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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral De la propriété au propre : la conception littéraire de l’auteur La mixité de la propriété : fondement de l’auctorialité scientifique Les marques de l’auctorialité en science La distribution de l’autorité Ouverture : les déplacements de la responsabilité Notes de bas de page

    La signature scientifique

    Ce livre est recensé par

    • Pierre-Michel Menger, Sociologie du travail, mis en ligne le 3 septembre 2019. URL : https://journals.openedition.org/sdt/20810 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.20810
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    Table des matières

    Chapitre 7. Les attributs de l’auctorialité scientifique

    p. 149-171

    Texte intégral De la propriété au propre : la conception littéraire de l’auteur La mixité de la propriété : fondement de l’auctorialité scientifique Les marques de l’auctorialité en science La distribution de l’autorité Ouverture : les déplacements de la responsabilité Notes de bas de page

    Texte intégral

    Si l’empreinte permet de remonter une piste,
    de connaître son auteur, cela ne suffit pas
    à l’ériger en marque distinctive.
    Celle-ci dépend, pour avoir du sens,
    d’un contexte général qui organise
    les signes et leurs valeurs.
    Béatrice Fraenkel 1992, p. 241.

    1En se concentrant sur les conditions sociales et les modalités graphiques de signature des productions scientifiques, j’ai examiné les arrangements pratiques que façonnent les chercheurs pour répondre dans leurs activités concrètes à un double questionnement : « qui » est l’auteur et « où » s’inscrit-il sur la page ? Le chapitre précédent a légèrement déplacé ce point de vue pour interroger les définitions de l’auteur qui émergent des pratiques selon les espaces d’inscription. Il a mis au jour des figures singulières de l’auteur. Comme l’indique la scène introductive de ce travail qui oppose Annie Mignard et François Maspero, la réponse à la question « qui est l’auteur ? » suppose un accord sur son statut : « qu’est-ce qu’un auteur ? ». Ce sont les fondements de l’auctorialité qui feront l’objet de ce dernier chapitre.

    2La notion d’auteur sert à qualifier un type de discours et un type d’actions (Foucault 1969 ; Chartier 1996). En questionner les traits particuliers, c’est étudier les dimensions qui s’y sont sédimentées dans divers contextes socio-historiques. C’est porter l’attention sur les différentes strates sémantiques et pragmatiques qui la composent, sur les formes de signification et les modes d’action auxquels elle renvoie. Une telle perspective interroge la variété des attributs de l’auteur qui est mobilisée en contextes : elle invite à ne pas écraser sous une conception unique des situations et des formes d’auctorialité qui n’ont ni la même portée, ni la même signification, ni la même valeur. De nos jours, la conception littéraire de l’auteur est particulièrement prégnante dans le vocabulaire de description des activités contemporaines d’écriture en science. Elle sert de filtre pour en rendre compte et constitue ainsi un outil d’analyse heuristique. Elle ne doit cependant pas masquer une éventuelle spécificité : ne peut-on pas distinguer plusieurs formes de présence de l’auteur, plusieurs régimes d’auctorialité selon le temps et l’espace ? Peut-on identifier des traits spécifiques de l’auctorialité scientifique ? Si oui, en quoi est-elle différente de l’auctorialité littéraire ?

    De la propriété au propre : la conception littéraire de l’auteur

    3Plusieurs travaux ont montré l’antériorité historique de l’instauration du droit des brevets sur le droit d’auteur (Long 1991 ; Brewer et Steves 1995). Les brevets ont émergé comme un aspect des politiques économiques médiévales. Ils étaient initialement des instruments utilisés à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance en Europe pour encourager le transfert de technologies étrangères. Aux xive et xve siècles, les brevets prenaient la forme d’autorisations pour l’exploitation exclusive de processus ou d’appareils inconnus localement. Employés pour favoriser l’introduction de technologies étrangères par l’immigration d’artisans qualifiés, ils étaient insérés dans la promotion de l’économie des villes et l’encouragement des inventions utiles. De ce point de vue Venise a joué un rôle de premier plan. Dès 1332, le Grand Conseil vénitien a en effet accordé des privilèges à un constructeur étranger de moulins à vent qui proposait d’apporter la connaissance de son art à la ville. Vers 1420, la délivrance de privilèges ou de brevets pour divers types d’appareils est devenue de plus en plus fréquente.

    4Patent est le mot anglais utilisé pour « brevet », mais c’est aussi un adjectif qui veut dire « ouvert ». Il vient de l’expression lettres patentes qui signifie lettres ouvertes : elles portaient le sceau du souverain donateur à l’intérieur, au lieu d’être fermées par un sceau à l’extérieur (lettres closes). Ces lettres étaient des documents officiels, provenant de la chancellerie, au moyen desquels certains privilèges, droits, rangs ou titres étaient octroyés et annoncés publiquement. Il n’y a donc aucun lien entre leur caractère « ouvert » et la divulgation d’une invention. Les lettres patentes sont par contre liées à l’accession de la signature au rang de signe de validation (cf. chapitre 1). Cette origine commune des brevets et de la signature comme dispositifs d’attachement des choses et des personnes est loin d’être anodine. Au contraire, elle est primordiale : elle permet de comprendre que

    la connexion entre l’authorship individuel et la propriété intellectuelle s’est faite à partir du xve siècle, d’abord autour des inventions matérielles et plus tard (au xvie siècle) autour des écrits (Long 1991, p. 847).

    5La notion de propriété intellectuelle s’est peu à peu précisée. Si le brevet était au départ conçu comme une propriété communale au bénéfice des villes, il est aussi le moyen de garantir la propriété intangible (ownership) sur un procédé ou un appareil inédit. Ce moyen s’est progressivement élargi aux écrits avec le passage à la signature, expression de la singularité de la personne. Mais contrairement à une idée reçue, l’élaboration de l’auteur comme « propriétaire » ne découle pas de la définition bourgeoise du droit de propriété1. À ses origines, le droit d’auteur n’avait rien à voir avec un encouragement de la créativité individuelle ou de l’expression d’originalité. Comme l’a bien montré Rose (1988, p. 56), « ce sont les libraires de Londres qui ont inventé l’auteur propriétaire au sens moderne, le brandissant comme une arme dans leur conflit avec les libraires des provinces ». Ce conflit s’articulait autour du Statute de 1709 qui remettait en cause les privilèges accordés par le Prince aux libraires de Londres en conférant aux auteurs eux-mêmes la possibilité de demander un droit de copie. La reconnaissance du droit des auteurs sur leurs écrits s’est donc faite en droite ligne de la logique du privilège : il est limité dans le temps et exclusif. Ainsi la propriété littéraire ne relève-t-elle pas du même type de législation que les propriétés foncières et immobilières, perpétuelles et transmissibles.

    Ce n’est que tout à fait exceptionnellement qu’un privilège est accordé à un auteur, même encore au xviie siècle, où toutefois dans le cas où des copies de l’œuvre ont circulé, multipliant les altérations, le roi accorde le privilège à l’auteur, mais avec l’obligation de le transférer à un éditeur (Colombet 1990, p. 3).

    6La place des éditeurs est centrale dans ce contexte où l’imprimerie est en plein essor. Alors qu’au temps du manuscrit, l’Église était gardienne des textes orthodoxes et contrôlait leurs reproductions, avec l’imprimé, ce sont les éditeurs-imprimeurs qui acquièrent le pouvoir de diffusion des textes. Cette nouvelle donne a complètement bouleversé le rapport aux textes (Eisenstein 1991 ; Chartier 1996). L’imprimerie a permis d’augmenter la quantité du corpus de textes disponibles, mais aussi d’améliorer de manière irréversible la qualité des énoncés en les débarrassant des commentaires, des gloses et des erreurs. Avec l’essor de l’imprimerie et la constitution progressive d’un marché des textes s’opère ainsi une lente transformation du statut de l’écrit. Celui-ci n’est plus seulement le gardien de la mémoire et de la vérité officielle promulguée par les autorités, il est le support standardisé d’un marché des idées où devient possible la libre concurrence entre les énoncés. La vérité ne se manifeste donc plus seulement dans sa version officielle. Elle a la possibilité neuve de s’exprimer par une interprétation différente, fruit d’un travail de réflexion personnelle sur le monde, qui peut être mis en débat public sur le marché des textes imprimés.

    7Cette distinction a déplacé la logique d’attribution des textes. Outre la recherche d’intégrité du texte « authentique », le développement de l’imprimé a orienté vers une recherche de l’intégralité de l’œuvre. Alors que le livre manuscrit associait souvent « des textes de nature fort diverse, en prose et en vers, dévotieux ou techniques, documentaires ou poétiques » (Chartier 1996, p. 70), le livre imprimé contient l’œuvre complète et authentique d’un auteur singulier. Il fixe de manière indélébile et reproductible un objet (le livre), une œuvre (le texte) et un nom propre (l’auteur).

    La nouvelle économie de l’écriture suppose la pleine visibilité de l’auteur, créateur original d’une œuvre dont il peut légitimement attendre un profit (Chartier 1996, p. 57).

