Les compétences et les performances cognitives dans l’évaluation scolaire
p. 187-200
Texte intégral
1La pédagogie a assurément un vocabulaire étendu, mais peut-être manque-t-elle de concepts rigoureusement définis. Huit termes différents au moins sont utilisés dans le discours pédagogique pour désigner les objectifs cognitifs de l’éducation et leur évaluation : savoir, connaissance, acquis, performance, compétence, habileté, capacité, aptitude. Mais ces termes sont rarement définis et les différences conceptuelles qu’ils sont censés marquer varient d’un auteur à l’autre. Ce flottement terminologique s’observe même dans les dictionnaires et encyclopédies spécialisées (ѵ.g. Danvers, 1992 ; De Landsheere, 1992 ; Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, 1994 ; Húsen et Postlethwaite, 1988), dont chacun ne définit qu’une partie des concepts considérés, sans justification claire des choix opérés. Globalement, la pédagogie n’établit pas de différence nette, justifiée et consensuelle entre les huit termes énumérés, qui sont traités en synonymes ou, au contraire, opposés, sans raison explicite et théoriquement fondée. Certaines distinctions seraient pourtant utiles, voire nécessaires. C’est le cas notamment pour les concepts de compétence et de performance, dont la différenciation s’impose à notre avis dans le cadre de l’évaluation pédagogique.
2On se propose de justifier cette distinction dans cet article. On le fera à partir de l’exposé de recherches diachroniques où des cohortes d’élèves sont évaluées à des dates différentes à l’aide des mêmes instruments. On montrera que les résultats obtenus dans ce type de recherche nécessitent de distinguer soigneusement ce qui est de l’ordre de la compétence et ce qui est de l’ordre de la performance. On s’efforcera dans le même temps de montrer l’intérêt de certains modèles psychométriques qui formalisent les relations entre performances et compétences et apportent des réponses adéquates à certains problèmes de fond soulevés par les comparaisons temporelles. On tentera ensuite d’ordonner autour de la distinction compétence/performance un certain nombre de concepts dont l’emploi est insuffisamment réglé.
3 La distinction compétence/performance s’inscrit dans une longue tradition. Chomsky (1965) l’a introduite en linguistique avec le succès que l’on sait. En psychologie, son utilité est apparue dans plusieurs domaines de recherche.
4Le premier est celui de l’apprentissage. Les behavioristes ont reconnu très tôt la nécessité de distinguer les gains de compétence dus à l’apprentissage et les gains de performance entraînés par d’autres facteurs (cf. George, 1983). Les travaux de Tolman sur l’apprentissage latent ont prouvé de façon exemplaire le bien-fondé de la distinction compétence/performance, en même temps qu’ils ont battu en brèche la conception behavioriste classique de l’apprentissage. Résumons brièvement l’une des expériences de l’auteur (Tolman et Honzik, 1930). On place des rats dans un labyrinthe. Certains, qui reçoivent systématiquement de la nourriture à la sortie du labyrinthe, améliorent leurs performances de jour en jour. D’autres, qui n’en reçoivent pas, font très peu de progrès. Mais au bout d’une dizaine de jours, on récompense tous les rats. On constate alors que le niveau de performance s’égalise. Les rats non récompensés avaient donc appris le labyrinthe de façon latente, mais ne le manifestaient pas. Cette expérience montre qu’il n’est pas toujours possible d’évaluer adéquatement les compétences sur la base des seules performances.
