l’équivalent d’une heure bihebdomadaire soit en tournant sur un grand nombre d’émissions, Grand Angle, Le Pays d’ici, Perspectives scientifiques, Les Chemins de la connaissance, soit en cumulant une émission fixe, Panorama, Archipel sciences, Espace éducation, programmation de nuit, Le Gai Savoir, Clair de nuit, Culture matin, Carrousel, Fréquence buissonnière, Projection privée, et des émissions ponctuelles nombreuses, Mardis du cinéma, Le Bon Plaisir...
Une stratification plus fine permet de rentrer dans le détail de la population de ceux qui ont une rémunération annuelle supérieure à 200 000 F. Il y a ceux qui produisent une heure hebdomadaire fixe sans émissions supplémentaires : Répliques, Allegro serioso, Un livre, des voix, Les Nuits de France Culture, Poésie sur parole, Radio Archives, Les Enjeux internationaux. Ceux qui effectuent une heure et demie hebdomadaire, Mise au point, L’Histoire en direct et Le Grand Débat ; quelques producteurs coordonnateurs produisant Lettres ouvertes, Nouveau Répertoire dramatique, Les Nuits magnétiques, Un jour au singulier, L’Échappée belle, sans produire d’émissions supplémentaires à une ou deux près ou l’équivalent en cumulant une émission d’environ une heure, Voix du silence, Correspondances, et des émissions ponctuelles nombreuses. Enfin, il y a le groupe des producteurs coordonnateurs, responsables de plus d’une heure fixe par semaine (deux, trois, quatre, cinq ou plus) : Atelier de création radiophonique, Agora, Les Décraqués et Les Papous dans la tête, Panorama, programmation de nuit, Culture matin, Les Arts et les Gens, Du jour au lendemain.
54Le premier segment de la population est constitué des 72,5 % de producteurs qui n’atteignent pas les dix heures d’émissions, c’est-à-dire le nombre de 30 jours de travail annuel pour la chaîne. Dans un premier temps, notons qu’une partie de ce « groupe » des moins actifs est constitué de producteurs qui travaillent sur d’autres postes radiophoniques. Ils sont collaborateurs ou attachés d’émission de la chaîne, journalistes sur RFI, chargés de réalisation ou techniciens. Cette implantation donne à ce segment de la population qui produit ponctuellement pour France Culture des propriétés le rapprochant des producteurs les plus actifs. Ils ont souvent une ancienneté dans leur fonction radiophonique adjuvante à la production. Leur engagement à France Culture est soit stabilisé – ils produisent un nombre stable d’émissions par an –, soit tendu vers un investissement plus important – ils voudraient quitter leur fonction principale pour produire plus.
55Pour caractériser ce segment, on peut distinguer trois types de rapport à la production à France Culture : une activité débutante ou de réinvestissement, une pratique réglée et enfin une pratique de désinvestissement. Il y a les jeunes qui débutent. Ils produisent très peu par an et en fonction de l’appréciation que l’on porte sur leur première émission et les suivantes et de l’encouragement qu’ils trouvent chez un coordonnateur. Même jeunes, avec moins de 30 ans, ils peuvent s’auto-définir après une première prestation comme producteur. Ils désirent faire de la production à France Culture une de leur future activité tout en mesurant l’incertitude qui pèse sur ce projet. Ils diversifient ou envisagent de diversifier leur activité pour conjurer un avenir incertain ou insuffisant à lui seul sur la chaîne.
56Certains producteurs n’appartenant pas aux segments des plus actifs ont une insertion « réglée » avec France Culture. Ils sont professeur, chercheur, prêtre, journaliste, médecin, salarié d’une entreprise. Ils travaillent délibérément avec une fréquence faible pour la chaîne, tout en ayant une activité stable ou non à l’extérieur, et ne se sentent pas appartenir à cette « famille ». Leur insertion est réglée dans la mesure où ils produisent avec une fréquence régulière. C’est le cas des producteurs d’émissions « institutionnelles » de la chaîne faisant partie du cahier des charges : les émissions religieuses par exemple. C’est le cas aussi des producteurs des Lundis de l’histoire – Le Goff, Perrot, Chartier, Farge, Levillain – et des émissions médicales ou scientifiques. Ils usent de la radio comme tribune pour des émissions de forme débat et se distinguent des « professionnels » qui la conçoivent comme support artistique.
57Sans doute est-ce sur le deuxième segment, situé entre le critère professionnel et le critère de présence horaire sur la grille, que la notion de producteur « tournant » est la plus utilisée et la plus adéquate. Pour autant, le type d’insertion dans la chaîne peut être « réglé » via un contrat de grille ou une émission fixe. Certains producteurs produisent depuis plus de dix ans pour France Culture, avec une fréquence relativement régulière, une émission bimensuelle par exemple. Cette quantité de travail semble correspondre à ce que leur permet une certaine situation sociale – producteur pouvant retirer ses ressources d’un conjoint par exemple – et une certaine capacité de travail. Autrement dit, il y a un investissement dans la production qui ne vise pas nécessairement une activité toujours plus intense ou régulière sur la grille. Toutefois, c’est par ce segment que transite une partie des producteurs qui exerceront plus activement ensuite sur la chaîne. Ils aspirent à produire plus et leur activité actuelle est fonction des émissions acceptées.
58Parmi les producteurs n’appartenant pas au groupe des plus actifs, deux profils scolaires et professionnels coexistent, celui du producteur d’émissions régulières comme Les Lundis de l’histoire ou certaines Perspectives scientifiques – professeur ou chercheur diplômés du troisième cycle – et celui du producteur tournant, où l’on trouve des individus qui se déclarent parfois autodidactes ou qui sont diplômés du second cycle d’études supérieures – licence de biologie ou de philosophie, licence d’histoire-géographie, maîtrise de lettres ou d’histoire de l’art –, ou diplômés d’école de journalisme. Sans doute parmi eux trouve-t-on des producteurs pour qui France Culture est un lieu de ressources et d’ouverture intellectuelles et relationnelles et non le lieu central de leur investissement professionnel. Produire des émissions prend place à côté d’une activité principale hors radio, voire, d’un point de vue financier, comme « supplément » par rapport aux ressources financières principales retirées d’un conjoint. La production à France Culture prend son sens par rapport aux activités parallèles de ces producteurs davantage que dans un projet professionnel centré sur la radio.
59Face à la très forte hétérogénéité de la population du point de vue des rémunérations et des taux d’activité, il faut poser ici la question d’une unité ou non de la population. Autrement dit, est-ce une profession ? Peut-on légitimement en parler comme d’une profession ? Si oui, sur tous les segments ou seulement sur l’un d’eux ? Notre objet étant le travail radiophonique, ce dernier définit d’emblée une unité par-delà la variété des types d’émissions. La suite de notre travail montrera qu’un certain nombre d’éléments, dont la professionnalisation, la socialisation au métier et le problème central qui est commun aux producteurs, celui du statut, ainsi que le critère de régularité, autorisent à parler de profession pour la population des plus actifs. Il nous faut pour cela montrer que les deux dimensions nécessaires pour justifier une unité et le traitement comme profession, la nature du travail – est-ce le même pour chaque producteur en fonction du type d’émission ? – et les activités professionnelles parallèles des producteurs, permettent de parler en toute généralité du métier de producteur. Il reste que l’hétérogénéité du groupe sera étudiée, notamment à travers les types d’entrée et les types de projets : intellectuels, artistiques ou journalistiques.
60À compter de là, notre étude traitera du groupe des producteurs les plus actifs de la chaîne et nos analyses concerneront avant tout ses représentants. Nous avons opté pour le pôle le plus actif, le plus familier à l’auditeur de la chaîne aussi, des quelque 400 producteurs de France Culture, afin de mener nos analyses sur le terrain où nous avons recueilli le plus d’informations.
La population des plus actifs
61La segmentation ainsi opérée permet de délimiter un ensemble de producteurs les plus actifs à l’aide de critères précis et stricts, lesquels resteront certes décisoires mais ont le mérite d’être explicites.
62Ce segment des producteurs qui dépassent 100 jours de travail et 110 000 F annuels de cachets bruts de production (9 500 F par mois), pour des productions dépassant l’heure d’émission tous les quinze jours, comprend 51 producteurs, dont 15 coordonnateurs. La majorité d’entre eux possèdent une émission régulière hebdomadaire ou effectuent de nombreuses émissions parmi les séries de la grille ou les émissions longues. La répartition hommes/femmes est encore majoritairement masculine (62,7 % d’hommes et 37,3 % de femmes). Le sommet de la pyramide des salaires et des taux d’activité est occupé par des hommes, producteurs coordonnateurs (voir Annexe XI).
63Les producteurs âgés de 41 à 55 ans représentent 60,8 % de la population. Parmi ceux qui sont entrés à partir de 1979, 46 % avaient entre 20 et 30 ans à la date de leur premier cachet. Ils étaient donc relativement jeunes. L’origine géographique (saisie à travers le lieu de naissance) montre l’influence positive, mais très relative, d’une origine parisienne sur une origine provinciale. Cette population se caractérise par sa stabilité : 27 producteurs sont entrés avant 1979, 19 entre 1979 et 1984, 4 entre 1985 et 1986, le dernier en 1991. Soulignons aussi le nombre d’années qu’il faut pour atteindre le sommet de la production et le poids structurant de l’ancienneté : 50 % des producteurs les plus actifs ont au moins 14 ans d’activité ou de présence intermittente.
64C’est ce groupe qui s’attache à défendre la profession et à professionnaliser le métier. L’interconnaissance entre les producteurs les plus réputés et les plus installés dépasse le seul cadre des contacts de travail : les discussions à propos de fêtes entre producteurs et les photos recouvrant les murs des bureaux indiquent qu’un réseau d’interconnaissance existe, pour partie, en dehors du cadre professionnel. La population des actifs est sans doute celle qui a le plus de sens pour l’auditeur, dans la mesure où ce sont les producteurs qui cumulent le plus d’heures d’antenne et d’apparitions régulières sur la grille.
Parcours radiophoniques
65L’activité qui fait se rencontrer les producteurs sur le lieu de travail ou à l’antenne et l’identification commune à travers une association professionnelle sont contrebalancées par une représentation fragmentée du groupe des collègues. Chacun des producteurs pense avoir une trajectoire et une formation scolaire singulières : « on est tous différents », « je pense que mon parcours est très hors normes par rapport au producteur moyen ». Et les discours tenus sur le métier devraient rendre impossible l’analyse sociologique et sans fondement l’idée d’une démarche comparative. Il faut voir dans la représentation subjective d’une singularité des producteurs l’objet de l’analyse. Sans doute une définition claire du profil des producteurs remettrait-elle en cause l’ouverture et le jeu sur les compétences individuelles qui sont le fait du parcours et de l’activité radiophoniques. Il est vrai que la difficulté de l’étude réside dans une certaine diversité des situations et dans l’absence de données d’ensemble sur les parcours scolaires, les positions professionnelles et les origines sociales.
La trajectoire sociale et scolaire des producteurs
« Je ne suis jamais allé à l’école maternelle,
c’est peut-être pour cela que je suis arrivé
à la radio, je n’en sais rien. J’ai commencé
mes études au cours préparatoire à 5 ans et
demi comme tous les enfants. Non, soyons
sérieux. J’ai un parcours en zigzag
[producteur, 48 ans, R]. »
- 37 C’est là une situation semblable à celle des producteurs de télévision étudiés par Cantor. Cf. M. G (...)
La trajectoire des producteurs est en soi une trajectoire accidentée dans la mesure où leur métier ne correspond pas à celui que laissaient entrevoir les études entreprises, pas plus qu’il n’était programmé ou attendu37. L’activité à la radio n’est jamais un objectif et l’aboutissement d’une « vocation » précoce ou liée aux études : « la radio c’est un peu par hasard ». Le travail dans une radio se découvre et va souvent de pair avec la découverte de France Culture, qui fonctionne alors pleinement comme institution dispensatrice de culture : « ma culture, c’est la radio qui me l’a apportée ».
« Moi, France Culture, j’écoutais pas avant de venir y travailler. C’était une radio qui m’ennuyait, je n ’écoutais pas, j’écoutais, je regardais très peu la télé et je la regarde toujours très peu. J’écoutais soit France Inter, soit les chaînes périphériques. France Info n’existait pas à l’époque et je n ’écoutais pas France Culture avant d’y être. Donc en fait effectivement le contact avec France Culture a été en même temps le contact avec une chaîne que j’ai découverte et que j’ai appris à aimer, à laquelle je tiens beaucoup, malgré ses défauts et grâce à sa richesse [productrice, 46 ans, R]. »
66Rappelons qu’aucune formation ne prépare à la profession de producteur radio : aussi bien du côté cinéma, où de la Femis et de Louis-Lumière seule la seconde propose une option reproduction sonore, que du côté journalistique, où l’enseignement radio y est traité comme une dimension parmi d’autres de l’exercice journalistique. Ceux d’entre les producteurs qui ont fait une école de journalisme ont reçu une formation théorique et pratique à l’instrument radiophonique. Un pôle actif dans le monde radiophonique est constitué par la maison d’édition phonographique Phonurgia Nova, spécialisée dans le huitième art. Elle est l’instigatrice, depuis 1984, d’une université d’été de la radio de création à Arles, où sont organisés des stages et ateliers sur le magazine, l’écriture dramatique, l’animation, le journalisme culturel, des rencontres publiques et des expositions sonores internationales.
- 38 Nous reprenons une analyse faite par Bourdieu. Cf. P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., pp. 409-4 (...)
67La trajectoire des producteurs se trouve être fréquemment une trajectoire scolaire interrompue 38. Nombreux sont ceux qui ont abandonné, volontairement interrompu, mis en suspend, voire échoué des études qu’ils avaient entreprises. Leur position se traduit par conséquent par une formation scolaire non sanctionnée par un diplôme final et secondairement par une aspiration culturelle ou sociale. Si le travail à la radio prolonge, en quelque sorte, ces trajectoires, c’est que le lieu professionnel que constitue France Culture permet la mise en œuvre d’un capital culturel non entériné scolairement. La trajectoire scolaire interrompue fournit peut-être les conditions d’acceptabilité et d’investissement dans l’instable, du moins dans une activité dont les caractéristiques sont la durée finie et le renouvellement incertain.
68La trajectoire scolaire interrompue peut résulter d’un échec. Certains producteurs ont investi dans un concours qu’ils n’ont pas obtenu, par exemple au Capes. Ou bien, ils ont abandonné des études en cours ou la préparation d’un examen. C’est le cas des producteurs qui abandonnent la préparation de l’agrégation, des études de médecine ou un doctorat après une ou plusieurs années. Quelles que soient les raisons de la renonciation, lassitude ou découverte de ses véritables centres d’intérêts, contrainte financière ou refus de l’avenir professoral, ces études abandonnées, parfois décrites en termes d’aspirations déçues, expriment une trajectoire d’aspiration. La distinction entre refuser et être refusé, ou entre choix et manque d’investissement, penche ici en faveur de la prise de position volontariste dans la bouche des producteurs interrogés : refuser par exemple, dans les années 70, de préparer l’agrégation pour des raisons idéologiques.
69L’absence d’informations recueillies sur le niveau d’études, les activités professionnelles antérieures lors de la signature du contrat constitue une lacune pour l’enquête sociologique et une caractéristique de l’objet étudié. Informations inutiles, elles le sont pour les administrateurs car « elles ne sont pas nécessaires à la relation entretenue avec un producteur », auquel on ne demande rien d’autre que de faire une émission sans égard à ses diplômes.
- 39 La base de données à notre disposition ne comportait pas d’informations sur les professions parenta (...)
70Toutefois, les informations disponibles et celles recueillies auprès des producteurs interrogés39 alimentent l’hypothèse d’une origine sociale plus rarement intellectuelle ou artistique que bourgeoise : ils sont enfants d’avocat, d’officier, d’attaché commercial, d’industriel, de directeur de banque ou de société, d’ingénieur, de directeur à l’ORTF, de chirurgien, ou sont issus des classes moyennes du secteur privé, enfants d’employé, de représentant de commerce, voire du milieu populaire. Il est à noter la fréquence de fils et de fille d’officiers parmi les interviewés et les personnes sur lesquelles des informations sont accessibles. En définitive, la « position » particulière des producteurs de France Culture interrogés semble combiner une position héritée bourgeoise et une position professionnelle dans une institution culturellement et politiquement située à gauche (le producteur, fils de professeur, qui a suivi une formation commerciale n’est pas ici un contre-exemple).
- 40 Nous suivons en cela une démarche proche de celle de Muriel Cantor, qui établit deux typologies, un (...)
- 41 Une partie d’entre eux ne travaillent plus sur la chaîne depuis le changement de direction qui a eu (...)
71Si aucune formation spécifique ou systématique ne prépare à la profession de producteur radio, les informations disponibles permettent de faire quelques remarques concernant les formations scolaires possédées. Ainsi, une typologie séparant les producteurs les plus âgés, souvent « hommes de radio », et les producteurs plus jeunes, rentrés après une autre activité et exerçant éventuellement un autre métier, permet de clarifier l’approche du parcours scolaire40. Il y a les hommes de radio de longue date, rentrés dans les années 50 ou peu après, autodidactes, et souvent moins diplômés que leurs collègues (licenciés en lettres, comédiens de formation). La plupart n’exerce plus depuis notre enquête. Certains sont décédés. Ainsi de Pierre Descargues, Jacques Duchateau, Jacques Fayet, Roger Vrigny, Bertrand Jerôme. L’autre groupe comprenait des producteurs coordonnateurs ou délégués : Michel Bydlowski (décédé en 1998), Michel Cazenave, Éliane Contint René Farabet, Marie-Hélène Fraïssé, Patrice Gelinet, Olivier Germain-Thomas, Gérard Gromer, Geneviève Ladouès, Jean Lebrun, Francesca Piolot, Antoine Spire, Alain Veinstein, Alain Finkelkraut41, pour ne citer que quelques noms. On trouve parmi eux des détenteurs de doctorats de troisième cycle, en philosophie, littérature, linguistique, histoire. Certains sont agrégés, ou diplômés des grandes écoles.
- 42 É. Mollard, op. cit., pp. 35-36, p. 45, pp. 63-73, p. 99.
