Les carrières enseignantes dans les collèges difficiles
p. 99-121
Texte intégral
1L’objectif de ce texte est d’analyser les carrières enseignantes dans les collèges difficiles. La notion de carrière est prise ici dans une optique interactionniste pour désigner non seulement une série de positions pré-construites faisant partie de la définition du statut ou de la profession, mais aussi, et davantage, les constructions subjectives qui accompagnent ces changements de positions, voire qui définissent des positions inégalement désirables là où l’administration ou les groupements professionnels ne reconnaissent pas de hiérarchie officielle (Hughes, 1958). De ce point de vue, les enseignants constituent un groupe intéressant à étudier dans la mesure où l’absence de carrière « verticale », maintes fois soulignée dans les travaux d’orientation fonctionnaliste au sein de la sociologie des organisations (Lortie, 1975), favorise chez les individus des constructions plus personnelles et plus contextualisées de la mobilité professionnelle. H. Becker (1952a), en particulier, avait montré, il y a déjà presque cinquante ans, que les institutrices de Chicago percevaient leur carrière comme une succession de changements d’établissement destinés à les rapprocher du lieu idéal d’exercice de leur métier. L’existence de ces carrières « horizontales » a été mise en évidence en France dans des travaux comme celui d’Alain Léger (1981) qui réduisent néanmoins la définition du lieu idéal d’exercice des enseignants du secondaire à la faible présence d’enfants d’ouvriers alors que d’autres facteurs (proximité du lieu de résidence, localisation en centre-ville, présence ou absence de certaines sections, existence d’une véritable équipe pédagogique) peuvent également jouer un rôle complémentaire ou concurrent.
2Cette approche n’est cependant pas la seule possible. Comme le propose Becker lui-même, une autre façon d’étudier la carrière d’un point de vue inter-actionniste est d’étudier les changements dans la perception de leur position et de leur travail que mettent en avant des enseignants qui choisissent de rester dans un même établissement ou dans un même type d’établissement qui ne constituait pas au départ leur lieu rêvé d’exercice. Il s’agit alors d’étudier les résistances, les adaptations, les éventuelles recompositions identitaires, bref la socialisation secondaire (Becker et Strauss, 1956 ; Berger et Luckmann, 1966 ; Dubar, 1991) qui s’opère au sein de ces établissements et qui renforce la segmentation interne du groupe professionnel. Cette orientation s’inscrit en rupture avec les deux lignes de recherche traditionnellement privilégiées en France dans les travaux sur les enseignants, à savoir celle qui met l’accent sur l’existence d’une homogénéité forte au sein du groupe des instituteurs ou des professeurs analysés comme des « corps » et d’une culture enseignante perçue comme un ensemble cohérent d’orientations et de pratiques, et celle qui met en avant des clivages d’ordre idéologique ou pédagogique (Berger, 1979 ; Léger, 1983 ; Demailly, 1985). Elle pose, au contraire, qu’il existe à tout moment des différences importantes au sein d’un groupe professionnel tant en ce qui concerne les pratiques et les techniques mises en œuvre qu’en ce qui a trait aux missions et aux éthiques de service (Bucher et Strauss, 1961), en mettant ces différences prioritairement en relation avec les caractéristiques des contextes locaux d’exercice, ces contextes étant d’abord l’établissement, mais aussi le quartier ou la ville, et les découpages territoriaux établis par les administrations éducatives (Henriot-van Zanten, 1990 ; Henriot-van Zanten et al., 1994 ; Talbert et McLauglin, 1996).
3Ces principes théoriques justifient que l’on s’intéresse aux carrières enseignantes dans différents types d’établissement et notamment dans les établissements « difficiles », que nous définirons de façon succincte comme ceux qui s’écartent le plus de la norme bureaucratique et de l’idéal enseignant (van Zanten, 1997). Ces carrières n’ont pas fait à ce jour l’objet d’études spécifiques au niveau du collège, mais plutôt de travaux qui s’intéressent à la relation entre certaines pratiques pédagogiques et divers phénomènes. En effet, une partie de ces études reste centrée sur l’analyse de « l’efficacité » des pratiques enseignantes, s’intéressant peu aux acteurs eux-mêmes (Grisay, 1993 ; Meuret, 1994). Une autre partie, plus attentive aux acteurs, se focalise sur la constitution d’équipes innovantes et sur la dynamique interne de « mobilisation », mais en évacuant largement le vécu et les perspectives individuelles (Demailly, 1991 ; Dubet et al., 1989). Enfin, une dernière série de travaux, plus proches de notre perspective, étudie les évolutions des rôles professionnels des enseignants de banlieue mais à partir de l’hypothèse que ces enseignants sont confrontés à des situations et à des changements dans leur rôle professionnel qui concernent l’ensemble de la profession enseignante et donc que l’étude de leur rapport au métier éclaire l’évolution globale des politiques éducatives (Rochex, 1995). Notre approche, en revanche, cherche à cerner de plus près la spécificité de ces carrières avec comme objectif ultérieur d’explorer globalement la variabilité des itinéraires professionnels des acteurs de l’éducation suivant le lieu d’exercice.
Les transformations globales : régulation par les usagers et régulations organisationnelles
4Dans cette approche, un des points de départ est donc le postulat d’une variation de la pratique professionnelle suivant les caractéristiques des publics. Ainsi que le note Becker (1952b), les membres des professions de service ont tendance à construire une image de leur client idéal à partir de laquelle ils modèlent la conception du métier et leurs techniques effectives de travail. Plus la distance est grande entre l’idéal et les clients réels, plus la situation de travail apparaît comme problématique et engendre des changements dans les perspectives et dans les pratiques. Un autre point de départ concerne les régulations organisationnelles et notamment la façon dont les organisations bureaucratiques prennent en compte ou non cette distance à la norme en introduisant des dispositifs qui modulent l’application de cette norme, en instaurant de nouvelles règles ou en créant des statuts d’exception. C’est dans ce sens que s’amorcent aujourd’hui en France des réflexions sur les politiques publiques (Jobert et Muller, 1995) et sur l’évolution des services publics (Affichard, 1995 ; Grémion et Fraisse, 1996). Il s’agit alors pour nous, dans un premier temps, de retracer la façon dont l’évolution des publics et des modes de prise en compte et de traitement de ces publics par l’administration de l’Éducation nationale infléchit globalement les modes de travail et les finalités poursuivies par les professeurs des collèges « difficiles ».
Les publics des collèges difficiles : construction sociale et construction politique
5Un élément central dans la construction des publics des collèges difficiles est la massification de l’enseignement, à savoir, dans un premier temps, l’ouverture de l’accès à l’enseignement secondaire long de type « classique » à des enfants et des jeunes qui autrefois quittaient l’école à l’issue de la scolarité primaire ou poursuivaient des études dans l’enseignement technique et professionnel. En effet, on observe dans la période 1960-1980 une « explosion scolaire » qui est le résultat de la volonté étatique d’allongement de la scolarité et de l’élévation des attentes parentales et juvéniles. Cette croissance des effectifs, qui s’est ralentie, voire stoppée, depuis la fin des années 1980, continue néanmoins à être vécue par les enseignants comme un élément central de la dégradation de leurs conditions de travail. S’il en est ainsi, c’est que le changement quantitatif s’accompagne d’un changement qualitatif dans la mesure où les « nouveaux publics » sont constitués d’élèves dont le profil social, culturel et scolaire s’oppose fortement à celui du modèle idéal défini dans l’âge d’or de l’enseignement long classique, bien que ce modèle lui-même comporte des variations importantes suivant les finalités poursuivies à différentes périodes (Isambert-Jamati, 1970). C’est donc toute la profession enseignante de l’enseignement secondaire qui est ainsi affectée par une redéfinition de son public.