5La distinction compétence/performance a été introduite également dans l’étude du développement cognitif. Certains auteurs (ν.g. Flavell & Wohlvill, 1969) se sont efforcés de rendre compte ainsi des différences de réussite intra-individuelles dans des tâches formellement semblables, différences que le niveau de développement du sujet ne permettait pas d’expliquer. Les expériences d’apprentissage des structures logiques effectuées sur les enfants et les adolescents ont conduit elles aussi à différencier la compétence et la performance. Dans ces recherches, on observe fréquemment des progrès à la suite d’un apprentissage limité. La question se pose dès lors de savoir ce que l’apprentissage a modifié. S’agit-il d’une simple amélioration des réponses dans une situation spécifique ou d’une augmentation des capacités de raisonnement du sujet ? De nombreux auteurs (cf. Larivée, Longeot et Normandeau, 1989, parmi d’autres revues) ont estimé que le premier type d’effet correspondait à une modification de la performance et que seul le second pouvait être identifié à une modification de la compétence. Des critères ont été proposés pour distinguer les deux types de changement. D’une manière plus générale, Baltes, Reese et Lipsitt (1980) considèrent que les changements observés dans les études longitudinales ne sont pas homogènes. Ils estiment nécessaire de distinguer les modifications de la compétence (gains ou pertes) et les modifications de la performance dont sont responsables des facteurs divers, tels que la familiarité avec la tâche, la fatigue ou la motivation.
6La distinction compétence/performance a été jugée pertinente également dans les études interculturelles. Les différences révélées par ce type de recherches ne correspondent pas toujours, loin s’en faut, à des différences de compétence. Pour Dasen et Ribaupierre (1987), les théories utilisées dans les recherches interculturelles devraient être en mesure de différencier les variations de compétence et les variations de performance et de spécifier leurs relations.
7 L’étude du raisonnement logique chez l’adulte constitue un autre champ de recherche où la nécessité de distinguer les compétences et les performances a été reconnue. Il est en effet bien établi que les adultes commettent de fréquentes erreurs de raisonnement dans certaines conditions, alors qu’ils se montrent parfaitement capables de les éviter dans d’autres conditions. Ces observations montrent que les compétences logiques des individus sont souvent supérieures à celles que l’on serait tenté de leur attribuer au vu de leurs performances dans des contextes particuliers. Pour Evans (1991), une théorie complète du raisonnement logique doit être en mesure de rendre compte simultanément des mécanismes assurant la compétence logique, des causes d’erreur de raisonnement et de la forte dépendance des performances par rapport au contenu des problèmes et au contexte de leur présentation.
8Bien que la distinction compétence/performance soit fréquente en psychologie, elle ne fait pas l’unanimité des auteurs. Certains (v.g. Grossen, 1988 ; Bril et Lehalle, 1988) contestent l’intérêt du concept de compétence. Leur principale critique porte sur la mesure des compétences dont ils mettent en doute la possibilité puisque, en dernier ressort, les compétences ne peuvent être évaluées qu’à travers des performances. Il existe toutefois un certain nombre de raisons de maintenir cette distinction. D’un point de vue théorique, elle se justifie par le fait que la compétence n’est que l’un des multiples facteurs de la performance. Une illustration parmi d’autres est l’interférence entre deux schèmes, dont l’un conduit à une réponse correcte et dont l’autre conduit à une réponse fausse. Un individu qui possède le premier a la compétence nécessaire pour fournir une réponse exacte. Sa performance dépendra cependant de sa capacité à inhiber l’autre schème (Houdé, 1996). D’une manière très générale, une même performance peut être obtenue avec des niveaux de compétence différents et, réciproquement, une même compétence peut s’accompagner de niveaux de performance différents. D’un point de vue méthodologique, on montrera dans la suite de cet article qu’il existe des modèles de mesure (modèles de réponse à l’item) qui, dans certaines conditions, permettent de différencier le niveau de compétence et le niveau de performance. Ces modèles constituent une avancée importante dans la méthodologie de l’évaluation psychologique et de l’évaluation pédagogique. Les recherches prises en exemple montreront en particulier comment ces modèles permettent de résoudre certains problèmes rencontrés lors de la comparaison de groupes d’individus.
Les mesures de compétence et de performance dans les comparaisons diachroniques
9Trois méthodes permettent d’évaluer l’efficacité du système éducatif sous l’angle de l’acquisition de connaissances par les élèves : les évaluations critériées, les comparaisons internationales et les comparaisons diachroniques. Les études diachroniques n’ont pas pour objectif d’évaluer des mesures particulières, mais plutôt la résultante d’un ensemble de décisions et d’évolutions spontanées (Thélot, 1993). Les comparaisons à long terme apparaissent à cet égard comme les plus instructives.