72Il est vrai que les producteurs diplômés ont remplacé les « professionnels » de la radio. Élisabeth Mollard nous indique que la succession des directeurs a été aussi un remplacement progressif des « professionnels » de la radio, notamment anciens de France Inter venus à Culture, par des « spécialistes » davantage diplômés. Tandis que la connaissance du monde radiophonique est indispensable sous Pierre de Boisdeffre (1963-1968) à l’entrée dans la profession et que le « recrutement » se fait majoritairement parmi le personnel déjà présent de la radio nationale d’avant 1963, France Culture voit, sous les directions suivantes, des universitaires, des éditeurs prendre place, à côté des hommes de radio, journalistes maison ou de formation42.
L’opposition au professorat
73Les prises de position des producteurs se caractérisent par un rejet de l’enseignement et plus largement de la forme pédagogique. Et c’est sans doute concernant ce rejet de l’enseignement que l’homogénéité des discours et des expériences est la plus remarquable. En premier lieu, une majorité des producteurs rencontrés se sont, à un moment, opposés à une carrière professorale : « ma mère voulait que je sois professeur, ce qui m’emmerdait profondément » ; « je n’avais pas envie d’enseigner » ; « on se dit pas oui ça serait bien, on se dit que ça serait une chance formidable, quand on a comme avenir d’être prof à Trifoullie-les-Oies, de faire ça [travailler à la radio] » ; « j’ai commencé par enseigner puis j’en ai eu assez au bout d’un moment » ; « j’ai toujours su que je n’étais pas fait pour le professorat, ou je n’en avais pas envie, l’un ne va pas sans l’autre ».
74Le milieu enseignant et le professorat sont rejetés a priori ou à partir d’expériences, et c’est relativement aux parcours d’enseignants que la carrière dans un média comme France Culture peut se comprendre. Le milieu enseignant (ou éditorial) est rejeté parce qu’il est perçu comme trop fermé, « trop dans le monde de la recherche et des bouquins ». Les producteurs y dénoncent la perte de contact avec la vie réelle. France Culture, écoutée notamment par les enseignants, est faite par des individus en froid avec l’enseignement.
75Plusieurs interprétations peuvent expliquer ce rejet : les producteurs investissent à la radio des dispositions qui s’opposent à celles requises par l’enseignement ; ou bien ce qui relève d’un choix n’est qu’une rationalisation de l’échec ; ou encore, ils effectuent une pondération entre une carrière envisagée dans l’enseignement (secondaire) et l’activité radiophonique en privilégiant la seconde. Il faut, selon nous, user des trois interprétations : certains avaient, scolairement parlant, les instruments pour faire une carrière dans l’enseignement supérieur ; d’autres possédaient les titres scolaires leur ouvrant les portes du métier d’enseignant du secondaire mais ils l’ont dévalué au regard de la production radiophonique.
76Ce qui amène certains à disposer hiérarchiquement l’enseignement en dessous de la radio tient probablement à leur activité enseignante dans le secondaire ou en classes préparatoires. Étant donné les caractéristiques de la trajectoire scolaire, il faut comprendre que le média radio offre une ouverture du champ des possibles promotionnels – « je ne me suis jamais résolu à renoncer », dit un producteur- peut-être plus grande que l’enseignement, même universitaire : « dans le meilleur des cas j’allais avoir un cursus universitaire classique ». Les métiers d’intermédiaires culturels peuvent aussi s’opposer aux métiers d’enseignement comme la nouveauté s’oppose à la routine. Il s’agit alors d’une ouverture du champ du travail par la diversification des domaines et des personnes abordées, à l’inverse d’une carrière enseignante vue comme hyperspécialisée, emmurée, immobile, appréciation qui peut se fonder sur une expérience ou seulement sur une représentation.
« Au bout de deux mois je me suis dit c’est pas possible, je peux pas continuer comme ça, je vais mourir d’ennui, de sottises. Corriger des rédactions en quatrième je vois pas de choses plus sottes. (...) C’est un exercice parfaitement imbécile [producteur, 44 ans, P]. »
« J’avais le sentiment que je n ’étais pas destinée à rester strictement dans le milieu universitaire, que je trouvais à la fois d’une grande qualité, mais en même temps un petit peu ennuyeux [coordinatrice, 47 ans, R]. »
« [J’ai des collègues] qui sont soit dans l’administration, soit dans les maths, soit dans des tas de secteurs de la vie socioculturelle plus ou moins en vue. D’ailleurs il y en a qui sont restés à un stade d’insertion assez banal, c ’est-à-dire soit à travailler dans un labo de recherche, soit effectivement à faire de l’enseignement et seulement de l’enseignement. J’ai jamais eu envie de m’enfermer dans un seul circuit à aucun moment [productrice, 46 ans, R]. »
« Je ne pense pas qu’avec cet itinéraire-là je pouvais me contenter simplement d’un métier structuré. J’ai enseigné dans l’Éducation nationale avant puisque je suis agrégée. J’ai enseigné et ça ne me convenait pas. J’aime beaucoup enseigner, je n’aime pas le milieu enseignant où il y avait... C’était très frustrant. Vous ne pouvez pas simplement faire ça, c’est pas possible. Tandis que là [à France Culture], tout est possible d’une certaine manière. Quelquefois, on a l’impression que rien n’est possible puisque tout est possible [productrice, 45 ans, R]. »
77L’attrait du métier de production radio à France Culture tient à la fois au capital symbolique procuré par la visibilité de l’antenne ou par les relations contractées et à un travail a priori non routinier : « On est dans des projets de perpétuel renouvellement. » Les gratifications symboliques sont jugées importantes par les producteurs, celles d’avoir accès aux gens les plus intéressants grâce au micro. Mais l’intérêt pour la radio n’est pas si simple, il demande justification : pour ne pas être vécu négativement, le travail à France Culture ne doit pas être perçu comme l’équivalent d’un travail dans un média. Seule la chaîne culturelle justifie leur activité dans un média. Les producteurs s’opposent au professorat mais aussi aux médias entendus comme lieux de divertissement.
Une diversification des compétences
« Oh j’ai fait des études très éclatées dans
différentes directions. J’ai fait de la
philosophie, des mathématiques, j’ai fait de la
littérature et comme je voulais pas être
professeur, ça ne s’est jamais terminé
[coordonnateur, 70 ans, R], »
78Nombreux sont les propos identiques à celui-ci, retenu parce qu’il condense quelques caractéristiques essentielles du parcours scolaire des producteurs. Un parcours scolaire changeant et diversifié : « j’ai fait des études très éclatées », « j’ai un parcours en zigzag », « j’ai touché à tout », « j’ai une trajectoire d’entrée de jeu composite » ; une opposition au professorat et une trajectoire qui « ne s’est jamais terminée ». C’est dire si l’idée d’une trajectoire scolaire interrompue et diversifiée est subjectivement ressentie.
- 43 E. C. Hughes, « Licence and Mandate », in Men and Their Work, op. cit., chap. 6. pp. 78-87.
- 44 Stroobants note le déplacement de l’analyse sociologique de la qualification aux compétences et aux (...)
79Ce qui nous intéresse surtout est la mise en évidence de savoirs scolaires diversifiés et la possession de diplômes supérieurs intermédiaires. Les diplômes ne fonctionnent pas tant, ici, comme expertises ou licences43, mais plutôt comme fondements d’un certain éclectisme et d’une polyvalence. La compétence rattachée à un diplôme ne délimite pas strictement ce qu’un producteur peut ou ne peut pas traiter, mais sert davantage à justifier une pratique diversifiée, dans des domaines connexes. L’éventail des compétences acquises pendant les études peut s’élargir considérablement : des études de médecine fournir une compétence en sciences et techniques ; une grande école littéraire autoriser une connaissance polyvalente allant de la physique à la philosophie. Il convient alors de parler de compétences ou de savoirs dans la mesure où le métier de producteur n’est pas fondé sur une qualification codifiée mais sur une compétence essentiellement culturelle et un savoir professionnel acquis avant et pendant la socialisation professionnelle44. De surcroît, la « polyvalence », chère à de nombreux producteurs et collaborateurs, s’appuie sur des savoirs souvent variés. Parmi les producteurs du second groupe, nombreux sont les interviewés qui cumulent des titres universitaires dans des disciplines différentes. Ainsi une productrice peut posséder une maîtrise de sciences économiques et une licence de psychologie, une autre une maîtrise de lettres et une licence de philosophie, sa collègue une formation en mathématiques et des connaissances en sciences de l’éducation, un autre deux maîtrises, en économie et en anglais, un autre une triple compétence universitaire en langue, philosophie du langage, le tout complété par une maîtrise d’histoire de l’art, une autre une khâgne, une maîtrise d’anglais et de droit international et le diplôme de l’IEP ; un producteur a entamé des études universitaires en sciences économiques, qu’il a abandonnées, reprises en langue et achevées par un doctorat en linguistique ; un autre a suivi une école de commerce et soutenu une thèse en communication. Bref, le passé scolaire sert rarement à fonder ou à justifier une compétence unique.
80La multicompétence conditionne en partie le maintien sur le « marché » de la production. Les producteurs jeunes et qui débutent sont amenés à faire, comme ils le disent, du « tout-terrain », parce que « si on veut quand même tenter de travailler assez régulièrement, il est difficile de travailler uniquement dans la spécialité qu’on a ».
- 45 C’est sur la base du malaise qu’Hoggart fonde l’ utilisation de la notion de quête du salut culture (...)
81Un tel éventail de savoirs peut s’apparenter à la quête du salut culturel : « je ne veux pas mourir sans avoir lu ce qui s’est fait de mieux », « je veux toujours compléter ma connaissance », « il n’y a que la culture en fait qui compte », « de toute façon on ne peut pas savoir tout sur tout, il faut se faire une raison ». Ces aspirations ne sont pas vécues dans l’indignité, elles sont revendiquées : « mon intérêt personnel, ce désir d’apprendre constamment ». Ne faudrait-il pas alors substituer à la quête du salut culturel le point de vue même des intéressés – « la volonté d’enrichissement personnel » – et ne pas insister sur le sentiment du manque que suggère la trajectoire d’aspiration de certains d’entre eux45 ? Pour certains, France Culture fonctionne comme institution de formation.
« Une des grandes découvertes que j’ai faites avec la radio, c’est l’ethnologie. Parce que, moi, quand j’étais en fac, j’avais fait une UV d’ethnologie qui m’a pas du tout accrochée. Alors que là, avec la radio, j’ai appris l’ethnologie, je me suis absolument régalée à faire des tas de choses, des tas d’émissions [productrice, 44 ans, R]. »
82Trajectoire scolaire passée, découvertes et apprentissages se combinent pour faire de la carrière professionnelle à France Culture une « formation culturelle continue ». L’identité professionnelle s’en trouve infléchie, on le verra en fin de chapitre, vers une représentation de soi comme intellectuel plutôt que comme journaliste. Produire à France Culture permet à tous les producteurs d’entretenir une activité intellectuelle, à ceux qui ont une activité principale hors du domaine intellectuel et à ceux qui ont une activité enseignante qu’ils jugent répétitive.
- 46 S. Chalvon-Demersay et D. Pasquier, Drôles de stars. La télévision des animateurs, Paris, Aubier, 1 (...)
83Si le média et particulièrement France Culture peuvent satisfaire ces aspirations, cela tient au faible degré de codification des postes, des formations requises et des compétences exigées. Sans doute, les producteurs trouvent dans les médias, dont le développement important date des années d’après-guerre, le moyen de développer des aspirations liées à la mise en œuvre d’un capital culturel acquis par des études sans être sanctionné par un diplôme, ou peut-être, comme le dit Bourdieu, rétablissent une position qu’ils n’ont pu obtenir faute du capital social nécessaire à la valorisation de leurs diplômes. Nous retiendrons, avant tout, qu’il s’agit ici de mettre en œuvre un capital culturel « circulant » qui n’est pas toujours fixé et objectivé, qui perd en légitimité ce qu’il gagne, on l’a vu, en diversité. Faut-il établir un parallèle avec les animateurs de télévision, qui, davantage diplômés que la moyenne française, le sont moins que ce que laissait supposer leur origine sociale46, et possèdent donc un capital culturel hérité ?
Le savoir professionnel acquis
- 47 C. Dubar, La Socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand (...)
84Le travail à France Culture fait suite, pour une partie des producteurs, à d’autres activités professionnelles. La production succède à une accumulation de compétences professionnelles dans d’autres lieux et s’appuie sur le transfert de celles-ci. En effet, la production comme premier emploi reste une entreprise risquée pour l’institution : non seulement, elle s’appuie sur un capital culturel et un savoir-faire exclusivement scolaires et introduit avec elle l’idée d’une carrière, mais elle retire à l’institution son contrôle sur la « formation » et le type d’expression radiophonique. Le risque est alors atténué par le recours à des individus déjà « socialisés » dans une autre activité professionnelle, plus ou moins proche de la production radiophonique. Utilisons la notion de savoirs professionnels introduite par Claude Dubar pour désigner les savoirs spécialisés acquis lors d’une socialisation secondaire47. C’est là un outil pour reconnaître puis décrire la nature du savoir professionnel (pratique et culturelle) acquis par les producteurs lors de leur précédente ou première activité professionnelle.
- 48 Roland Dhordain, certes homme d’inter, a ainsi eu des fonctions « promotionnelles » au sein des Écl (...)
- 49 Les radios débutantes recrutent, elles, d’anciens animateurs de télévision, qui soit effectuent là, (...)
85La production à France Culture est souvent précédée d’une activité dans les services de relations extérieures d’organisations culturelles ou d’institutions : musée des Arts décoratifs, Médecins sans frontières48 ; dans les bureaux d’études ou les maisons d’édition. Ce point de départ qu’est une position située à la frontière d’une institution, consistant à valoriser l’intérieur à l’extérieur, peut se trouver être le service même des relations extérieures de France Culture. D’autres producteurs ont commencé leur activité professionnelle au sein de rédactions de presse écrite ou de radio (certains poursuivront ensuite leur carrière à la télévision49).
- 50 Radio Nova, créée par deux hommes de radio, Andrew Orr et Jean-Marc Fombonne, venus de l’Atelier de (...)
86Le savoir professionnel peut résulter d’un apprentissage du métier de journaliste au sein d’un organe de presse (quotidiens nationaux, régionaux, hebdomadaires, agences de presse), dont la vertu principale est sa proximité professionnelle avec la radio : ainsi de l’agrégé de philosophie qui a travaillé dans un mensuel scientifique avant de produire pour France Culture. L’expérience professionnelle peut être spécifiquement radiophonique : un producteur était ex-correspondant d’une radio étrangère, une autre ex-animatrice d’une radio libre50. Pour les plus jeunes, l’activité journalistique semble la plus fréquente : celle de pigiste dans une revue ou un quotidien ou à la rédaction d’une radio reste la plus courante. Un transfert de savoirs et de compétences, plus ou moins distincts des savoirs scolaires, comme l’expérience de l’entretien, s’effectue aussi depuis des lieux tels que les sociétés de conseil, les syndicats. Quand c’est l’enseignement qui constitue la première ou précédente activité professionnelle, les techniques de travail d’expression en public, pédagogiques, d’organisation rédactionnelle servent l’exercice radiophonique. À ce propos, la cure analytique fournit une compétence relationnelle aux producteurs qui déclarent en avoir mené une. Elle favorise les relations de travail, défait certains conflits et permet sans doute une implication « vivante » des invités à l’antenne. L’expérience analytique contribue ainsi à un type de relation professionnelle, avec le sociologue entre autres, relativement souple.
87Ces savoirs professionnels acquis et utiles à l’activité radiophonique résident principalement dans l’utilisation des sources et de l’information, dans la technique de l’entretien, dans un savoir relationnel, voire dans la maîtrise de l’outil radiophonique et dans une sensibilité au son. Il peut s’agir d’une technique pédagogique ou d’une forme de parole publique. Mais l’avantage d’une expérience professionnelle antérieure est de donner, plus ou moins, un point de vue externe au monde médiatique et une expérience autre que le contact journalistique avec les « réalités ». L’expérience d’un autre univers de travail reste une dimension essentielle de ce savoir professionnel acquis.
« Des antennes branchées partout »
« C’est pas l’activité de prof qui remplit mon porte-monnaie. Enfin, c’est pas négligeable parce qu’en plus c’est sur douze mois. Mais, moi, je fais plein de trucs. C’est vrai que, d’une part, je continue à donner des cours, je travaille beaucoup ici, j’écris à l’extérieur, j’anime des colloques. Enfin bon, je fais beaucoup de choses, je travaille tout le temps. J’écris beaucoup aussi [productrice, 46 ans, R]. »
88Il y a des producteurs pour lesquels la production n’est qu’occasionnelle et constitue un travail ponctuel. Ils tirent l’essentiel de leur revenu de l’enseignement supérieur ou d’une activité stable à l’extérieur. Ils sont, par exemple, directeurs de société, responsables d’institutions, journalistes, médecins, enseignants, chercheurs.
89Une autre partie des producteurs retire l’essentiel de son revenu de l’activité sur France Culture et la « complète » par une activité d’écrivain, de critique ou de galériste par exemple. Certains dirigent une collection. D’autres cumulent leur activité radiophonique avec un poste d’enseignant en collège ou lycée, ou un poste de journaliste au sein d’une rédaction, avec des « ménages » (animations de colloques, de débats) ou bien avec des fonctions éditoriales, des collaborations dans la presse ou à la télévision, des fonctions associatives et des responsabilités publiques, dont ils peuvent retirer une rémunération non négligeable. L’absence de données chiffrées sur les activités professionnelles ne permet pas de quantifier ce groupe relativement aux autres. Reste qu’il y a des producteurs qui, bien qu’ils aient des taux d’activité et de rémunération relativement faibles, travaillent exclusivement pour la chaîne.
- 51 Cf. J. Rannou et S. Vari, Sous la dir. de P.-M. menger, Les Itinéraires d’emploi des cadres, techni (...)
- 52 M. Vessilier-Ressi, « Portrait de l’auteur en trois dimensions : juridiquement fort, socialement pr (...)