6Néanmoins, tous les établissements ne sont pas affectés de la même façon. Historiquement, la création des établissements scolaires et le choix de leur lieu d’implantation ont toujours été étroitement subordonnés aux logiques de peuplement et aux politiques d’urbanisation, avec comme résultat de fortes concentrations d’établissements d’enseignement secondaire dans les grandes villes et des correspondances étroites entre certaines formes urbaines et certaines formes scolaires, l’archétype de cette homologie étant le lycée bourgeois de centre-ville. En outre, la mise en œuvre dans les années 1960 d’une « carte scolaire », si elle a contribué à développer et à rationaliser l’offre d’enseignement, a également accru la dépendance des établissements scolaires à l’égard des fluctuations démographiques, de la planification urbaine et des stratégies résidentielles des familles et entériné des inégalités entre les campagnes et les villes et, au sein des villes, entre les différents quartiers. Aujourd’hui encore, le maintien de cette carte scolaire conduit les établissements scolaires de banlieue à subir de plein fouet les effets de la concentration urbaine des groupes sociaux et nationaux les plus démunis dont les conditions de travail et de vie ne cessent de s’aggraver (van Zanten, 1996).
7Cette construction sociale et politique des publics n’opère pas seulement à l’échelle macrosociologique mais aussi à l’échelle microsociologique des districts scolaires par le biais des politiques de recrutement des établissements et des stratégies des parents. D’un côté, les établissements, dès lors que cela s’avère possible en fonction des capacités d’accueil, de l’indulgence ou de la complicité des collègues et des autorités administratives par rapport aux contournements de la carte scolaire, ou de la dérégulation partielle introduite par la désectorisation, mettent en œuvre des actions destinées à attirer et retenir les meilleurs élèves (création de classes spéciales, constitution de classes de niveau, promotion d’activités culturelles, renforcement de la sécurité et de la discipline – Payet, 1995 ; Ball et van Zanten, 1998). D’un autre côté, les parents et les élèves les plus favorisés au plan scolaire comme au plan social ont tendance à faire des choix en fonction des réputations des établissements et exercent une pression fondée sur la menace implicite ou explicite de défection vers d’autres établissements du secteur public ou vers un secteur privé qui fonctionne de plus en plus comme un recours (Léger et Tripier, 1986 ; Ballion, 1991 ; Langouët et Léger, 1991 ; Broccolichi et van Zanten, 1997).
8D’autres facteurs contribuent encore à la disparité entre établissements publics et à l’émergence et au maintien de collèges « difficiles » (Levy et al., 1986). Il s’agit premièrement de l’inégale répartition de l’offre de formation qui, bien qu’agissant de façon modeste au niveau des collèges, se traduit par une distribution non aléatoire des sections les plus et les moins prestigieuses. Ainsi, dans la période récente, de nombreuses « classes européennes », très appréciées des parents, ont été placées dans des collèges recrutant un public de niveau social et scolaire élevé alors que les « classes technologiques », qui servent le plus souvent à exclure des quatrièmes « normales » les élèves le plus en difficulté, ont été généralement affectées dans des collèges plus défavorisés au plan social et scolaire. Ceci influe sur le recrutement, directement, par le type d’élèves que l’établissement sélectionne pour chaque type de classe et, indirectement, par l’impact de l’existence de telle ou telle classe sur l’image de marque de l’établissement. En deuxième lieu, le classement des établissements « difficiles » dans des catégories spécifiques comme celles de « collège. de zone d’éducation prioritaire » ou de « collège sensible » contribue également fortement à établir des réputations d’établissement plutôt dans un sens négatif, mais parfois dans un sens positif s’il apparaît que l’établissement, par rapport à d’autres recevant des publics comparables, reçoit plus de moyens, innove davantage dans le domaine pédagogique ou assure plus efficacement l’encadrement des élèves. Ces réputations influent alors sur la capacité des établissements à attirer les bons élèves et sur les stratégies d’évitement et de choix des familles.
Les modes de travail : pressions contextuelles et directives nationales
9Ces transformations des publics de l’enseignement secondaire ont engendré des pressions contextuelles et institutionnelles sur les modes de travail traditionnels des enseignants. Dans de nombreux établissements, les modes de transmission des savoirs, voire la centralité de cette tâche dans l’activité enseignante, sont mis en question par la multiplication des classes hétérogènes en termes de trajectoires sociales et scolaires et d’attentes des élèves. Les problèmes pédagogiques y sont bien réels, non seulement parce que tous les élèves ne peuvent pas apprendre au même rythme, mais parce que, comme le montrent diverses recherches, les élèves de haut et de bas niveaux scolaires ou d’origines sociales diverses ne profitent pas également des différentes méthodes et styles d’enseignement (Isambert-Jamati et Grospiron, 1984). La défaillance des modes de transmission antérieurs est encore plus évidente dans les établissements difficiles où l’homogénéisation s’opère « par le bas ». Dans ce contexte, les difficultés scolaires des élèves, qui relèvent non seulement de l’incompréhension, mais de modes différents de rapport au savoir, voire d’une faible valorisation du savoir (Chariot et al., 1993), démentent quotidiennement l’efficacité d’une conception traditionnelle des rapports d’enseignement comme communication de connaissances, qui évacue la référence aux effets produits chez les élèves (Chapoulie, 1987 ; Hirschhom, 1994).
10Les évolutions dans le domaine de la discipline sont également importantes dans les établissements « difficiles » pour au moins deux raisons. D’une part, le rapport à l’enseignement des élèves engendre non seulement des problèmes pédagogiques mais également une crise de légitimité de l’autorité enseignante traditionnelle qui reposait sur la foi des élèves dans le savoir et sur le prestige intellectuel des maîtres et des professeurs. Cette crise fait apparaître des mises en question de l’ordre scolaire face auxquelles le système de récompenses et de sanctions habituelles et les formes de régulation des relations dans la salle de classe par les enseignants et les élèves – on fait ici notamment allusion à la façon dont le chahut traditionnel analysé par Testanière (1967) contribuait à faire intérioriser les normes du système et à encourager l’unité du groupe-classe – s’avèrent largement impuissants (Peignard, 1994). D’autre part, l’autonomie de l’enseignant dans son « sanctuaire » est mise en question par le fait que les effets de cette crise ne restent, pas contenus dans l’espace de la classe, ni même dans l’espace de l’établissement. Eh effet, les problèmes de discipline, dès lors qu’ils dépassent le « seuil de tolérance » en vigueur dans l’établissement, suscitent, beaucoup plus que les problèmes d’enseignement, l’intervention d’autres acteurs scolaires, non seulement de l’équipe éducative, mais aussi du personnel de direction. En outre, ces problèmes, dès lors qu’ils sont désignés comme de la « violence scolaire » (Debarbieux, 1996), font l’objet d’une attention soutenue, de la part de la population, des médias et des autorités académiques, qui transforme leur statut de « problèmes scolaires » en « problèmes sociaux », les faisant ainsi sortir de la sphère de compétence des seuls acteurs du monde scolaire.
11Ces pressions contextuelles qui s’exercent sur les modes de travail traditionnels sont redoublées par les directives administratives dont une partie s’adresse directement aux établissements « difficiles ». Le principe de diversification et d’adaptation des méthodes d’enseignement, déjà présent dans les circulaires sur le collège unique, a été renforcé dans le cadre des zones d’éducation prioritaire et réaffirmé lors de nombreuses réformes des objectifs et des programmes dans la période récente. Il opère le passage d’une politique centrée sur les contenus d’une part et sur un modèle idéal d’élève d’autre part, à une politique centrée sur le « soutien éducatif » aux élèves qui n’arrivent pas à acquérir au même rythme que les autres les savoirs et les savoir-faire requis par l’institution. Dans ce cadre, les projets et les dispositifs se multiplient et les enseignants sont encouragés à s’intéresser à chaque élève en particulier. En ce qui concerne le domaine de la discipline, les directives nationales encouragent également les enseignants à participer de façon plus active à la socialisation des élèves dans ces établissements à travers un renforcement de l’éducation civique dans les contenus d’enseignement, mais aussi, par exemple, à travers des projets d’établissement centrés sur la citoyenneté ou l’apprentissage de « règles de vie »1. Dans les deux cas, ces directives modifient ainsi bien le contenu de l’activité enseignante que les répartitions anciennes des rôles professionnels entre enseignants et non-enseignants (Ballion, 1993).