10Pour que de telles comparaisons soient valides, deux conditions au minimum doivent être remplies : a) la stricte comparabilité des échantillons ; b) l’identité des instruments de mesure. La première condition est parfois difficile à satisfaire dans les comparaisons à long terme, à la différence de la seconde, qui, en apparence, ne soulève aucune difficulté. Et pourtant, ce sont les instruments de mesure qui posent les problèmes les plus délicats, car l’identité formelle d’un questionnaire ne garantit pas que la mesure opérée soit la même. L’exemple qui suit le montre clairement.
Une comparaison à quarante ans d’intervalle
11En 1944, l’INED a procédé à une vaste enquête auprès de 100 000 écoliers, qui ont subi un test non verbal d’intelligence, le test Mosaïque de Gille. En 1984, ce même test à été appliqué à un échantillon de 500 enfants de 8 ans, représentatif de la cohorte d’âge au plan national (Flieller, Saintigny, Schaeffer, 1986). Le principal résultat de cette recherche est une progression très importante du score moyen, qui de 93,5 points en 1944 est passé à 142,3 points en 1984, soit une augmentation de 1,6 écart-type.
12Une progression aussi importante aurait de quoi réjouir ceux qui estiment que le système éducatif est de plus en plus efficace et qui cherchent à justifier le bien-fondé de leur appréciation. Mais, outre que la responsabilité du système éducatif dans le changement observé demande à être prouvée, l’ampleur même de la progression conduit rapidement à une certaine perplexité. Supposons, comme il existe quelques raisons de le penser, que le phénomène observé ait débuté bien avant 1944. L’évolution des performances au test depuis le début du siècle pourrait être décrite ainsi : alors qu’en 1904, 5,5 % seulement des enfants atteignaient ou dépassaient la moyenne de 1944,94,5 % des enfants parvenaient à ce niveau de performance en 1984. Etant donné que le test Mosaïque prétend mesurer l’« intelligence », on ne peut que douter de la validité de tels résultats. Mais comme l’épreuve utilisée est la même dans les deux enquêtes, qu’elle a été appliquée dans les mêmes conditions et que les échantillons sont rigoureusement comparables, on ne peut les expliquer par un biais dans le recueil des données. La distinction compétence/performance permet une interprétation de ces résultats plus conforme au bon sens.
Performance, compétence et biais temporel
13Le problème qui se pose est de savoir dans quelle mesure une différence de performance reflète une différence de compétence. Une analyse théorique montre que plusieurs facteurs peuvent engendrer une différence de performance moyenne entre deux cohortes de même compétence moyenne.
14Si, par exemple, on considère une épreuve de raisonnement, la performance du sujet dépend de quatre facteurs au moins : le contenu de l’épreuve, l’entraînement préalable du sujet, la stratégie employée et les caractéristiques formelles de l’épreuve. L’influence de ces divers facteurs sur la performance est établie par de nombreuses recherches expérimentales que l’on se contentera d’évoquer.
15Le rôle du contenu de l’épreuve est attesté par diverses expériences (v.g. Kuhn et Brannock, 1977, parmi beaucoup d’autres), effectuées aussi bien sur des enfants que sur des adultes, qui montrent qu’un même raisonnement est souvent plus facile à mettre en œuvre sur un contenu familier que sur un contenu nouveau. L’influence d’un entraînement préalable est bien documenté par les expériences d’apprentissage du raisonnement logique, où l’on constate très souvent que l’amélioration des réponses dans les épreuves exercées ne s’accompagne d’aucun transfert dans des épreuves similaires (Loarer, 1998). La littérature expérimentale offre également de nombreux exemples de problèmes dont la solution peut être obtenue au moyen de stratégies différentes. Très souvent, ces stratégies n’ont pas la même efficacité, de sorte que la performance dépend en partie de la stratégie choisie (Bastien, 1987, donne des exemples de ces variations de stratégie et de performance dans des problèmes formellement équivalents). En ce qui concerne le rôle des caractéristiques formelles de l’épreuve, on peut se référer à la distinction classique entre les tests de vitesse et les tests de puissance. Dans les premiers, la performance dépend non seulement des capacités de raisonnement des sujets, mais également de leur rapidité. Des sujets de même compétence peuvent dès lors obtenir des performances différentes (Anastasi, 1990).