    8Une conception particulière de l’auteur se met en place dans ce contexte où les notions de « nouveauté » (ce qui est nouveau) et d’« originalité » (ce qui tire son origine d’un auteur singulier) s’imposent progressivement. Elle plonge ses racines dans une sédimentation historique où la réflexion personnelle et le travail individuel d’écriture sont de plus en plus reconnus comme une activité à part entière pouvant faire l’objet d’une propriété privée. L’auteur se donne donc à voir ici sous la figure du propriétaire. Cette propriété est cependant double (Rose 1993, chap. 4). Elle articule une propriété qui donne à l’auteur un droit sur un produit aliénable dans son intérêt économique (property), et une propriété qui lui confère le contrôle de la publication de ses textes pour préserver son honneur et sa réputation (propriety). Cette seconde dimension renvoie, non plus comme la première à la catégorie de l’« avoir », mais bien à celle de l’« être » – non plus à la propriété, mais au propre.

    9En insistant sur la présence de la personne dans ses productions, le droit d’auteur est un hybride entre le droit de propriété pour l’aspect patrimonial garantissant la paternité par un droit de copie (copyright) et le droit de la personne pour le droit moral, dont elle ne peut être dépossédée, assurant la protection de la priorité de la création (Edelman 1989). Mais la propriété appliquée aux œuvres de l’esprit donne lieu à de nombreux débats juridiques. Constitués de catégories (nouveauté, originalité, etc.) qui sont objet d’interprétations multiples, le droit d’auteur et le droit des brevets échappent au caractère critérialisé de la propriété. Les formes de la création ne sont pas stables et l’empreinte de la personne dans la matérialité des choses est rendue problématique.

    10Cette indétermination juridique peut cependant être en partie levée. La présence dans les objets (ici les textes) s’exprime en effet par un certain nombre de signes plus subtils qui renvoient à l’auteur. Ces signes « sont bien connus des grammairiens : ce sont les pronoms personnels, les adverbes de temps et de lieu, la conjugaison des verbes » (Foucault 1969, p. 802). L’écriture elle-même joue donc un rôle majeur. Présentée comme une expression individuelle, elle est l’opérateur qui permet de donner forme à la création originale, c’est-à-dire à la manière dont sont produits, assemblés et exprimés les concepts présentés (Woodmansee 1984). Cette forme souligne l’empreinte de la personnalité de l’auteur dans le texte, son style singulier. La production écrite constitue un texte « à part entière », c’est-à-dire intégrant un travail sur le sens même de sa textualité, sur la littérarité de la lettre, reconnaissable à la spécificité de son expression :

    La lettre, c’est d’abord le fait que l’énoncé possède un sceau individuel, trace de l’auteur à l’intérieur de « son » énoncé. Le style est la marque propre de l’énonciateur inscrite dans la forme même de la lettre (Leclerc 1998, p. 53).

    11Caution d’une certaine unité du discours, l’auteur est ici conçu comme le « “foyer d’expression” qui se manifeste dans chacune des créations qui lui sont assignées » (Chartier 1996, p. 55). Il est donc défini historiquement comme garant de la cohérence d’un discours, au sein duquel le travail d’écriture exprime les intentions d’une individualité qui en fonde l’authenticité. Cette définition de l’auteur est étroitement liée à l’instauration du régime juridique élaboré en 1710 en Angleterre et en 1793 en France dans lequel la personne singulière peut faire valoir ses droits.

    Nos lois de la propriété intellectuelle sont enracinées dans la longue reconceptualisation du processus créatif qui a culminé dans les déclarations du Romantisme comme celles de Wordsworth dans le sens que ce processus devait être solitaire, ou individuel, et introduire « un nouvel élément dans l’univers intellectuel ». Tous les deux, le « copyright » anglo-américain et les « droits d’auteur » continentaux ont atteint leur forme moderne dans ce ferment décisif, et aujourd’hui un écrit ou tout autre produit créatif peut revendiquer une protection légale à la seule condition d’être le produit unique, original, de l’intellection d’un individu singulier (Woodmansee 1994, p. 27).

    12La conception de l’auteur, entendue dans cette définition romantique, se fonde essentiellement sur la créativité et l’originalité individuelles : l’auteur est animé d’une intention – celle d’apporter quelque chose de nouveau, de créer de l’original – qui enferme la signification de l’œuvre. Elle repose sur le mythe du génie singulier, conçu comme l’origine de la production écrite (Stillinger 1991). La notion d’auteur pointe donc ici vers une personne individuelle, tenue pour la référence ultime d’un moment historique, de l’unité d’une intention, de la cohérence d’un discours et de l’apposition d’un nom propre. Elle consacre d’une certaine façon l’inscription du corps de la personne dans son œuvre. Et parce qu’elle est l’expression de l’originalité, elle réalise cette extension sur le mode de l’identité : la production se veut prolongement de soi.

    L’authorship est une composition fondamentale de l’identité, car il est création, production de l’unique, responsabilité et engagement envers des valeurs transcendantes. L’authorship est fait d’identification, c’est-à-dire qu’il est un lien symbolique à ce qui est propre et unique (Leclerc 1998, p. 51).

    13Cette définition de l’auteur repose sur une individualité singulière et indivisible qui réalise une œuvre originale. La conception romantique défend d’ailleurs une unicité de la vie (y compris hors écriture) conçue comme une œuvre. Le sens commun ne considère-t-il pas également qu’un auteur littéraire a finalement toujours écrit le même livre et développé la même idée ? L’acte énonciatif s’inscrit ainsi dans un monde d’action particulier. Garantie par le droit d’auteur, la forme occupe une place privilégiée et opère une présentation de soi caractéristique. Elle est le support d’expression d’une partie de soi-même, destinée à circuler publiquement. Le texte d’auteur manifeste l’aspiration à une identité publique.

    De nos jours, la célébrité personnelle est liée à la publicité imprimée qui lui est donnée. [...] Le désir de voir son œuvre imprimée (et son nom dans des fichiers ou dans des anthologies) est différent du désir d’écrire des lignes qui ne pourront jamais être fixées sous une forme permanente, risquent d’être perdues pour toujours, corrompues par la copie ou – si vraiment mémorables – passeront à la postérité par la transmission orale pour finir par être dites d’« auteur inconnu » (Eisenstein 1991, p. 109).

    14Cette recherche de l’identité se manifeste par la mise en scène du sujet énonciateur, conçu comme expression de soi. L’identité publique est ici indissociable de l’identité graphique : elle est rendue possible par l’intermédiaire d’une identité narrative (Ricœur 1990). L’auctorialité littéraire se situe bien dans cette relation instable et conflictuelle entre l’écrivain comme personne physique et l’auteur comme fiction graphique.

    15La conception moderne de l’auteur est donc constituée d’au moins deux dimensions qui se sont sédimentées dans différents contextes socio-historiques. Chacune de ses dimensions est chargée de manière particulière au niveau sémantique et renvoie à un régime d’engagement particulier : elle désigne une forme de présence et un mode d’action distincts. La première dessine l’auteur comme propriétaire. Elle consacre le lien marchand qui le lie à ses productions. Elle met l’accent sur la revendication de droits exclusifs spécifiques pour l’utilisation et l’exploitation commerciale des objets produits. Le régime d’engagement est ici essentiellement économique : il vise la valorisation marchande. La deuxième dimension insiste pour sa part sur l’intimité qui associe l’auteur à sa production. Elle conçoit l’auteur comme le prolongement de son corps et de son esprit dans sa création textuelle. Le régime d’engagement est ici essentiellement identitaire : il vise l’inscription de l’identité propre dans la matière.

    16Mais nous l’avons vu, l’activité scientifique s’est développée sur d’autres conventions sociales. Dans ce contexte, comment les dimensions de la conception littéraire de l’auteur résonnent-elles ? Sont-elles pertinentes ? La notion d’auteur scientifique est-elle au contraire chargée d’une signification spécifique ?

    La mixité de la propriété : fondement de l’auctorialité scientifique

    17En science, l’authentification des connaissances passe par une économie de la conviction qui ne relève pas de spéculations de l’esprit individuel. Elle se réalise par une validation et une certification collectives des connaissances. Ces conventions sociales, mises en place au xviie siècle, définissent d’une manière singulière le lien entre les producteurs et leurs textes. Le jugement favorable des pairs est indispensable pour l’acceptation des résultats et leur transformation en connaissances datées et imprimées dans les revues spécialisées. Ainsi,

    les idées ou les découvertes scientifiques qui sont gardées secrètes ne se voient pas accorder le statut de propriété intellectuelle et ne peuvent pas être revendiquées par leurs créateurs (Zuckerman 1988, p. 8).

