Les enseignants débutants et leur formation en IUFM
p. 123-137
Texte intégral
Introduction
1La question de la formation initiale des enseignants peut être abordée de plusieurs manières.
2On peut s’intéresser à la formation prescrite, donc examiner les circulaires ministérielles qui la définissent (voir bibliographie), forcément légères puisqu’il s’agit d’enseignement supérieur, revenir aussi au rapport fondateur de Daniel Bancel (1989), et étudier les propositions du Conseil national des programmes (1993). Dans un genre moins officiel, le livre de Michel Develay (1994) se rattache à ce courant.
3Ou envisager la formation projetée, et pour cela regarder « les livrets de l’étudiant » publiés par les divers IUFM, ainsi que les projets qu’ils ont récemment déposés : il y aurait là un travail utile, mais lourd, pour les comparer entre eux, et à la formation prescrite. Cependant, les projets d’IUFM rencontrent une difficulté analogue à celle soulevée au séminaire du 10 novembre 1995 par J.-L. Derouet pour les projets d’établissement : il n’y existe pas – ou plus – une « pensée unique » sur ce que devrait être le métier (les métiers ?) de l’enseignement.
4On peut s’intéresser encore à la formation effective, celle qui se déroule réellement... travail plus lourd encore étant donné la grande variété entre les IUFM et dans chacun d’eux ; là aussi, il faudrait comparer à la formation prescrite. Je ne suis pas certain que les nombreux rapports qui ont traité des IUFM dans la période qui a suivi leur création (Borne-Laurent, 1992 ; Gouteyron, 1992 ; Mesliand-Bloch, 1993 ; Kaspi, 1993 ; OCDE, 1994 ; Morvan, 1995) aient complètement effectué ce travail : certains ont peut-être plutôt comparé une idée, plus ou moins vague, de la formation effective à un rêve d’une formation prescrite en fonction d’une conception a priori du métier d’enseignant.
5Je ne suis pas un chercheur sur l’éducation et mes anciennes fonctions de responsabilité m’inciteraient à partir de la formation prescrite... quitte à penser ou à rêver, moi aussi, de nouvelles prescriptions ou le projet de mon IUFM, en fonction de ma conception personnelle de ce que devrait être le métier aujourd’hui, et plus encore dans l’avenir. Mais mon travail actuel de formateur me dit que la prescription comme ma conception doivent être confrontées aux représentations qu’ont de leur métier les personnes que j’ai à former. N’est-ce pas d’ailleurs une des choses que nous avons à apprendre aux futurs professeurs pour leur propre enseignement ?
6Je crois donc qu’il n’est possible de définir une formation d’enseignants qu’en examinant deux questions, et en tentant de faire le pont entre elles :
à quel métier voulons-nous les préparer ?
quelles sont au départ leurs représentations de ce métier ?
7La première question renvoie à l’ensemble des travaux de ce séminaire sur la recherche et la politique éducative. Recherche pour comprendre la situation présente, mais aussi politique ou plutôt prospective, selon la phrase de Claude Thélot lorsqu’à Dijon il a précisé son attente : « vers quoi on va, vers quoi il serait bon d’aller ». Je tenterai d’intégrer dans la dernière partie de l’exposé un peu de ma propre prospective, en tant qu’ancien responsable et que citoyen.
8Mais il me semble que la seconde question – qui est une vraie question de recherche – doit être abordée d’abord et plus longuement, ne serait-ce que parce que, me semble-t-il, elle n’a pas reçu suffisamment d’intérêt chez ceux qui définissent soit la formation « prescrite », soit la formation « projetée ». Si la formation doit permettre aux jeunes de se construire une identité professionnelle, il s’agit de savoir quel est le point de départ de cette construction.
Une première enquête
9Nous avons quelque idée sur les représentations du métier chez les enseignants en fonction : la DEP a effectué des études (Altet, 1993 ; Périer, 1994 ; Guillaume, 1995), A. Van Zanten nous a donné en novembre les premiers résultats de ses recherches actuelles sur ce sujet, M. Hirschhom nous en parle aujourd’hui (voir aussi Hirschhom, 1993)... Mais ce ne sont pas ces enseignants-là que nous formons en IUFM, et rien ne dit que les représentations soient les mêmes pour leurs futurs collègues. La DEP a aussi interrogé les nouveaux professeurs après un début d’exercice, pour obtenir un regard rétrospectif sur leur formation (Esquieu-Péan, 1995) : on dispose ainsi d’un élément important pour penser les formations, mais il ne s’agit toujours pas des stagiaires que nous avons devant nous en IUFM.