16D’autres facteurs encore pourraient être mentionnés. Ceux indiqués suffisent à montrer que les variations temporelles de performance n’indiquent pas nécessairement des variations de compétence. La familiarité des élèves avec le contenu des épreuves, leur degré d’entraînement dans des exercices similaires à ceux proposés, leurs stratégies préférentielles peuvent varier au cours du temps et avantager ainsi telle ou telle cohorte. Il en va de même pour les caractéristiques formelles des épreuves. C’est ainsi par exemple que la forme du test Mosaïque (QCM) avantage légèrement les élèves enquêtés en 1984 (Flieller, Jautz, Kop, 1990). Une étude approfondie des réponses fait apparaître une modification du comportement des élèves au cours du temps : en cas de difficulté, les élèves de 1984 choisissent plus volontiers une des réponses proposées que ceux de 1944 qui, en pareil cas, préfèrent s’abstenir de répondre. Comme les réponses fausses ne sont pas pénalisées, il en résulte un petit avantage pour la cohorte de 1984.
17Il apparaît ainsi que le fait d’utiliser le même instrument dans une étude diachronique ne suffit pas à garantir l’équité de la comparaison. Celle-ci n’est vraiment rigoureuse que si l’échelle employée ne comporte pas d’item temporellement biaisé, c’est-à-dire d’item où la probabilité de réussite dépend non seulement de la compétence du sujet, mais aussi de la cohorte à laquelle il appartient. Lorsque l’on duplique une enquête en vue d’une comparaison temporelle, il n’est pas possible de savoir à l’avance si l’échelle satisfait ou non à cette condition. On doit donc procéder à une vérification post hoc destinée à identifier les items biaisés et à les exclure de l’échelle. Mais il reste à trouver une méthode qui le permette.
La détection des biais par les modèles de réponse à l’item
18Les biais d’item ont fait l’objet d’études méthodologiques nombreuses. Il s’en est dégagé un large consensus en faveur des modèles de réponse à l’item, qui, actuellement paraissent les mieux appropriés à la détection des items biaisés.
19Dans les modèles de réponse à l’item (désormais MRI), le concept mesuré est appelé dimension latente. Les sujets sont différenciés uniquement par leur compétence, i.e. leur mesure dans la dimension latente. Les items quant à eux sont différenciés par un nombre de paramètres variable selon les modèles. Dans le plus simple (modèle de Rasch), ils sont caractérisés uniquement par leur difficulté, i.e leur position sur la dimension latente. Dans le modèle à deux paramètres, les items sont différenciés en outre par leur discrimination. La compétence des sujets et la difficulté des items se mesurent sur une même échelle (mesure conjointe), comme le montre la figure 1, où l’on a situé quelques mots de difficulté croissante et quelques sujets de compétence croissante sur une même dimension latente.
Figure 1 : Mesure conjointe d’élèves et de mots sur une même dimension latente (modèle de Rasch)

20Les MRI sont des modèles qui expriment, généralement par une fonction logistique, la probabilité de réussite d’un sujet à un item en fonction des paramètres indiqués ci-dessus. Le modèle logistique à deux paramètres d’item s’ écrit

où Psi est la probabilité pour que le sujet s réussisse l’item i ; a est la discrimination de l’item ; b est la difficulté de l’item ; ϴ est la compétence du sujet. Les paramètres sont estimés par la méthode du maximum de vraisemblance.