La crise des finalités : le vide institutionnel et les désaccords locaux
12Ces évolutions ont provoqué une crise professionnelle chez les professeurs de l’enseignement secondaire, et notamment chez des professeurs exerçant dans les collèges qui ont eu, dès l’émergence de l’enseignement moyen, du mal à se situer entre les instituteurs qui « instruisaient le peuple » et les professeurs de lycée qui « formaient l’élite ». On peut parler de crise dans la mesure où ce ne sont pas seulement les compétences techniques des enseignants qui s’avèrent inadéquates pour faire face aux nouvelles situations de travail et aux nouvelles exigences politiques, mais les dispositions qui les ont originellement attirés vers le métier, les habitus façonnés par la formation et renforcés, pour les plus âgés, par la pratique professionnelle antérieure, et les positions idéologiques construites collectivement au sein des associations et des syndicats (Robert et Momettas, 1994 ; Robert, 1995). Il y aurait ainsi, suivant l’interprétation de F. Dubet (1991), une dissociation croissante entre le statut et le métier. Cette dissociation concerne de façon beaucoup plus cruciale les enseignants travaillant dans les établissements « difficiles », car ce sont eux, en effet, qui, confrontés à un vide institutionnel relatif en matière de finalités, se trouvent les plus contraints d’inventer des solutions pédagogiques et institutionnelles qui permettent de concilier démocratisation et sélection et sommés de gérer l’affrontement entre les valeurs universelles fondatrices de l’école républicaine et les cultures locales, familiales et juvéniles particularistes.
13En matière de démocratisation, il est important de noter que les professeurs ayant débuté leur carrière avant le milieu des années 1970 adhéraient encore majoritairement au modèle républicain où l’égalité formelle devant l’école pouvait cohabiter avec la ségrégation institutionnelle et la sélection des élèves dans la mesure où la division sociale s’effectuait encore principalement à l’extérieur de l’institution et où le plein emploi et le développement économique permettaient une intégration relativement aisée des individus faiblement dotés scolairement. Or, dans les termes de L. Demailly (1987), l’équation récente de la démocratisation avec une action éducative « exigeante mais pas sélective » en direction de tous les élèves pose des problèmes qui ne sont pas seulement d’ordre technique, mais aussi, et surtout, d’ordre moral. Alors que la responsabilité individuelle des enseignants dans la démocratisation est ainsi directement engagée, le décalage entre les exigences nationales et le « niveau » scolaire d’une fraction importante d’élèves conduit soit à un constat d’échec, soit à un constat désabusé de l’écart entre les avancées de la scolarisation (c’est-à-dire l’accès et le maintien au sein de l’institution scolaire d’un nombre croissant d’élèves pour des périodes de plus en plus longues dans un cadre relativement indifférencié) et de la stagnation, voire du recul, de la formation (entendue comme transmission effective des savoirs et des savoir-faire jugés nécessaires pour l’intégration sociale et professionnelle des jeunes générations). De surcroît, la valeur intégratrice (c’est-à-dire non sélective) de ce cadre indifférencié est elle-même mise en question par la recréation constante d’options et de classes de niveau, reconnues ou non par les autorités locales ou nationales, qui remettent en cause son existence. Enfin, le renforcement du rôle du diplôme dans l’insertion professionnelle dans un contexte de précarité de l’emploi et de développement du chômage accroît la responsabilité collective des enseignants en même temps que leur sentiment d’impuissance.
14Mais la crise est également repérable en matière de socialisation. Le maintien de la « paix scolaire » dans de nombreux établissements « difficiles » suppose non seulement de nouvelles stratégies d’autorité, mais l’acceptation morale d’élèves que l’on ne peut exclure systématiquement de la classe ou de l’établissement, sauf de façon exceptionnelle. Il suppose également des formes d’implication en tant que personne auprès des enfants et des jeunes qui remettent profondément en cause le principe d’« indifférence aux différences » qui fondait le rapport aux élèves dans le modèle de l’école républicaine. De surcroît, la construction de nouveaux principes collectifs dans ce domaine est aussi délicate que dans le domaine de la démocratisation car elle suppose un retour réflexif sur les principes antérieurs demeurés pour la plupart implicites et le dépassement des désaccords locaux (Derouet, 1988). En outre, les acteurs au sein de ces établissements sont conscients du fait que les décisions qu’ils prennent dans ce domaine sont lourdes de sens dans la mesure où, du fait que ces établissements sont chargés de gérer des problèmes essentiels pour le maintien de l’ordre social, tels que l’intégration de populations étrangères ou des jeunes de banlieue dans la société, et du fait aussi de la médiatisation croissante de leur activité, les « affaires » scolaires locales deviennent de plus en plus souvent des affaires nationales, comme on a pu le voir notamment autour de la question du port du foulard islamiste à l’école (Lorcerie, 1996).
Un exemple d’adaptation locale dans un établissement difficile ; L’évolution des pratiques et des éthiques
15Mais comment ces adaptations se réalisent-elles au quotidien dans les établissements ? Becker (1952a) distingue plusieurs transformations qui interviennent pour réduire les difficultés que présente le travail dans ce type d’établissements telles que l’apprentissage de nouvelles techniques pédagogiques et disciplinaires, la révision à la baisse des attentes et des objectifs, la recherche d’explications qui rendent normales des situations et des comportements déviants ainsi que le fait que ces changements dans les perspectives s’accompagnent également de changements dans les relations internes : intégration dans un groupe de collègues, acquisition de positions d’influence et de prestige auprès du chef d’établissement, des jeunes collègues et d’autres agents travaillant dans l’établissement, gain d’une réputation d’autorité auprès des élèves et des parents. L’ajustement des perspectives et l’insertion dans un réseau de relations positives avec des collègues, des supérieurs et des clients rendent alors le déplacement vers un autre établissement coûteux et indésirable. Certes, cette carrière d’enseignant dans un établissement difficile n’est pas la seule possible et, de fait, en examinant plusieurs établissements difficiles « mobilisés », nous avons pu observer d’autres modalités. Elle existe néanmoins et nous avons cherché à la comprendre à travers le cas du collège M., collège « sensible » de la banlieue parisienne, souffrant d’une réputation négative auprès de la population depuis sa création, où l’on trouve néanmoins un corps enseignant particulièrement stable – sur la trentaine d’enseignants en exercice, une quinzaine y sont depuis au moins dix ans et pour beaucoup depuis vingt ans (dont certains qui, ayant été amenés à un moment à quitter l’établissement, ont demandé ultérieurement à y revenir) – et perçu par les autorités académiques comme impliqué et dynamique2.