10Pour ces derniers, je peux apporter les observations que j’ai faites auprès des professeurs stagiaires du second degré à la formation desquels je participe, et en particulier les résultats d’une modeste enquête. Modeste moins par le nombre, puisqu’en ajoutant les deux années d’enquête, on atteint près de 160 réponses1, mais parce que l’opération présente certains biais : en effet, il ne s’agit que d’un sous-produit d’une action de formation et son but premier n’était pas d’apprécier les représentations des stagiaires. Précisons donc le contexte.
11Il s’agit de professeurs stagiaires, donc en seconde année d’IUFM, et non pas d’étudiants entrant à l’IUFM : c’est en ce sens que je parle d’enseignants débutants puisqu’ils effectuent un stage en responsabilité ; cette situation d’alternance joue un rôle non négligeable sur leur évolution en cours d’année. La première année d’IUFM est de nature bien différente : la nature des épreuves du concours, mais surtout son caractère fort sélectif aujourd’hui, la rapprochent plus d’une classe préparatoire que d’une formation professionnelle, surtout pour les futurs enseignants du second degré.
12À l’IUFM de Lorraine, la formation de ces stagiaires est organisée en deux parts : l’une, autour de la pratique de la classe, comprenant aussi des compléments dans la discipline et des apports de pédagogie générale ainsi que la préparation du mémoire, est organisée par discipline ; l’autre, davantage centrée sur ce qui est commun aux divers professeurs, est organisée par groupes interdisciplinaires : sa partie obligatoire (il existe aussi une partie optionnelle) est un séminaire de treize demi-journées intitulé « connaître le système éducatif pour y agir » ; il correspond à l’un des trois pôles proposés par le rapport de D. Bancel et il veut en particulier aider les stagiaires à se construire une identité professionnelle.
13La première séance, qui se déroule environ un mois après la rentrée scolaire, porte sur le métier d’enseignant. Il s’agit de faire réfléchir les participants sur leurs représentations, de les confronter à celles de leurs collègues du groupe et de les éclairer par les diverses conceptions de l’école qui se trouvent en concurrence dans les établissements scolaires et dans la société française. Pour cela, comme d’ailleurs dans la plupart des séances du séminaire, se succèdent une préparation et, pendant la séance elle-même, un temps de réflexion personnelle, un temps d’échange en groupes restreints et une synthèse.
14Ici, la préparation consiste en la lecture de deux articles Obin-Trancart, 1993, et Pair, 1994. C’est au début de la séance, après une courte présentation du séminaire, que les stagiaires sont invités à remplir le questionnaire donné en annexe2 ; ils confronteront leurs réponses dans la suite de la séance et elles permettront aussi à l’animateur de mieux connaître leurs représentations du métier d’enseignant. Ils sont donc bien en début d’exercice et de formation professionnelle ; mais on peut aussi penser qu’ils sont influencés par les lectures préparatoires et par le sujet du séminaire qu’ils entament : c’est un élément du biais dont je parlais plus haut.
15Un premier constat est qu’ils ne se considèrent pas d’abord comme professeurs d’une discipline, mais comme professeurs – ou enseignants – en général : un quart d’entre eux seulement mentionnent leur discipline dans l’intitulé qu’ils donnent à leur profession3. Peut-être sont-ils effectivement influencés par le contenu du séminaire. Mais on doit noter aussi qu’ils sont presque unanimes (une seule voix discordante sur 158) pour considérer une formation pédagogique comme utile ou indispensable (avec un quasi-équilibre entre les deux qualificatifs) : la discussion ultérieure a montré que ce terme de « formation pédagogique » recouvrait pour eux une acception assez générale, en gros tout ce qui ne concerne pas le contenu scientifique de leur discipline4.
16Ils ont le sentiment qu’enseigner est un vrai métier, qui s’apprend, même si la réponse est ici « d’accord » plus souvent que « tout à fait d’accord » et si des nuances se sont exprimées au cours de la discussion : ils ont trouvé la question sur ce sujet ambiguë (elle l’était effectivement, pour susciter un approfondissement) et quelques-uns ont émis un doute sur la possibilité d’un apprentissage en dehors du « terrain », alors que d’autres considéraient que tout ne peut s’apprendre et qu’il existe aussi des prédispositions innées, un « feeling » qui ne s’acquiert pas5.