21La propriété fondamentale des MRI est l’indépendance des caractéristiques des items et des sujets. Ceci signifie que si les données sont conformes au modèle la difficulté d’un item ne dépend pas du sous-échantillon qui sert à l’estimer (sa valeur est la même par exemple dans le sous-échantillon des sujets les plus compétents et dans celui des moins compétents). Réciproquement, la compétence du sujet est indépendante des items qui servent à l’évaluer. Pour bien comprendre la différence entre les MRI et les modèles classiques, il faut se souvenir que dans ces derniers la mesure des sujets et celle des items sont interdépendantes : la mesure du sujet par le pourcentage d’items qu’il réussit est dépendante de leur degré de difficulté ; de même, la mesure de la difficulté de l’item par le pourcentage de sujets qui le réussissent est dépendante de leur degré de compétence.
22Supposons que l’on ait montré la conformité d’une échelle au modèle à deux paramètres. Etant donné la propriété d’indépendance, les paramètres d’items doivent prendre, aux erreurs de mesure près, la même valeur lorsqu’on les estime dans des groupes différents. Par exemple, la difficulté d’un item doit être la même, qu’on l’estime sur un groupe d’élèves de 3e ou sur un groupe d’élèves de 6e. Dans le cas contraire, l’item est biaisé : à niveau de compétence égale, la performance moyenne des sujets d’un groupe dans cet item est supérieure à la performance moyenne des sujets de l’autre groupe. La comparaison des deux groupes à l’aide de cet item n’est pas équitable puisqu’elle favorise un groupe par rapport à l’autre.
23La procédure de détection des items biaisés à l’aide d’un MRI comporte deux phases. Dans la première, on vérifie sur l’ensemble des sujets des deux échantillons que l’échelle est conforme au MRI choisi (on supprime au besoin les items non conformes). Dans la deuxième, on estime les paramètres d’item séparément dans chaque échantillon, puis on compare les valeurs trouvées. Tout item dont les paramètres sont significativement différents d’un échantillon à l’autre est considéré comme biaisé (cf. Flieller, 1994, pour un exposé plus détaillé).
Détection des items biaisés dans une comparaison à vingt ans d’intervalle
24Les MRI sont des modèles puissants et sont sans doute les seuls actuellement qui puissent éclaircir la signification des changements constatés dans les recherches diachroniques. En contrepartie, ils exigent des effectifs importants. C’est l’une des raisons qui nous ont conduit à effectuer une deuxième comparaison de cohortes, après la comparaison 1944-1984 rapportée plus haut.
25Dans cette nouvelle recherche (Flieller, Manciaux et Kop, 1994), on a comparé les résultats obtenus à « l’Échelle Collective de Niveau Intellectuel » (ECNI) par deux échantillons rigoureusement comparables, observés l’un en 1973 (1830 enfants de 7 ans, nés et scolarisés en Meurthe-et-Moselle), l’autre en 1992 (1590 enfants de 7 ans, nés et scolarisés dans ce même département).
26On a constaté à nouveau une élévation de la performance moyenne, qui est passée de 100 en 1973 à 105,1 en 1992, soit un gain correspondant à 0,33 écart-type. Bien qu’elle soit plus faible que celle observée dans la précédente recherche, la progression reste importante et pose les mêmes problèmes d’interprétation.
27Les données de cette deuxième recherche ont été étudiées à l’aide du modèle logistique à deux paramètres d’items. Cinq conclusions se dégagent de l’analyse :
- la plupart des items de l’ECNI forment une échelle conforme au modèle retenu ;
- de nombreux items sont temporellement biaisés ;
- 16 items sur 68, qui n’avantagent ni les élèves de 1973, ni ceux de 1992, permettent une comparaison équitable ;
- la progression dans la dimension latente (+ 0,18 écart-type) est très inférieure à la progression du score moyen dans l’épreuve complète (+ 0,33) ;
- les items non biaisés sont principalement des items verbaux.