90La grande différence des producteurs radio avec les intermittents du spectacle et de l’audiovisuel réside dans leur absence d’activités exercées dans d’autres secteurs du champ même des intermittents51. Les producteurs radio ont une activité unique à la radio, éventuellement une ou des activités extérieures, mais hors de l’intermittence : dans l’Éducation nationale, le journalisme, l’écriture. Reprenant les termes de Vessilier-Ressi, nous dirons que leur second métier s’apparente davantage à une biprofessionnalisation qu’à une polyactivité artistique52. Cette absence d’implantation sur d’autres secteurs artistiques tient au fait que les savoir-faire ne sont pas transposables. Nous définirons donc la multiappartenance comme la pratique d’une autre activité stable concomitante du travail de producteur, l’enseignement par exemple, et la multiactivité comme l’exercice ponctuel d’un ou plusieurs travaux, rédaction de guides, d’ouvrages de documentation, animations de conférences.
- 53 P.-M. Menger, « Rationalité et incertitude de la vie d’artiste », L’Année sociologique, 39, 1991, p (...)
91La multiappartenance et la multiactivité peuvent assurer une garantie financière. Le maintien d’une activité professionnelle permet de parer aux irrégularités de la production ou à un éventuel « licenciement ». À l’inverse, le métier de producteur peut s’apparenter à un travail alimentaire pour ceux qui voudraient se réaliser dans l’écriture. Cette position institutionnelle procure une activité plus stable et octroie un réseau et une information sur l’édition et les personnes53. Enfin, il peut s’agit d’une utilisation « stratégique » des différentes positions, qui autorise et le transfert de capitaux entre domaines, et la correspondance entre activités : « ce qui profite à France Culture profite à l’extérieur », dit un producteur.
- 54 P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, pp. 158-159.
- 55 P. Bourdieu, ibid. ; R. Debray, Le Pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay, 1979.
- 56 J.-N. Jeanneney, Échec à Panurge, Paris, Le Seuil, 1986, p. 121 ; cf. aussi A. de BEER, « Le Monde (...)
92Nous laisserons à une ethnographie des réseaux l’analyse des positions et des liens entre les individus. La multiappartenance professionnelle des producteurs et leur position intermédiaire entre les univers sociaux se conjuguent pour solliciter un regard sociologique seulement attentif au mélange des genres. L’analyse qu’attendent certains producteurs rejoint, sur la nécessité de mettre en évidence les passe-droits, « copinage » et autres relations privilégiées, une analyse sociologique qui ajoute, elle, au tableau négatif l’analyse des rapports en porte-à-faux : journalistes culturels en mal de légitimité intellectuelle et universitaires-journalistes venus chercher dans le média une reconnaissance déniée par leurs pairs. Dans les deux cas, le réseau prend une connotation stratégique et sert à montrer les intérêts cachés, les renvois d’ascenseur et autres calculs symboliques54. Ce serait un autre travail que d’établir tous les échanges entre champs qu’opèrent les producteurs et leurs intervenants, travail pour lequel il faudrait rendre compte des interactions quotidiennes, dépouiller les résultats des échanges, invitations, entretiens, articles..., comptabiliser et classer les couples producteurs-invités. À côté du point de vue d’une sociologie du mélange des genres et des champs55, il existe une place pour une lecture qui lit positivement la multiactivité ou la multiappartenance. L’implantation professionnelle extérieure et le parcours antérieur à la radio assurent alors une ouverture à la chaîne, grâce à l’apport d’un réseau permettant de mobiliser des intervenants peu connus ou difficilement abordables. C’est l’avis de Jeanneney par exemple56, mais c’est aussi ce qui sous-tend les propos des producteurs. La multiappartenance fonctionne alors comme sources d’idées et contribue tout autant au maintien du producteur sur la grille qu’aux émissions elles-mêmes, grâce à une implantation de la chaîne, via quelques spécialistes, dans des champs spécifiques.
« Une activité extérieure nourrit. Il n ’est pas mauvais que vous alliez voir à l’extérieur, que vous ayez d’autres contacts, d’autres horizons et les idées viennent comme ça. Sinon vous risquez d’être une machine à produire, pour garder une fraîcheur d’idées il faut avoir d’autres horizons [productrice, 49 ans, R], »
93Pour certains producteurs, ne pas avoir une autre activité professionnelle « à l’extérieur » est une « erreur ». Le fait que le producteur ait une position extérieure est un atout parce qu’elle lui permet de ne pas tourner entre gens du même cru et lui donne un regard critique, mais aussi parce qu’elle permettrait d’éviter les erreurs de jugements et d’interprétation. Certains producteurs qui disposent d’équipe de collaborateurs nombreux valorisent cette diversité d’origines, au sens sociales, scolaires et professionnelles. Avoir telle origine sociale, avoir pratiqué ou pratiquer un autre métier, venir de telle ville de province, autant de « variables » qui peuvent éviter d’émettre des jugements ethnocentriques.
94Si le terme de « médiation » a une pertinence pour caractériser le travail des producteurs, c’est en tant qu’il désigne l’appartenance à des mondes différents, mobilisés comme sources d’idées. Ainsi, l’implantation dans des champs sociaux variés favorise la production de sujets, d’idées et d’informations. Tandis que pour les sociologues la fermeture des champs scientifiques sur eux-mêmes est une garantie de l’autonomie de leurs problématiques et de leurs règles, pour les gens de radio, cette fermeture peut être vue comme tout à fait néfaste à la création, à la nouveauté et au renouvellement des producteurs.
Devenir producteur
95Si les producteurs parlent de hasard à propos de leur entrée à la radio, c’est que celle-ci ne constitue pas le débouché d’une formation scolaire. Hormis les individus qui ont reçu une formation journalistique et pour lesquels France Culture peut représenter un idéal, c’est l’absence de préméditation dans le choix de carrière qui caractérise l’entrée dans la chaîne. La radio est quelque chose qui se découvre. Nombreux sont les producteurs qui voient dans leur activité à France Culture un travail qui n’a pas de lien avec leur formation scolaire. Les interroger sur le passé postule l’existence d’une relation ou d’une cohérence entre le passé scolaire ou professionnel et l’activité radiophonique. La place que les producteurs accordent à ce passé se résume à la méthode de travail apprise au cours des études ou aux relations que leur passé professionnel permet de mobiliser, bref à un transfert de techniques et de relations. L’entrée à France Culture passe pour certains par la rupture avec le passé. Ils s’inscrivent en cela dans la tradition de formation de Radio France. Le métier radiophonique impose ses propres critères dans le « traitement » de la culture : ceux de la mise en forme radiophonique.
Entrer par le haut et entrer par le bas
96Nous avons adopté le parti, qui correspond à une perspective synchronique, de prendre le type d’entrée et de formation comme points de départ de l’analyse. Cette approche permet, selon nous, de comprendre les types d’émissions, les rapports à l’institution et les identités de producteurs qui en résultent. Le moment venu, nous qualifierons les entrées au regard des activités professionnelles autres, précédentes ou actuelles. Nous pouvons déjà avancer que la dichotomie « hommes et femmes de radio » (entrés par la réalisation, le théâtre ou le journalisme radiophoniques)/ « hommes et femmes extérieurs » n’est plus aussi pertinente que dans les années 60-70. Cette évolution est due sans doute, principalement, à l’augmentation du nombre de producteurs.
- 57 Dans le cas des producteurs radio, ce compagnonnage n’est pas réglementé. Nous prenons ici l’assist (...)
97En fait, il y a deux types d’entrée à France Culture. La première est lente et progressive ; elle a lieu au sortir des études. Cette entrée précoce dans le métier se fait alors grâce à la collaboration avec un producteur coordonnateur ou délégué et se rapproche en cela du modèle de l’assistanat57. La seconde est fonction d’une demande de la part de la chaîne directement auprès d’un individu ou par un intermédiaire. Les producteurs ont alors environ 40 ans et ils sont déjà munis d’un capital professionnel. Cette seconde voie est moins sélective mais elle est plus risquée pour la direction. Elle peut mener directement et rapidement à la production grâce à une relation de recommandation. Très peu deviennent producteurs après avoir été chargés de réalisation ou techniciens.
- 58 L’accès au travail par le remplacement de quelqu’un qui ne peut pas assurer, pour différentes raiso (...)
98Le premier groupe d’entrées, que l’on peut appeler les entrées par le bas, rassemble des débuts radiophoniques qui ont lieu après une période mixte de chômage partiel et de piges dans des journaux, que l’on effectue parallèlement à de petits boulots ou en préparant un diplôme (une maîtrise par exemple). Le contenu du travail de journaliste ou de pigiste assure une double fonction de matériel d’enquête (par exemple : faire un article sur un groupe littéraire) et de contacts professionnels. L’entrée des jeunes à France Culture se fait le plus souvent dans un poste de collaborateur de production, soit comme critique littéraire, scientifique ou artistique, soit comme « interviewer » pour des petits reportages, au sein du Panorama, de Culture matin, de Staccato par exemple, soit comme collaborateur ou agent d’émission. La collaboration peut durer quelques années pendant lesquelles le jeune commence à faire de la production, une ou deux émissions ponctuelles d’une heure ou d’une heure et demie. Elle peut se doubler d’un travail de secrétariat. Les reportages sont de plus en plus longs. Viennent alors les remplacements de producteurs pendant les vacances58. Les premières productions sont courtes, cinq minutes, puis une demi-heure, puis une heure. Elles sont souvent le fruit d’une commande de la part d’un producteur coordonnateur ou d’un conseiller de programme (le directeur s’adresse, lui, à des producteurs du second groupe). Aussi, les producteurs font preuve, à leur début, d’un certain éclectisme dans les sujets qu’ils traitent et sortent des limites de leur compétence scolaire.
- 59 Les agents spécialisés d’émission font un travail entre le secrétariat et l’« assistanat de product (...)
99L’« assistanat de production » (en tant que collaborateur ou agent d’émission59) assure à peine de quoi vivre mais procure une formation, grâce à l’observation, sur la radio et France Culture. Certains collaborateurs et agents d’émission assistent assidûment, depuis la cabine technique, à la diffusion de l’émission pour laquelle il travaille. La présence, en cabine, et la circulation dans les studios et bureaux permettent d’accumuler les informations, d’apprendre de visu et surtout de montrer son intérêt : « C’était vraiment, au début, la bagarre pour se faire voir, se faire remarquer et arriver à se vendre et à dire : “regardez, peut-être que je peux faire quelque chose pour vous” », dit une jeune productrice. De sorte que mener des observations sociologiques à France Culture est perçu comme une manière, dissimulée, de vouloir faire de la radio. Mais l’enquête permet aussi de voir que l’allocation de travail fonctionne, en ce qui concerne les jeunes, d’une manière implicite. Un responsable ou un coordonnateur parle devant vous d’un sujet d’émission pour lequel il cherche quelqu’un. On vous tend une perche, mais on ne vous sollicite pas nécessairement, et c’est à vous de saisir ou non l’occasion. C’est au sein de ce groupe que s’effectue le tri des « profils radiophoniques ». Les coordonnateurs et les conseillers de programme sollicitent ceux qu’ils apprécient, les autres restent s’ils sont « accrochés » très fortement à la radio et le chaperonnage d’un producteur peut les aider.
100L’entrée de nombreux producteurs parmi les plus actifs de la chaîne s’est effectuée grâce à la collaboration avec un producteur déjà installé ou au sein d’une équipe nombreuse comme producteur débutant : ainsi des fameux Après-Midi de France Culture, dirigés par Jacques Floran, sous la présidence d’Agathe Mella (1972-1975), qui formèrent de nombreux producteurs actuels. Les émissions Clair de nuit assuraient le dimanche soir, sous la présidence de Borzeix, des tranches de production de vingt minutes à l’intention des producteurs débutants. Les Nuits magnétiques, émission « alternative » et à thème, diffusée en fin de soirée, et dans une moindre mesure les Perspectives scientifiques, « patronnent » de nouveaux producteurs. Dirigées par des producteurs coordonnateurs, ce sont des émissions qui offrent aux novices une tranche horaire ouverte. Toutefois, l’introduction d’un jeune producteur est la plupart du temps sans lendemain. Rappelons ici le fort renouvellement de la population des premiers producteurs. Ils n’ont produit, à quelques exceptions près, qu’une émission dans l’année 1993.
101Les producteurs entrés après une ou plusieurs expériences professionnelles forment le second groupe. L’entrée par le haut est alors beaucoup plus rapide. Le premier contact peut se faire en tant qu’ invité d’une émission. Le passage à l’antenne constitue un test sur le vif. Le producteur de l’émission juge la voix, la présence radiophonique de son invité. Ainsi « l’expérience » de la radio peut se réduire, pour certains, aux quelques interventions qu’ils ont faites devant le micro en tant qu’auteur invité à parler d’un ouvrage. S’ensuit, mais l’analyse est alors rétrospective et effectuée à partir de ceux qui sont encore là pour en parler parmi les centaines d’invités qui passent sur France Culture, une progression rapide. Le directeur, un conseiller de programme ou un producteur coordonnateur, ami ou relation professionnelle, peut suggérer à l’intéressé l’idée de faire une émission sur un sujet correspondant à son centre d’intérêt professionnel. Le premier emploi à la radio peut consister dans l’animation d’une émission sans intervenants, l’annonce et la désannonce de reportages, d’éditoriaux, de musiques, dans une sorte de « mixage », en direct, d’émissions enregistrées. L’accès à la production ne passe pas nécessairement par l’exécution de petits reportages. L’entrée peut se faire directement dans la production et la socialisation professionnelle n’est effectuée qu’après coup : « dans une équipe dont vous ne comprenez le fonctionnement que des années après », dit une productrice. Le rôle des chargés de réalisation ou des techniciens est alors primordial. Ce sont eux qui doivent apprendre la mise en forme radiophonique, les techniques d’insert, la diction, suggérer le tempo, revoir à la baisse les désirs du producteur et rattraper les erreurs au montage. En fait, elle peut n’être jamais effectuée et le producteur sera toujours critiqué pour son absence de compétence radiophonique. Autrement dit, la position de producteur suppose ici un premier contact avec le monde professionnel, qui fournit alors une compétence essentielle. La spécificité de ce savoir professionnel est d’avoir permis une accumulation supplémentaire de capital culturel, d’expériences et de savoir-faire propres. En fait, notre typologie des entrées n’est pas étanche : des producteurs entrés avant 35 ans peuvent faire un parcours qui s’apparente à une entrée par le haut et réciproquement pour ceux entrés après 38 ans.
L’allocation relationnelle du travail
- 60 L. Thévenot, « Les investissements de forme », Cahiers du Centre d’études de l’emploi, n° 29, 1985, (...)
- 61 Entretien de l’auteur avec Jean-Marie Borzeix (14/02/1994).
102Le début dans l’activité de producteur ne résulte pas de la rencontre entre une offre et une demande médiatisée par un curriculum vitae, un concours ou une autre forme de convention objectivée60. L’allocation du travail est relationnelle. C’est l’insertion dans un réseau stable (collègues journalistes et professeurs) ou simplement les relations d’interconnaissance et les rencontres qui amènent à la production. « Lorsque l’on a analysé ce que l’on souhaite eh bien, ensuite, on recherche l’homme qui peut remplir au mieux cette fonction. Et c’est le hasard, on ne connaît pas tout le monde. Mais dans le milieu qui est le nôtre, on connaît beaucoup de monde. Il y en a qui sont proches et on pense à eux61. » La proposition de faire une émission peut provenir de l’intérieur, producteur, collaborateur ou membres de la direction qui suggère le nom d’une personne. Aussi, les demandes de la chaîne s’adressent le plus souvent au second groupe de producteurs, ceux qui « n’étaient pas faits a priori pour faire de la radio ». L’allocation étant relationnelle, elle peut être vécue dans l’ordre du don ou de la toute-puissance du directeur ou du producteur qui engage. La relation à celui qui vous fait travailler dans son équipe ou simplement pour une émission n’est pas réglée par une convention de poste. Aussi, comme le dit un producteur : « on est les uns et les autres redevable à tel ou tel ».
- 62 Nous donnons au mot « recrutement » le sens de « faire entrer », sans prendre en compte un type de (...)
103C’est entre deux modes de recrutement62 que doit choisir l’équipe dirigeante pour attribuer une émission fixe : soit parmi les collaborateurs (postulant), la plupart du temps jeunes, et les producteurs présents, soit parmi les individus extérieurs remarqués lors d’une intervention et ayant alors une profession relativement stable, enseignant, chercheur... Avoir été entendu à l’antenne, lors d’une invitation, par le directeur ou un responsable de la chaîne peut constituer le premier fondement d’une demande. L’allocation de travail peut s’appuyer alors sur d’autres canaux : la notoriété intellectuelle et le « comportement » au micro (voix, aisance). C’est le cas de l’engagement d’Alain Finkelkraut, de Patrice Gelinet, d’Arlette Farge, de Michelle Perrot. Dans ce cas, l’émission préside en partie en tant que projet au recrutement de spécialistes, tandis que les producteurs déjà présents cherchent à créer une émission à leur mesure.
104L’autre type d’entrée dans la profession résulte d’une démarche du producteur auprès d’autres producteurs délégués ou coordonnateurs, auprès des conseillers de programme ou du directeur. S’engage alors une négociation entre le postulant et le responsable de la programmation sur la définition du projet d’émission à partir des propositions de chacun. Les changements de direction sont les moments propices à la fixation d’un producteur sur une émission régulière. Le directeur choisit parmi les producteurs déjà présents et parmi ses relations les individus auxquels il confie des émissions fixes de la grille. Sous sa direction, des émissions seront modifiées, élargies ou crées, gardant ou non les mêmes producteurs, mais dans une proportion relativement limitée.
105Ainsi sont appelés « barons » les producteurs coordonnateurs en charge d’une tranche horaire à l’intérieur de laquelle ils peuvent faire travailler d’autres producteurs. Certains dénoncent une mainmise et un fonctionnement qui fait la part trop belle aux amis au détriment de la compétence et d’un contrôle exercé par le directeur. C’est le même fonctionnement relationnel qui est dénoncé dans l’allocation des émissions « tournantes ».
« Il y a trois conseillers de programme affichés, mais il y a neuf barons. Ceux qu ’on appelle, nous, des « barons ». Qui sont les barons ? Ce sont des gens qui ont des temps d’antenne qu ’ils peuvent allouer à des vassaux infiniment plus longs que le directeur lui-même. Tout le reste de la chaîne est contrôlé par les barons, qui sont complètement libres. Dans le contenu de ce qui se fait, les barons sont absolument tout-puissants. Ils n ’acceptent aucune ingérence du roi dans leur programmation, leur contenu, leurs idées [producteur, 49 ans, R]. »
106L’autonomie des producteurs coordonnateurs vis-à-vis de la direction se manifeste avant tout dans le choix des producteurs auxquels ils confient une émission. Du point de vue relationnel et salarial, cette autonomie ne fait que prolonger un système en cascade qui, du directeur de la chaîne nommé par le PDG de Radio France, s’étend aux producteurs coordonnateurs ou aux conseillers de programme, désignés par le directeur, puis aux producteurs délégués ou aux collaborateurs qui doivent leur travail aux trois précédents.