17Pour eux, le métier ne se limite pas au face-à-face traditionnel avec une classe. D’abord, tous plébiscitent le travail en équipe des enseignants, le jugeant indispensable ou utile. Sur ce point aussi, il existait une certaine ambiguïté concernant la nature des équipes, par discipline ou interdisciplinaires ; la précision demandée sur l’objectif de ce travail aide à préciser : harmonisation entre enseignants (concernant plutôt une discipline) et suivi des élèves (interdisciplinaire) sont quasiment à égalité, le projet commun venant un peu plus loin.
18Une autre information sur la volonté de dépasser l’horizon de la classe ressort des réponses aux questions sur l’importance de novations comme les transformations de l’orientation au collège, les zones d’éducation prioritaires, les modules au lycée, le projet d’établissement ou la formation continue des enseignants : 2,8 items sont cochés en moyenne. L’ordre est assez constant dans tous les groupes : d’abord la formation continue des enseignants (caractéristique d’un vrai métier qui s’apprend ?), puis, assez proche, les ZEP, plus loin les modules (dont l’existence est moins connue) ; viennent enfin le projet d’établissement et les transformations de l’orientation : le premier de ces points semble abstrait et, pour le second, l’intérêt d’amener tous les élèves en troisième est mis en doute : cela pourrait nuire à l’efficacité du métier6.
19Les stagiaires rapportent d’abord l’intérêt dé ces mesures à une exigence extérieure : pour une forte majorité (80 %), elles sont une nécessité face aux évolutions. Mais aussi elles créent une dynamique nouvelle (65 %) ; et si, pour une minorité, elles perturbent le travail des enseignants, l’ambiance des établissements et créent des clivages, tout cela n’est pas perçu comme négatif car le plus souvent ces réponses sont associées à la nécessité et à la dynamique. Mais il est significatif que le lien aux aspirations des jeunes ne recueille que peu de réponses (13 %) : ce serait donc l’efficacité externe et interne qui justifierait ces mesures et non pas une demande des élèves.
20D’ailleurs, les stagiaires se veulent ouverts sur l’extérieur. La connaissance de milieux extérieurs à l’école paraît indispensable ou utile à presque tous : il s’agit majoritairement d’organismes culturels, puis liés au monde économique et professionnel, et moins souvent administratifs et politiques, sociaux ou judiciaires. S’il peut y avoir clivage, c’est sur la connaissance des entreprises : lorsque la question est posée en général (cas de l’année 1995), une nette majorité la trouve utile, plus souvent qu’indispensable, mais rarement inutile ; cependant, lorsqu’elle se rapporte à « votre discipline » (cas de 1994), on rencontre davantage d’hésitation : près de 40 % la trouvent inutile, les professeurs stagiaires des disciplines techniques étant naturellement plus positifs que leurs collègues des disciplines générales.
21Donc un vrai métier, qui s’apprend, même s’il existe aussi des prédispositions, pas limité à la discipline ni à la classe, ouvert sur le monde et justifié par la demande extérieure et l’efficacité. Voilà qui paraît plutôt favorable à la formation et qui nous éloigne de l’image traditionnelle du professeur pour se rapprocher davantage de modèles plus récents, comme celui que Derouet (1988 a, b) nomme « industriel ».
Un complément
22Au début de la présente année scolaire, nous avons ajouté les deux dernières questions, portant sur les objectifs que les stagiaires assignent à leur métier. Elles sont plus générales et elles sont surtout posées de manière ouverte. C’est sans doute pour cette raison que les 48 réponses obtenues amènent à nuancer le portrait qui précède.
23On peut classer ces réponses en les rapportant aux trois grandes missions que constituent la transmission des connaissances, l’éducation et la socialisation, la préparation de l’avenir social et professionnel des jeunes. Lors de la synthèse, nous avons d’ailleurs utilisé comme cadre explicatif les trois logiques (ou modèles) de Derouet (1988 a, b), « civique », « domestique », « industrielle », qui concourent au « montage » des conceptions de la profession enseignante chez les individus comme dans les institutions : chacune des trois missions est dominante pour chacune de ces logiques. On peut aussi rapprocher de la classification proposée par un des articles lus, Obin-Trancart (1993), entre les « savants », les « pédagogues », les « professionnels », auxquels s’ajoute « le front du refus » qui ne semble pas représenté dans notre échantillon en ce début d’année.