    18L’émergence de l’auteur en science est contemporaine de l’apparition des premières revues (à partir de 1665), instruments d’enregistrement et de diffusion de cette forme particulière de connaissances. L’auctorialité scientifique précède donc l’élaboration des droits d’auteur qui fonde la définition moderne de l’auteur littéraire. Elle relate une activité qui est conçue comme un travail – la conception et le maniement d’instruments expérimentaux – avant que ne le soit celle d’écriture (Long 2001). Cette particularité historique met en relief un premier trait spécifique de l’auctorialité scientifique. Loin d’instaurer des droits d’auteur, elle rend le lien entre l’auteur et ses productions paradoxal : la seule façon pour un chercheur d’être crédité d’une production est qu’il en soit en partie dépossédé (Hagstrom 1982). Le lien privé qui unit la personne et ses propres productions doit faire un détour par toute une série de médiations techniques (des instruments de laboratoire jusqu’à la forme imprimée) et humaines (des échanges les plus informels avec des collaborateurs jusqu’au jugement des pairs). C’est au cours du passage par cette chaîne d’intermédiaires que le chercheur échange ses apports en connaissance (la valeur scientifique produite) contre différentes formes de reconnaissance (des valeurs sociales : diplômes, postes, promotions, prix honorifiques, etc.). En conséquence, le chercheur doit faire don de ses productions à la communauté. Cette forme particulière d’attachement des noms et des énoncés est censée garantir les « bonnes » attributions dans l’espace et dans le temps. Selon Merton (1973), elle rend possible la revendication de la priorité d’une découverte, régule la circulation des connaissances et assure la perpétuation de la communauté scientifique2.

    19L’ouverture du système de communication est essentielle à la circulation des connaissances, leur mise en débat et leur certification collective. Elle garantit une définition des idées comme un bien commun, qui appartient à tous et qui ne peut pas faire l’objet d’une appropriation concentrée dans les mains d’une seule personne. Une telle conception a constitué un socle fertile pour l’élaboration de la propriété intellectuelle et de l’auctorialité en science (Long 2001).

    Les découvertes substantives de la science sont le produit d’une collaboration sociale et sont cédées à la communauté. Elles constituent un héritage commun dans lequel l’équité du producteur individuel est sévèrement limitée. [...] La revendication par le chercheur de « sa propriété » intellectuelle est limitée à celle de la reconnaissance et à celle de l’estime qui, si l’institution fonctionne avec une petite part d’efficacité, est en gros proportionnée à la signification des progrès apportés au fonds commun du savoir (Merton 1973, p. 273).

    20Cette économie du savoir singularise le régime d’appropriation en science : celui-ci opère sur le registre de la paternité. La citation constitue une activité sociale de transmission des connaissances et d’attribution de la reconnaissance qui renseigne sur l’auctorialité. « Faire référence », c’est effectivement discuter et s’appuyer sur les fondateurs d’un domaine pour mettre en perspective les résultats d’une recherche ; mais c’est simultanément reconnaître sa dette envers d’autres qui ont déjà balisé le terrain. « Faire référence », c’est admettre l’autorité énonciative qu’exercent certains. La notion de paternité inclut ce double processus de référence et d’autorité. Être reconnu comme le « père » d’une contribution, c’est jouer simultanément sur la dimension référentielle (exemplaire) et sur la capacité à faire autorité (être incontournable).

    21L’auctorialité scientifique est donc fondée sur un processus de reconnaissance (recognition en anglais) qui conjugue une identification de la valeur (reconnaître les connaissances de qualité) et une récompense des personnes (reconnaître les contributeurs crédibles). Sa spécificité réside dans le caractère non marchand qui lie les personnes à leurs productions. Les chercheurs abandonnent les dimensions de la propriété portées par le droit commercial pour mieux assurer un engagement moral sur les énoncés qu’ils produisent. Loin de la dimension économique de l’auteur, le lien vise ici avant tout à garantir une exigence fondamentale : celle du caractère commun et public des savoirs produits.

    22Cette spécificité ne rend cependant pas compte de l’ensemble des formes historiques qui traversent l’auctorialité en science. L’activité scientifique s’est élaborée depuis ses origines en portant à la fois des interrogations sur des mécanismes naturels ou sociaux fondamentaux et des modes de résolution de problèmes pratiques (Shapin et Schaffer 1993 ; Licoppe 1996). La production des connaissances scientifiques ne s’effectue pas en vase clos. Les chercheurs passent une grande partie de leur temps à capter des ressources financières et matérielles pour mener à bien leurs projets de recherche. Ils tissent des réseaux de collaboration qui débordent largement les cadres du monde académique (Knorr-Cetina 1981 ; Callon 1988 ; Latour et Woolgar 1988). Le travail scientifique consiste précisément à concevoir des articulations entre différents mondes sociaux pour tisser un continuum socio-technique (Star et Griesemer 1989 ; Fujimura 1992). Cette mise en réseaux s’accompagne certes d’une démarcation : les chercheurs définissent des espaces de négociation pour garantir une forme d’authentification des productions par leurs pairs. Mais ils élaborent aussi des équivalences pour faire valoir leur travail auprès d’autres mondes (industriel, juridique, médical, politique). Nous l’avons vu, certains juristes font régulièrement du conseil en entreprise, certains sociologues consacrent une part de leurs activités à la commande sociale, et certains biologistes destinent des travaux au monde industriel (cf. chapitre 5).

    23Par exemple, le programme européen Bridge sur les enzymes lipasiques engage différentes formes de circulation des données (Cassier 1998). Réunissant des laboratoires universitaires, des firmes industrielles et une société de biotechnologie créée par des chercheurs, il a conduit à une définition de règles écrites singulières. Ce dispositif cadre la diffusion en fonction du temps et des espaces : un premier cercle, celui des seuls membres d’un sous-projet (un industriel et quelques laboratoires publics), définit des données « d’équipes » qui doivent être mises à disposition sous les six mois au plus tard ; le deuxième, celui de tous les membres du programme, définit des données « collectives » qui sont publiables après un délai de six mois ; le troisième, celui de la plateforme industrielle des utilisateurs ne participant pas au projet mais ayant un droit d’accès, définit l’antichambre avant publication ; le quatrième, celui de tous les utilisateurs potentiels, définit des données « publiques » diffusées par des publications scientifiques ou des bases de données. Dans ce type d’interactions, les laboratoires universitaires ont accès de manière confidentielle (espace collectif) à un certain nombre de données appartenant aux industriels sous formes de brevets et/ou de savoir-faire (espace privé). De leur côté, les industriels qui ont leur propre laboratoire de recherche ont accès à la publication académique (espace public), valorisant ainsi leurs titres et leurs savoir-faire pour attirer des chercheurs réputés (Etzkowitz et al. 1998).

    24Les chercheurs peuvent à la fois établir leur priorité sur des résultats dans le monde académique et se réserver une forme de propriété en prenant des brevets sur une partie de la recherche. Les arrangements à la fois temporels (sur les délais de publication) et spatiaux (entre espaces privé et public) sont variés. Cette diversification des formes de protection des connaissances est intrinsèquement constitutive de l’histoire de la propriété intellectuelle elle-même (Long 1991, 2001). Elle est repérable à différents moments de l’histoire du développement de l’activité scientifique3. Les interactions entre différents acteurs – scientifiques ou non – prennent des formes spécifiques selon les époques, et les accords négociés localement ne définissent pas le même champ des possibles4. Les chercheurs circulent dans plusieurs arènes et mènent de front des activités de recherche monnayables sur différents registres : celui de la possession d’un savoir pratique, celui de la revendication en paternité dans le monde académique, celui de la mise au point d’une invention brevetable dans le monde industriel et celui de la production d’un bien utile pour la société.

    25L’auctorialité scientifique se joue donc en partie dans l’actualisation de la dimension économique de l’auteur qui met l’accent sur la propriété. D’ailleurs, dans une étude récente de cas juridiques où s’opposent des chercheurs au sujet de leurs productions (articles, instruments, données de recherche, logiciels, cours...), McSherry (2001) piste avec minutie les manières dont la revendication au titre de la propriété intellectuelle (droit des brevets, mais aussi copyright) s’immisce au fur et à mesure dans le monde académique. Cette analyse éclaire le caractère hybride de l’auctorialité scientifique au carrefour de différentes conceptions de la propriété intellectuelle. Toutefois, elle ne renseigne pas sur un des traits spécifiques de l’attribution des productions dans le monde académique : l’attache morale aux énoncés produits (cf. priorité et paternité). Ne reposant pas uniquement sur des conventions juridiques qui garantissent des droits de propriété, l’auctorialité scientifique est aussi fondée sur ce lien fondamental. L’enjeu est alors de saisir comment ce trait spécifique concrètement : comment s’inscrit-il dans les activités d’écriture et de signature ? Quels dispositifs d’attachement des personnes à leurs productions sont-ils érigés en pratique ? Quels sont les moyens de clôture de l’énonciation et les signes qui marquent l’attribution en science ?