107Ainsi se distinguent ceux que la chaîne, directeurs, conseillers de programme et quelques producteurs coordonnateurs, voudrait voir produire, mais qui ont une autre activité à plein temps, et ceux qui se présentent à France Culture à la recherche d’un emploi ; ceux pour lesquels la radio n’est pas l’investissement majeur et ceux qui veulent en faire une activité principale. D’un côté, France Culture doit gérer un « pool » de jeunes en situation instable, rentrant au coup par coup sous la responsabilité d’un producteur délégué qu’ils connaissent et qui les fait travailler comme collaborateurs. À l’avenir, ils pourront éventuellement devenir producteur si une tranche horaire s’agrandit ou se libère. De l’autre, elle a des « besoins » et veut garder son contrôle sur les producteurs qu’elle choisit selon ses critères et en fonction de ses desseins.
108Mais toute entrée par le haut constitue une prise de risque pour les responsables. Si la chaîne bénéficie d’une sélection extérieure par la réputation, elle le paye d’une absence de sélection du point de vue radiophonique. Le recrutement direct dans la production concerne des personnes dotées par ailleurs d’une forte reconnaissance, professionnelle ou médiatique.
« J’ai fait rentrer des gens qui n ’avaient pas fait beaucoup de radio. Qu ’on avait testés sur une émission d’été. X [ethnologue, responsable d’un département universitaire, professeur], on lui a fait faire une série d’émissions pour l’été, en direct, on y a été à l’intuition. Mais il faut. Si vous ne prenez pas des paris comme ça, vous faites rien à la radio non plus [conseiller de programme, 42 ans]. »
109D’un côté, la chaîne supporte des coûts de sélection et de socialisation des producteurs mais s’assure un renouvellement et un tri des producteurs par la motivation et l’appréciation implicite de leur capacité, de l’autre, elle encaisse les dividendes d’une réputation, mais elle prend un risque quant à la socialisation professionnelle.
- 63 J. Rannou et S. Vari, Sous la dir. de P.-M. Menger, Les Itinéraires d’emploi des cadres, technicien (...)
110Il est plus sûr professionnellement pour un individu de rentrer sur la chaîne entre 30 et 40 ans qu’avec moins de 26 ans. Les chances de maintien d’une année sur l’autre sont beaucoup plus élevées quand on se « présente » avec un passé professionnel qu’exprime un âge d’entrée entre 35 et 40 ans que frais émoulu du système scolaire. Ainsi, en 1993, 18 jeunes de moins de 26 ans ont fait une production et seule une moyenne de 2,8 producteurs étaient entrés entre 1979 et 1992 à cet âge et étaient présents en 1993 (sur une moyenne de 15,3 entrées par année). Contrairement aux techniciens de l’audiovisuel, intermittents du spectacle, pour lesquels les chances de se maintenir sont liées à la précocité de l’entrée dans la production63, ici, plus on entre tard (sans toutefois dépasser 45 ans), plus il y a de probabilités de se maintenir. Nous mesurerons plus loin le pouvoir d’introduction professionnelle des émissions qui reçoivent de nouveaux producteurs ou leur fonction de consécration. On comprend alors quel est l’« intérêt » de rentrer vers la quarantaine : celui de se situer favorablement dans le champ de l’échange, face à des participants, dont l’âge, la position et le capital culturel sont souvent élevés, en amenant avec soi le capital social et professionnel (culturel notamment) attaché à son activité antérieure et propice à la production d’idées et à l’utilisation d’un réseau.
111Certes, tout le monde peut devenir producteur, mais, quand on est jeune, atteindre la régularité est un long cheminement, à quelques exceptions près. Pour travailler à France Culture, il faut « subir » un vieillissement qui correspond à une accumulation de savoirs professionnels et culturels externes ou internes, ou simplement à l’acquisition d’une légitimité. Aussi, les producteurs perçoivent une corrélation entre le type d’entrée et le niveau de diplômes. L’un d’entre eux déclare : « il est rare que quelqu’un qui est quasiment agrégatif accède à la production radio par le petit bout de la lorgnette ». Le petit bout de la lorgnette, c’est aussi ce que nous avons appelé l’« entrée par le bas ».
Les moments de la socialisation professionnelle
« Je ne savais rien du tout [productrice, 44 ans, R]. »
- 64 P. Bouffartigue, « Ingénieurs débutants à l’épreuve du modèle de carrière. Trajectoires de socialis (...)
- 65 E. C. Hughes, « The Making of a Physician », in Men and Their Work, op. cit., chap. 9, pp. 116-130.
112La socialisation professionnelle entendue ici ne correspond pas au moment de l’entrée dans le métier et à ses conflits de positions, de titres et de postes, mais à l’apprentissage professionnel consécutif à cette entrée. La socialisation professionnelle à France Culture, et sans doute de façon générale à Radio France, réside à la fois dans l’apprentissage des règles du groupe mais aussi dans l’apprentissage professionnel. Loin d’être définie sur le modèle des ingénieurs qui trouvent dans leurs études le support professionnel de leur activité future64, l’éducation radiophonique se fait « sur le tas », sur le lieu même du travail. Radio France fonctionne pour tout nouveau venu comme institution de formation. Nous nous situerons dans un cadre interactionniste mis en place par Hughes avec les notions de contact avec la culture professionnelle, de tension entre réalité et idéal et de projection dans une carrière future représentée par un groupe de référence65.
La découverte du son
113La socialisation professionnelle qui porte sur la découverte du son nous apparaît une des dimensions essentielles du métier de producteur. Certes, les producteurs connaissent le « son musical » et la musique, mais l’autonomisation du son qui s’opère en radio est incomparable avec la place que le son a dans l’existence quotidienne. Ici, la découverte du son est à la fois une hyper-attention à celui-ci et une découverte de la mise en forme radiophonique. La posture radiophonique attentive au son est loin d’être active chez la majorité des auditeurs, et les producteurs disent avoir découvert le son, l’ambiance sonore, au moment de leur entrée à la radio. C’est dire, a contrario, que ce rapport au message se doit encore de passer du studio à l’auditeur pour que l’attitude à l’écoute soit conforme aux intentions.
- 66 Il est possible de s’inspirer de l’analyse de la genèse et de l’autonomie de la forme artistique et (...)
- 67 E. Goffman, Les Cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991, p. 154.
- 68 P. Schaeffer, L’Œuvre musicale, INA/GRM et Séguier, 4 CD et un livret, 1990, pp. 29-30, et Machines (...)
- 69 C. Méadel, Histoire de la radio des années trente, Paris, Anthropos/INA, 1994, pp. 300-302. Pradali (...)
114En radio et à France Culture l’autonomisation du son est tout à fait exceptionnelle66. La chaîne offre la possibilité de « détacher » le son de la parole et des actions, et permet son esthétisation. À sa limite extrême, le son devient son pur, son pour lui-même. Il quitte ce que Goffman appelle la « province du sens »67 pour devenir élément central ou convention radiophonique (changement de scène, illustration...). Il est remarquable de voir que la musique concrète de Pierre Schaeffer, fondée sur des sons à l’origine naturels et ensuite distordus, est née des studios de radio. Aussi a-t-elle volontairement pris un chemin musical et non dramatique, refusant la figuration au bénéfice de l’autonomie68. Le son radiophonique tend, comme la musique, concrète ou classique, à se soustraire aux fins fonctionnelles ou analogiques qui lui sont consubstantielles dans la vie courante, c’est-à-dire à sa surdétermination par d’autres signes. Quelle meilleure preuve sans doute de cette autonomie du son ou du bruit à la radio que l’invention d’un professionnel, le bruiteur, dès les années 30. Méadel le dit : « Le bruit à la radio ne se confond pas avec la musique, puisqu’il est traité à part comme élément indépendant69. »
- 70 Concernant la genèse des conditions d’écoute de la radio, Shaun Moores a fait un historique très in (...)
115A France Culture, le son que l’on peut entendre n’est jamais un parasite, qu’il s’agisse de trains en gare, d’une cuillère dans une tasse, de pas sur le gravier. Non seulement, il a été volontairement enregistré, mais il est là afin d’être écouté pour lui-même. Ensuite, il est le produit d’un travail de montage et de mixage dont les résultats s’apprécient lors d’une écoute relativement attentive, au point que les montages mal effectués sautent à une oreille socialisée aux critères professionnels. Il suffit de penser aux émissions dites « élaborées », souvent d’une heure au minimum : Le Bon Plaisir, Grand Angle, Profils perdus, ACR, Les Nuits magnétiques, Une vie, une œuvre, L’Histoire en direct, Mardis du cinéma, Les Iles de France et Le Pays d’ici, aux fictions, ou même aux émissions à la couleur journalistique, Culture matin par exemple, pour saisir la place donnée aux sons, à l’ambiance et à la qualité sonores. De plus, le son s’écoute, ou plutôt il est fait pour être écouté en stéréophonie à partir d’une place équidistante des enceintes et à hauteur des oreilles70. Par conséquent, détailler et objectiver un montage radiophonique se heurte de la part des gens de radio à un refus, celui d’une perception intellectualiste de la mise en forme radiophonique.
- 71 H. S. Becker, « Comment devient-on fumeur de marijuana », in Outsiders, Paris, Métailié, 1985, pp. (...)
116Revenons sur ce moment où le producteur apprend en quoi consiste « faire de la radio ». Le modèle de l’apprentissage du goût analysé par Becker peut servir de trame pour rendre compte, au long des parties suivantes, de la découverte puis de l’appréciation du son par les producteurs71. La genèse du goût (pour la marijuana) tient en trois phases : la reconnaissance, le contrôle et le goût (ou l’appréciation) des sensations. Becker note aussi le rôle des confirmations ou infirmations des pairs vis-à-vis du processus en cours à tel ou tel moment de l’apprentissage. Dans le cas de France Culture, la perception du son va à l’encontre de l’écoute courante de la radio. Ce que l’on appelle l’écoute en « fond sonore » est ici battue en brèche en faveur d’une pleine expression de l’ambiance et du montage sonores. Avec l’attention portée au son en tant que tel, c’est l’attitude initiale vis-à-vis de la radio qui s’en trouve modifiée. Le producteur apprend que « faire de la radio », c’est donner à entendre ce que l’on fait, ne plus concevoir l’activité radiophonique comme exercice d’interview et de retransmission mais comme activité sonore. « Il y a une chose qui m’est assez vite venu, que j’ai assez vite aimée, c’est le son. Et donc je me suis assez vite intéressée au paysage sonore [productrice, 44 ans, R]. »
- 72 Cf. J. duchateau, La Colonne d’air, Paris, Ramsay, 1987. L’ouvrage s’intéresse, en dehors d’une bio (...)
117La première découverte sonore, si l’on peut dire, porte sur la voix. L’apprentissage consiste « à savoir exploiter les voix » en fonction de leur capacité à tenir l’oreille de l’auditeur. La découverte du son réside aussi dans celle que « la voix n’est pas transparente », c’est-à-dire que « faire venir quatre spécialistes de Heidegger pour en parler, ça ne suffit pas » (selon un producteur). Il faut apprendre que l’efficacité du discours passe par le contrôle du contraste des voix, lentes ou rapides, aiguës ou graves, et par leur alternance, que ce contrôle vise autant l’intelligibilité que l’identification des locuteurs72. Cette quasi-théorisation va à l’encontre d’une efficacité poussée des discours et d’une écoute très attentive, ce que les novices prêtent souvent aux auditeurs, et revendique, on le voit, une autonomie de choix et des critères radiophoniques de sélection pour les intervenants. Les recherches du Club d’essai établirent aussi la durée moyenne d’attention soutenue d’une seule personne (entre la minute et la minute trente) ou les modalités d’intervention de l’animateur, distante ou proche, critique ou consensuelle. C’est sans doute dans cette place accordée au son qu’il faut voir un des plaisirs de la radio pour ceux qui parlent au micro, et de surcroît le principe d’une écoute professionnelle.
L’apprentissage par interaction et l’apprentissage solitaire
118Nous avons voulu mettre en avant la « formation » au son parce qu’elle nous est apparue essentielle dans la socialisation professionnelle. Mais celle-ci porte sur d’autres aspects que la sensibilité sonore. Avant de distinguer ses contenus nous traiterons ici de ses modalités. Si nous le faisons dans cet ordre, c’est parce que la socialisation des producteurs radio n’est pas séquencée de façon strictement chronologique.
119Un des caractères de l’apprentissage est, pour une majorité de producteurs, d’être en partie « progressif » quant à ses dimensions, mais de ne pas l’être du point de vue des modalités. Nous entendons par « modalité » la manière dont s’effectue l’apprentissage. Il n’y a pas à proprement parler d’ordre dans les manières d’apprendre : on apprend seul et en même temps avec les chargés de réalisation ; on peut débuter rapidement dans la production et continuer d’observer et d’écouter ; on continue d’apprendre tout au long de l’activité. En ce qui concerne les producteurs « entrés par le bas », leur progression vers plus de responsabilités radiophoniques fait suite à un temps de présence et à un temps d’apprentissage. Une série d’étapes hiérarchisées balisent le chemin vers l’exercice du métier de producteur radio régulier. Ce qu’apprennent petit à petit, et en partie avant de produire, les producteurs entrés jeunes, par le biais de fonctions de collaboration, les autres, entrés directement dans la production, l’apprennent au cours de leurs premières productions, de façon plus ou moins brutale.
120On peut distinguer trois aspects dans la formation professionnelle au métier de producteur. Celui-ci s’effectue par confrontation (par l’exercice du métier) avec la pratique radiophonique, qui nécessite de maîtriser et de modifier son comportement, par interaction avec les professionnels de la radio, et enfin, de façon solitaire, par mimétisme visuel et auditif avec les autres producteurs et leurs émissions.
121La confrontation avec le micro appelle une modification du comportement langagier. Les producteurs apprennent à contrôler leur voix, c’est-à-dire apprennent à se contrôler et à maîtriser leurs émotions. Il leur faut prendre une distance avec leur voix et avec leurs propos. « Une des grandes surprises quand on fait ce métier : quand on s’écoute soi-même, on est toujours surpris de s’entendre, parce que d’habitude on s’entend de l’intérieur », dit une productrice. Les dispositions courantes de l’humeur et de l’habitus sont soumises au contrôle de soi : ne pas être trop souriant, lugubre, savoir respirer, savoir poser sa voix et ralentir son débit de parole (ce qui permet la recherche des mots et des idées), éviter les bruits de bouche. Il faut apprendre à moduler sa voix. Parler en radio se fait, en partie, à partir de notes, il faut donc « apprendre à parler le texte ». Ce travail sur la voix amène certains producteurs à recourir à des leçons de chant ou de théâtre. Maîtriser sa voix, c’est apprendre à parler « naturellement », comme nous l’a dit un producteur, c’est-à-dire à réacquérir une souplesse et une aisance différentes de la conversation libre sans tomber dans le trop contrôlé et l’artificiel. Il faut apprendre l’improvisation. Par conséquent, les producteurs « entrés par le haut », même s’ils effectuent une socialisation à rebours, peuvent regretter de n’avoir pas été informés de ce que c’est que faire de la radio ; ils regrettent de n’avoir pas appris à poser leur voix et ils déclarent en subir encore les désagréments.
- 73 J. Duchateau, ibid.
122Une partie de la formation et de l’acculturation professionnelles se fait par l’intermédiaire des producteurs ou des conseillers de programme, des chargés de réalisation et des techniciens. Devenus pédagogues, voire théoriciens73, chargés de réalisation et producteurs éduquent, avec parfois une certaine « force » : « Elle savonnait et n’articulait pas. Je lui ai dit. Ça lui a pas plu mais elle a changé », dit une chargée de réalisation. Ce n’est pas que l’apprentissage soit difficile mais il s’agit d’« apprendre vraiment un métier », c’est-à-dire de marquer une différence avec l’amateur ou le débutant. Cette finalité quasi rituelle est bien mise en évidence lorsque les producteurs les plus anciens, qu’on peut appeler « hommes de radio » parce qu’ils ont fait l’essentiel de leur carrière à la radio, discréditent certains aspects de la pratique des producteurs entrés rapidement dans la production grâce à leur notoriété intellectuelle, critiquant les questions trop longues ou les interventions trop fréquentes, ce qui est, selon eux, anti-radiophonique. C’est faute d’avoir été conseillés ou de pouvoir l’être vu leur notoriété. Ainsi, la « dureté » et la progressivité de l’apprentissage, la distance que nous avons pu sentir avec certains producteurs les plus investis dans l’activité radiophonique portent la marque de la rupture entre le novice et le professionnel. On ne fait pas ce qu’on veut au micro. Le passé professionnel est réinterprété, des années plus tard, en termes d’étapes initiatiques. Les producteurs ont fait des essais, des erreurs, ils ont utilisé des techniques transitoires : mettre une photo devant le micro, répéter les émissions hors antenne. « À mes débuts c’était comme ça [je ramenais pléthore de bandes]. Ça faisait rire tout le monde d’ailleurs », dit une productrice. Ainsi le parcours formateur est, on le voit, relationnel, il dépend de l’appréciation de l’équipe de travail (« ça faisait rire tout le monde »). La fonction des récits d’apprentissage, qui font rire même les intéressés parce qu’ils sont à la fois angoissés et grandiloquents, est de signifier un véritable rite d’initiation : par exemple le récit du producteur qui devait ramener un bobino à 5 heures le lundi matin, après un week-end impossible chez des paysans dont il avait la charge d’enregistrer l’accent. On ne retiendra en définitive de son enregistrement qu’une minute et demie et en y superposant un commentaire. Son « terrain », il l’a fait et, de surcroît, il aura appris l’humilité et/ou la frustration (celle qui résulte du décalage entre son investissement et ce qui sera finalement diffusé). La socialisation professionnelle, notamment faire de l’antenne, prend l’aspect d’une indispensable formation quand elle a été vécue comme un moment difficile. « Au début, ça a été très long, très très pénible et puis pour finir, petit à petit, les années passant, j’ai fini par apprendre le métier », dit une productrice.