24La logique à laquelle se rapportent le plus grand nombre de réponses, tant à la première de ces questions (principal objectif) qu’à la seconde (autres objectifs), est celle de l’éducation (domestique). L’objectif part alors de l’élève (« l’élève doit trouver sa propre vie »), qu’il s’agisse de développer la personne (« se former une personnalité »), de faire acquérir des valeurs et des capacités sociales (« responsabiliser, socialiser », « donner envie d’être entreprenant », « respect, tolérance, démocratie », le mot de « citoyen » revient aussi assez souvent) ou des capacités orientées d’abord vers la formation (« être capable de se former, de s’informer, d’acquérir des connaissances »).
25Les objectifs qu’on peut relier à la logique industrielle viennent ensuite, notamment en seconde réponse. Les formules font alors allusion aux « besoins des élèves », qu’il faut « former »« pour préparer leur avenir », « progresser dans leur vie quotidienne », « s’intégrer et agir dans la société », « s’orienter vers leur métier de demain ». Mais des objectifs reliés au fonctionnement global de la société et de l’économie, la compétitivité par exemple, sont totalement absents.
26La logique de la transmission des savoirs (civique), qui met davantage l’accent sur le professeur (« leur faire passer nos connaissances »), est moins représentée et souvent associée à celle de l’éducation (« le goût du savoir »). Je n’ai trouvé qu’un seul cas où elle apparaît relativement pure, une formule un peu longue malgré la consigne donnée dans le questionnaire : « que l’élève ait les moyens, par les savoir-faire et les connaissances, d’être autonome, d’être un citoyen responsable, éclairé des lumières de tout ce qui forme l’enseignement et capable de garder l’esprit libre par rapport aux cultes anciens et nouveaux, religieux comme économiques, qu’on tente de lui imposer, donc de choisir son projet personnel, son avenir, en connaissance de cause ». Lorsqu’on a lu l’ensemble des réponses, on a l’impression qu’il s’agit là d’une survivance. Je me souviens d’ailleurs de l’étonnement d’un groupe devant la phrase de Pair (1994) : « N’es-tu pas fier d’appartenir à un service public ? ».
27Cependant, comme il est normal, les trois logiques sont associées dans beaucoup de réponses. Voici un exemple d’équilibre : objectif principal, « enseigner des savoirs et des méthodes » ; autres objectifs « continuer l’éducation de l’enfant, forger avec lui son savoir » et « l’orienter vers son métier de demain, en ayant acquis des méthodes7 ».
28La discussion par petits groupes, faite ensuite aussi bien en 1994 qu’en 1995, confirme l’importance accordée à la logique domestique. En particulier, il était demandé aux groupes de relever dans l’article de Pair (1994), une ou deux phrases qu’ils approuvaient ou qui les choquaient. Or les phrases approuvées relèvent presque toutes de cette logique : au centre de ta réflexion et de ton action, il y aura l’élève (5 fois pour 14 groupes en 1995) ; on n’enseigne que ce que l’on est ; chacun est éducable ; choisis ceux qui sont le plus en difficulté..., ceux aussi qui sont les plus éloignés de toi ; l’élève est acteur de sa propre formation ; l’hétérogénéité des classes est une valeur ; (l’école doit jouer) son rôle d’intégration sociale par une action qui englobe la réussite scolaire, mais qui la dépasse. Il en est de même pour les phrases considérées comme choquantes (et, dans l’article, utilisées par antiphrase) : mes valeurs, c’étaient celles de ma discipline ; maintenant tout le monde entre au lycée, même le fils de la femme de ménage de tes parents et celui de notre épicier marocain.
29Cependant, la phrase on n ’enseigne que ce que l’on est est aussi refusée ou discutée par trois des groupes ; de même, chacun est éducable, ainsi que le plus grave, c’est de dire que tel élève n’est pas à sa place dans ta classe, sont refusées par un groupe chacune, peut-être au nom d’une recherche de l’efficacité qui est un des traits de la logique industrielle. Cependant, il semble que pour deux groupes au moins, la logique des savoirs reste bien présente, en creux en quelque sorte, lorsque l’un refuse dé faire acquérir les valeurs de notre démocratie (en plus des connaissances) et que l’autre propose, comme un thème à traiter dans la suite du séminaire, « la dérive de la fonction d’enseignant à celle d’animateur-éducateur ».
30Il est intéressant de comparer ces résultats avec ceux de l’enquête faite par la DEP auprès de 1 000 enseignants du second degré, de toute ancienneté (Périer, 1994 ; Guillaume, 1995). Même si le questionnaire est bien différent, la mission de transmission des savoirs y apparaît davantage en première place ; ce qui est commun est ce que Guillaume (1995), nomme « un élargissement des représentations du métier », avec le travail en équipe et une « disponibilité pour une évolution des pratiques pédagogiques et pour la prise en compte des difficultés des élèves ». L’image récemment développée par Alain Touraine (1995), d’une école qui limiterait son rôle à l’instruction, à développer l’esprit rationnel, sans tenir compte des diversités entre les élèves et sans apporter une préparation à la vie professionnelle, ne s’applique en tout cas pas à ces enseignants débutants.