28Au vu de ces résultats, il apparaît qu’une simple comparaison de moyennes est insuffisante. Les conclusions que l’on en tire sont, selon le cas, exagérément optimistes ou exagérément pessimistes. Elles sont trop optimistes si l’on identifie l’augmentation de la moyenne à une augmentation des capacités de raisonnement des élèves. Elles sont trop pessimistes si l’on considère que la progression constatée montre l’impossibilité de comparer des générations différentes au moyen de tests cognitifs. Les MRI permettent de conclure à une progression authentique mais relativement faible de la compétence cognitive mesurée par les 16 items invariants. Sur cette base, et en paraphrasant Baudelot et Establet (1989), on pourrait dire que le niveau monte, mais lentement.
Les compétences et les performances dans l’évaluation scolaire
Généralité de la distinction compétence/performance
29La distinction entre compétence et performance, que l’on vient de justifier et d’illustrer à partir de comparaisons diachroniques, est évidemment appropriée à d’autres types de comparaison entre groupes d’élèves : comparaison d’élèves selon le sexe, le milieu social, le curriculum suivi, la région habitée, etc. Dans chacun de ces cas, l’échelle utilisée (et a fortiori l’item si la comparaison repose sur une question unique) est susceptible d’avantager l’un ou l’autre des groupes étudiés. Il faut donc veiller à ne pas interpréter trop rapidement les différences observées comme des différences de compétence.
30La distinction compétence/performance est tout aussi pertinente pour l’évaluation individuelle. En effet, bien que l’enseignant ne puisse observer que des performances, ce ne sont pas ces dernières qui l’intéressent, mais bien les compétences qu’elles reflètent. Cardinet (1988, p. 190) exprime cette idée ainsi : « Il est sans intérêt de connaître le nombre exact de problèmes d’un test donné que peut résoudre un sujet, en un temps fixé et dans des conditions particulières. Il importe bien davantage de pouvoir estimer approximativement sa probabilité de réussite à d’autres problèmes, présentés différemment. » En d’autres termes, mis à part quelques exceptions peu nombreuses1, les questions posées à l’élève n’intéressent l’enseignant qu’en tant qu’elles autorisent certaines généralisations. Dès lors, un problème fondamental de l’évaluation scolaire est de déterminer la relation entre les performances observées dans les questions posées et les compétences que l’on cherche à évaluer à partir de ces questions.
31La distinction compétence/performance intervient également dans la définition des objectifs pédagogiques. Les objectifs correspondent en général à l’acquisition ou au développement de compétences, générales ou spécialisées. Mais ils doivent être ensuite opérationalisés, ce qui pose à nouveau le problème des relations entre les compétences et les performances qui sont censées les indiquer.
32Un dernier exemple de la pertinence du couple compétence/performance en pédagogie est celui de l’orientation. Une étude de la prise de décision dans les conseils de classe (Stephan, 1993) montre que les performances scolaires y sont ressenties comme un point d’appui insuffisant, en raison des incertitudes qui pèsent non seulement sur la mesure des performances par les notes scolaires, mais également sur les performances à mesurer pour fonder un pronostic d’adaptation, surtout s’il s’agit d’un pronostic à long terme. Le problème qui se pose est donc double : inférer les compétences réelles de l’élève à partir de mesures de performances dont on connaît les limites, et inférer les compétences dont on a besoin pour le pronostic à partir de mesures effectuées à d’autres fins et dont on pressent la relative inadéquation. Ajoutons que ce double problème n’est pas seulement celui des enseignants et des conseillers d’orientation, mais aussi celui des élèves et de leurs familles, et que des problèmes similaires se posent aux adultes lors de l’élaboration d’un projet professionnel ou d’un projet de formation.
Utilité des modèles de mesure
33Nous avons montré le type de services que pouvaient rendre des modèles de mesure particuliers, les MRI, dans l’étude des compétences. Mais il existe d’autres modèles de mesure qui, eux aussi, formalisent la relation entre les performances observables et les compétences latentes (pour un exposé, cf. Dickes, Tournois, Flieller, Kop, 1994). Ces modèles psychométriques permettent de répondre à diverses questions que l’on se pose à propos des compétences et performances cognitives et de leurs relations.