123Le rôle, informel, des techniciens et des chargés de réalisation dans la formation des producteurs est essentiel. Leur ancienneté et leur permanence sur la chaîne les dotent d’un savoir radiophonique et d’un savoir spécifique aux émissions de France Culture qui les rendent indispensables aux producteurs débutants. Ils sont en quelque sorte les relais en acte des coordonnateurs dont ils connaissent les attentes, les habitudes de mise en forme, les durées, ce qui est permis ou déconseillé dans les manières de parler et de traiter les sujets.
« François, voilà un chargé de réalisation qui m ’a appris une bonne partie de mon métier. Il a attiré mon attention sur le résultat sonore, sur le fait que c’était très bien ce que je faisais du point de vue du sens, mais que le sens n’était pas tout et que dans une émission de radio, le silence, la musique, le rythme, les changements de rythme ont au moins autant d’importance que le sens. Ça, je l’ai appris avec François Tapissier. Mes premières émissions réalisées, je les ai faites avec François. François m’a tout appris, du point de vue résultat sonore, construction, a posteriori [producteur, 49 ans, R]. »
124Ainsi, lors des interactions entre producteur et chargé de réalisation, certains critères concernant le « ton France Culture » s’explicitent.
– « Je ne veux pas m’éloigner du ton France Culture, dit un jeune producteur.
– C’est quoi le ton France Culture ?, lui rétorque le chargé de réalisation.
– C’est le côté docte.
– Vaut mieux un ton sympathique et naturel. C’est sinistre [le ton que tu emploies]. C’est pas le ton France Culture. Il est chiant de manière générale. C’est pas une radio où on doit s’emmerder. Il faut vouloir faire partager. Être enthousiaste. »
125Certains producteurs comme Jacques Fayet, Pierre Descargues, Claude Dupont ou Jacques Floran ont été, par exemple à travers Les Après-Midi de France Culture (1973-1984), des producteurs-pédagogues pour nombre d’actuels producteurs de la chaîne. Ce fut le cas de Jacques Duchateau, qui a « formé » l’ensemble des producteurs et collaborateurs du Panorama. Au sein de Culture matin et de Pot-au-feu, Jean Lebrun est entouré d’une équipe de collaborateurs qui effectuent aussi des productions. Ce fut le cas d’Antoine Spire dans son émisssion Staccato (de 1997 à 1999). Certains producteurs coordonnateurs prennent véritablement des figures d’initiateurs auprès des producteurs débutants et jeunes (« Il m’a dit : “tu es jeune, il faut que tu deviennes un spécialiste” »). L’apprentissage par interaction est aussi une « formation mutuelle », comme l’a nommée un producteur, une formation entre pairs. Entre producteurs d’une même « génération » s’opèrent des transferts d’idées, de techniques.
126L’apprentissage s’effectue aussi par explicitation des critères. Le nouveau producteur demande au coordonnateur de l’émission ce qu’il attend de lui, quel nombre d’intervenants il doit interviewer, s’il faut mettre de la musique. L’action d’un coordonnateur peut s’exercer sous la forme d’une critique sur une émission : il y a eu des tunnels, l’enregistrement était mauvais, il ne fallait pas retenir ce passage-là de l’entretien, la réalisation était bonne mais le ton trop sorbonnard et « vieille radio ». Par ses critiques, le coordonnateur espère que le producteur ajustera ou améliorera ses productions suivantes.
127Parallèlement à une formation par interaction, il existe une formation solitaire par observation et écoute. Elle s’effectue par l’observation tous azimuts des différentes pratiques d’entretien, de reportages, de montage. C’est là que la présence à Radio France, au titre d’agent d’émission, de collaborateur ou même de comédien, joue un rôle de formation initiale et spécifique à la radio (apprendre à se documenter, connaître les différents services, voir ou entendre le direct de telle ou telle émission).
128L’autre forme de socialisation aux caractéristiques des émissions de France Culture réside dans l’écoute des productions des collègues : « à mon avis, la meilleure formation, c’est d’écouter les autres », dit un coordonnateur. Ainsi, un producteur coordonnateur peut donner à un collègue débutant quelques cassettes de l’émission dont il a la charge et qui, selon lui, constituent un bon exemple de ce qu’il attend. De sorte que la formation solitaire reste « relationnelle », mais par mimétisme ou positionnement relatif. L’évocation, par les novices ou les autres, de certains producteurs comme des modèles est suffisamment récurrente pour que le rôle de ceux-ci dans l’apprentissage, par contact personnel ou fréquentation auditive, ne soit pas simple admiration. Il faut noter cependant que cette socialisation a pour corollaire de ne pas s’accompagner d’un soutien très actif, donc non plus d’un contrôle pesant : « on ne nous aidait pas » ; « personne ne m’a aidée pour cette émission [la première], je l’aurais très mal supporté », dit une productrice.
- 74 B. Zarca, « Identité de métier et identité artisanale », Revue française de sociologie, XIX, 1988, (...)
- 75 Cf. G. Delbos et P. Jorion, « La Transmission du travail et l’acquisition du savoir », in La Transm (...)
129Si le mode d’apprentissage du métier peut s’apparenter au compagnonnage par le type de formation sur le tas et l’observation qui s’y opèrent, il est loin d’en avoir toutes les modalités traditionnelles, notamment la fréquentation prolongée des maîtres74. « L’apprentissage sur le tas » ressemble ici au modèle de l’essai-erreur75 et suit une progression qui peut être très solitaire. Valorisé, l’apprentissage sur le tas s’oppose à une formation scolaire. « Les professions artistiques sont des professions à seuil bas. Tant mieux qu’il y ait encore des professions à seuil bas. Où on puisse entrer sans beaucoup de formation et où on puisse entrer avec une formation qui, apparemment, n’a rien à voir avec la technique utilisée », dit un producteur coordonnateur. Cette socialisation professionnelle n’est pas en contradiction avec le type d’entrée par le haut, dont nous avons dit qu’elle était plus rapide. Les individus qui, âgés de 40 ans, entrent directement dans la production réalisent souvent des émissions débat ou des entretiens, voire des enquêtes de terrain de type journalistique. Or, la socialisation au son et la mise en forme sonore sont nécessaires, avant tout, aux émissions montées, émissions qu’ils produiront, éventuellement, dans un deuxième temps.
Ce que l’on apprend
130L’apprentissage du travail d’antenne porte sur des techniques de présentation, très souvent acquises au contact d’autres producteurs ou à l’écoute de leurs émissions. Les producteurs apprennent les contraintes de temps, d’ordre, de précision, de clarté. Il faut présenter l’invité en donnant quelques dates, des informations sur l’auteur et éventuellement sur l’œuvre. Il faut contrôler son débit de parole et son investissement subjectif, privilégier les phrases concises.
« Il fallait savoir comment se terminait un bobino, quel était le premier mot qu ’on utilisait, le temps de durée de la parole qu ’on tenait. Il fallait être précis. La précision et puis une certaine neutralité de ton. Ça donne un retrait. Préciser sans imposer. C’était ça les leçons [coordonnateur, 45 ans]. »
131Il leur faut apprendre quelques conventions radiophoniques : cesser de parler quand la musique, mise en route par le technicien, intervient sous la parole par exemple. Souvent, c’est le chargé de réalisation ou le technicien qui prend en main le producteur venu parler pour la première fois au micro.
« Parlez tranquillement. Surtout mettez-vous à l’aise. Faites attention aux bruits de feuilles. On va faire partir une musique. Au rouge, vous attendez deux secondes et vous commencez à parler. Si vous faites une erreur, vous vous arrêtez et vous reprenez quelques mots avant », dit une chargée de réalisation à une productrice en studio.
132L’objet proprement relationnel du travail de micro oblige à ce que l’attitude subjective des producteurs s’efface au profit d’une attitude professionnelle. Il s’agit d’acquérir pour eux la capacité à mettre de côté leurs inimitiés et leurs réactions personnelles afin d’exercer un métier qui les met en présence d’individus aux parcours, aux professions et aux personnalités fort différents. C’est ce qu’ils appellent devenir « un peu comédien ». L’apprentissage relationnel est, lui, un aspect davantage tourné vers les contraintes radiophoniques d’événement et d’engagement des locuteurs au micro.
« Le baron de cette émission m’a appris au plan de la stratégie psychologique. Comment organiser des stratégies psychologiques dans une émission. C’est très important pour savoir quelles sont les réactions des gens, la manière dont on peut user de ces réactions, les colères, comment user des colères, comment user du calme. Pour ça, il est un maître en matière de rapport psychologique. La stratégie psychologique d’une émission : vous savez qu ’à un moment si vous abordez ce problème, ça va péter entre Untel et Untel, et que c’est bon pour l’émission que ça pète à ce moment-là ; ensuite que vous arriverez à ramener le calme parce qu ’il y a un texte qui ramènera le calme. Et vous pourrez déboucher sur un moment qui sera moins un pic d’excitation. Il m’a appris ça [producteur, 49 ans, R]. »
133Les producteurs novices apprennent à maîtriser le rapport culturel et social à l’œuvre dans l’interaction. Il en est ainsi de « l’école du direct », qui consiste autant à diminuer son tract et à se mettre à l’aise qu’à s’autoriser de sa position, à « donner l’impression que l’on connaît ».
« Je me souviens que je me disais toujours : “C’est pas vrai où je suis, quand je pense qu ’il va falloir que je rende compte de ce lieu-là demain, qu ’il va falloir que je dise quelque chose de ça. Que ça soit cohérent et que je donne l’impression que je connaisse !” Mais c’était terrible. Ça me faisait vraiment des drôles d’effets. Mais bon ça été une bonne école pour moi parce qu ’il fallait s’adapter, il fallait être rapidement efficace. C’est là que j’ai fait aussi ma plus grande école de direct [productrice, 44 ans, R]. »
134Parmi les techniques radiophoniques, les producteurs apprennent la description radiophonique, qui consiste à parler à des gens qui ne sont pas présents et, en situation extérieure, à rendre compte du domaine visible. La description est autant le résultat des contraintes pragmatiques propres à la radio – absence du canal visuel en réception – que des contraintes matérielles liées à l’outil radiophonique lui-même – discontinuité des enchaînements sonores. Apprendre à utiliser le Nagra, par exemple, ne consiste pas seulement à connaître son fonctionnement, mais aussi à acquérir l’anticipation nécessaire à un travail économe et adapté à au montage qui va suivre. En d’autres termes, ce qui s’apprend, c’est le « résultat a priori », c’est-à-dire l’anticipation du contenu et de l’ordonnancement du produit fini. C’est en quelque sorte une forme, fondée sur l’alternance des séquences ou des voix, sur le « paysage sonore », sur la progression de l’idée, sur la mise en place d’un dispositif d’interview ouvert à la surprise mais contrôlé, bref sur un principe d’économie professionnelle. Disons, pour résumer, qu’à France Culture le producteur novice prend connaissance lors de ses débuts qu’une émission consiste en une mise en forme sonore (autonomie des sons, organisation sonore) et que son travail consistera à guider et à doser la préparation et les enregistrements en fonction de cet attendu, de ce cadre. Le « pré-montage » consiste à intégrer la mise en forme radiophonique dès l’enregistrement. Nous retrouvons ici le point soulevé plus haut de l’ intrication de certains rôles radiophoniques. En ce sens, l’apprentissage du travail de producteur consiste pour partie à intégrer, sinon à maîtriser, les contraintes d’ensemble de la radio, c’est-à-dire les contraintes des autres professionnels.
135Une autre dimension de l’apprentissage informel consiste pour les producteurs tournants à savoir « vendre » leurs propositions d’émissions. Le producteur débutant doit s’autoriser à aller démarcher auprès des détenteurs d’émissions ouvertes, afin de placer des sujets auprès de tel ou tel secteur de production. « Il y avait une pratique à acquérir dans le domaine relationnel. Il faut apprendre à pousser les portes », déclare une productrice. Pour voir ses projets d’émissions acceptés, il convient de connaître les différentes « cases » de la grille. Mieux, il faut savoir « formater » son projet en fonction des attentes implicites du coordonnateur ou du conseiller de programme.
La trajectoire radiophonique
L’épreuve et la reconnaissance
136La progression comme producteur (délégué) est marquée par une concurrence. Le jeune producteur ne trouve pas parmi ses pairs seulement des supérieurs hiérarchiques mais des concurrents pour des productions (ou des postes) : « la fosse aux lions », « la foire d’empoigne ». Les jeunes producteurs s’opposent à la fois aux anciens producteurs et, l’entrée par le bas s’accompagnant d’une plus faible légitimité dans une spécialité (littéraire, philosophique ou autres), aux spécialistes, professeurs la plupart du temps. En fait, ils sont pris entre une légitimité interne (professionnelle) et une légitimité externe (scolaire, scientifique et académique).
137La collaboration avec un producteur délégué ou coordonnateur est un moyen de mettre le pied à l’étrier. Le recrutement et la promotion qui se font par la collaboration avec un producteur déjà installé sur la chaîne et en charge d’une émission fixe servent à la fois la formation et la mise en évidence des capacités culturelles et radiophoniques à la production. De même, les attachés d’émission qui désirent faire un jour une production trouvent dans la présence aux émissions les moyens de leur formation et l’indication d’un intérêt dont ils montrent qu’il va bien au-delà de leurs heures de travail.
138Dans un premier temps, les jeunes collaborateurs qui « aimeraient bien faire des enregistrements » (selon les producteurs) peuvent effectuer des demandes auprès du producteur coordonnateur de leur émission. Le producteur débutant a aussi la possibilité de proposer un projet pour les émissions de la grille qui sont ouvertes. La première émission sert de test et peut, dans le meilleur des cas, entraîner l’installation sur une tranche fixe que le producteur a alors réussi à « créer ». La grille d’été du mois d’août permet de tester de nouveaux producteurs sans prendre trop de risques. En fait, il s’agit non pas tant de faire preuve de sa capacité à réaliser un travail défini bureaucratiquement et réalisable par d’autres que de réussir à créer sa propre émission et à imposer sa propre facture, sinon à créer son propre besoin. Les moments cruciaux restent les changements de direction. C’est alors que l’on fait appel à des individus extérieurs. Surtout, c’est le moment où les jeunes collaborateurs ayant produit quelques fois et les producteurs tournants peuvent susciter le besoin de leurs compétences et de leur spécialisation dans une sorte de « concours d’idées » : « je me souviens en avoir parlé au directeur : “pourquoi au fond on ne ferait pas cette émission ?”. »
139La progression radiophonique a pour fonction de provoquer l’auto-révélation du véritable producteur. La socialisation professionnelle ne formerait pas des producteurs, elle révélerait des talents radiophoniques. « Le bon producteur, il se révèle sur le terrain. Il se révèle dans son rapport avec le micro et avec ses interlocuteurs. Dans son acuité intellectuelle à imaginer un fil conducteur, un montage. On acquiert des techniques, on n’acquiert pas l’essentiel », disait le directeur Jean-Marie Borzeix.
« Je ne lancerai jamais une personne que je connais pas sur un gros sujet, responsable d’une équipe. Donc, on va commencer à petits pas par des petits sujets assez faciles à réaliser, assez simples dans lesquels on peut déjà tester toute une série de qualités. Et puis après on monte la barre et puis on arrive au moment où on peut dire à quelqu ’un : “bon ben voilà, j’accepte tel projet”. Pour les gros projets, je fais référence à la direction de la chaîne, parce que ça veut dire un budget indépendant, donc je ne suis plus seule à décider [coordonnatrice, 47 ans], »
« Il a fallu faire tout un parcours. Seulement depuis quelques années j’ai moins besoin. Je suis suffisamment connue et reconnue sur la chaîne pour avoir l’impression que je suis reconnue et que mes émissions sont appréciées, et que je n ’ai pas à refaire mes preuves [productrice, 44 ans, R]. »
140La première instance de qualification, c’est la réitération d’une émission, ou mieux encore l’attribution d’une émission régulière : « Il y a des producteurs qui s’améliorent. Donc il est normal que j’en tire les conclusions et que comme ils s’améliorent, j’augmente leur part de travail », dit un producteur coordonnateur. Mais les producteurs traitent avec ambiguïté ce critère. Pourquoi ? Parce qu’il est susceptible de se retourner contre eux. Se voir confier une émission peut être interprété comme une reconnaissance des capacités. A l’inverse, une suppression risque de n’être vécue que comme dévaluation. On comprend que les producteurs rechignent à s’appuyer sur un critère qui n’est et ne sera jamais, sauf dans certains cas, un critère objectivé, comme le serait un poste ou un titre acquis.
141Le critère qui définit le parcours radiophonique, et sa réalité pour certains producteurs, semble être celui de la reconnaissance par les allocataires. Le producteur n’interprète pas tant sa progression radiophonique comme étant le fruit d’un critère objectif (ancienneté dans une certaine position, diplômes, compétence), mais comme résultant d’une reconnaissance de la part des coordonnateurs, conseillers de programme et du directeur. Certes, dans sa recherche des raisons, il peut « remonter » à ces critères et dire « on a reconnu ma compétence, mon ancienneté », mais il ne peut le faire qu’après avoir été reconnu par les détenteurs d’émission, qui lui en confient d’autres, de plus importantes, une régulière... Cette reconnaissance trouve alors sa traduction dans des étapes et dans des relations. Ces étapes sont, on va le voir, la progression dans la régularité de l’activité et dans les responsabilités. Il est essentiel de noter qu’elles sont dépendantes de la relation aux producteurs en place, délégués ou coordonnateurs, et aux dirigeants. Ce sont principalement eux qui acceptent les propositions, mais aussi sollicitent et qualifient les postulants.
« Et puis il y a un moment où c’est l’épreuve de réalité. C’est-à-dire qu’on en prend un, on lui donne un sujet, on le met à l’antenne et puis on voit. Le travail à faire là, par rapport à un premier essai qui généralement n ’est jamais complètement satisfaisant, c’est normal la première fois, c’est d’arriver à se faire une opinion sur : “est-ce que celui-là, bon ça n ’est pas très satisfaisant, mais je pense qu’il n’y arrivera pas”, ou “celui-là, c’est pas très satisfaisant, mais je pense que encore deux ou trois essais. Il est intelligent. Il voit comment on travaille. Ca y est, il aura compris, il fera un vrai producteur’’ [coordonnateur, 51 ans]. »
- 76 Cf. supra, paragraphe « Des intermittents à employeur unique », p. 262.