L’évolution en cours d’année
31Il faut cependant noter une évolution en cours d’année. Sans qu’il soit possible de l’étayer de manière précise, faute d’un questionnaire analogue en fin de formation, il semble que les représentations plutôt positives du métier que nous venons de rencontrer, et que la formation devrait renforcer, ne résistent pas complètement aux difficultés rencontrées dans les classes, et peut-être aussi à ce que l’on pourrait nommer « la culture de la salle des profs ». J’ai été frappé que les difficultés dont parlent les stagiaires soient exactement celles qu’a relevées Agnès Van Zanten8 chez un ensemble d’enseignants :
« l’incertitude vis-à-vis de l’hétérogénéité des classes » : cette question apparaît très tôt chez les stagiaires, en fait dans les demandes qu’ils formulent dès la première séance ;
« la difficulté de passer de la transmission des connaissances à l’éducation » : « Est-ce à moi à apprendre à mes élèves à dire bonjour », me demandait une stagiaire ;
« le maintien de l’ordre dans la classe et son lien avec le savoir ».
32Les difficultés rencontrées paraissent amener les stagiaires à renoncer à certaines de leurs convictions. La place certaine que prend chez eux la logique industrielle conduit à un pragmatisme qui se révèle plus fort que les objectifs affichés au départ. Dans un petit nombre de cas, on se rapprocherait même du « front du refus » de Obin-Trancart.
33On rencontre là le revers de la médaille de l’alternance. Celle-ci conduit en outre à un temps très occupé pour les stagiaires et à une durée bien courte de la formation en IUFM : au mieux deux jours par semaine, pendant au plus vingt-cinq semaines à cause des formalités de fin d’année ; cela peut amener, pendant cette courte période, une surcharge des stagiaires... qui n’ont d’ailleurs pas tous embrassé ce métier pour y travailler exagérément ou qui voudraient respirer après un concours difficile.
34Alors l’urgence, et sans doute la place relativement forte de la logique industrielle, conduisent ces jeunes enseignants à solliciter des recettes applicables immédiatement et indépendamment du contexte ; souvent ils nous disent, pour toute question abordée, qu’il aurait fallu en parler plus tôt, comme s’ils prenaient leur retraite en fin d’année. C’est ainsi que l’on peut interpréter les demandes concernant la discipline, au sens du maintien de l’ordre, dont ils ont du mal à admettre qu’elle ait un lien avec la manière de faire acquérir les savoirs. Chez d’autres, il y a une demande concernant la psychologie de l’adolescent ou les théories de l’apprentissage, qu’on peut voir comme un espoir d’obtenir des réponses sur les causes des difficultés rencontrées et les solutions à leur apporter ; cela peut expliquer que, lorsqu’ont eu lieu les formations correspondantes, elles ne soient pas jugées satisfaisantes : c’est ce que montre l’enquête de la DEP auprès de nouveaux enseignants après un début d’exercice (Esquieu-Péan, 1995), où leur utilité est jugée faible pour la pratique professionnelle. J’avais fait personnellement un constat voisin à la fin de l’année scolaire 1993-1994, lors de rencontres avec des stagiaires pour évaluer leur année : la motivation pour les diverses parties de la formation décroissait au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient de leur activité dans leur classe : stages en responsabilité jugés fondamentaux, formation didactique bien acceptée, compléments scientifiques appréciés de manière très variable, formation générale (pédagogie générale et connaissance du système) subie, mémoire rejeté.
35Plus profondément, je crois que, dans cette construction de leur identité professionnelle qu’accompagne leur formation, se rencontrent des contradictions dans le « montage », l’articulation, entre les deux logiques qui dominent chez eux, l’industrielle et la domestique, plus peut-être qu’avec la logique civique comme c’est le cas pour leurs collègues plus anciens. Le lecteur attentif aura peut-être déjà aperçu de telles contradictions dans le compte rendu qui précède. La logique industrielle induit la demande d’outils et de techniques. La logique domestique vise davantage la formation de personnes (car « on n’enseigne que ce que l’on est »). Un exemple de mauvais compromis est la traduction de l’importance des relations en une demande de techniques d’expression et de communication, qui conduit ensuite à une désillusion comme le montre l’enquête de la DEP citée ci-dessus.