    Les marques de l’auctorialité en science

    26En insistant sur la présence de la personne dans son œuvre, la conception littéraire considère l’auteur comme « le principe d’économie dans la prolifération du sens » (Foucault 1969, p. 811). Elle désigne la source sociale de l’œuvre et signifie simultanément l’origine et la fin de la production : elle suppose la prise en charge de l’intégralité du produit fini. L’auctorialité repose ici sur un effet de clôture centré sur la personne individuelle. L’auteur initie et ferme l’énonciation, c’est son intention qui encadre, entoure, enferme la signification de l’œuvre (Chartier 1996, p. 48). Dans les œuvres textuelles, la portée de la création est inscrite dans le travail de transcendance de la langue même et manifeste ainsi le style singulier de l’auteur. La version originale du texte possède une priorité irréductible qui exprime l’intentionnalité de l’auteur sans détours historiques ou sémantiques. Dans cette conception, l’activité d’écriture est intimement liée à l’acte de signature : écrire c’est signer, et signer ne fait que renforcer l’empreinte de la personne déjà inscrite dans l’écriture.

    27À l’opposé de la formule de Buffon « le style est l’homme même », l’activité scientifique est entièrement tournée vers la mise au jour de phénomènes. Le récit d’expérience se veut fidèle aux manifestations particulières de la concrétude des événements (physiques, naturels, historiques, sociaux...) pour permettre une circulation des connaissances régie par le principe de reproductibilité. L’énoncé scientifique convoite, non la littérarité de la lettre, mais l’idéalité du sens. Le travail de mise en forme est consacré aux résultats d’expériences pour les extraire de leur contexte d’élaboration (le laboratoire), les transformer en « faits » afin qu’ils atteignent le statut de lois généralisables. C’est par ce travail d’articulation à d’autres contextes énonciatifs que s’opère l’effacement des conditions d’énonciation premières. Ainsi, l’effet de clôture d’un énoncé, sa facticité, se situe « en dehors ou au-delà de la subjectivité du lecteur ou de l’auteur » (Latour et Woolgar 1988, p. 83). Ici, se manifeste un autre trait spécifique de l’auctorialité scientifique : pour céder ses productions au collectif, les faire accéder au statut de bien commun, l’auteur scientifique est tenu de disparaître en tant que tel, c’est-à-dire en tant que personne animée par des intentions et par l’apposition de marques personnelles (opinions, style d’écriture). Il doit effacer le maximum de sa présence dans le texte pour mettre en avant les « faits » et garantir l’autonomie de la signification de l’énoncé (cf. chapitre 3). La seule trace visible qu’il laisse permet de l’identifier sans nuire à sa disparition : son nom propre. C’est par la signature que se joue simultanément la mise en espace graphique et l’effet de responsabilité de l’auteur. Elle inscrit le corps de l’auteur tout en garantissant son effacement, précisément parce qu’elle s’inscrit dans un lieu singulier, hors texte mais en contexte (cf. chapitre 1).

    28Dans la conception littéraire de l’auteur, l’énonciation déborde constamment sur les énoncés à la fois en amont vers l’empreinte de sa subjectivité et en aval vers la matérialité de la lettre sujette à interprétations (Leclerc 1998, p. 52-57). En revanche, l’auctorialité scientifique s’élabore précisément en décloisonnant les conditions d’énonciation des énoncés. Trait supplémentaire de ce régime d’auctorialité : écrire et signer ne sont ni superposables, ni synonymes. La signature d’un article scientifique n’implique aucunement l’écriture du texte : l’engagement décisif du signataire peut relever d’une multitude d’activités (recueil de données, maniement d’un instrument expérimental, conception de la recherche, élaboration d’une hypothèse, etc.) où l’écriture n’a pas la place absolue, suprême, qu’elle revêt dans la conception littéraire. De ce point de vue, les activités déployées en droit (où les mots sont à la fois objet, matériau et instrument de production des connaissances) sont assez proches de la conception littéraire, quand celles qui ont cours en biologie s’apparentent au régime scientifique (cf. chapitres 5 et 6). Certains discours sont cependant intermédiaires entre ces deux formes énonciatives, comme en sociologie où c’est tantôt la présence de l’auteur dans la lettre, tantôt le sens de l’énoncé d’où l’auteur peut s’extraire qui est privilégié. Alors que, d’un côté, l’écriture est le support de la portée significative du propos, de l’autre, ce sont les faits qui ont statut de preuve. La production des connaissances passe alors par « un concept “marqué”, un “concept d’auteur” » (Leclerc 1998, p. 56) qui vise la trace de l’énonciateur originel et la revendication d’universalité de la vérité. Ici l’auteur est tout à la fois présence dans l’énonciation et absence dans l’énoncé.

    29La présence de l’auteur scientifique dans ses énoncés ne relève donc pas d’une seule logique d’inscription. Elle se marque différemment dans l’écriture où se déploie, selon les espaces disciplinaires, un régime d’auctorialité différent de la conception littéraire. Cette pluralité des formes de présence de l’auteur est également en jeu dans les modalités de signature. Bien que la majorité des activités de recherche engage un collectif d’entités (des personnes, des objets, des textes, des institutions, des valeurs...), les logiques d’attribution n’impliquent pas le même effet de clôture. Le déplacement des espaces sociaux de la production collective à l’espace graphique de la publication n’opère pas selon une modalité d’attribution unique : en droit, les textes sont signés par une seule personne, en biologie, ils sont généralement cosignés, tandis qu’en sociologie ils naviguent entre ces deux modalités de signature (cf. chapitres 5 et 6). En fonction des situations et des espaces disciplinaires, l’effet de clôture s’opère selon différentes modalités de signature. Soit il se referme sur une personne unique à qui on attribue l’ensemble du processus de recherche, l’impulsion première et la conduite du projet jusqu’à sa fin ; soit au contraire, l’intentionnalité est distribuée entre différentes personnes qui sont intervenues au cours du projet. Dans ce cas, la cosignature de la production écrite concrétise une polyphonie énonciative qui cadre mal avec la conception littéraire de l’auteur.

    30Mais ce trait ne concerne qu’un aspect de la marque réalisée par l’acte de signature. La logique d’attribution ne se limite pas seulement au nombre de signataires. Même lorsque l’effet de clôture s’effectue sur une liste de signatures, la conception littéraire de l’auteur peut prévaloir dans le travail d’attribution. En droit, le travail de recherche jugé décisif par les instances d’évaluation relève d’un engagement individuel : les travaux réalisés collectivement et signés à plusieurs ne sont pas considérés comme des productions à part entière. De même en sociologie, la conception littéraire est prégnante à la fois pour qualifier les personnes autorisées à signer et pour désigner leur place dans la séquence dans les cas de cosignature. Sa présence est également forte en biologie, où la cosignature est courante. Elle distingue des autres signataires un « auteur principal », celui qui a le plus d’autorité et de responsabilité. De ce point de vue, l’auctorialité est indivisible : l’effet de clôture s’exécute sur une seule personne du collectif de signataires. Tant la responsabilité du projet que le crédit principal lui sont attribués. La conception littéraire de l’auteur est donc active pour agencer les signatures sur les publications et pour attribuer l’auctorialité d’un travail même cosigné. Elle distingue « la signature matérielle des collaborateurs anonymes et l’authorship réservé à quelques grands noms (malgré la pluralité des signatures) » (Leclerc 1996, p. 382). En d’autres termes, elle reconnaît l’existence d’un générique empirique tout en la subordonnant à un monopole détenu par un seul des cosignataires.

    31Bien qu’elle marque de traits spécifiques tant les activités liées à l’appropriation (absence de droits d’auteur) que celles relatives à l’écriture (absence de marques personnelles), l’auctorialité scientifique semble n’être saisissable qu’en creux. Sur le plan littéraire, le chercheur est plus qu’un simple scripteur, anonyme et quelconque. Il produit des énoncés qui ont valeur de connaissances authentiques. Mais il est moins qu’un auteur au sens énonciatif. Sa présence est largement effacée de ses productions textuelles : l’écriture doit se donner sous une forme impersonnelle et n’est pas indispensable pour signer. Sur le plan économique, il peut certes faire valoir ses droits de propriété intellectuelle par différentes dispositifs juridiques (e.g. droit d’auteur, prise de brevets), mais dans le monde académique il est tenu de céder ses productions pour se voir attribuer de la crédibilité. Seul subsiste son attachement moral à ses textes. Ici non plus, il n’est pas un auteur à part entière. Dès qu’il s’agit de qualifier l’auctorialité scientifique, d’en faire ressortir les traits saillants, la conception littéraire de l’auteur sert continuellement d’étalon dans les pratiques de signature et les logiques d’attribution. N’y a-t-il pas d’autres conceptions de l’auteur pour appréhender la dimension collective de la production ? L’auctorialité littéraire est-elle finalement la seule forme possible de clôture, la seule logique d’attribution des énoncés ?

    32Un détour par les sciences biomédicales peut apporter des éléments de réponse et rendre saillants les traits de l’auctorialité scientifique5. Dans ce domaine, l’inflation importante du nombre d’auteurs par article, associée à un certain nombre de cas de fraude, a conduit à revoir en profondeur les pratiques de signature. À la suite de deux conférences en juin 1996 et en février 1998, regroupant chercheurs, responsables de revues et administrateurs de recherche, une solution inédite a émergé pour redéfinir l’auctorialité dans les publications scientifiques. Adoptée à partir de l’année 2000 par une majorité de revues (jusqu’aux célèbres Nature et The Lancet), elle consiste à inclure dans chaque article une note de bas de page dans laquelle chaque signataire définit la contribution spécifique qui lui revient. En signant de leur main un formulaire qui précise leur(s) niveau(x) d’implication dans la recherche, chacun engage ainsi sa propre responsabilité concernant la partie du travail qu’il a endossé (cf. figure 7-1).