Durer dans les établissements difficiles : l’acceptabilité morale du contexte de travail et des élèves
16Accepter de travailler dans un contexte difficile et dévalorisant comme celui du collège M. suppose un travail d’adaptation des perspectives que l’on peut repérer en comparant le discours des enseignants les plus jeunes ou le plus récemment affectés dans l’établissement à celui des « anciens ». Chez les nouveaux arrivants dans l’enseignement et dans le collège, il y a une tendance à donner un caractère d’exception à ce type d’établissement où ce qu’ils observent et vivent quotidiennement contredit fortement la vision idéalisée du métier constituée dans leur propre expérience scolaire et dans la formation initiale : « Il faut dire aussi que j’espère que ce genre d’établissement et ce genre de situation, c’est un peu marginal, quand même... » (homme, professeur de mathématiques, 3 ans dans l’enseignement, 2 ans dans l’établissement). Ils sont aussi nombreux à ressentir leur affectation dans l’établissement comme un manque de chance ou une étape pénible à franchir au début de leur carrière : « La première fois que j’ai su que j’étais vraiment nommée ici, toutes mes copines sont venues me voir en me faisant toutes leurs condoléances » (femme, professeur de français, 4 ans dans l’enseignement, 3 ans dans l’établissement). Les enseignants plus expérimentés ayant enseigné dans des établissements qu’ils jugent meilleurs et nouvellement nommés dans l’établissement ont quant à eux plutôt le sentiment que ce type d’affectation reflète un manque de reconnaissance de leurs compétences et de leur expérience par les autorités administratives : « Je me disais : j’ai quand même 25 ans de métier et voilà qu’on me met dans un établissement zone sensible, alors que je mérite d’être dans un établissement musical, C’est vrai étant donné mon métier, mon niveau... » (femme, professeur de musique, enseignante depuis 27 ans, depuis 3 ans dans l’établissement).
17En revanche, les enseignants plus âgés qui sont depuis longtemps dans l’établissement ou qui ont travaillé dans d’autres du même type ont plutôt tendance à relativiser leur contexte de travail, voire à l’éclairer d’une lumière positive par rapport à d’autres contextes de travail encore plus « difficiles » : « Je me dis souvent : “Ici ça va”, mais quand j’entends parfois parler de certains établissements en Seine-Saint-Denis et pas seulement là, je me dis : “Je ne pourrais pas” » (femme, professeur de dessin, 17 ans d’expérience d’enseignement, depuis 6 ans dans l’établissement) ; « (cet autre collège ou j’étais) c’était une ZEP, ici, on est zone sensible, là-bas c’était pire, j’ai vu la différence, beaucoup plus de violence, d’enfants en échec » (femme, professeur de sciences naturelles, 25 ans dans l’enseignement, 20 ans dans l’établissement). Cette attitude peut aller jusqu’à chercher à affirmer la « normalité », voire la « supériorité » du collège en matière de résultats ou de discipline face aux autres établissements de la commune, mais à partir d’un positionnement déjà intériorisé d’établissement de « mauvaise réputation ». « Notre position si vous voulez est d’expliquer qu’il y a peut-être une petite différence de niveau, c’est vrai, mais que d’un autre côté, la différence de niveau, elle n’est pas rédhibitoire et elle n’est sûrement pas rédhibitoire pour les élèves les plus faibles » (homme, professeur de sciences physiques, 25 ans dans l’enseignement, 22 ans dans l’établissement) ; « d’abord quand on regarde nos résultats au brevet des collèges (nos élèves nous ne les surévaluons pas, contrairement aux bruits qui courent), ils ont été positifs et supérieurs à ceux de C. qui est le bon établissement ici » (femme, professeur d’EPS, 27 ans dans l’enseignement, 25 ans dans l’établissement) ; « le CES tout le monde s’en fait tout un monde et quand on est à l’intérieur on s’aperçoit que ça se passe très bien » (homme, professeur de mathématiques, 28 ans dans l’enseignement secondaire et dans l’établissement).
18Dans tous les cas, il est évident que l’acceptation plus ou moins résignée ou enthousiaste du contexte de travail est subordonnée à une acceptation du public qui est évoquée spontanément par certains enseignants (« Il a fallu au début que j’accepte ces élèves-là... »). Cette acceptation implique premièrement de laisser de côté les illusions professionnelles et les projets pédagogiques bâtis sur l’image d’un élève idéal. Il y a là un travail de deuil plus ou moins important au cours des premières années de la vie professionnelle : « J’ai eu l’impression d’une énorme escroquerie quand je me suis engagée dans l’enseignement. J’ai passé le CAPES en 1967, donc avant 1968. Je devais enseigner en lycée, donc j’étais pour une certaine élite et j’avais fait des études pour ça. Et puis les études que j’ai faites ça ne sert à rien pour faire de la garderie ; certaines fois le me disais (...), “je perds mon temps” et quelque part je me sentais un peu coupable de rester ici » (femme, professeur d’histoire-géographie, 30 ans dans l’enseignement, depuis 26 ans dans l’établissement). Ce constat n’entraîne pas une absence de jugement moral sur le « niveau » que les enseignants interrogés sont nombreux à trouver « ahurissant », « catastrophique » ou « pathétique », mais il débouche sur une vision qui tend à reporter la responsabilité de celui-ci non seulement sur les familles et les élèves, mais aussi sur les politiques et l’administration qui ne tiennent que rarement compte des spécificités de ce type de public dans les instructions officielles sur les programmes d’enseignement : « La pauvre Éducation nationale a supprimé les programmes de base dans lesquels on ne prenait pas les enfants pour des surdoués mais pour des enfants » (femme, professeur d’EPS, 27 ans dans l’enseignement, 25 ans d’ancienneté dans l’établissement) ; « on a des gens qui font des programmes, pour nous CES, à Henri-IV ; ils ne connaissent pas notre niveau » (homme, professeur de mathématiques, 28 ans d’ancienneté dans l’enseignement secondaire et dans l’établissement).
19L’« acceptabilité morale » (Becker, 1952b) des élèves implique néanmoins beaucoup plus que cela. Elle suppose de tolérer des modes de socialisation familiale en matière d’hygiène, de nutrition, de rapports parents/enfants ainsi que des comportements et des attitudes scolaires des élèves qui remettent en cause les principes moraux que les enseignants ont acquis dans des contextes familiaux, scolaires ou professionnels où prédominaient les valeurs de la petite bourgeoisie ou des classes moyennes salariées. Un aspect de ce travail d’adaptation consiste à attribuer la responsabilité des pratiques « déviantes » non pas tant aux élèves qu’à leurs familles, elles-mêmes le plus souvent présentées comme des victimes de la crise économique et du chômage et des problèmes liés à l’immigration même si le regard que l’on porte sur elles reste très moralisant : « Moi, je suis très étonné quand même, par la façon de ne pas, de ne plus élever les gosses ; il y a du laisser-aller total, ce n’est pas péjoratif mais j’ai l’impression que les gens sont débordés » (homme, professeur de mathématiques, 19 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement) ; « les cadres familiaux n’étant pas établis, ils viennent à l’école rechercher ces cadres-là ; les adultes qu’ils rencontrent c’est nous, donc c’est à la fois le substitut paternel et maternel » (homme, professeur d’EPS, 15 ans dans l’enseignement et dans l’établissement) ; « le pire c’est de ne pas avoir de repères, pour les gosses, et d’en chercher parfois par la violence ! Pour nous c’est très dur, pour le gamin aussi c’est épouvantable, la provocation, l’agressivité, pas savoir où il peut s’arrêter, où il peut aller » (femme, professeur de français, 20 ans dans l’enseignement, 11 ans d’ancienneté dans l’établissement).