Quelles conséquences pour la formation ?
36L’appel fait à la formation est de faciliter l’articulation de ces deux logiques. Plutôt que d’incriminer l’alternance, qui ne fait que poser un problème qui naîtrait tôt ou tard, il faudrait reconnaître la nécessité d’une prise en charge des difficultés rencontrées, en associant des réponses pratiques à une éthique : les stagiaires nous demandent de les aider à naviguer à vue ; ils ont aussi besoin de savoir où ils vont. Il s’agit de former des professionnels, au sens de Philippe Perrenoud (1993) : « La professionnalisation s’accroît lorsque, dans le métier, la mise en œuvre de règles préétablies cède la place à des stratégies orientées par des objectifs et une éthique. » Et Borne-Laurent (1992), souligne que « les bases d’une formation enseignante resteront vides de sens si elles ne sont pas fortement coordonnées par une prise de conscience des dimensions éthiques du métier ».
37Il s’agit donc à la fois :
de proposer aux stagiaires des savoirs et des outils qui les aident à « naviguer à vue » avec les élèves tels qu’ils sont et les demandes qu’ils rencontrent, donc de confirmer la logique industrielle en lui permettant de s’exercer ;
de favoriser leur évolution, à partir de la logique domestique, vers une identité professionnelle fondée sur une éthique.
38On peut voir se dessiner deux parties dans la formation, l’une plus didactique, l’autre davantage consacrée à la construction d’une identité professionnelle et d’une éthique. Une première difficulté est alors d’éviter de mettre en place deux parties qui soient seulement juxtaposées, sans rapport entre elles.
39D’autant qu’on ne peut négliger les obstacles, comme le font trop souvent les donneurs de conseils : « Qu’attendent donc les IUFM pour introduire dans leur cursus telle ou telle connaissance essentielle ? ». Je vois trois obstacles, majeurs et convergents, auxquels j’ai déjà fait plus ou moins allusion : l’héritage, et notamment la tentation d’une réduction à la logique civique ; la situation d’alternance, à laquelle il n’est pas question de renoncer car elle permet de poser à la formation les vrais problèmes, mais qui amène une revendication d’utilité immédiate ; le temps forcément limité. On peut se consoler en se disant que ces trois obstacles (l’héritage, la revendication de l’utilité immédiate, le temps) existent, d’une manière ou d’une autre, pour toute formation, et qu’il faut donc les aborder de front avec les stagiaires qui les rencontrent dans leurs classes. Mais il faudrait éviter que ces difficultés conduisent à se limiter, soit en droit, soit en fait, à la partie de la formation qui est consacrée à ce que nous avons appelé la navigation à vue, et donc à manquer le but de la construction de l’identité professionnelle.
40Cependant, il existe une difficulté d’un autre ordre : où trouver le sens qui fondera l’éthique ? Et sans se limiter à la situation actuelle, mais en envisageant une évolution du métier pour l’avenir ?
Une demande de sens pour l’école
41Parmi les deux logiques qui dominent chez nos stagiaires, celle qui est la plus porteuse de sens est la logique domestique. Elle conduit à s’appuyer sur ce que sont et ce qu’attendent les élèves : F. Dubet (1991,1995), B. Charlot et al. (1992), R. Ballion (1993) ont étudié ces sujets. Pour ce qui nous concerne, dans le séminaire dont je viens de parler, nous avons demandé à chaque stagiaire d’effectuer un entretien semi-directif avec un élève, pour repérer ses représentations sur sa vie au collège ou au lycée. Le résultat nous renseigne sur les élèves, bien qu’il ne s’agisse pas d’un échantillon représentatif, mais aussi sur la perception qu’en ont eue les stagiaires. Lorsqu’on tente une synthèse, elle recoupe largement celle de Charlot et al. (1992), alors que l’échantillon apparaissait pourtant plus favorisé sur le plan de l’origine sociale et des résultats scolaires.