142Les statuts mêmes de la Space, en fixant la composition du bureau directeur, établissent en sus d’une catégorisation d’emplois plus ou moins distincts une double hiérarchie au sein de la production, qui repose sur la fonction et la régularité du travail. Le comité directeur comprend au moins un représentant de chacune des catégories suivantes : producteurs coordinateurs, producteurs délégués « fixes », producteurs délégués...76. Si le coordonnateur se distingue du délégué par la fonction et le statut, le délégué « fixe » se distingue du délégué tout court essentiellement par sa régularité et son implantation. Ces deux dimensions sont liées dans le contrat de type « contrat de grille », qui qualifie bien la nature récurrente du lien à la chaîne. C’est dire si l’attribution d’une émission fixe, quotidienne, hebdomadaire, voire bimensuelle, correspond à un critère hiérarchique reconnu par les producteurs, critère qui garde en lui l’ambiguïté d’une reconnaissance d’un lien récurrent à la chaîne et d’une proximité avec la direction (les producteurs « fixes » sont entre les coordinateurs et les producteurs délégués). Il est vrai qu’être producteur coordonnateur ou conseiller de programme équivaut dans certains cas à devenir le « directeur » d’une partie des programmes de la chaîne. Il est tout aussi vrai qu’en l’espace de dix ans une nouvelle génération de producteurs a accédé à des responsabilités. De producteurs de base, ils sont devenus producteurs responsables d’une émission où ils font travailler d’autres producteurs de la chaîne, entérinant à leur manière l’idée de carrière.
Un « recrutement » qui passe aussi par les producteurs
143Le recrutement de collaborateurs par les producteurs et de producteurs par les coordonnateurs est une capacité d’engagement dévolue au producteur à travers son contrôle sur des places de collaboration ou des plages de production. Le coordonnateur est celui qui peut entériner la qualification d’un collaborateur ou d’un producteur qui prendra, après décision du directeur, sa place à l’intérieur ou hors de l’émission. De fait, un tel chaperonnage limite la concurrence, au moins au sein de l’émission que le coordonnateur a en charge.
« La progression peut aller pour certaines personnes très vite. Si aujourd’hui, moi, j’accueille un producteur qui me semble marquer des qualités exceptionnelles, je vais très très vite, moi, le signaler à la direction de la chaîne, qui, très très vite, au bout de deux trois émissions, a tendance à lui accorder des grosses opérations, si vous voulez. Mais il s’agit de gens qui ont quarante balais [coordonnatrice, 47 ans]. »
144Notons qu’ici la recommandation s’énonce pour des producteurs « entrés par le haut » (« gens qui ont quarante balais »). Cette adéquation entre la perception subjective et notre construction sociologique n’est évidemment pas fortuite, mais elle n’est pas non plus nécessaire. Elle rappelle simplement que la rapidité de l’entrée par le haut peut s’accompagner d’une recommandation venant des producteurs eux-mêmes.
145La transmission entre générations garantit aussi une relation de type initiatique, dans un métier où l’informel est prédominant, les études spécifiques inexistantes et la technique guère réifiée dans des textes. Constater parmi les jeunes producteurs des styles parlés semblables parfois à ceux des producteurs plus anciens, c’est saisir un des effets du charisme de certains mais aussi de la collaboration, qui est le moyen le plus efficace d’apprendre un style radiophonique. Les mimétismes langagiers de l’intonation et de la diction expriment ou trahissent, selon qu’ils sont reconnus ou non, les identifications et par là les aspirations : être tel producteur qui vous devance de quelques années et avoir sa place et son émission.
146La socialisation professionnelle serait-elle seulement une manière de légitimer la progression radiophonique ? Elle ne s’y résume pas. En effet, on voit bien a contrario, c’est-à-dire à travers les émissions des producteurs débutants, la socialisation professionnelle qui est requise : la réalisation est minimale, sans mixage, avec de simples interludes entre les interviews, sans blanc micro. Ensuite, ceux qui rentrent par le haut, on l’a vu, possèdent un savoir professionnel plus ou moins proche de l’activité de producteur radio, notamment celui que donne l’enseignement, et ils produisent des émissions d’entretien, sans montage ou mixage élaborés, qui nécessitent davantage un capital culturel qu’une socialisation professionnelle poussée quant à la mise en ondes. Enfin, les producteurs ne détiennent pas le monopole du « recrutement » puisqu’il y a une autre source, elle, directe : la direction.
Les instances de qualification
147Les producteurs dénoncent l’absence de félicitations ou de critiques ouvertes sur leurs émissions. Ils sont à la recherche de signes qui leur permettent de revendiquer leur manière. Toute manifestation symbolique, fêter la 100e ou la 1 000e de son émission par exemple, sert à la reconnaissance et renforce l’autonomie du producteur. La longévité d’une émission fait partie des signes de l’élection. Si « ce n’est pas l’audience chez nous qui fait la qualité de l’émission, bien heureusement », c’est elle, toutefois, qui est mobilisée pour justifier son maintien et gratifier son producteur. La Semaine de Radio France ou son équivalent actuel en ligne, en adjoignant aux grilles de programmes des commentaires sur certaines émissions, entérine une présélection interne aux chaînes. Cette consécration reste limitée et ambivalente, étant donné le lien de l’hebdomadaire des programmes de Radio France avec l’institution elle-même, mais elle procure tout de même une visibilité aux yeux des pairs. Le supplément radio-télévision du Monde, Télérama et Le Figaro restent les instances de qualification extérieures les plus importantes par les commentaires que les journalistes y délivrent. Mais tout article dans la presse est là encore à double tranchant : soit il procure un effet de reconnaissance, positif la plupart du temps pour les producteurs expérimentés et produit hors du champ strict de la radio, soit il déprécie l’émission, avis préjudiciable dans le cas d’une première émission par exemple. Le courrier d’auditeur est une dimension importante de l’appréciation d’une émission et peut entraîner des modifications. Le courrier reçu est un objet que le producteur peut mobiliser face à la direction pour justifier ses choix, les sujets traités et la manière de les produire. La qualité propre du courrier est de saisir des modalités précises, de faire référence à telle émission particulière, d’entrer dans le détail. Il est d’une certaine manière plus fortement idéologique. Il fait moins référence à des contraintes générales : fonctions de France Culture, contrainte de pluralisme ou de pondération des sujets d’une grille radiophonique. Il diffère en cela des prix radiophoniques, pour lesquels la forme reste essentielle. Ces derniers sont loin d’être négligeables, tant pour la reconnaissance des pairs que pour l’effet qu’ils ont sur la relation du producteur à la chaîne.
148Les prix radiophoniques sont de deux sortes. Il y a les prix journalistiques, prix radiophoniques de la SCAM (prix pour l’ensemble de l’œuvre radiophonique, prix de la meilleure œuvre diffusée durant l’année, prix du jeune auteur), les prix décernés à l’extérieur de la profession, prix de l’information scientifique de l’Académie des sciences, prix annuel décerné par l’Association des auditeurs de France Culture, et les prix artistiques, souvent internationaux et professionnels, prix Italia, le plus prestigieux (décerné par la RAI), prix Gilson (décerné par la Communauté des radios publiques de langue française), prix Ondas (Sociedad espanola de radiodiffusion), prix Futura (Union européenne de radio et de télévision), concours Phonurgia Nova, ou tous les prix décernés à l’occasion de forums internationaux d’art radiophonique. Recevoir un prix sert le démarquage et l’indépendance des producteurs vis-à-vis de l’employeur. Ceux-ci peuvent opposer à l’institution, seule détentrice de la reconnaissance, la consécration qu’ils reçoivent d’une autre. L’évocation d’un prix lors des entretiens sert alors de support à l’expression de la relation ambiguë entre le producteur et l’institution qui l’emploie. Devant à France Culture ses moyens de production, le producteur primé fournit à la chaîne et à lui-même, si l’on peut dire, un bénéfice symbolique (en notoriété et en publicité), mais la valeur qu’il acquiert aux yeux de ses employeurs renforce son lien à la chaîne, dont il peut peut-être obtenir davantage d’émissions ou de moyens et qui se sent sans doute plus redevable à son égard.
149Les deux dimensions – le lien à un professionnel en place et les instances de qualification – ne doivent pas faire oublier les contraintes structurelles liées à la grille radiophonique, qui adopte un principe de fidélisation par le retour régulier de certains producteurs à l’antenne. La progression radiophonique, quand elle est souhaitée, se fait sur un marché des productions limité. La grille radiophonique est extensible uniquement dans la nuit et faiblement « fractionnable » en journée. Il faut compter avec une permanence des tranches horaires et des limites temporelles, ainsi qu’avec des attributions fixes d’émission à un producteur. De plus, il existe parfois un monopole de la relève sur certaines émissions. Certains poulains de coordonnateurs sont déjà en place pour assurer la poursuite d’une émission si le coordonnateur venait à partir ou s’il n’était pas confirmé dans sa fonction ultérieurement.
L’allocation des émissions : marché fermé ou jeu de chaises musicales ?
150Après la concurrence des débuts, comment se fait l’allocation des émissions ? Doit-on parler de marché, de jeu de chaises musicales ?
- 77 De Jean-Marie Borzeix à Laure Adler, la tendance a plutôt été la fragmentation de la grille.
- 78 C. Paradeise, « Les professions comme marchés du travail fermés », Sociologie et Sociétés, 20-2, oc (...)
L’espace des productions radiophoniques est un espace relativement stable. Entre 60 % et 70 % de la grille diurne de semaine en 1993 étaient attribués à des émissions dont les producteurs sont fixes77 et forment ce que l’on peut considérer comme un marché du travail fermé78. La fixité des créneaux et l’attribution de certaines émissions créent une relative fermeture du marché et relativisent l’idée d’un jeu de chaises musicales, où tous les producteurs, en grand nombre, tourneraient ensemble et simultanément sur un nombre réduit d’émissions. La situation n’est pas la même pour les producteurs qui n’ont pas d’émissions attribuées tout en étant très investis sur la chaîne. La production peut s’apparenter pour ceux-là à une course pour décrocher des productions libres.
« C’est effectivement tout un travail d’installation à l’intérieur de la chaîne et de porte-à-porte chaque fois qu’on a l’impression que le travail se ralentit. C’est ce que j’ai fait les dix derniers jours pour essayer de placer des sujets qu’il faut trouver, pour essayer de négocier des émissions qui sont à venir et à fabriquer, de telle sorte que ça ne ralentisse pas trop. Il y a des périodes de ralentissement [productrice, 46 ans, R]. »
151Une observation participante portant sur l’allocation des émissions, la négociation d’un projet et les choix de contenu constituerait une dimension de l’analyse. Elle permettrait de rentrer dans les « histoires de cuisine interne » propres à chaque allocation. Elle permettrait d’aborder les choix culturels, celui des personnes, par une consignation effectuée depuis l’intérieur. Mais nous devons faire avec notre position extérieure et renoncer à des informations qu’il coûterait sans doute d’avoir en pratique. Nous savons aussi que cette difficulté tient à une socialisation professionnelle relativement longue pour un jeune.
Le réseau et le marché
« Nos projets sont acceptés ou refusés. Ça met longtemps ou ça met pas longtemps, c’est très difficile à vivre, mais c’est comme ça. Il faut l’accepter. Et si on l’accepte pas eh bien on casse. Ici, il y a des producteurs coordonnateurs [PC], il y a des responsables de programmes [conseiller de programme, CP]. Donc c’est eux qui sont susceptibles d’accepter nos projets. (...) Donc on a à vendre un sujet. Sachant que le principe est que tout a été traité à un moment ou à un autre, il faut trouver sans arrêt, et là c ’est vraiment une activité incessante. Il faut constamment être à la recherche de sujets, aux aguets, proposer soit sous forme orale avec certains, soit sous forme écrite, avec un petit synopsis, avec d’autres, éventuellement avec les noms d’intervenants déjà pressentis, même si on les a pas après. Avant même que le projet soit accepté il faut déjà présenter grosso modo la manière dont on pourra le tourner, ce qui peut se justifier mais qui est quand même extrêmement difficile. Il faut avoir une idée puis l’explorer petit à petit. Alors, suivant les cas, ça se présente de façon différente, on peut demander un rendez-vous et puis aller proposer des sujets au coup par coup. Chez Michel Cazenave, c ’est pas comme ça que ça se présente, au mois de mai tous les producteurs vont présenter leur liste de sujets pour l’année suivante. Lui fait un tri, attribue un certain nombre d’émissions au prorata de différents critères selon les producteurs. Et donc, il décide que tel ou tel sujet est accepté. Donc on aura tant d’émissions dans l’année. C’est pas le cas partout [productrice, 46 ans, R]. »
152Concernant les émissions ouvertes à des producteurs différents, il y a trois types d’allocations d’émissions. D’abord le projet ou le « démarchage » du producteur auprès d’un des trois conseillers de programme ou d’un producteur coordonnateur. La production se fait alors au coup par coup. La deuxième formule relève de la planification d’un nombre d’émissions précises sur plusieurs semaines ou plusieurs mois. Coordonnateurs ou conseillers de programme établissent avec les producteurs la programmation à venir, chacun proposant ses idées d’émissions. Enfin, il peut s’agit d’une commande de la part des responsables d’émissions auprès des producteurs.
153Dans le premier cas, l’anticipation est une dimension essentielle du travail. Il s’agit de rester au plus près du raisonnable en proposant une émission. Il convient donc de posséder de façon optimale, en fonction de l’émission, les « attendus » des responsables de la programmation. Une certaine ancienneté est un atout double, en tant que réputation qui garantit un traitement conforme, exclut l’inexpérience et les « surprises » et en tant que connaissance des critères de réussite d’une proposition. C’est qu’il faut intéresser les responsables à son projet. À cet effet, il faut savoir avancer un certain nombre d’éléments pertinents avant d’en être sûr et avant d’être assuré d’un feu vert : connaître ou supputer les intervenants, savoir les conditions de l’enregistrement.
- 79 É. Mollard, Les Producteurs de France Culture et leurs activités de 1963 à 1984, op. cit., pp. 64-6 (...)
154Il fut tenté de maintenir un bureau des projets, dont le rôle était d’étudier les projets des producteurs et de recevoir les projets envoyés de l’extérieur. Composée du directeur, des conseillers de programme et de l’administrateur, cette source d’allocation du travail était au moment de l’enquête presque tarie. Tandis que ce bureau des projets allait à l’origine de pair avec une organisation en équipe, puisqu’il fut créé par Agathe Mella concurremment aux Après-Midi de France Culture et à un atelier de production, sa finalité étant de « rassembler les propositions de sujets d’émissions, examinés et sélectionnés chaque semaine79 », à l’heure actuelle, l’allocation des émissions s’effectue de façon plus directe, entre les acteurs eux-mêmes. Aussi, la description en termes de réseau est davantage pertinente que celle en termes de marché en ce qui concerne l’allocation des émissions. L’idée d’un marché où la concurrence serait plus ou moins parfaite s’efface devant un fonctionnement où il s’agit de mobiliser une relation avec le détenteur d’une tranche horaire de la grille.
Une hiérarchie des émissions
155La comparaison des émissions produites par des producteurs pour un, deux ou trois cachets seulement permet d’approcher la valeur distributionnelle et positionnelle des différents taux d’occupation des émissions. Reçoivent-elles un, deux ou plusieurs producteurs dans l’année ? Deux ensembles s’opposent : les émissions peu consacrantes mais ouvertes et les émissions consacrantes et consacrées davantage fermées. Ainsi, chaque émission a une valeur « radiophonique » qui la rapproche soit des émissions fortement fréquentées par des producteurs très ponctuels (une, deux ou trois productions), émissions du soir ou Les Chemins de la connaissance, soit des émissions sélectives, émissions des matinées et après-midi (dans la grille de Borzeix : Une vie, une œuvre, La Matinée des autres, La Science et les Hommes, Mardis du cinéma, Mardis du théâtre, Perspectives scientifiques, Le Bon Plaisir, Grand Angle, Le temps qui change et émissions exceptionnelles) (voir Annexe XII).
156Les émissions Profils perdus, À voix nue, Le Pays d’ici, absentes ou presque du tableau dans la mesure où elles ferment davantage encore leur accès, tout en restant ouvertes soit à des producteurs expérimentés, soit à des équipes « fermées » de producteurs tournants (cas du Pays d’ici), sont plus hautes dans la hiérarchie professionnelle des émissions. Viennent ensuite les émissions occupées et attribuées à des producteurs fixes ou à quelques producteurs « permanents » : L’Histoire en direct, Les Lundis de l’histoire, Voix du silence, Archipel médecine, Archipel sciences, Mise au point, Espace éducation, Panorama, Les Arts et les Gens, Lettres ouvertes, Carrousel, Un jour au singulier, Le Gai Savoir, Poésie sur parole, Culture matin, etc.
157Le Bon Plaisir (créé par Borzeix en 1984), émission montée de plusieurs heures le samedi après-midi (ramenée sous Gelinet à deux heures) et consacrée à une personne vivante, était considéré comme prestigieux et réalisé par des producteurs anciens dans la production. « Le Bon Plaisir, sauf exception, c’est une émission trop importante, la plus longue émission de la chaîne, la plus en vue. Donc, on ne prend pas de risques, on la donne aux producteurs chevronnés, des gens qui ont vraiment de l’expérience radiophonique, qui ont fait plein d’émissions. C’est pas une compétence technique qui est le critère, puisqu’on utilise que des gens qui ont cette compétence technique comme une chose acquise en faisant d’autres émissions progressivement [conseiller de programme, 50 ans], »
158Ce n’est pas la seule. 27 % des Grand Angle, 31 % des Une vie, une œuvre, 33 % des Nuits magnétiques, 34 % des Bon plaisir, 51 % des Matinée des autres, toutes des émissions ouvertes de plus d’une heure et demie, ont été réalisées par des producteurs entrés avant 1979. Ce que livrent ces chiffres, c’est une hiérarchie, qui va des productions ouvertes aux anciens aux émissions ouvertes aux producteurs récents.
- 80 La valeur symbolique attachée à l’heure de diffusion surpasse largement sa valeur objective, puisqu (...)