20Un autre aspect de ce changement de regard consiste à distinguer l’adolescent de l’élève en « positivant » certains traits des adolescents (Kherroubi et Grospiron, 1991). Ainsi, les enseignants que nous avons rencontrés sont nombreux à adhérer à une vision constructive de tous les adolescents – et non pas seulement ceux dont les comportements correspondent à la norme valorisée socialement – en tant que porteurs d’un espoir de changement : « Même si c’est dur, je me sens bien, je trouve qu’ils sont durs, mais ce n’est pas le même rapport qu’avec des adultes, les adultes peuvent être beaucoup plus décevants » (femme, professeur de français, 28 ans dans l’enseignement et dans l’établissement). Une telle perspective suppose certaines dispositions de la part des enseignants, notamment la capacité à aimer les adolescents, à trouver du plaisir dans leur compagnie, même quand leur comportement laisse fortement à désirer (Kherroubi, 1994) : « Déjà vous ne faites pas l’enseignement si vous n’aimez pas les gosses, aimer un gosse c’est simple, c’est le féliciter s’il travaille bien, lui botter les fesses quand il ne travaille pas » (homme, professeur de mathématiques, 19 ans d’enseignement, depuis 16 ans dans l’établissement) ; « on ressent un plaisir des enfants, lorsqu’ils entrent dans votre classe, même s’ils sont insupportables, qu’ils montent sur la table et qu’après ils se calment, on sent un certain plaisir » (femme, professeur de musique, 27 ans d’expérience d’enseignement, depuis 3 ans dans l’établissement).
21Concernant plus précisément les adolescents de banlieue qui fréquentent le collège, le travail de « positivation » repose sur une distinction entre des traits directement liés aux conditions de vie que subissent ces enfants et des traits qui relèveraient, soit d’une intériorisation irréversible des effets de ces conditions de vie, soit d’une « mauvaise nature ». En d’autres termes, accepter l’éducabilité de ces apprenants-là suppose d’adhérer à une vision non fataliste au plan sociologique ou psychologique. De ce point de vue, il est important de souligner une distinction récurrente dans le discours de nos enseignants pour décrire les adolescents du collège et du quartier ; ils sont « durs » mais ils ne sont pas « méchants » : « Dans un collège de Neuilly ou Versailles, ils ne se prennent pas pour rien, je ne serais pas à l’aise avec ces enfants-là, ni avec leurs parents. Je préfère mes petits non-francophones, même si c’est dur c’est rarement méchant de leur part, tandis que les autres ce n’est pas pareil » (femme, professeur de sciences naturelles, 20 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement) ; « ils sont plus déstabilisés que loubards ou autre chose. Il n’y a pas plus de méchants ici qu’il y a 25 ans » (homme, professeur de mathématiques, 19 ans d’enseignement, depuis 16 ans dans l’établissement). Cette perspective va de pair, pour certains enseignants, avec un effort pour réduire la distance symbolique qui les sépare des élèves par la connaissance directe ou médiatisée de leur cadre de vie qui débouche sur une forme de compréhension nouvelle : « Un principal qui voyait que je dépérissais m’a montré ce qu’étaient ces enfants, m’a fait comprendre les problèmes que vivaient ces enfants, comment ces enfants étaient quand même des enfants avant toute chose qu’il fallait essayer de comprendre (...), j’ai alors beaucoup regardé d’émissions de TV, je me suis plongée dans tous les problèmes de banlieue » (femme, professeur de français, 4 ans dans l’enseignement, 3 ans dans l’établissement). Chez d’autres, il s’agit plutôt d’établir une sorte de « fraternité » entre des gens de milieu populaire et des banlieusards qui implique le respect des élèves tels qu’ils sont : « Je n’ai pas caché à mes élèves que j’habite V. (commune où se trouve le collège) et que je suis originaire de M. (commune voisine), donc de leur banlieue ; il n’y a pas de mépris et pour eux c’est très important » (femme, professeur d’histoire-géographie, 30 ans dans l’enseignement, 26 ans dans l’établissement).
L’enseignement au quotidien : renonciations, déplacements et adaptations
22Cet ajustement de perspectives se traduit par des changements concrets au niveau des pratiques pédagogiques. Ainsi, l’acceptation du faible niveau des élèves se traduit par une modification des exigences et des modes d’évaluation. Plusieurs enseignants assurent suivre encore les programmes, mais en « modulant » les objectifs : « Il ne faut pas baisser ses objectifs mais les adapter, d’une classe à l’autre, c’est comme les groupes de niveau, il faut moduler » (homme, professeur de mathématiques, 19 ans d’enseignement, depuis 16 ans dans l’établissement). D’autres, plus nombreux, évoquent une réduction effective des attentes en matière de résultats : « Par exemple, il y a deux ans, j’ai déchiré tous mes contrôles pour en faire de plus faibles. Et quand je rencontre un de mes anciens élèves qui a son petit frère dans ma classe, il me dit : “Vous prenez un coup de vieux, vous leur donnez ça à faire ?... De mon temps on aurait fait ça en une demi-heure !” » (homme, professeur de mathématiques, 28 ans d’ancienneté dans l’enseignement secondaire et dans l’établissement). D’autres, certes très minoritaires, évoquent même le renoncement à tout contrôle régulier : « En sixième et en cinquième je ne fais plus de contrôle de leçons. Ça ne sert à rien de mettre zéro à tout le monde, on arrive alors dans une logique d’échec qui est la pire des choses » (femme, professeur d’histoire-géographie, 30 ans dans l’enseignement, 26 ans dans l’établissement).
23Etant donné le coût psychologique d’un tel renoncement, il n’est pas étonnant de constater que celui-ci s’accompagne souvent d’un déplacement de l’attente de résultats en termes de connaissances à l’attente de résultats en termes de motivation et de rapport au travail des élèves : « Alors qu’avant on visait un résultat, quelque chose à laquelle ils aboutissaient, qui était valorisant pour eux, maintenant je constate que plus ça va, plus ce sont des enfants qui d’année en année sont dévalorisés, qui le sont depuis le CP et qui n’ont pas du tout confiance en eux, qui ratent parce qu’ils sont saturés d’explications, depuis qu’ils sont petits ça ne marche pas ; donc j’ai beaucoup plus l’objectif de les rassurer, de les réconforter par rapport à ce qu’ils peuvent faire et c’est vrai que je n’ai plus tellement cet objectif de l’aboutissement » (femme, professeur de dessin, 17 ans dans l’enseignement, 6 ans dans l’établissement) ; « en fait j’ai réalisé qu’il était impossible de demander un niveau trop important aux enfants, ça ne correspondait à rien pour eux, je risquais de me heurter ; j’ai été obligée en effet de viser plus bas, mais ce que j’ai conservé vraiment ce sont les exigences face au travail... et je pense que ce sont non seulement des exigences musicales mais des exigences vis-a-vis de n’importe quelle activité » (femme, professeur de musique, enseignante depuis 27 ans, depuis 3 ans dans l’établissement). Ce déplacement peut alors entraîner la mise en application de nouveaux modes d’évaluation dont l’objectif est plutôt l’encouragement de l’effort que la sanction des résultats (Merle, 1998) : « Je les encourage aussi quand ils font une bonne réponse, quelque chose qui prouve une certaine intelligence, une certaine réflexion ; je mets un bâton et au bout de quatre ils ont un vingt qui compte dans la moyenne. C’est une motivation et il y en a qui arrivent à augmenter les notes ainsi » (femme, professeur d’histoire-géographie, 30 ans dans l’enseignement, 26 ans dans l’établissement).