42Le sens donné aux études par les élèves renvoie majoritairement à une utilité, mais cette utilité n’est pas conçue clairement et un certain doute s’insinue chez eux sur sa réalité. Elle n’a en tout cas guère à voir avec leur activité scolaire qui est peu prise en compte dans leurs représentations de l’école. Leur vie paraît davantage liée à des relations, avec leurs camarades et les enseignants, et à des relations plus personnelles et spontanées que sociales et justifiant une implication continue : ce n’est d’ailleurs pas surprenant de la part d’adolescents. Un clivage porte sur la proximité entre la vie à l’école et la vie personnelle et familiale : ceux qui perçoivent une continuité entre la famille et l’école (« on parle de l’école à la maison et vice versa ») et ceux pour qui il s’agit de milieux différents, « pas comparables » ; lorsque l’école attend trop sur ce plan, elle accentue donc l’inégalité. Mais presque tous les jeunes demandent qu’enseignants et élèves se reconnaissent mutuellement comme des êtres humains et, jusqu’à un certain point, puisque l’école doit leur être utile, que les enseignants soient à leur service.
43Cette importance attachée aux relations est assez congruente avec les conceptions des stagiaires. Le problème qui leur est cependant posé est de donner sens pour les élèves à l’activité scolaire : l’enjeu pourrait être de s’appuyer sur la qualité des relations que recherchent les élèves, pour les décider à dépasser une certaine passivité, à s’impliquer et surtout à prendre conscience de la nature des activités d’apprentissage. D’ailleurs, selon que les élèves parviennent plus ou moins bien à concilier sens des études et activité scolaire, ils sont plus ou moins intégrés à l’école et bien dans leur peau, et c’est sur ce point que porte l’autre clivage net qui existe entre eux.
44Finalement, la question du sens reste posée et les élèves la renvoient à leurs professeurs, à l’école et à la société.
45La fermeture de l’école sur elle-même et sur les savoirs n’a aucune chance de fournir aujourd’hui un sens pour la grande majorité des élèves et des jeunes enseignants ; elle ne pourrait être qu’un outil pour freiner la demande d’éducation. Il est au contraire nécessaire de prendre en compte les grandes tendances de l’évolution du monde ; je voudrais en retenir trois dont je crains qu’elles ne se poursuivent inexorablement : le recul de l’État avec la montée du libéralisme, une mutation du travail conduisant à un emploi rare et précaire, un accroissement des inégalités qui crée un risque d’éclatement de la société. Or chacune heurte une des trois logiques dont J.-L. Derouet a montré qu’elles structurent les conceptions de l’école et de la profession enseignante. Le recul de l’État, qui pour le système éducatif de notre pays est surtout marqué par la difficulté à prendre des décisions nationales, contredit la logique civique. La mutation du travail et de l’emploi est plus déstabilisante encore, car elle heurte la logique industrielle, la plus récente, celle sur laquelle l’école a fonctionné le plus dans la dernière période : un groupe de stagiaires me demande comment parvenir à « la motivation des élèves devant une situation économique sans espoir ». Les inégalités qui se creusent sont un défi à la logique domestique ; avec un certain éclatement de la société, elles suscitent un véritable désespoir chez beaucoup d’enseignants parmi les plus généreux, et nos stagiaires le ressentent plus ou moins confusément.
46Comment l’école peut-elle à la fois aider les jeunes à s’adapter à de telles évolutions et apporter sa contribution à l’invention d’un « vivre ensemble » qui seule peut éviter une rupture sous l’effet des tensions sociales ? Par manque de temps, mais aussi d’éléments précis, il n’est possible ici que de tracer rapidement quelques pistes. Le recul de l’État donne de l’importance à l’action locale – qui est tout autre chose que l’action individuelle – dans l’école, mais aussi au-delà. La rareté de l’emploi invite de même à des actions locales auxquelles participeraient des établissements scolaires insérés dans leur environnement : actions de production, mais aussi activités plus larges ; elle oblige en outre l’école à chercher un nouveau ressort, autre que la concurrence dans l’accès à un « bon job », pour trouver du sens au travail scolaire et motiver les élèves : comme le repli sur la transmission des savoirs paraît irréaliste, on peut penser à la création, avec insertion dans le tissu local, qui semble assez bien correspondre aux attentes des jeunes. Et tout cela rejoint la recherche d’un « vivre ensemble », avec cependant un danger : ne risque-t-on pas, en insistant autant sur la dimension locale, de favoriser encore un accroissement des inégalités ? Il sera donc nécessaire d’assurer une régulation à un niveau plus large : c’est le rôle des pouvoirs publics, mais on voit la contradiction avec les grandes tendances et notamment celle du recul de l’État. On ne peut donc l’espérer que si se développe parallèlement une éthique à la base de laquelle figurerait une quête de l’égalité, et notamment une égalité devant l’éducation et la formation, qui pourrait d’ailleurs contribuer à renouveler un certain nombre de problèmes concernant l’emploi.