159La hiérarchie des émissions se lit aussi à travers la taille des moyens matériels et financiers octroyés à l’émission et le moment de diffusion. Cette hiérarchie va des heures creuses de la matinée et de l’après-midi aux pics d’audience du lever, du midi et de la soirée ; de même, le week-end a plus de valeur symbolique et d’audience que les heures creuses de la semaine80. Le cachet des émissions ouvertes est aussi un indicateur de leur valeur relative. Ce qui contribue à définir la hiérarchie des émissions attribuées à des producteurs fixes c’est leur enveloppe, leur nature (direct/montage) et leur durée, ainsi que la présence d’agents ou de collaborateurs d’émission.
160Au terme de l’analyse de la hiérarchie des émissions se dessine un marché à trois niveaux. D’un côté, les émissions attribuées et donc fermées aux producteurs tournants, de l’autre, les émissions plus particulièrement ouvertes à des producteurs ponctuels. Entre les deux se trouvent des émissions semi-ouvertes. C’est là, entre ces deux pôles, que la partie se joue pour les producteurs qui s’investissent professionnellement dans la radio et désirent le faire davantage. Ils ne peuvent se « contenter », pour certains, d’une émission régulière encore trop peu fréquente. Ils ne peuvent produire trop fréquemment des émissions ouvertes aux nouveaux, ou dont la valeur symbolique, comme celle des Nuits magnétiques, n’est plus suffisante. Ils ont, enfin, une formation et une expérience radiophoniques qui leur permet de postuler des émissions plus lourdes, symboliquement et professionnellement, comme les directs ou les débats.
Conclusion : les dilemmes du lien d’emploi
161Au terme de ce chapitre qui a traité du parcours radiophonique, il convient d’articuler la dimension du lien d’emploi et celle du marché du travail que représente la grille de France Culture.
- 81 S. Chalvon-Demersay et D. Pasquier, Drôles de stars. La télévision des animateurs, Paris, Aubier, 1 (...)
162D’une part, la population apparaît relativement hétérogène. Une forte différenciation caractérise en tout premier lieu le lien et la fréquence d’emploi à France Culture. Du point de vue du lien d’emploi à France Culture, la population des producteurs peut se diviser en producteurs ayant une émission fixe et en producteurs tournants. Les producteurs fixes (les coordonnateurs et ceux qui ont une émission régulière) ont, lors d’un changement de grille les concernant, au moins cinq types de « poursuite » de parcours professionnels depuis une position de producteur fixe : 1. la poursuite de carrière sur une autre émission régulière ; 2. le passage ou le retour à une position de producteur tournant ; 3. la poursuite d’une trajectoire hors production radiophonique stricto sensu (quelques producteurs de l’équipe des Matinales de Fayet et Dupont [1975-1984] ont exercé des emplois liés à la programmation, à la direction de radio locale). L’activité d’animation radiophonique constitue alors l’antichambre de l’animation télévisuelle81. France Culture a pu représenter une première marche dans un parcours d’animateur culturel prolongé à la télévision. Quelques actuels ou anciens animateurs de télévision, tels Laure Adler, Michel Field, Jacques Pradel, Daniel Leconte, sont d’anciens producteurs ou collaborateurs de la chaîne culturelle. Quelques-uns poursuivent leur carrière à France Inter. Ce fut le cas par exemple de Paula Jacques et de Patrice Gelinet. 4. Une quatrième possibilité est la « fin » d’une carrière professionnelle (pour les producteurs d’un certain âge). 5. Et, enfin, la sortie de fin de contrat (le « licenciement » selon un point de vue juridique existant), sortie éventuellement suivie d’un possible retour ultérieur. La qualification de « sortie » ou de « poursuite » de carrière varie selon la façon dont se déroule objectivement (choix ou non) et dont est vécue subjectivement (contraint ou voulu) la fin (peut-être momentanée) de l’activité de production. L’absence d’informations longitudinales et les limites de l’enquête ne permettent pas d’aborder la question des « sorties » de France Culture, encore moins d’apprécier les poursuites de carrière hors de la chaîne. Quant aux producteurs tournants, à la liste des types de poursuite de parcours professionnel s’ajoute l’accès à une émission fixe.
- 82 F. Pollet-Rouyer, op. cit., pp. 56-62.
163D’autre part, une entreprise radiophonique se caractérise par la limitation du nombre de postes de travail : la grille ne peut se segmenter outre mesure ; il y a des émissions fixes et des producteurs installés depuis de nombreuses années. En toute rigueur, il n’y a pas de postes mais seulement des productions et des producteurs, une émission ponctuelle pouvant être faite par un producteur-déjà présent sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à une nouvelle personne. Or, la stabilité de la grille et d’un certain nombre de producteurs font de France Culture une institution permanente plutôt qu’une organisation de type artisanal ou temporaire, et tend à suggérer de substituer à la production le poste. La meilleure indication allant dans ce sens n’est-elle pas donnée par les décisions juridiques ? Évoquant la requalification du contrat à durée déterminée d’un producteur en contrat à durée indéterminée (au moment critique d’un licenciement), Pollet-Rouyer notait, dans son étude du statut juridique des producteurs, l’abandon de la notion de tâche temporaire, qui seule justifie et autorise normalement « la possibilité de recourir à des CDD successifs », et son remplacement par celle de poste permanent82. Dans le cas de producteurs ayant établi de nombreux contrats successifs (sur plusieurs années) avec le même employeur (Radio France), la requalification peut avoir lieu et donner droit aux avantages financiers d’un licenciement en cours de CDI. L’activité n’est plus considérée comme temporaire mais comme un poste à pourvoir. Dans un tel cas de requalification, l’ambiguïté de l’activité radiophonique (poste ou production ?) tend à se résoudre dans l’option de faire équivaloir l’émission à un poste. Le marché du travail tend à s’approcher d’un marché du travail plus classique.
164Pour autant, la question du type de lien d’emploi souhaitable et celle de la multiactivité ne sont pas réglées. Lors de chaque modification de grille, les mêmes irréductibles apories se manifestent. Les producteurs tournants, tout en dénonçant la précarité de leur statut et de leur position, vont refuser la réduction de plages d’émissions ouvertes (correspondant pour l’essentiel à des plages documentaires), qui est la contrepartie de la stabilisation d’une partie d’entre eux sur des émissions fixes sur un marché limité. Aménager le statut est sans doute la meilleure voie pour qui veut stabiliser son activité sur la chaîne comme ce fut le cas avec le « contrat ouvert », lequel fixait un certain nombre de productions dans l’année. C’est opter pour une stratification contractuelle de la force et de la récurrence du lien d’emploi.
165Il faut en venir aux questions qui sont engagées implicitement et à la définition même de France Culture. Cette institution doit-elle salarier tous les producteurs qui travaillent pour elle sur le modèle des permanents ? Le faire se traduirait par trois options très fortes : l’impossibilité de considérer la production en son sein comme un moment dans la carrière d’un individu à travers les coûts très élevés financièrement et symboliquement d’une séparation (licenciement) ; la formalisation d’une entrée dans la production, qui se fait à l’heure actuelle par le lien avec un producteur comme nous l’avons vu ; enfin, l’impossibilité de modifier la grille, c’est-à-dire la répartition des espaces et des quantités de travail, sans affecter ce qui deviendrait une série de carrières de type bureaucratique. Même si leur point de vue n’est pas identique selon le moment de leur carrière, les producteurs vont dans le même sens : transformer les productions en postes, ce serait les empêcher, pour certains, de cumuler de nombreuses émissions (dont des fixes). Ce serait clore l’exercice des producteurs entrants de façon informelle.
166France Culture est une institution culturelle et médiatique (irréductible à une rédaction) qui refuse de se concevoir comme un employeur ordinaire parce qu’elle veut se donner la liberté de ses choix. Autrement dit, l’ouverture de France Culture vaut pour l’institution et ses choix éditoriaux, elle vaut tout autant pour ceux des individus à qui on offre d’y travailler de façon régulière sans une très longue expérience et à ceux qui souhaitent y travailler en cumulant de nombreuses émissions. Dénoncer le lien d’emploi de type salarié intermittent à France Culture, c’est refouler la dimension culturelle et médiatique de l’institution et refuser de reconnaître le point de vue des producteurs, au profit d’une stabilisation du lien d’emploi à la chaîne. Valoriser, au contraire, ce type de lien, c’est individualiser le travail en chargeant seul le salarié du maintien du lien d’emploi dans le temps, supposer réduits les coûts de transaction, c’est-à-dire la compétence des producteurs. C’est aussi l’accompagner d’un non-dit consistant à ne pas considérer la production à France Culture comme une activité professionnelle pleine, mais nécessitant une ou plusieurs activités parallèles. En fait, comme nous l’avons vu, aucun des deux modèles ne définit ce qu’est France Culture. Notamment, la chaîne possède un noyau de producteurs et de productrices relativement stables et elle emploie une partie de ses salariés sur des temporalités longues.
167Par conséquent, la valeur objective et subjective de l’exercice d’une activité professionnelle parallèle à la production et son sens social (ce qu’on en dit en le dénoncant. le valorisant ou en constatant qu’il est indispensable) ne peuvent être fixés de façon unilatérale. Soit on opte explicitement pour un modèle d’emploi plein et permanent à France Culture, et on privilégie alors la monoactivité radiophonique. Soit l’on privilégie un modèle d’emploi d’intermittent, il faut alors reconnaître la nécessité à court ou à long terme du maintien d’une activité autre.
168Nous fermons ce chapitre sur deux ambiguïtés. La première, nous l’avons vue plus haut, porte sur le « lien professionnel ». Celui-ci est pris entre une valorisation de l’ouverture à travers des liens maintenus à l’extérieur et un souhait d’autonomie que manifestent des éléments de socialisation radiophonique. La seconde porte sur le « lien d’emploi » propre à une institution culturelle et médiatique prise dans un rejet du modèle bureaucratique et une dénonciation de la précarité de l’activité par les producteurs, voire des « personnes doubles » par l’extérieur. Les ambiguïtés ne s’arrêtent pas là. Elles sont en fait au centre de la conception du travail et de la définition de soi des producteurs.
Notes
1 Les artistes, à travers les organisations syndicales, demandaient la reconnaissance d’un « statut de créateur professionnel en arts graphiques et plastiques » en s’appuyant sur le critère de revenu majoritaire, de régularité et d’activité principale. Raymonde Moulin rappelle le refus du gouvernement de reconnaître légalement un « statut du créateur professionnel » aux artistes, tandis que l’identité professionnelle se fondait alors sur l’affiliation à la Maison des artistes. Cf. R. Moulin, L’Artiste, l’institution et le Marché, Paris, Flammarion, 1992, pp. 116-119.
2 P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 371 et p. 375.
3 « L’emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 101-102, mars 1994.
4 C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le Populaire, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1989.
5 Cf. G. Althabe, D. Fabre, G. Lenclud, Vers une ethnologie du présent, Paris, MSH, 1992, ; « Désacraliser l’entreprise : un terrain banal (entretien avec M. Selim) », Journal des anthropologues, n° 43-44, mai 1991, pp. 17-21.
6 La posture ethnométhodologique insiste sur la constitution d’une situation ou d’un fait social par les individus et sur la descriptibilité (accountability) du monde social comme fondant le sens de l’action, mais limite à la réflexivité de l’acteur la compréhension globale ou l’analyse sociologique.
7 J. Calvel, « Les speakers, une espèce en voie de disparition », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n° 6, avril 1984.
8 C. Méadel, Histoire de la radio des années trente, Paris, Anthropos/FNA, 1994, pp. 258-369.
9 Bourdon rappelle que le producteur à la française n’apparaît que vers 1964-1965 à la télévision. Cf. J. Bourdon, « Les programmes, la télévision des réalisateurs (1958-1965) », in Histoire de la télévision sous de Gaulle, op. cit., chap. V, p. 118 ; R. Bezasse, « Un nouveau métier, producteur de télévision », Cahiers de l’audiovisuel, n° 14, juil.-août 1987, pp. 18-20.
10 R. Lutigneaux, « Les métiers de la radio », Radio, Informations, Documentation, n° 1, janv. 1955, pp. 12-14 et n° 2, fév. 1955, pp. 10-11, p. 19.
11 J. Bourdon, op. cit., p. 155.
12 Les coordonnateurs sont eux aussi délégués, de Radio France.
13 Comme le dirait peut-être un ethnométhodologue, pour qui la correspondance n’est jamais fixée entre description et objet, la définition officielle est ici donnée pour être comparée avec une description. Cf. H. Sacks, « La description en sociologie », Cahiers de recherche ethnométhodologique, n° 1, juin 1993, p. 7-23.
14 Avenant n° 17 à la Convention collective de la communication et de la production audiovisuelles du 31 mars 1984, Révision du protocole n° 2.
15 C. Méadel, Publics et Mesures. Une sociologie de la radio, Paris, Centre de sociologie de l’innovation, 1986.
16 En tant qu’intermittents du spectacle, les producteurs radio bénéficient du régime dérogatoire de l’assurance chômage réglé par les annexes 8 et 10 des Assedic. Celles-ci concernent respectivement les techniciens et ouvriers de la production cinématographique et audiovisuelle et les personnels des entreprises de spectacle. Du point de vue de l’indemnisation, le régime des intermittents du spectacle est avantagé par rapport au régime général d’indemnisation. L’article 27 du régime général porte notamment à 182 jours d’affiliation ou 1014 heures de travail le plancher donnant droit aux indemnisations. Les annexes 8 et 10 fixent, elles, la durée d’affiliation à 507 heures, soit deux fois moins. Les producteurs relèvent de l’annexe 10 (artistes et techniciens d’une entreprise de spectacle). La franchise (délai avant indemnités) et le montant de l’indemnisation se calculent sur la base des salaires des 12 mois précédents. Exclus en novembre 1992, il a fallu aux producteurs rétablir en février 1993 leur intégration aux annexes 8 et 10. Ces modifications résultaient du plan d’assainissement lancé par l’Unedic à partir de 1990 et de la décision de modifier le champ d’application des annexes 8 et 10. La Société des producteurs, agents et collaborateurs d’émissions de France Culture s’était alors mobilisée pour rétablir le droit des cachetiers à ces annexes.
17 Une précédente version du texte mentionnait les catégories professionnelles suivantes : « producteurs coordinateurs, producteurs délégués réguliers, producteurs délégués “tournants”, collaborateurs d’émission, agents d’émission ». On voit très bien, en comparant cette liste avec la définitive, en quoi les statuts de la Space constituent un projet de transformation des catégories employées couramment par les producteurs eux-mêmes.
18 On voit évidemment la différence avec la valeur de l’âge des animateurs de radios commerciales. « C’est vers 25 ans qu’ils sont les meilleurs », écrit Franck Eisenberg, rapportant les propos de Benoît Sillard, PDG de Fun Radio. Cf. F. Eisenberg, « Sexe, Radio et Personnalité », L’Interactivité radiophonique, mémoire de maîtrise de sociologie, Université de Bordeaux II, 1994, p. 29.
19 E. Mollard, Les Producteurs de Fance Culture et leurs activités de 1963 à 1984, mémoire de maîtrise d’histoire audiovisuelle, Université Paris X – Nanterre, 1993, p. 73.
20 L’usage du coefficient de corrélation doit ici être prudent, étant donné la valeur de l’effectif moyen de classe.
21 Un travail de regroupement statistique permet de faire apparaître la structure pyramidale des rémunérations : 50 % de la population, soit 201 cachetiers, ont gagné en 1993 moins de 12 000 F par an de leur travail de production pour France Culture. Le mode se trouve à 1 000 F par an (effectif de 53 personnes), il se rapporte à des productions uniques de 20 minutes rémunérées 1 000 francs (Clair de nuit par exemple). La valeur du quartile supérieur (3/4 de la population) correspond à 47 000 F par an.
22 Pour saisir le sens de la répartition des rémunérations, on peut la comparer avec la rémunération des professions de l’enseignement supérieur. Ainsi un maître de conférences de l’enseignement supérieur gagne avec deux ans d’ancienneté en moyenne 171 000 F par an (à la même période), primes incluses. On voit que si un tel salaire est certes loin des rémunérations les plus élevées, il se situe parmi les rémunérations « élevées » des producteurs.
23 À titre indicatif, et sur la base d’une moyenne statistique pour l’année 1993, l’équivalence entre la durée d’antenne, le nombre de jours « Sécurité sociale » et le cachet brut se fait comme suit : une émission, Les Iles de France d’une durée d’ 1 heure, correspondait à 3 « jss » et à 3 835 F brut, une Matinée des Autres de 1 heure 30 à 4 « jss » et 5 392 F, un Bon Plaisir de 3 heures à 9 « jss » et entre 12 954 à 13 148 F, et, enfin, quatre Nuits Magnétiques, soit 6 heures d’émission, à 16 ou 20 « jss » et entre 16 584 F et 18 360 F de cachet brut. Ce n’est pas là une objectivation « stricte ».
24 C’est en 1990 que l’article de la convention collective concernant les réutilisations d’émissions a été modifié par l’établissement d’un barème de rediffusion qui fonctionne comme complément de cachet. Les taux au 1er juillet 1995 fixaient à 40 % du cachet initial une rediffusion pendant la journée, 30 % pendant la grille d’été du mois d’Août, 20 % de même pour deux rediffusions pendant la grille de nuit.
25 Selon le terme qu’utilisent les intéressés, gens de radio et gens de la SCAM. À chaque catégorie d’émission correspond un pourcentage dégressif par rapport au tarif plein de la catégorie 1 réservée aux œuvres originales. La minute de la catégorie 1 (100 %) était de 105 F en 1995. Nous n’avons pu avoir accès auprès de la SCAM à la catégorie d’appartenance de chaque émission, étant donné l’enjeu financier et symbolique que cela constitue. Considérons une émission montée d’une heure, Grand Angle, où il y aurait 3 minutes de présentation et 46 minutes d’entretiens, le reste étant constitué de musiques par exemple. Le temps de parole du producteur est calculé sur la base de 50 % du temps d’entretien, soit 23 minutes. L’émission appartient à la catégorie 2, pour laquelle la minute vaut 70 % de 105 F, soit 73,50 F. Multiplication effectuée ([3 + 23] x 73,5), les droits d’auteurs se monteront à 1 911 F. Prenons un Panorama d’une demi-heure où le temps d’entretien serait de 22 minutes. Celui-ci est divisé par le nombre de participants, six par exemple, soit 3,6 minutes. L’émission est en catégorie 3 (40 % de 105 F), le montant des droits d’auteurs d’un producteur pour une demi-heure d’émission sera de 3,6 x 42 = 151 F. Pour les producteurs les plus actifs, les droits d’auteurs versés semestriellement sont évaluables à plus de 2 000 F par mois.