34L’étude de la fidélité des mesures est une des applications classiques des modèles psychométriques. La théorie de la généralisabilité (cf. Cardinet et Tourneur, 1985) élargit la perspective des études de fidélité. Les performances d’un élève dans une épreuve pédagogique particulière y sont conçues comme des échantillons d’observations extraits de plusieurs univers : l’univers des items, l’univers des moments d’observation, l’univers des correcteurs, etc. La théorie vise à déterminer dans quelle mesure il est possible de généraliser les observations aux divers univers. Elle permet d’évaluer les instruments existants (études métrologiques), mais aussi de sélectionner les épreuves ou items les mieux appropriés à un certain objectif (études d’optimisation), ceux qui par exemple permettent de mesurer au mieux les effets d’un certain apprentissage.
35L’étude de la structure des compétences est une des applications les plus intéressantes des modèles de mesure. La littérature pédagogique contient une liste impressionnante de compétences dont la plupart sont définies a priori. La réalité psychologique des compétences indiquées dans les taxonomies et référentiels est souvent hautement discutable. Cette remarque s’applique en particulier aux compétences transversales, dont les définitions reposent beaucoup trop sur des métaphores, et pas assez sur l’étude du fonctionnement cognitif des élèves. Prenons l’exemple d’une compétence transversale typique, « la maîtrise du temps ». Il n’est pas impossible que la grammaire et l’histoire développent certaines compétences communes concernant la notion de temps et qu’il puisse exister ainsi un transfert entre des apprentissages effectués les uns en français et les autres en histoire. Mais il ne s’agit que d’une hypothèse et l’existence de cette relation doit faire l’objet d’une vérification empirique avant que l’on puisse parler d’une compétence transversale relative à la maîtrise du temps. La psychométrie offre une vaste panoplie de modèles permettant d’effectuer de tels contrôles.
Essai de mise au point terminologique
36La dichotomie compétence/performance repose sur l’opposition latent/manifeste. Ce qui est manifeste est de l’ordre de la performance, ce qui est inféré est de l’ordre de la compétence. Dans cette perspective, il n’existe pas de différence essentielle entre savoir, connaissance, habileté, capacité et aptitude, que l’on peut tenir pour synonymes de compétence. Les acquis sont également des compétences, mais référées à des normes (objectifs pédagogiques, prérequis, etc.), ou évaluées entre deux moments.
37Compétence et performance apparaissent ainsi comme des concepts fondamentaux. Mais il convient de différencier les compétences cognitives selon leur degré de généralité et leur contenu.
38Sous l’angle de la généralité, on peut opposer les compétences générales et les compétences spécifiques (ou habiletés), respectivement appelées par certains auteurs (v.g. Thélot, 1993) compétences et capacités. Encore faut-il préciser que la généralité ou la spécificité ne sont jamais absolues. Une compétence n’est générale que par rapport à des compétences plus restreintes.
39Sous l’angle du contenu, une distinction désormais classique est celle qui oppose les connaissances déclaratives aux connaissances procédurales. Bien qu’elle prête à discussion, cette distinction se laisse justifier par les propriétés différentes de ces deux types de connaissances. On sait en effet que les connaissances procédurales s’acquièrent plus facilement par l’action que par l’instruction directe, qu’elles sont plus difficiles à verbaliser, etc. (pour une comparaison plus approfondie, cf. Bresson, 1987). Cette distinction opérée par les sciences cognitives correspond en grande partie à l’opposition traditionnelle entre savoirs et savoir-faire2.
40Les compétences, telles qu’elles sont entendues ici, ne sont pas des variables binaires. À chaque compétence correspond un continuum. Mais on peut évidemment repérer sur ce continuum divers niveaux de compétence. Si l’on dispose d’un critère, on peut également définir un seuil de compétence et retrouver l’utilisation habituelle du concept : on possède la compétence requise si l’on atteint ou dépasse le seuil considéré.