47Est-il alors possible d’envisager une nouvelle « logique »– ou une nouvelle utopie – qui donnerait à l’école la mission d’apprendre à vivre et à agir ensemble, par la création, le développement d’activités collectives, avec insertion dans un tissu local, mais aussi prise de conscience de l’existence d’autres niveaux de coordination et d’action, dans le cadre d’une visée et d’une éthique communes fondées sur la recherche d’une meilleure égalité entre les personnes ?
48Si oui, elle pourrait construire une base, une toile de fond, pour la formation. Mais je me demande si, au fond, l’obstacle le plus sérieux n’est pas ailleurs : c’est que tout cela perdrait sa signification sans la transformation de la société que le changement de l’école ne peut qu’accompagner. Dans le passé récent, l’école a montré qu’elle était capable de bouger vite lorsque lui est offerte une perspective claire. Il y a là, au sens le plus noble du terme, une question politique : ne faudrait-il pas, de toute urgence, y travailler ?
Le métier d’enseignant peut s’apprendre10 | tout à fait d’accord |
Une formation pédagogique est | indispensable |
Parmi les notions ou mesures introduites dans les années récentes,
– lesquelles sont importantes | transformations de l’orientation au collège |
– ces mesures | perturbent le travail des enseignants |
Bibliographie
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Bibliographie
Circulaires ministérielles
Circulaire 91-202 du 2 juillet 1991 : cadre national concernant le contenu et la validation des formations organisées par les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM).
Circulaire 93-010 du 6 août 1993 : nouvelles orientations pour la formation dans les IUFM des futurs enseignants du premier et du second degré.
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Annexe
ANNEXE
QUESTIONNAIRE (octobre 1995)
Que répondez-vous à la question « quelle est votre profession » ?9
Le travail des enseignants en équipe est | indispensable |
Si vous le trouvez indispensable ou utile, son principal objectif est
l’harmonisation de la progression et des exigences des enseignants
le suivi des élèves
l’élaboration et la mise en œuvre d’un projet commun
autres : préciser
Pour un professeur11, une connaissance | indispensable |
– d’autres milieux ou organismes extérieurs à l’enseignement est
indispensable | lesquels |
Que diriez-vous si vous aviez à indiquer ce que fait un professeur en une formule (environ 5 mots) ?
Et qu’ajouteriez-vous en une ou deux formules supplémentaires ?
Notes de bas de page
1 Je dispose aussi des réponses à un questionnaire voisin, soumis à 300 stagiaires de l’IUFM d’Aquitaine en préalable à une conférence sur « enseignement et éthique professionnelle » (décembre 1995) : j’indiquerai en note les principales différences ; dans les autres cas, les réponses sont similaires.
2 En partie inspiré par l’article cité de J.-P. Obin et D. Trancart.
3 Question posée seulement en 1995 ; 48 réponses. La question a été posée également à Bordeaux, mais sous forme fermée : là, dans un contexte différent, près de 60 % des réponses mentionnent la discipline.
4 À Bordeaux, on a demandé de classer divers éléments de la formation donnée par l’IUFM en seconde année (en dehors des stages) : vient en tête la didactique, puis les techniques de classe, puis la psychologie, enfin la connaissance du système éducatif et les disciplines à enseigner. Comparer à Esquieu-Péan (1995).
5 Develay (1994), dit que si, pour certains, « évidemment qu’on peut former les enseignants », pour d’autres « on a le contact ou on ne l’a pas ».
6 À Bordeaux, les modules viennent après le projet. En outre, il existait une rubrique « rien de tout cela », qui n’a obtenu aucune réponse.
7 Ces questions figurent aussi dans le questionnaire de Bordeaux : sur 25 réponses dépouillées, la logique civique est privilégiée par les stagiaires, mais la logique domestique précède la logique industrielle.
8 Cf. texte de la communication dans les présents actes.
10 En 1994, cet item avait été rédigé de manière négative : « le métier d’enseignant ne s’apprend pas ».
9 Question non posée en 1994.
11 En 1994, la question précisait : « pour un professeur de votre discipline ».
Auteur
Professeur des universités en informatique, a occupé de nombreuses fonctions de responsabilité au sein du système éducatif : président de l’INPL de Nancy, directeur des lycées au ministère de l’Education nationale, recteur, professeur d’IUFM. Il est aussi auteur ou coordonnateur de nombreux rapports officiels. Ces dernières années, de son expérience aux multiples facettes, il tire un ensemble de réflexions tant sur les fonctions enseignantes que sur le management des institutions éducatives.
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