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    Figure 7-1. Formulaire de contribution (Annals of Internai Medicine, 2003)

    33Cette pratique permet de lever le voile sur la participation effective de chacun des cosignataires d’une publication. La question récurrente du « qui a fait quoi » est ici abordée de front. La décomposition de la responsabilité, engendrée par la division du travail, ne se retrouve pas seulement ordonnée dans la cosignature des participants : elle est détaillée et attribuée à chacun. Mais cette nouvelle convention va plus loin, comme l’indiquent les titres de ses textes fondateurs : « When authorship fails : a proposai to make contributors accountable » (Rennie et al. 1997), « Authorship : time for a paradigm shift ? » (Smith 1997b), « Authorship is dying : long live contributorship » (Smith 1997a). L’auctorialité n’est plus considérée comme une logique d’attribution adéquate pour qualifier le lien entre les producteurs et leurs textes. En proposant la contributorialité (contributorship) comme base du modèle, cette convention déplace la logique d’attribution. Elle rend explicite la contribution de chaque participant qui signe l’article en distribuant le crédit et en divisant la responsabilité. De la sorte, elle met en défaut la dimension totalisante engagée de la conception littéraire de l’auteur. La définition des entités qui composent le générique des noms ne s’effectue plus sur les mêmes bases. Quand la cosignature reconnaît une division du travail hiérarchisée et conçoit ainsi l’effet de clôture de l’énonciation sur un auteur principal, la contributorialité met les opérations de recherche sur le même plan et envisage l’effet de clôture sur une liste de contributeurs. Dans un cas, l’auctorialité est fondée sur un dispositif de totalisation (un seul des signataires est reconnu comme auteur), dans l’autre elle repose sur un principe de distribution au sens fort, c’est-à-dire répartie et ancrée dans l’ensemble des composantes du générique (il n’y a plus d’auteur, seulement des contributeurs)6.

    34Ce déplacement concrétise la mise en chantier d’un régime d’auctorialité alternatif qui se veut en phase avec le mode collectif de production et de publication des connaissances. Il tente de répondre à une exigence pratique : faire de la coauctorialité la règle et non l’exception. Dans plusieurs articles faisant état de séquençages de génomes, la signature ne prend d’ailleurs pas la forme d’une liste de noms : c’est le nom du consortium international qui est utilisé pour signer – e.g. Arabidopsis Genome Initiative (Nature, décembre 2000), ou bien Mouse Genome Sequencing Consortium (Nature, décembre 2002) –, et la liste détaillée des contributions individuelles regroupée en fin d’article comprend souvent plusieurs pages.

    35Si elle s’élargit à un collectif, l’auctorialité suppose néanmoins un effet de clôture sur une partie de la matérialité phénoménale, le détachement d’un certain nombre d’actes que l’on puisse attribuer à une personne individuelle ou un groupe7. Nous l’avons vu au fil des chapitres, sans cette mise en relief, sans la manifestation de points saillants qui font accord entre les chercheurs, le travail d’attribution n’a pas de repères et n’accède à aucune prise pour relier les productions à une catégorie délimitée de personnes. Pour combler le vide entre le niveau des contributions individuelles et la prise en charge du travail collectif, les directeurs de revues proposent d’adjoindre à la notion de contributeur celle de « garant » : certains des contributeurs doivent assumer l’intégralité de l’article.

    Les contributeurs seront pleinement responsables de leur contribution, mais au moins une personne – le garant – doit accepter la responsabilité de l’ensemble du travail (Smith 1997a).

    C’est souvent irréaliste de demander à l’ensemble des contributeurs de prendre la responsabilité de tous les aspects de l’étude. Certains des contributeurs doivent assurer l’intégrité de la totalité, et apparaître comme garants de l’article entier (Rennie 1999).

    36Avec la notion de garant, l’énonciation peut à nouveau être assumée par une instance identifiable, elle retrouve les bordures qui en permettent l’autonomisation du flux continu dans lequel la contributorialité l’avait engagée. Car le caractère distribué des compétences entre les différents participants à la recherche peut conduire à une fuite incessante : la description de la contribution ouvre davantage la liste des signataires à ceux qui étaient à la marge, remerciés en notes, puisqu’elle rend plus floue la distinction entre travail « intellectuel » et tâche « manuelle ». Le rôle du garant est donc d’éviter cette fuite en avant, de limiter l’allongement potentiel du générique sans qu’aucun n’endosse la totalité du texte. En s’engageant, le garant protège contre les dérives, donne des gages sur le statut de ce qui est écrit dans l’article. Car s’engager, c’est s’impliquer physiquement et/ou intellectuellement dans une situation, mais c’est aussi livrer une partie de soi-même comme garantie d’un acte qui se prolonge au-delà de l’interaction. Le garant c’est alors ce cran d’arrêt, cette encoche, cette butée, qui circonscrit le canevas des jeux interactionnels possibles autour du travail produit, celui qui est responsable de la signification du propos et de la reproductibilité des expériences que le texte met en scène.

    37Mais ne nous méprenons pas. Si le garant assure un effet de clôture, il n’est pas une sorte de retour en force de la conception littéraire de l’auteur dans le régime d’auctorialité scientifique. Il n’est pas synonyme de la figure absolue de l’auteur littéraire qui en s’engageant corps et âme dans l’écriture fait preuve d’une action créatrice autocentrée et qui se pose ainsi comme l’unité d’une intention et de la cohérence d’un discours. Le garant c’est à la fois moins et plus que cela. Moins, car il ne constitue qu’une des composantes du collectif de ceux qui signent les productions textuelles. Seulement certains des cosignataires sont désignés comme garants de l’intégrité de l’article, mais les autres contributeurs impliquent aussi leur responsabilité sur la partie du projet qu’ils ont pris en charge. Plus, parce que la notion de garant n’engage pas uniquement celui qui endosse ce rôle : il est tenu responsable de l’état d’une situation envers d’autres personnes. Que l’expérience décrite dans l’article ne soit pas reproductible, que les matériaux empiriques décrits soient inventés de toutes pièces ou simplement « arrangés », c’est lui qui sera contraint de répondre publiquement de la situation, même si l’article comporte une quarantaine de signatures. Cette place centrale du garant dans les modalités de signature renseigne sur un autre trait spécifique du régime d’auctorialité scientifique. En introduisant le rapport étroit qui articule la présence de l’auteur à l’expression de l’autorité, elle met en avant une dimension fondatrice de l’auteur scientifique.

    La distribution de l’autorité

    38Nous l’avons vu, en émergeant au xviie siècle l’auctorialité scientifique a précédé la conception littéraire qui conjugue un système juridique de protection des œuvres et un dispositif de marquage personnalisé de la matière (picturale, musicale, textuelle...). Cette caractéristique invite à identifier les qualités de l’auteur qui prévalaient à l’époque.

    39Au xive siècle, le mot auteur (auctor) était composé de actores, qui vient du latin agere et signifie « faire quelque chose », et de auctores, dérivé de augere, qui veut dire « donner existence, créer quelque chose ». Quand le premier désignait les écrivains contemporains dont l’activité consistait à compiler et à commenter les textes, le second était réservé aux auteurs des textes classiques qui faisaient autorité (auctoritas). Cette dualité renseigne sur la distinction entre celui qui interprète un texte écrit par un autre (l’acteur) et celui qui le crée personnellement (l’auteur), tout en maintenant la continuité entre ces deux positions. C’est dans cet entre-deux que la culture médiévale a esquissé un modèle hiérarchisé des positions d’énonciation. En bas de cette hiérarchie se trouvait le scribe (scriptor), le copiste. Celui-ci écrivait des mots qui ne lui appartenaient pas, sans rien y changer ni rien y ajouter. Au-dessus, le compilateur (compilator) choisissait et rassemblait différents textes, réunissait des extraits, dans différents buts (pédagodiques, spirituels, intellectuels). Il intervenait dans l’agencement des textes, mais n’ajoutait rien non plus. Ensuite, venait le commentateur (commentator) qui écrivait les mots d’autrui, mais aussi les siens pour exprimer le sens du texte tel qu’il l’avait perçu. Si les mots d’autrui dominaient, les siens y étaient ajoutés comme une annexe en vue d’une clarification. Enfin au sommet de la hiérarchie, l’auteur (auctor) écrivait à la fois des choses de son propre fonds et de celui d’autrui, en utilisant ces derniers comme annexe et confirmation. D’une position à l’autre on passe de la reproduction à la production personnelle. La position d’auteur n’était cependant pas indépendante de toutes contraintes. Elle s’inscrivait dans le vaste cadre de l’orthodoxie médiévale qui contrôlait la production et la circulation des énoncés.