26 F. Pollet-Rouyet, Les Conséquences de la discontinuité de l’emploi de producteur à France Culture, mémoire de DEA en droit de la communication audiovisuelle, Université d’Aix-en-Provence, 1993, p. 91.
27 Ibid., p. 36 ; J.-P. Vincent, Rapport sur la situation des intermittents du spectacle, ministère de l’Éducation et de la Culture, Paris, 1992.
28 P.-M. Menger, « Être artiste par intermittence. La flexibilité du travail et le risque professionnel dans les arts du spectacle », Travail et Emploi, n° 60, 1994, pp. 4-22, en particulier pp. 17-18.
29 L’article 79 des annexes 8 et 10 prévoit un nombre de jours non indemnisables en fonction du nombre d’heures déclarées. La déclaration mensuelle de situation permet le maintien dans le régime d’assurance chômage en déduisant le nombre de jours non-indemnisables des jours travaillés ou des cachets perçus dans le mois.
30 Conclusions du questionnaire, avril 1993, p. 3. Hormis la question de la représentativité des réponses, le caractère incomplet de celles-ci rend l’information délivrée par cette enquête difficilement exploitable.
31 P.-M. Menger, « Marché du travail artistique et socialisation du risque. Le cas des arts du spectacle », Revue française de sociologie, n° 1, 1991, p. 69. 80 % des intermittents du spectacle vivant et de l’audiovisuel présents en 1987-1988 ont gagné moins du Smic au titre de leurs salaires d’intermittents et 132 artistes ont dépassé le million de francs de gains.
32 Le chiffre de 63 jours correspond à la limite en deçà de laquelle le recours aux Assedic (507 heures/an) n’est pas possible (un jour équivalant à deux services de quatre heures : 63 x 8 = 504). La catégorie de 220 jours correspond à un emploi salarié à plein temps.
33 En ce qui concerne le critère de la Société des producteurs, il permet de distinguer, selon un critère venu d’en « haut » (émis par ceux qui le remplissent), entre ceux que les plus actifs reconnaissent comme « producteurs d’émissions » et les autres. Le second critère a été retenu parce qu’il permet de prendre en compte une certaine régularité de l’activité. Le critère d’une heure d’émission tous les quinze jours permet de retenir les producteurs qui effectuent des émissions régulières, souvent hebdomadaires, et ceux qui, en tournant sur plusieurs émissions, obtiennent les mêmes taux d’activité. Nous avons ajouté au critère d’une heure bihebdomadaire fixe un critère prenant en compte le fait de produire d’ autres émissions supplémentaires. Nous voulions prendre en considération l’idée d’un investissement dans la production radiophonique. Ainsi, l’investissement (professionnel) diffère de la pratique réglée par le simple fait qu’il ne s’y résume pas. De surcroît, le fait de posséder ou non un « contrat de grille » ou un « contrat ouvert » n’est pas répertorié dans la base de données. De même la présence ou l’absence d’autre(s) activité(s) ne peut être testée statistiquement et les informations indirectes que nous possédons nous indiquent, en pointillés, que la monoactivité ou la polyactivité se retrouvent dans les trois segments.
34 Statuts de la Société des producteurs, agents et collaborateurs d’émissions de France Culture, 17/12/1987.
35 Cette équivalence n’est pas une équivalence en temps de travail réel. De plus, quand nous recourons au critère de 30 jours par an, nous recourons en fait à un critère financier de 33 500 F de cachets brut par an. En deçà et au-delà de cette rémunération, on trouve quelques individus qui travaillent respectivement plus ou moins de 30 jours. De même, quand nous recourons au critère d’une heure d’émission hebdomadaire, nous recourons objectivement au critère financier de 110 000 F, inclusif pour le deuxième segment. Nos deux critères sont donc des indices servant à une segmentation par le niveau de rémunération.
36 Depuis 1993, quelques émissions ont disparu, d’autres ont été créées. La caractérisation des productions doit permettre d’établir une équivalence avec les nouvelles émissions et assurer la validité de la classification. Lieux de mémoire, créée en 1995, est une émission élaborée d’une heure trente, « équivalente » quant à sa « valeur professionnelle » à Profil perdu, qu’elle remplace.
37 C’est là une situation semblable à celle des producteurs de télévision étudiés par Cantor. Cf. M. G. Cantor, The Hollywood TV Producer. His Work and His Audience, New York, London, Basic Books, 1971, p. 76.
38 Nous reprenons une analyse faite par Bourdieu. Cf. P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., pp. 409-421.
39 La base de données à notre disposition ne comportait pas d’informations sur les professions parentales, les diplômes possédés et les activités professionnelles parallèles. Aussi, nous nous appuierons sur les entretiens, sur les travaux existants, les informations officielles (Who’s Who Répertoire des chercheurs) ou journalistiques (Télérama, Le Monde). On comprendra que les assertions concernant les caractéristiques sociales et scolaires soient forcément moins étayées qu’il ne conviendrait.
40 Nous suivons en cela une démarche proche de celle de Muriel Cantor, qui établit deux typologies, une de groupes d’âges, l’autre, dominante dans son analyse, de « the producer’s occupational orientation ». Nous donnons tout son développement à une typologie des projets professionnels dans le chapitre suivant. M. G. Cantor, op. cit., pp. 74-75.
41 Une partie d’entre eux ne travaillent plus sur la chaîne depuis le changement de direction qui a eu lieu en 1997.
42 É. Mollard, op. cit., pp. 35-36, p. 45, pp. 63-73, p. 99.
43 E. C. Hughes, « Licence and Mandate », in Men and Their Work, op. cit., chap. 6. pp. 78-87.
44 Stroobants note le déplacement de l’analyse sociologique de la qualification aux compétences et aux savoirs (-faire) depuis les années 80. La notion de « compétence » remplace positivement celle de savoir, parce qu’elle s’inscrit dans l’espace industriel comme revalorisation du travail. Son utilisation dénote aussi la « révélation » aux yeux des chercheurs « des pratiques cognitives des travailleurs », des savoirs méconnus et le « changement des compétences mobilisées dans la production ». Son mérite serait de mettre en évidence les savoir-faire implicites et réels. Les changements de paradigme en sociologie du travail, entérinant une éventuelle fin du taylorisme, et le changement technologique sont-ils le fait du chercheur ou du discours social industriel ? Comme si le terme de qualification disparaissait devant le décalage constaté entre travail prescrit et travail réel. Cf. M. Stroobants, « Travail et compétences : récapitulation critique des approches des savoirs au travail », Formation emploi, n° 33, 1991, pp. 31-42.
45 C’est sur la base du malaise qu’Hoggart fonde l’ utilisation de la notion de quête du salut culturel. Cf. R. Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970, p. 362.
46 S. Chalvon-Demersay et D. Pasquier, Drôles de stars. La télévision des animateurs, Paris, Aubier, 1990, p. 275. Leur profil se rapproche aussi de celui des journalistes spécialisés tels que les décrit Jean-Marie Charon, du point de vue de la diversité des parcours universitaires et d’un métier sans vocation a priori. Cf. J.-M. Charon, Cartes de presse. Enquête sur les journalistes, Paris, Stock, 1993, p. 115.
47 C. Dubar, La Socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, pp. 100-107. L’auteur a spécifié ces savoirs en savoir professionnel, pratique, d’organisation et théorique.
48 Roland Dhordain, certes homme d’inter, a ainsi eu des fonctions « promotionnelles » au sein des Éclaireurs de France. Il a commencé sa carrière comme instituteur, avant de devenir journaliste de radio en 1949. Il sera crédité de la remontée de l’audience de France Inter et deviendra directeur de la radiodiffusion en juin 1968. Cf. R. Dhordain, Le Roman de la radio, de la TSF aux radios libres, Paris. La Table Ronde. 1983, pp. 133-134.
49 Les radios débutantes recrutent, elles, d’anciens animateurs de télévision, qui soit effectuent là, selon que l’on insiste sur l’individu ou sur l’institution, un parcours inverse, soit bouclent une trajectoire « audiovisuelle » qui à une chaîne de radio et de télévision associe un profil social particulier à moment donné.
50 Radio Nova, créée par deux hommes de radio, Andrew Orr et Jean-Marc Fombonne, venus de l’Atelier de création radiophonique de France Culture, a été pour certains producteurs le lieu de leur première activité radiophonique.
51 Cf. J. Rannou et S. Vari, Sous la dir. de P.-M. menger, Les Itinéraires d’emploi des cadres, techniciens et ouvriers intermittents de l’audiovisuel et des spectacles, Paris, ministère de la Culture, 1996. Janine Rannou montre que la diversification du travail sur plusieurs secteurs de l’intermittence, cinéma, audiovisuel, spectacle, est une stratégie de stabilisation sur le marché pour les cadres et les techniciens intermittents.
52 M. Vessilier-Ressi, « Portrait de l’auteur en trois dimensions : juridiquement fort, socialement privilégié, économiquement faible », Le Journal des lettres et de l’audiovisuel, printemps 1995, pp. 16-29.
53 P.-M. Menger, « Rationalité et incertitude de la vie d’artiste », L’Année sociologique, 39, 1991, pp. 111-151.
54 P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, pp. 158-159.
55 P. Bourdieu, ibid. ; R. Debray, Le Pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay, 1979.
56 J.-N. Jeanneney, Échec à Panurge, Paris, Le Seuil, 1986, p. 121 ; cf. aussi A. de BEER, « Le Monde contemporain », un espace radiophonique original, 1966-1985, thèse de 3e cycle en sociologie, sciences de l’information et de la communication, Paris VII, 1987, pp. 186-189.
57 Dans le cas des producteurs radio, ce compagnonnage n’est pas réglementé. Nous prenons ici l’assistanat comme modèle et non comme réalité semblable par sa rigueur à un assistanat de réalisation en radio ou en cinéma, bien que celui-ci s’affaiblisse au cinéma au profit de la formation initiale en école. Cf. J. Rannou, avec la coll. de M.-F. Bourreau, Les Métiers de l’image et du son, t. II, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, 1992, pp. 55-56.
58 L’accès au travail par le remplacement de quelqu’un qui ne peut pas assurer, pour différentes raisons, sa tâche est une forme caractéristique de l’allocation de travail de certains techniciens intermittents de l’audiovisuel et du cinéma.
59 Les agents spécialisés d’émission font un travail entre le secrétariat et l’« assistanat de production ». Ils sont chargés de la documentation et de la préparation de l’émission (contacts avec les intervenants), du contact avec les auditeurs, du secrétariat téléphonique. S’ils ont le titre de collaborateur d’émission, sans être des collaborateurs qui passent au micro comme ceux du Panorama, leur tâche est plus importante. Ils peuvent eux-mêmes faire la recherche de sujets et proposer un plateau d’invités. Seules certaines émissions fixes, parfois les émissions d’un même bureau, ont des agents ou des collaborateurs d’émission. Tous ces titres sont manipulés avec une certaine confusion et un irrespect manifeste à cause de leur côté bureaucratique et « grandiose ».
60 L. Thévenot, « Les investissements de forme », Cahiers du Centre d’études de l’emploi, n° 29, 1985, pp. 21-71.
61 Entretien de l’auteur avec Jean-Marie Borzeix (14/02/1994).
62 Nous donnons au mot « recrutement » le sens de « faire entrer », sans prendre en compte un type de relation salariale particulier. L’engagement qualifie, lui, la relation salariale, de type CDD, qui a cours à France Culture.
63 J. Rannou et S. Vari, Sous la dir. de P.-M. Menger, Les Itinéraires d’emploi des cadres, techniciens et ouvriers intermittents de l’audiovisuel et des spectacles, op. cit.
64 P. Bouffartigue, « Ingénieurs débutants à l’épreuve du modèle de carrière. Trajectoires de socialisation et entrée dans la vie professionnelle, Revue française de sociologie, 35-1, janv.-mars 1994, pp. 69-100, en particulier p. 82.
65 E. C. Hughes, « The Making of a Physician », in Men and Their Work, op. cit., chap. 9, pp. 116-130.
66 Il est possible de s’inspirer de l’analyse de la genèse et de l’autonomie de la forme artistique et du jugement esthétique qu’effectue Bourdieu dans La Distinction. Cf. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, pp. 1-8.
67 E. Goffman, Les Cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991, p. 154.
68 P. Schaeffer, L’Œuvre musicale, INA/GRM et Séguier, 4 CD et un livret, 1990, pp. 29-30, et Machines à communiquer, t. I : Genèse des simulacres, Paris, Le Seuil, 1970, pp. 127-128 : « Ce sera plus difficile, car il nous faudra “casser” nos précédents réflexes d’écoute, oublier non seulement le sens, mais les indices, réduire notre écoute à l’objet sonore pour lui-même, dépouillé de ses causes et de ses codes. » Varèse dans son projet de musique spatiale prendra la radio elle-même comme instrument musical. Après guerre, il composera de la musique concrète et électroacoustique en s’appuyant sur le support magnétique. Cf. F. Biocca, « The Pursuit of Sound », Media, Culture and Society, 10-1, january 1988, pp. 74-76.
69 C. Méadel, Histoire de la radio des années trente, Paris, Anthropos/INA, 1994, pp. 300-302. Pradalié avait, lui, dans les années d’après-guerre, du bruit et du bruitage, et même de l’art radiophonique, une conception qui ne valorisait ni leur dimension exclusivement sonore ni leur constitution comme élément radiophonique. Le bruit ne faisait alors, selon lui, que remplacer la récitation. Cf. R. Pradalié, L’Art radiophonique, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 504, 1951, pp. 74-78.
70 Concernant la genèse des conditions d’écoute de la radio, Shaun Moores a fait un historique très intéressant de l’installation du poste radiophonique dans l’espace domestique, de la structuration du temps, de la programmation et de ce qu’on pourrait appeler l’adultère radiophonique que constitue l’écoute de la radio dans les années 30 par les femmes, dans son article, « The Box on the Dresser : Memories of Early Radio and Everyday Life, Media, Culture and Society, vol. 10,1988, pp. 23-40. Les auditeurs étudiés étaient de Warrington, au nord-est de l’Angleterre.
71 H. S. Becker, « Comment devient-on fumeur de marijuana », in Outsiders, Paris, Métailié, 1985, pp. 64-82. Le modèle n’a absolument rien de désobligeant vis-à-vis de la radio, il est utilisé ici à des fins analytiques.
72 Cf. J. duchateau, La Colonne d’air, Paris, Ramsay, 1987. L’ouvrage s’intéresse, en dehors d’une biographie de Queneau, au phénomène intonatif, fait état du problème des rapports entre sens et son, rappelle que la liaison n’est pas systématique entre les deux, que l’intonation définit le sens, et énonce un principe d’économie du langage dans les situations de contraintes. L’ouvrage mêle l’appréhension théorique et l’expérience d’homme de radio. Cf. les chapitres VIII et IX, pp. 123-139, qui portent sur la différence radiophonique entre attention et fascination, entre présentation écrite et parlée, l’art de doser et d’opposer, le rôle stratégique de l’empoignade en débat.
73 J. Duchateau, ibid.
74 B. Zarca, « Identité de métier et identité artisanale », Revue française de sociologie, XIX, 1988, pp. 247-273, en particulier p. 250. Le compagnonnage est ici défini comme apprentissage au sein d’une relation de maître à apprenti qui porte sur un « transfert d’informations » et une formation du « corps et de l’esprit » par identification. Cf. J. Rannou, avec la coll. de M.-F. Bourreau, Les Métiers de l’image et du son, op. cit., et « L’audio-visuel, une profession en restructuration », BREF, n° 44, juin 1989, pp. 1-4. Cf. aussi, concernant l’apprentissage artistique, P.-M. menger, « La formation du compositeur : l’apprentissage de la singularité et les pouvoirs de l’Établissement », in A. Bongrain et Y. GÉRARD (dir.), Le Conservatoire de Paris, 1785-1995 : des menus plaisirs à la Cité de la musique, Paris, Buchet-Chastel, 1996.
75 Cf. G. Delbos et P. Jorion, « La Transmission du travail et l’acquisition du savoir », in La Transmission des savoirs, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1984, chap. 3, pp. 105-145 ; [à propos du métier de paludier : “Mon père ne parlait jamais.” Mais si ! pas pour expliquer sans doute, mais certainement pour engueuler et pour interdire » ; « Son rôle, il le découvre par approximations, selon le principe que, quand on ne l’engueule pas, c’est que c’est bon » (pp. 128-129). En fait, ce qui se transmet c’est le travail, selon les auteurs.
76 Cf. supra, paragraphe « Des intermittents à employeur unique », p. 262.
77 De Jean-Marie Borzeix à Laure Adler, la tendance a plutôt été la fragmentation de la grille.
78 C. Paradeise, « Les professions comme marchés du travail fermés », Sociologie et Sociétés, 20-2, oct. 1988, pp. 9-21.
79 É. Mollard, Les Producteurs de France Culture et leurs activités de 1963 à 1984, op. cit., pp. 64-65.
80 La valeur symbolique attachée à l’heure de diffusion surpasse largement sa valeur objective, puisque les variations d’heure en heure et d’un jour à l’autre de la semaine de l’audience cumulée par quart d’heure en 1986-1987 ne dépassent pas 0,1 % de la population interrogée. Source : Médiamétrie/Radio France.
81 S. Chalvon-Demersay et D. Pasquier, Drôles de stars. La télévision des animateurs, Paris, Aubier, 1990, p. 186. Deux tiers des animateurs français de télévision avaient en 1985 une activité radiophonique avant d’entrer à la télévision.
82 F. Pollet-Rouyer, op. cit., pp. 56-62.
Table des illustrations
Titre | Structure des âges et sexes de la population globale présente en 1993 a |
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Crédits | Radio France/Centre de sociologie des arts – EHESS ; champ : producteurs ayant reçu au moins un cachet en 1993. a. Soit tous les cachetiers, tous taux d’activité et dates d’entrée confondus. |
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