24Ce déplacement est suffisamment important pour entraîner également un déplacement des satisfactions professionnelles. Certes, dans ce contexte d’établissement « difficile », une valeur encore plus grande peut être accordée à la réussite de certains et au rôle de l’école et des enseignants dans cette réussite. Toutefois, face aux maigres progrès d’un bon nombre d’élèves, beaucoup d’enseignants, tout en restant focalisés sur le « cours » comme situation-test de leur capacité professionnelle, estiment celui-ci « bien réussi » quand les élèves adhèrent et participent, sans référence directe à des résultats tangibles : « Mes satisfactions professionnelles ? C’est quand un cours a bien marché, que vous les avez sentis accrochés, mais le plus grand plaisir c’est quand j’ai découvert quelque chose avec eux, alors là, c’est presque l’extase ! » (femme, professeur de français, 28 ans dans l’enseignement et dans l’établissement) ; « c’est déjà la participation ; pour moi un sujet réussit et marche quand les enfants ont envie de participer, donc de réussir » (femme, professeur de dessin, 17 ans dans l’enseignement, 6 ans dans l’établissement). « Quand j’ai l’impression que j’ai réussi un cours, c’est-à-dire que j’ai véritablement réussi – ça ne tient pas seulement à moi – à faire quelque chose qui a porté, qui a marqué et de m’apercevoir que les élèves disent “c’est déjà fini !”, c’est gratifiant » (femme, professeur d’histoire-géographie, 30 ans dans l’enseignement, 26 ans dans l’établissement).
25L’ajustement des aspirations et des attentes en matière de résultats n’implique pas pour autant l’abandon de toute réflexion sur les moyens d’améliorer la transmission des connaissances. Ainsi, une partie des enseignants interrogés évoque l’importance du travail de « simplification ». Par « simplification », les enseignants entendent moins un travail de réduction ou de modification des contenus qu’une transformation des pratiques d’enseignement allant dans le sens d’une place grandissante accordée à l’oral et à l’image : « Dans mon enseignement, j’ai l’impression que je simplifie en fonction du niveau des élèves. J’ai pris l’habitude de faire des phrases très simples, de donner moins de détails par écrit, mais simplement par oral, de passer beaucoup de films, de diapos » (femme, professeur de sciences naturelles, 20 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement) ; « on a tendance à parler dans un style “fleuri”, parce qu’avec eux ce qui passe ce sont les images, je vous le dis, il faut s’adapter » (homme, professeur de mathématiques, 19 ans d’enseignement, depuis 16 ans dans l’établissement). Cette forme d’adaptation va souvent de pair avec des stratégies d’enseignement qui utilisent le jeu ou la théâtralisation pour attirer et retenir l’attention des élèves : « Je leur fait avaler des choses sous forme d’un jeu, comme un puzzle » (femme, professeur de français, 28 ans dans l’enseignement et dans l’établissement) ; « en fait ce qu’il faut c’est leur plaire, non, plutôt, leur faire plaisir d’apprendre, d’acquérir des notions (...) en classe je théâtralise beaucoup, le complément d’objet direct qui fait des grimaces, mais il est placé derrière, on ne peut pas le voir ; alors je ne sais pas si ça leur entre absolument dans la tête, mais du coup on fait de la grammaire en s’amusant, et ma foi ça va peut-être finir par rester » (femme, professeur de français, 4 ans dans l’enseignement, 3 ans dans l’établissement).
26Une autre dimension importante de l’évolution des pratiques pédagogiques évoquée par de nombreux enseignants concerne l’importance du travail d’improvisation et de réglage sur place du contenu et des activités d’enseignement qui conduit certains enseignants à s’investir en situation en écartant l’intérêt d’une préparation trop poussée des leçons : « C’est du travail qui se fait sur place, ça ne peut pas se préparer (...) je vous dirai franchement l’essentiel de mon travail c’est ici en situation... autrefois quand je n’avais pas prévu tout mon cours en sciences naturelles, j’étais mal à l’aise, je me disais : “Tu n’as pas fait ton métier” tandis que maintenant je me dis : “Bon c’est ça, on n’a fait que cela, mais on a appris autre chose” » (femme, professeur de sciences naturelles, 20 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement) ; « il ne faut pas arriver en classe en se disant « je vais être comme ça », avoir un schéma, une attitude, il faut, en fonction de la classe, réagir, être très simple » (femme, professeur de français, 28 ans dans l’enseignement et dans l’établissement). Même si certains, au contraire, insistent sur l’importance de la planification des cours, cette planification sert moins à assurer une cohérence et une progression pédagogique qu’à anticiper des formes d’adaptation en situation : « Moi, je prépare mes cours tous les matins ; je veux absolument savoir pour me sécuriser, même si je ne fais pas ça, j’ai un canevas avec ce que je vais évaluer et ça me semble normal de fonctionner comme cela, de ne pas arriver les mains dans les poches » (homme, professeur d’EPS, 15 ans dans l’enseignement et dans l’établissement). « La préparation s’est alourdie à mon avis parce que justement ça devient tellement différent des fois d’une classe à l’autre, qu’on est forcé de s’adapter finalement au niveau ou à la demande » (femme, professeur de dessin, 17 ans dans l’enseignement, 6 ans dans l’établissement).
27Enfin, une troisième évolution des pratiques pédagogiques concerne le travail en équipe entre enseignants d’un même niveau qui, dans le collège M., s’est traduit par différentes expériences de constitution de groupes de niveau et, pendant les deux années de notre enquête, par la mise en place d’« ateliers pédagogiques » proposant divers apprentissages (latin, journalisme, secourisme...) aux élèves de sixième par les enseignants interviewés. Pour certains enseignants, ce mode de travail concrétise une forme particulière de rapport au métier où ce n’est plus le rapport à la discipline, voire à l’activité intellectuelle, ni à l’espace-classe qui structurent l’activité enseignante, mais le rapport au contexte de travail et aux élèves : « Il y a plein de gens qui portaient en eux, de façon individuelle, certaines idées, qui pratiquaient dans leur secteur, dans leur matière ; tout ça s’est un peu transcendé, catalysé sur un projet. Donc, à partir de là ce qui est intéressant c’est que la vision de matière disparaît. Moi, je suis prof d’EPS, mais à côté de cela, je suis un prof au collège M. Il n’y a pas ce préjugé lié aux matières ; l’enseignant c’est un adulte face à des gosses difficiles, ça casse la structure-classe » (homme, professeur d’EPS, 15 ans dans l’enseignement et dans l’établissement). La constitution d’une équipe apparaît ainsi comme le support d’une identité positive de « gens de terrain » qui permet de lutter contre la dévalorisation du statut professionnel et social : « Il y a une bonne ambiance de profs ; on ne se prend pas au sérieux ! Ce n’est pas tellement des profs intellos, c’est des gens de terrain » (femme, professeur d’histoire-géographie, 30 ans dans l’enseignement, 26 ans dans l’établissement). Une minorité, cependant, reste attachée à la discipline comme pivot de la mobilisation professionnelle : « C’est vrai que les ateliers ça fait un lien, on a des concertations, mais c’est un lien qui est quand même très minime parce qu’en fait on est seul devant son travail ; il faut être plusieurs dans la même discipline pour avoir des échanges professionnels, pour moi » (femme, professeur de musique, enseignante depuis 27 ans, depuis 3 ans dans l’établissement).