    Parler d’orthodoxie à propos de la philosophie médiévale, c’est faire référence à un régime d’énonciation où l’énoncé du sujet individuel, même autorisé institutionnellement, doit respecter la censure d’une autorité institutionnelle qui le mandate et l’autorise à penser seulement de façon conditionnelle (Leclerc 1996, p. 113).

    40L’auteur (auctor) était conçu dans une relation étroite avec l’autorité (auctoritas). N’étaient considérés comme auteurs que les personnes dont les textes étaient autorisés par les institutions. Bien avant d’être un droit, l’apposition du nom d’auteur sur les écrits était surtout une obligation. Dès 1546, le concile de Trente prohibait la pratique du faux nom ou de l’anonymat et exigeait l’apposition du véritable nom de l’auteur sur le livre. Le fondement de cette obligation était de permettre l’identification physique systématique d’un responsable pour le retrouver et le punir de sa pensée déviante ou de ses usurpations d’une œuvre (Foucault 1969 ; Couturier 1995 ; Fautrier-Travers 1995). La capacité à énoncer sur le monde était toute dépendante de l’auctoritas qui définissait la valeur et la qualité des productions énonciatives au sein d’une institution singulière (l’Université) sous la tutelle de l’institution ecclésiastique (l’Église). Car la qualité première reconnue à l’auteur était celle d’être la première cause d’une chose, d’être son origine et d’apporter la vérité (au même titre que la souveraineté divine). Les textes autorisés étaient les garants de la vérité.

    41Au Moyen Âge, la définition de l’auteur résidait donc dans les relations complexes entre auctoritas et veritas. Elle supposait un dédoublement de l’auteur entre celui qui énonçait et celui qui tranchait parmi les énoncés hérétiques et orthodoxes, celui qui détenait la capacité de décision. Loin de la conception individualiste qui prévaut de nos jours, l’auteur émanait d’un collectif dont la visée principale était d’exercer une autorité sur la vérité des énoncés. L’auctorialité était certes liée à l’activité d’écriture, mais ce lien était d’une tout autre nature que la relation intime qu’instaure le régime d’auctorialité littéraire : être auteur, c’était moins écrire que détenir la capacité de qualification des écrits, la compétence à autoriser leur circulation.

    42Avec le développement de l’imprimé et la légitimité accrue des nouveaux énoncés, les conventions qui se sont mises en place au xviie siècle ont transformé l’autorité (Shapin et Schaffer 1993 ; Licoppe 1996 ; Shapiro 2000). Elles en ont déplacé les lieux et les formes d’expression. Le programme expérimental s’est développé dans un lieu inédit, hors des institutions officielles comme l’Église ou l’Université, hors de toute référence à la religion ou à la théologie, dans les Académies (cf. chapitre 3). Ce déplacement ne s’est toutefois pas effectué par une rupture radicale. D’une part, l’autorité des « faits » (matter of fact) tirait sa consistance d’une transposition du droit pénal où le témoignage est central (Shapiro 2000). D’autre part, la civilité qui entourait les pratiques de présentation, d’argumentation et de validation des expériences était fortement imprégnée des protocoles de bonne conduite propres à la noblesse de cour et au Prince (Shapin 1994 ; Biagioli 1995). Le passage d’une forme d’autorité sous l’emprise des codes de l’étiquette princière à une forme d’autorité académique supposait bien un déplacement géographique, hors de l’Église et de l’Université. En revanche, elle n’impliquait en rien une transformation abrupte des codes de civilité. Au contraire, le maintien d’un registre commun était essentiel pour garantir une interaction constructive entre les savants, dont l’identité professionnelle était émergente, et pour assurer le soutien du Prince et la légitimité qu’il apportait aux Académies.

    43Les conventions qui régissent l’étiquette de cour et l’étiquette scientifique présentent d’ailleurs des « analogies de structure [...] par lesquelles l’une et l’autre construisent de l’autorité, de la subjectivité, du crédit et de la distinction » (Biagioli 1995, p. 1453). Les questions d’honneur, de statut social et les rapports de hiérarchie y sont centraux dans les deux cas pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les enjeux fondamentaux concernent l’attribution des titres honorifiques. Reconnaître une personne de qualité, c’est admettre son appartenance au rang des personnes « bien nées », c’est lui affecter une place dans le groupe des pairs. Ensuite, les disputes les plus acerbes sur les titres « mal » attribués tiennent à l’instabilité des positions sociales. La crédibilité est chose toute relative, qui dépend des « interactions physiques ritualisées au sein d’une communauté relativement restreinte et interdépendante » (Biagioli 1995, p. 1428). L’identité sociale n’est pas seulement une question de pouvoir : elle engage la personne même. Elle est fortement dépendante des modalités de qualification d’un membre, de la façon dont les pairs lui reconnaissent les attributs qui en font une personne partageant les mêmes valeurs et le même code d’honneur. L’attachement des personnes au collectif et la désignation de leur capacité à être partie constitutive du groupe reposent donc sur les formes d’attribution de la reconnaissance (comme identification et récompense).

    44Cette circularité des marques de la crédibilité rappelle à juste titre les maillages complexes qui fondent les principes de l’économie du don, très bien étudiés par Mauss (1950). Le don engage l’honneur et le crédit, il implique un processus de reconnaissance mutuelle des parties où se jouent déférence et gratitude, où s’échangent des valeurs morales.

    Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) (Mauss 1950, p. 269-270).

    45L’économie du don définit une configuration où la reconnaissance sociale est liée à la circulation d’attributs qui peuvent être convertis en éléments échangeables. Le régime d’échange des publications scientifiques cadre assez bien avec ce point de vue. Les chercheurs doivent en effet « soumettre » leurs travaux à une revue. Ils reconnaissent une autorité de tutelle qui légitime leurs activités et donne consistance à leurs contributions. En même temps qu’ils sont crédités, ils sont dépossédés d’un attribut personnel.

    46Le régime d’auctorialité scientifique trouve sa spécificité dans cette circularité. Il s’effectue dans la conversion des attributs qui s’échangent entre celui qui énonce et celui qui autorise. Cette dualité de la figure auctoriale puise sa source dans la diplomatique, science des actes chargée de confectionner des documents authentiques (diplômes, chartes, testaments...). Comme l’a montré Fraenkel (2001, p. 415), elle conçoit depuis le Moyen Âge tout acte écrit comme « l’œuvre de deux auteurs, l’auteur de l’acte et l’auteur de l’action ». Le premier est entendu comme celui qui rédige l’acte ou bien celui au nom de qui l’acte est écrit (e.g. le Prince). Il réfère ainsi à l’autorité compétente qui délivre les actes publics ou privés. De ce point de vue, la notion d’acte concerne uniquement le niveau documentaire. Différentes personnes peuvent assumer la confection de l’acte sans être auteur (scribes, secrétaires, notaires, clercs, chanceliers...). Le second est défini comme celui qui effectue l’action : c’est l’auteur lui-même qui intervient. La notion d’acte renvoie ici tout autant au niveau documentaire (la confection du document) que pragmatique (l’effectuation de l’action). De ce fait,

    est auteur aussi bien l’institution, garante des routines, des archives, du respect des formes, que le sujet qui s’engage à un moment donné, réalisant un acte singulier conforme à ses intentions (Fraenkel 2001, p. 426).

    47Dans un cas, la notion d’auteur est entièrement liée à la détention de l’autorité. Elle ne requiert pas nécessairement de faire l’action elle-même. Celle-ci peut être déléguée à des subordonnés. Dans l’autre, elle est intimement reliée au niveau pragmatique. L’auteur ne vaut pas en dehors de l’action. Pour acquérir ce qualificatif, son engagement direct est indispensable.

    48Les chercheurs s’engagent physiquement et moralement dans leurs activités quotidiennes en manipulant des objets. En ce sens ils sont bien auteurs de l’action. Ils rédigent des articles et les soumettent aux autorités compétentes pour les faire évaluer. Leurs pairs sont ici auteurs de l’acte. Ce sont eux qui assurent la conversion du manuscrit en article, des résultats en connaissances certifiées. Entre les auteurs de l’action et les auteurs de l’acte se joue un processus de transsubstantiation au cours duquel des énonciations ordinaires sur le monde deviennent des énoncés authentiques. C’est dans ce jeu intersubjectif entre les chercheurs et leurs pairs que s’exprime l’auctorialité scientifique. Celle-ci résulte de la distribution de l’autorité, de l’échange croisé d’attributs mutuellement partagés : capacité à produire des énoncés originaux, capacité à les authentifier. Le régime d’auctorialité scientifique repose donc sur une dualité de la figure auctoriale, un dédoublement qui contraste avec l’unicité de la conception littéraire et se rattache davantage à l’auctorialité diplomatique identifiée par Fraenkel (2001).