41Capacités et aptitudes désignent ordinairement des potentialités, autrement dit des compétences que l’individu est en mesure d’acquérir. Ces termes pourraient suggérer une distinction entre les compétences effectives et virtuelles de l’individu, distinction que l’on ne retiendra pas. En effet, toute compétence nouvelle s’acquiert en prenant appui sur des compétences antérieures. Les aptitudes ne sont donc probablement rien d’autre que des compétences effectives, à caractère relativement général, qui permettent de pronostiquer l’acquisition ou le rythme d’acquisition d’autres compétences. Ajoutons que les aptitudes ou potentialités sont évaluées elles aussi à partir de performances, comme le montrent les travaux sur le potentiel d’apprentissage qui se mesure habituellement en comparant les performances du sujet dans deux conditions différentes (cf. Lautrey, 1994).
Conclusion
42La distinction compétence/performance est une tradition aussi bien de la psychologie que de la psychométrie. Il s’agit bien entendu d’une distinction conceptuelle et les étiquettes attachées aux concepts sont d’une importance secondaire. Il importe peu dans la perspective adoptée ici que l’on parle de compétences, de connaissances ou de savoirs, du moment qu’elles ne sont pas confondues avec les performances, les réponses ou les comportements observés.
43On s’est efforcé de montrer dans cette article que l’opposition compétence/performance est cruciale pour l’évaluation scolaire. Mais les variables latentes ont toujours suscité de fortes réticences chez les chercheurs attachés à un certain positivisme. Dans un article récent, Moscovici (1994) montre que sa conception de l’influence sociale nécessite de « concevoir des états latents et des effets indirects dans la vie psychique et sociale à côté des états manifestes et des effets directs » (p. 148). L’auteur constate et déplore qu’une telle hypothèse, en dépit de la solidité des arguments sur laquelle elle repose, se heurte au scepticisme de certains psychologues sociaux qui répugnent à prendre en considération d’autres variables que les variables manifestes. Bien d’autres exemples de réticences analogues pourraient être cités.
44Peut-on se dispenser d’invoquer des variables qui, par définition, ne sont pas observables, et n’est-il pas préférable de se limiter aux seules performances ? Nous ne le pensons pas. Il est vrai qu’une compétence doit être attestée par des performances et que l’évaluation des compétences passe nécessairement par l’observation de performances. Mais il existe de fréquents décalages entre ce qu’un individu dit ou fait et ce qu’il sait ou sait faire. Les rats non renforcés de l’expérience de Tolman avaient une connaissance du labyrinthe que leurs piètres performances ne permettaient pas de soupçonner. Les élèves testés dans les années 1990 obtiennent des performances très supérieures à celles de leurs homologues testés dans les années 1970, et pourtant, tout donne à penser que cette différence est en partie illusoire. Des décalages entre compétences et performances existent donc dans les deux sens. On peut tout aussi bien surévaluer que sous-évaluer les compétences d’un individu en se fondant sur les performances qu’il obtient dans un certain contexte. Le risque de sur – ou de sous – évaluation est particulièrement important dans les comparaisons de groupe, où l’identité des instruments utilisés ne garantit aucunement l’équité des comparaisons (cf. Dickes et Flieller, 1997, pour un exemple récent dans le domaine des comparaisons internationales).
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Ces exceptions concernent l’évaluation formative de connaissances factuelles ou formelles précises (localisation d’une ville, fonction d’un organe, énoncé d’une formule de physique, orthographe d’un mot, etc.).
2 Etant donné l’équivalence posée ci-dessus entre connaissances, savoirs et compétences, on pourrait en principe substituer compétences à connaissances dans les expressions connaissances déclaratives et connaissances procédurales. Mais l’on contrarierait ainsi un usage à présent bien établi.
Auteur
Professeur de psychologie de l’éducation (université de Nancy 2), réalise conjointement ses travaux au Laboratoire de psychologie et à l’ADEPS-CNRS. Ses recherches portent notamment sur l’acquisition de connaissances dans des situations interactives, l’évaluation des compétences cognitives, et l’apport des comparaisons de cohortes à l’évaluation du système éducatif.
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