De l’enseignant à l’éducateur : les composantes techniques et éthiques d’un nouveau rôle professionnel
28Il est difficile cependant d’évoquer les évolutions dans les pratiques d’enseignement sans tenir compte des problèmes de discipline tant ceux-ci pèsent sur les situations de travail. Dans ce type d’établissement, beaucoup d’enseignants soulignent la dépense d’énergie et la fatigue supplémentaire induites par le fait de devoir « être sur le qui vive » de « réagir au quart de tour » de « renvoyer la balle » pour éviter tout dérapage dans la classe. Ceci est, pour des raisons évidentes, particulièrement le cas pour les enseignants les plus jeunes et les plus inexpérimentés : « Je m’attendais à arriver ici et faire des mathématiques comme je l’avais fait la première année à M., j’avais préparé pendant l’été mes cours, j’avais choisi mes exercices ; dès que j’ai su dans quel établissement j’étais, j’ai essayé de savoir quels livres j’avais, quels exercices je pourrais choisir... voilà et le jour où je suis arrivé ici ça a été des problèmes de discipline, des rapports de force, des conflits, alors ça m’a profondément déstabilisé dès le départ » (homme, professeur de mathématiques, 3 ans dans l’enseignement, 2 ans dans l’établissement). Toutefois, les enseignants les plus âgés ne sont pas non plus à l’abri de cette tension : « Je ne peux pas faire mon travail ici tel que je le concevais au début, c’est-à-dire développer une séance où on pratique, où on fait des acquisitions, sans que se posent des problèmes sociaux. Donc le vécu quotidien, c’est : “Je ferai une séance si j’obtiens le calme, qu’il n’y a pas de bagarre, qu’il y a adhésion des enfants” » (femme, professeur d’EPS, 27 ans dans l’enseignement, 25 ans d’ancienneté dans l’établissement) ; « La première année où j’étais enseignant, j’avais 20 ans, les plus âgés de mes élèves en avaient 18 ; j’avais quarante-trois élèves dans la classe et je m’en sortais. Eh bien, je pense qu’aujourd’hui, même avec mon expérience, dans ces conditions je serais incapable de faire tourner une classe... Je viens de sortir d’un groupe où je ne suis même plus maître, j’ai treize élèves, ce sont bien sûr les plus difficiles, mais quand même ! » (homme, professeur de mathématiques, 29 ans dans l’enseignement, 27 ans dans l’établissement).
29Certes, un des facteurs qui permettent de durer dans ce type d’établissement est la maîtrise de l’incertitude liée à l’irruption des problèmes de discipline qu’apportent l’expérience et l’acquisition d’une « réputation » à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement : « Il m’a fallu de nombreuses années pour arriver à être bien ici, d’abord parce que j’étais un peu en souffrance avec les gosses, parce que ce n’était pas toujours facile d’aller travailler. Ce n’est pas facile maintenant, mais je croix que je gère mieux les conflits, j’arrive mieux à m’en sortir, en tout cas, d’un point de vue énergétique, j’y laisse moins de plumes qu’à une époque » (homme, professeur d’EPS, 15 ans dans l’enseignement et dans l’établissement) ; « Maintenant, je n’ai plus besoin en début d’année de m’imposer aux élèves, puisque j’ai maintenant les enfants d’anciens élèves, j’ai toute une réputation par les cités, les familles, les grands frères. Les gamins quand ils arrivent savent à peu près à quoi s’en tenir. Donc ils ne me testent pas, ce qui est très pénible. Ils savent et pour certains parents ça les rassure » (femme, professeur d’histoire-géographie, 30 ans dans l’enseignement, 26 ans dans l’établissement). Cette maîtrise se traduit par des techniques disciplinaires qui s’appuient sur le charisme, sur le rapprochement affectif, sur la surprise ou sur l’humour beaucoup plus que sur les sanctions ou les exclusions : « Je sais les prendre maintenant, bien sûr quelquefois, je m’énerve et je les énerve mais parfois aussi je me reprends, je parle plus doucement ou je me tais et je leur dis de croiser les bras et de mettre la tête sur les bras pour se reposer, c’est de la relaxation... au début je n’aurais jamais osé faire cela, en me disant que ce n’était pas mon métier » (femme, professeur de sciences naturelles, 20 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement) ; « Avec les gamins, il faut être prêt à répondre à tout et avec beaucoup de repartie » (femme, professeur d’EPS, 27 ans dans l’enseignement, 25 ans d’ancienneté dans l’établissement).
30L’efficacité des pratiques disciplinaires repose cependant encore davantage sur l’accord, la communication et l’entraide dans l’équipe pédagogique dont une des fonctions est justement de protéger les enseignants contre toute tentative de manipulation et de détournement des situations de travail par les élèves : « Ils savent qu’il y a des choses qui ne se font pas et qu’on ne tolérera pas. De toutes manières, ils savent que s’il y en a qui font quelque chose tout le monde est averti » (femme, professeur d’histoire-géographie, 30 ans dans l’enseignement, 26 ans dans l’établissement) ; « il y a des années dures ici, bien sûr, mais c’est peut-être parce qu’on est une bonne équipe de profs qui sont là depuis longtemps, qu’on arrive à canaliser. Quand il y a quelque chose on s’épaule, ça compte beaucoup et les enfants le savent qu’on parle d’eux ensemble » (femme, professeur de sciences naturelles, 20 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement) ; « J’ai vraiment profondément ancré en moi cette idée que dans les établissements difficiles seul le travail en équipe peut être une solution et une issue aux difficultés que l’on rencontre (...) et je dirais que l’une des conditions qui fait qu’aujourd’hui encore, bien qu’on soit zone sensible, c’est encore tout à fait vivable dans ce collège, c’est parce qu’il existe cette équipe de gens qui se retrouvent régulièrement, qui mangeons ensemble et qui avons cette vision relativement voisine » (homme, professeur de mathématiques, 29 ans dans l’enseignement, 27 ans dans l’établissement).
31Néanmoins, l’évolution des pratiques disciplinaires, qu’elle soit individuelle ou collective, suppose d’abandonner la définition traditionnelle de l’enseignement comme transmission de connaissances pour y intégrer un rôle d’éducation, voire d’assistance sociale. Or, si les enseignants sont nombreux aujourd’hui à avoir intégré la nécessité d’une telle évolution dans les établissements « difficiles », ils ne la perçoivent pas tous de la même façon. Une dimension sans doute centrale pour « durer » dans ces établissements est le vécu positif de ce nouveau rôle, ce qui est le cas de nombreux enseignants du collège M. : « Depuis que je suis ici, je me transforme très souvent en assistante sociale autant qu’en animatrice (...) j’ai senti en effet qu’avec ces enfants-là pour les mettre de mon côté il fallait être aussi bien maternelle, maman, que professeur » (femme, professeur de musique, enseignante depuis 27 ans, depuis 2 ans dans l’établissement) ; « on ne reste pas le prof qui déballe un savoir et puis c’est tout... oui, j’adhère tout à fait à cette évolution du métier, c’est un peu ce que je reproche au lycée, on a une obsession, c’est le bac, c’est important, c’est tout à fait normal, mais ici on a un rôle humain » (femme, professeur de sciences naturelles, 25 ans dans l’enseignement, 20 ans dans l’établissement) ; « Quand on sort de formation, on a envie d’enseigner, quand je suis arrivé ici, j’ai vu qu’il fallait éduquer (...) les profs qui négocient mal le virage c’est ceux qui ne veulent pas passer sur le mode « éduquer » c’est clair ! ceux qui restent sur leur matière et ce qui leur est spécifique, ils se ramassent... moi, je l’ai vécu de façon positive » (homme, professeur d’EPS, 15 ans dans l’enseignement et dans l’établissement).
32Vivre ce rôle de façon positive et non pas comme un ensemble de tâches de nature répressive ou de « gardiennage » suppose cependant d’adhérer à certaines valeurs. Les enseignants du collège M. n’ont certes pas une vision missionnaire de leur rôle : « Il ne faut jamais se gargariser au point de se sentir utile » (homme, professeur de mathématiques, 19 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement) ; « je crois qu’il faut rester modeste, plus je vieillis, plus je me dis : ne pas croire qu’on va changer le monde » (femme, professeur de sciences naturelles, 20 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement). Ils n’ont pas par ailleurs une vision idéalisée des valeurs qu’il faut transmettre, ni de la capacité des élèves à être réceptifs à ces valeurs : « Essayer de définir, de redéfinir, de préciser donc aux enfants des valeurs qui sont des valeurs générales de reconnaissance, de respect me paraît un exercice hautement difficile, en tout cas de plus en plus difficile à faire dans notre métier » (homme, professeur de mathématiques, 29 ans dans l’enseigne ment, 27 ans dans l’établissement). Ils croient néanmoins à une éthique professionnelle qui n’étant plus celle de la poursuite de l’égalité des chances par « l’indifférence aux différences », nécessite une implication personnelle et donc des qualités et des exigences spécifiques, dont au premier chef le courage nécessaire pour « se lancer dans l’arène » et se rapprocher des élèves en risquant non seulement une perte de contrôle de la situation d’enseignement et de l’interaction adulte/adolescent, mais des demandes affectives difficiles à repousser : « Quand on débute, on a peur de la perte de contrôle de la classe ; moi c’était mon problème, je craignais tout ce qui était proximité. Je n’étais pas contre le fait de me rapprocher des élèves, d’avoir des interventions individuelles mais on a peur de perdre le contrôle donc on reste souvent à l’extérieur du groupe ce qui est beaucoup plus confortable que de rentrer dedans et des fois se confronter à des choses plus... individuelles, c’est-à-dire s’impliquer » (homme, professeur d’EPS, 15 ans dans l’enseignement et dans l’établissement).