    49Mais l’auctorialité scientifique s’en distingue également par l’intervention d’un troisième opérateur. L’opération finale qui boucle le cycle de la reconnaissance est la citation. C’est elle qui assure le travail collectif d’attribution, le transfert croisé des attributs en les faisant circuler. L’auctorialité en science résulte ainsi d’un travail de mise à distance : en laissant la parole aux faits (naturels ou sociaux), le chercheur entend intéresser ses pairs, c’est-à-dire « être entre » (en latin inter-esse) eux et la réalité analysée. C’est dans ce jeu interactionnel que lui sont affectées, dans le même mouvement relationnel, de l’autorité, de la propriété et de l’identité. L’inscription d’attributs propres dans la matière culturelle et la production de connaissances originales se doublent rétroactivement d’un processus d’attribution : la reconnaissance d’une qualité intrinsèque. Le régime d’auctorialité scientifique est donc un dispositif à trois têtes : il engage le chercheur producteur de textes, l’évaluateur producteur de connaissance et le chercheur producteur de reconnaissance. Quand les deux premiers remplissent les fonctions respectives d’auteur de l’action et d’auteur de l’acte, le troisième est celui qui assure, soutient, garantit la transformation des énoncés. Il scelle le travail d’attribution réalisé par les deux premiers en le faisant circuler par l’usage répété de ce lien dans ses propres textes. Il est donc le garant de la solidité du travail d’attribution dans le temps, l’opérateur qui maintient le lien entre un énoncé et ses auteurs dans la durée.

    50Ce truchement d’un tiers dans l’opération de transsubstantiation des énoncés constitue un trait spécifique supplémentaire de l’auctorialité scientifique. Toutefois il n’atteint sa singularité que dans la circularité qui en fonde l’existence : dans l’activité scientifique, les trois positions qui composent la figure auctoriale sont successivement assumées par les personnes dans les cours d’action. Étant simultanément énonciateur (producteur), évaluateur (certificateur) et lecteur (usager), chaque chercheur prend tour à tour les positions qui assurent la circularité de la reconnaissance. De la sorte, le geste de la signature en science inscrit certes le corps physique des personnes dans le corps graphique des textes, mais il régule également la circulation des énoncés dans le corps social. Il constitue un corps conducteur entre les procédures d’attribution et les attributs. L’auctorialité scientifique se joue dans les tensions qu’engagent ces deux activités inscrites dans l’histoire de la signature : valider un acte et produire de l’identité. Pour que les personnes atteignent le statut d’auteur, leurs productions écrites doivent à la fois être signées de leur nom propre et porter les attributs distinctifs des institutions qui en autorisent la circulation et l’authentification (nom de la revue, nom du laboratoire, nom de l’université, nom de l’organisme financeur...). Relayée par la citation, cette double inscription atteste la reconnaissance de la conformité des énoncés produits (identification de leur valeur authentique) et la reconnaissance des qualités de celui qui les a produits (attribution d’une récompense). Elle transforme le statut de l’énonciateur : elle reconnaît son article comme une partie du collectif (son inscription dans le fonds commun des connaissances scientifiques), mais aussi comme une partie de lui-même (son inscription propre dans l’établissement des énoncés). Elle le consacre ainsi comme personne dotée des qualités sociales, morales et symboliques partagées par les pairs : elle le reconnaît comme auteur, doué de crédibilité et d’autorité.

    Ouverture : les déplacements de la responsabilité

    51L’auctorialité scientifique résulte d’un travail d’attribution d’où le sujet énonciateur n’est jamais conçu comme une entité individuelle indépendante. Au contraire, l’auteur scientifique émane d’un collectif qui reconduit en permanence la circulation des attributs. C’est l’ensemble des traits spécifiques de l’auctorialité en science qui garantit cette circulation : abandon du droit de propriété, effacement des opinions personnelles et des marques de l’énonciateur, cosignature des textes, distribution de l’autorité, attribution croisée des qualités. Cette dimension toute collective du régime d’auctorialité scientifique s’inscrit contre la conception individualiste de l’auteur littéraire. Loin de concentrer les potentialités d’énonciation dans les mains d’une unité cohérente qui s’inscrirait singulièrement dans les productions écrites, elle désigne une distribution circulaire des compétences, des qualités et des attributs des personnes dans la composition de la figure auctoriale. La notion d’auteur scientifique ne consacre donc pas cette singularité qui constitue l’objectif spécifique des activités littéraires et artistiques (Heinich 1995), elle valorise une activité dont la visée est communautaire : faire accéder les productions au statut de bien commun. En promulguant la distribution de la responsabilité entre les différents participants à un projet de recherche, le modèle de la contributorialité récemment institué en sciences biomédicales constitue une forme de réappropriation de la figure historique de l’auteur scientifique qui était d’emblée collective. Contre la figure littéraire de l’auteur qui valorise la singularité des œuvres et des personnes, il affirme que la production scientifique s’effectue au sein d’un collectif placé, sinon sous l’autorité d’un maître d’œuvre, au moins sous la responsabilité d’un garant.

    52Cette initiative déplace cependant les perspectives de l’activité scientifique : elle ne la qualifie plus à partir de la catégorie de l’« œuvre » mais à l’aune de celle du « travail », pour reprendre la terminologie d’Arendt (1961). Ce déplacement s’effectue dans le cadre d’un mouvement de rationalisation des activités productives et d’émergence de nouvelles formes d’organisation du travail. La description de la contribution de chaque participant à un projet de recherche est en effet une procédure dont le caractère éminemment distribué fait écho à la conception de la responsabilité qui traverse les « organisations distribuées8 ». La contributorialité apparaît, au sein même de l’activité scientifique, comme un miroir des transformations récentes qui caractérisent le monde du travail : valorisation de l’autonomie et de la responsabilité individuelles, dans une organisation des activités par projets et en équipes, qui s’accompagne d’une rationalisation de l’identification des attributs personnels consistant à suivre à la trace les actes de production (Menger 2002). Inversement, l’introduction d’actes d’écriture normalisés, notamment par les démarches qualité, signale que l’activité laborieuse prend simultanément des allures qui l’apparentent au régime de l’œuvre. En s’investissant quotidiennement dans une activité d’écriture, chaque membre d’une organisation, quel que soit son rang dans la hiérarchie, se réapproprierait une partie de son activité et du fruit de son travail : il se rapprocherait de la figure littéraire de l’auteur. Cette proximité entre monde scientifique et monde du travail contemporain montre la fluidité des frontières entre les régimes de l’« œuvre » et du « travail » tels que les concevait Arendt : tout travail tend à se désigner comme la production d’une œuvre (individuelle ou collective) et, simultanément, les œuvres sont de plus en plus décrites comme le résultat d’un travail. Ce flou conceptuel a le mérite de remettre sur le devant de la scène une dimension historiquement constitutive de l’auctorialité en science : l’activité scientifique comme manipulation d’instruments techniques et comme maniement de l’écriture était conçue comme un travail bien avant qu’émerge la conception littéraire qui place l’acte d’écriture au fondement de la figure auctoriale (Long 1991, 2001).

    53Mettre l’accent sur cette caractéristique n’est pas sans effet sur les activités scientifiques. Si la distribution de la responsabilité engendrée par la contributorialité se veut en phase avec la dimension collective de l’auctorialité scientifique, elle met simultanément l’accent sur l’échelle individuelle. Ce faisant, elle donne toute leur légitimité aux dispositifs de cotation des réussites et amplifie leur portée jusqu’à en faire de véritables bourses des talents personnels à l’image du Science Citation Index (cf. chapitre 3). Les formes d’évaluation des qualités des personnes en science et dans les organisations distribuées se rapprochent donc en valorisant l’identification de la contribution personnelle aux projets collectifs. Cette hybridation ne concerne cependant pas seulement les formes d’attribution du crédit. En signant un formulaire où il décrit précisément les tâches qu’il a accomplies dans la recherche, chaque contributeur s’engage personnellement. Bien plus que le seul crédit qui peut être retiré d’un tel engagement dans un projet collectif, c’est la responsabilité individuelle qui est en jeu. Aux qualités de validation et d’authentification mobilisées dans l’activité scientifique, la contributorialité adjoint une fonction supplémentaire de la signature : la possible imputation d’un acte. En permettant une traçabilité de la performance individuelle, elle oriente ainsi les qualités juridiques de la signature sur un versant moral d’une portée différente. L’auctorialité scientifique prend ici une coloration spécifique qui introduit une deuxième dimension constitutive de son histoire : celle de l’assignation, trait fondamental de la notion d’auteur juridique. Dans le cadre général de l’organisation du travail des activités productives, cette relation insiste sur la responsabilité des chercheurs envers la morale scientifique (e.g. fraude, trucage ou invention de données), mais aussi sur le plan politique et éthique (e.g. organismes génétiquement modifiés, clonage humain). Elle rappelle que les chercheurs peuvent être tenus de répondre publiquement de leurs actes, que leurs faits et gestes ne seront pas uniquement sanctionnés par le cercle des pairs (responsabilité épistémologique), mais aussi par des instances judiciaires (responsabilité juridique).