33Dans ce contexte, « s’impliquer » veut dire tout d’abord être non seulement présent, mais attentif et prêt à réagir en réponse aux sollicitations directes ou indirectes des élèves : « Un prof il doit être là. Il ne peut pas laisser sa classe, même s’il est malade ; la présence doit être intensive et musclée et attentive » (femme, professeur d’EPS, 27 ans dans l’enseignement, 25 ans d’ancienneté dans l’établissement) ; « quand on est là, ce qui compte c’est la présence, c’est de la formule 1, il ne faut pas rater un virage (...) c’est des mômes avec lesquels on ne peut pas se permettre de dire : “Venez, suivez moi !”, non, il faut être devant, derrière, au-dessus et sur les côtés ! » (homme, professeur de mathématiques, 19 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement). Mais à un deuxième niveau « s’impliquer » veut dire également s’engager en tant que personne et non pas jouer un rôle. Dès lors des qualités comme la sincérité et l’honnêteté s’avèrent indispensables : « Il faut être nature avec eux ; je ne sais pas si on peut apprendre à devenir nature ; alors le prof façade, le prof vitrine, moi je n’y crois pas trop, la carapace non ! » (homme, professeur de mathématiques, 19 ans dans l’enseignement, 16 ans dans l’établissement). Enfin, « s’impliquer » suppose également une nouvelle éthique de l’équité : « Je pense que ma fonction n’est pas seulement une fonction professionnelle, c’est une fonction globale qui fait appel à toutes sortes de qualités, d’exigences... les enfants qui sont tiraillés à droite et à gauche, qui ne savent pas où ils vont, j’estime que déjà je dois être régulière dans mon humeur, régulière dans mes exigences, très juste parce qu’ils sont très sensibles à la justice les enfants, c’est terrible » (femme, professeur de musique, enseignante depuis 27 ans, depuis 3 ans dans l’établissement).
Conclusion
34Nous avons conscience de n’avoir analysé ici que quelques-uns des processus d’adaptation (l’évolution des perspectives concernant les élèves, les changements des pratiques pédagogiques et disciplinaires principalement) qui participent à la construction d’une carrière enseignante dans les établissements difficiles. D’autres éléments, notamment les relations avec les collègues, les supérieurs, les parents et la « communauté locale », jouent également un rôle important et seront évoqués dans d’autres publications. De même, une reconstruction historique des étapes de ces carrières au niveau objectif (autres professions exercées, nombre et type d’établissements fréquentés avant l’arrivée dans l’établissement d’exercice) et au niveau subjectif (le processus d’engagement, les crises et les continuités, la vision de l’avenir professionnel) sera réalisée. Enfin, une approche comparative, qui permette de mettre en lumière les similitudes et les différences entre divers types d’établissements « difficiles » et entre ceux-ci et d’autres types d’établissements, notamment ceux qui, accueillant un public populaire, ne sont pas néanmoins vécus comme « difficiles » par les enseignants eux-mêmes (Kherroubi, 1997), ou encore entre différents types de socialisation professionnelle dans les établissements scolaires suivant les niveaux d’enseignement, s’avère également indispensable.
35Il est possible néanmoins que même ce bref aperçu de quelques éléments de l’adaptation des pratiques et des éthiques des enseignants dans les collèges « difficiles » à partir d’une posture compréhensive puisse paraître choquant à un double titre. Premièrement, par rapport à un objet de recherche qui occupe une place importante dans les débats politiques et vis-à-vis duquel les chercheurs en éducation (pour des raisons qu’il serait intéressant d’explorer en détail ailleurs) ont des partis pris idéologiques forts qui tournent parfois à la dénonciation, la position compréhensive peut donner l’image d’une certaine complaisance. Or, s’il est évident que la connaissance de la production scientifique et nos propres convictions en tant que citoyen nous permettraient aisément d’argumenter sur les effets négatifs possibles de la « baisse des exigences » ou de l’« adaptation en situation », une telle posture nous semble déplacée ici car elle ne permet pas de saisir les points de vue et les pratiques des acteurs, ni au moment où on les interroge, car on obtient alors un discours « pédagogiquement correct » de peu d’intérêt ou un refus de participation, ni au moment où l’on opère une reconstruction scientifique de la cohérence interne de ces points de vue et de ces pratiques, comme nous avons tenté de le faire ici.
36En second lieu, il est certain que le travail d’explicitation et d’interprétation du discours et des pratiques enseignantes à partir d’une enquête monographique peut sembler limité dans son intérêt et dans sa portée à ceux qui cherchent à isoler des variables explicatives des conduites enseignantes ou des effets de ces conduites sur d’autres phénomènes comme la réussite scolaire. Il nous semble cependant que, sans nier toute pertinence à ce type de critique, certains phénomènes tels que la variabilité des modes de socialisation professionnelle dans les établissements scolaires suivant les contextes de travail sont mieux appréhendés par l’approche développée ici. En outre, une telle approche n’interdit pas toute forme de généralisation si l’on accepte que le travail sociologique consiste aussi à tirer de la texture dense de petits faits des conclusions sur la construction de la vie collective en général (Geertz, 1973) ou, en d’autres termes, à éclairer les transformations globales que nous avons évoquées dans la première partie de ce texte par le vécu quotidien des acteurs et vice versa.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 En travaillant sur les projets d’établissement de tous les collèges du Val-de-Marne en 1993-1994, nous avons constaté que des actions de ce type y occupaient une place tout à fait importante. Cf. Henriot-van Zanten, A. et Kherroubi, M. (1994), « Autonomie des établissements et intégration des cultures étrangères à l’école française », communication présentée au colloque « Ethnocentrisme et éducation », Delphes, Grèce, 27-29 mai.
2 Cette partie de l’article s’appuie sur une enquête menée dans ce collège grâce à la collaboration de M.-F. Grospiron et d’E. Peignard en 1994-1996 dans le cadre d’un projet plus large intitulé « Territorialisation de l’école et recomposition des rôles éducatifs ». Les points de vue de tous les membres de l’équipe de direction et de l’équipe éducative, des représentants des parents et de quinze enseignants impliqués dans des ateliers pédagogiques en direction des élèves de sixième ont été recueillis grâce à des entretiens semi-directifs très approfondis. Les interprétations proposées ici reposent sur une première exploitation des entretiens auprès des enseignants.
Auteur
Membre de l’Observatoire sociologique du changement (Fondation nationale des sciences politiques), est chercheur au CNRS. Spécialiste de l’observation sociologique de l’école, elle défend l’analyse fine des interactions entre l’établissement scolaire et le milieu social qui l’entoure. Ses travaux de recherche donnent une place particulière à la comparaison internationale dans la description du fonctionnement des établissements scolaires. Elle est coauteur avec Marie Duru-Bellat de Sociologie de l’école (Armand Colin).
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