    54La prise au sérieux de ce trait spécifique de l’auteur scientifique suppose de déborder des seuls cadres de la science, car dans cette conception collective, l’auctorialité ne concerne pas uniquement les chercheurs. Les « pairs » ne constituent pas une catégorie homogène unifiée : elle s’élargit à l’ensemble des audiences dans lesquelles circulent les productions scientifiques et aux espaces dans lesquels s’inscrivent les chercheurs. L’horizon du générique à partir duquel s’effectue le travail d’attribution s’élargit considérablement puisque d’autres acteurs peuvent intervenir dans la définition des problèmes à traiter et les formes d’organisation de la recherche (association de malades, comité d’éthique, comité consultatif de protection des personnes se prêtant à des recherches biomédicales, juristes, commanditaires de recherche...). Cette trame de relations sociales désigne une forme de commerce avec les entités qui peuplent le monde, un régime politique – au sens où il agence les personnes et les choses (Thévenot 1994) – qui engage l’ensemble du collectif attaché à la certification des activités scientifiques. L’effet de clôture des actes énonciatifs prend ici place dans un régime où prime la coauctorialité (coauthor-ship) : l’embarquement dans une histoire collective.

    55Cette spécificité renseigne sur une tension qui traverse l’auctorialité scientifique depuis son émergence au xviie siècle (Biagioli 1995) : l’énonciateur scientifique ne tire sa qualité d’« auteur », c’est-à-dire la capacité reconnue à accomplir une action, qu’à partir de son statut professionnel qui l’assigne à une place bien particulière dans la cité, une position qui l’assujettit à une fonction et le voue à un accomplissement envers autrui, celle d’« agent » de l’État. Si les pairs ont un pouvoir de certification, l’Église en son temps, l’État et la société civile cherchent régulièrement à encadrer, voire contrôler les activités scientifiques – comme l’illustre de manière aiguë le développement actuel des biotechnologies. L’authentification des productions et la reconnaissance des chercheurs en tant qu’« auteurs » n’acquièrent donc leur signification complète que dans le contexte socio-historique plus vaste qui en autorise et en garantit l’effectuation. Cette particularité ouvre sur une troisième dimension constitutive de l’auctorialité scientifique : les rapports ténus qu’entretient la notion d’auteur avec l’action collective. L’auctorialité ne désigne pas seulement une force sémiotique consistant à donner du poids, à augmenter la portée énonciative des actes (artistiques, scientifiques ou juridiques). Bien plus que cela, la notion d’auteur est une forme particulière de la notion d’agent qui, selon les situations, peut s’y opposer, comme l’a remarquablement montré Benveniste (1948). Elle résonne ainsi avec d’autres termes (comme acteur, agent, sujet...) et constitue, en ce sens, une catégorie conceptuelle qui appartient à la sémantique de l’action (Vernant 1975 ; Fraenkel 2002). Parce qu’elle cristallise des formes de responsabilité sédimentées dans différents contextes socio-historiques, la notion d’auteur est un concept essentiel pour appréhender des activités (ici scientifiques) qui se déclinent simultanément sous les formes de l’œuvre, du travail et de l’action. Elle s’avère indispensable pour comprendre comment s’articulent dans les pratiques concrètes les régimes de la création, de l’assignation et de l’action politique.

    Notes de bas de page

    1 Hesse (1990) a souligné l’impact de Condorcet sur la législation révolutionnaire, qui promeut les idées au rang de bien commun au détriment de l’auteur absolu qui les monopolise : « La révolution démocratique bourgeoise n’a pas marqué une avancée dans la consolidation de la notion d’auteur. Plutôt, les révolutionnaires ont visé à détrôner l’auteur absolu, une création du privilège, et à le redéfinir, non pas comme un individu privé (le bourgeois absolu), mais comme un serviteur du public, comme le citoyen modèle » (p. 130).

    2 Le système fonctionne cependant de manière imparfaite : les querelles de priorité, le plagiat et la rétention d’informations ou le secret momentané font partie des pratiques quotidiennes (Merton 1973, chap. 14). Sur le secret en science, voir les numéros spéciaux de Science Technology & Human Values (vol. 10/2, 1985, et vol. 13/1-2, 1988).

    3 Pour un panorama historique sur les brevets, voir le numéro spécial de Technology and Culture (« Patents and invention », vol. 32/4, 1991).

    4 Dans le domaine de la génomique, différentes conventions ont été passées : « Le contrat entre le TIGR et la société Human Genome attribue à l’industriel des droits exclusifs sur les résultats, tandis que les universitaires sont autorisés à publier, éventuellement de manière différée si l’industriel le demande ; le contrat entre l’Institut de génétique et de biologie moléculaire de Strasbourg et la firme BMS est plus ouvert, puisqu’il n’accorde à l’industriel qu’un droit aux brevets sur certains projets et un droit de première lecture des résultats avant publication » (Cassier et Gaudillière 1998, p. 117).

    5 Je reprends ici de manière synthétique des éléments empiriques dont une analyse plus systématique est parue dans Pontille (2001). Sur l’auteur en sciences biomédicales, voir aussi Biagioli (1998).

    6 Pour des compléments sur la notion de distribution, appliquée au savoir et à l’attention, voir les numéros spéciaux de Sociologie du travail (« travail et cognition », n° 4, 1994) et de Réseaux (« La coopération dans les situations de travail », n° 85, 1997).

    7 Même en physique des particules où le nombre de signataires est élevé, l’inclusion dans la liste des signataires d’un article est également régie par des modalités spécifiques d’appartenances temporelle et spatiale au collectif de travail (Galison 2003).

    8 « ... on peut parler d’une conception distribuée de la responsabilité, au sens où l’attitude fonctionnelle, dont un trait dominant est la défense d’une approche pluricausale des événements, oriente plutôt vers une responsabilité partagée, plurielle. En particularisant l’approche de la responsabilité, et en défendant une conception pluricausale des événements, les organisations distribuées s’opposent aux visions du monde dénonciatoires, ou revendicatrices, pour une approche pragmatique et réformiste » (Dodier 1995, p. 185).

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    1 Hesse (1990) a souligné l’impact de Condorcet sur la législation révolutionnaire, qui promeut les idées au rang de bien commun au détriment de l’auteur absolu qui les monopolise : « La révolution démocratique bourgeoise n’a pas marqué une avancée dans la consolidation de la notion d’auteur. Plutôt, les révolutionnaires ont visé à détrôner l’auteur absolu, une création du privilège, et à le redéfinir, non pas comme un individu privé (le bourgeois absolu), mais comme un serviteur du public, comme le citoyen modèle » (p. 130).

    2 Le système fonctionne cependant de manière imparfaite : les querelles de priorité, le plagiat et la rétention d’informations ou le secret momentané font partie des pratiques quotidiennes (Merton 1973, chap. 14). Sur le secret en science, voir les numéros spéciaux de Science Technology & Human Values (vol. 10/2, 1985, et vol. 13/1-2, 1988).

    3 Pour un panorama historique sur les brevets, voir le numéro spécial de Technology and Culture (« Patents and invention », vol. 32/4, 1991).

    4 Dans le domaine de la génomique, différentes conventions ont été passées : « Le contrat entre le TIGR et la société Human Genome attribue à l’industriel des droits exclusifs sur les résultats, tandis que les universitaires sont autorisés à publier, éventuellement de manière différée si l’industriel le demande ; le contrat entre l’Institut de génétique et de biologie moléculaire de Strasbourg et la firme BMS est plus ouvert, puisqu’il n’accorde à l’industriel qu’un droit aux brevets sur certains projets et un droit de première lecture des résultats avant publication » (Cassier et Gaudillière 1998, p. 117).

    5 Je reprends ici de manière synthétique des éléments empiriques dont une analyse plus systématique est parue dans Pontille (2001). Sur l’auteur en sciences biomédicales, voir aussi Biagioli (1998).

    6 Pour des compléments sur la notion de distribution, appliquée au savoir et à l’attention, voir les numéros spéciaux de Sociologie du travail (« travail et cognition », n° 4, 1994) et de Réseaux (« La coopération dans les situations de travail », n° 85, 1997).

    7 Même en physique des particules où le nombre de signataires est élevé, l’inclusion dans la liste des signataires d’un article est également régie par des modalités spécifiques d’appartenances temporelle et spatiale au collectif de travail (Galison 2003).

    8 « ... on peut parler d’une conception distribuée de la responsabilité, au sens où l’attitude fonctionnelle, dont un trait dominant est la défense d’une approche pluricausale des événements, oriente plutôt vers une responsabilité partagée, plurielle. En particularisant l’approche de la responsabilité, et en défendant une conception pluricausale des événements, les organisations distribuées s’opposent aux visions du monde dénonciatoires, ou revendicatrices, pour une approche pragmatique et réformiste » (Dodier 1995, p. 185).

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    Pontille, David. « Chapitre 7. Les attributs de l’auctorialité scientifique ». In La signature scientifique. Paris: CNRS Éditions, 2004. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.31558.
    Pontille, David. « Chapitre 7. Les attributs de l’auctorialité scientifique ». La signature scientifique, CNRS Éditions, 2004, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.31558.

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