1La réduction des inégalités devant l’éducation – inégalités entre enfants, entre régions, entre classes sociales – a toujours été, en France, un des objectifs de l’école, même si, dans le passé, différentes structures éducatives plus ou moins étanches – pour le peuple le primaire, pour la bourgeoisie le secondaire – existaient de fait. Rappelons, par exemple, qu’au début des années 1950, il y a quarante ans, environ deux tiers d’une génération n’entraient pas en sixième, et qu’au début des années 1960 encore 45 % n’y entraient pas. Depuis une ou deux décennies, cette quasi-étanchéité entre primaire et secondaire a disparu au profit d’une continuité entre les différents degrés de l’école et, surtout, le souci de réduire les inégalités a pris des formes nouvelles. On attend aujourd’hui de l’école que tous les enfants y soient traités non pas de la même manière, mais qu’ils aient la possibilité de se développer et, se former au maximum de leurs possibilités. On souhaite que l’école favorise la promotion sociale d’enfants de familles populaires ou de niveau moyen, aidant ainsi au renouvellement ou, au moins, à l’élargissement des élites. Cette ambition, pour partie idéal inaccessible, pour partie objectif atteint puisqu’il est aisé de citer de nombreux cas où grâce aux études l’ascension sociale a été effective, est plus marquée en France que dans d’autres pays.

2 Depuis que la société française a fait le pari d’un enseignement de masse, l’école permet-elle autant que par le passé aux couches moyennes et populaires d’atteindre, par son intermédiaire, aux sommets ? Y a-t-il une relation entre faire progresser dans le système éducatif la majorité d’une génération – par exemple, lui faire atteindre le niveau du bac – et élargir la base sociale de l’élite scolaire, les couches moyennes et populaires ayant davantage accès à cette dernière ? L’école de masse et la sélection de l’élite scolaire sont-elles ainsi, en quelque sorte, proportionnelles : si le vivier s’étend grâce au choix de l’école pour tous, doit-on s’attendre, comme la métaphore sportive le laisse entendre, à ce que l’élite soit de meilleure qualité et, en plus, provienne d’horizons sociaux au moins aussi divers, voire plus ? À moins, au contraire, que la concurrence, accrue justement du fait même de l’élargissement de la base, renforce l’avantage de ceux qui ont beaucoup d’atouts, le recrutement social de l’élite scolaire devenant dans ce cas plus fermé ? Ces interrogations prennent place dans un contexte marqué par deux caractéristiques importantes :

• d’abord la capacité de l’école à favoriser la mobilité sociale ascendante ne dépend pas que d’elle : elle dépend aussi de la société, de son fonctionnement, des postes et carrières qu’elle offre, de sa capacité à intégrer les jeunes et à reconnaître les études qu’ils ont suivies et les diplômes qu’ils ont. Or, à tort ou à raison, devant l’ampleur du chômage et l’allongement de la formation des jeunes, le doute s’est insinué sur cette capacité.
• ensuite, l’école de masse – collège unique, lycée et lycée professionnel que devraient fréquenter 80 % d’une génération, université de masse –, où la sélection n’est plus affichée explicitement comme jusqu’au début des années 1960, a peut-être rendu plus opaques, et le paradoxe n’est qu’apparent, les voies de la réussite scolaire. Ainsi, on peut craindre qu’elle favorise plus qu’autrefois les familles qui connaissent les règles du système, au premier chef les familles d’enseignants et de cadres, ceci ayant des conséquences d’autant plus fortes que l’enseignement supérieur, même démocratisé, reste nettement hiérarchisé.

3Pour cerner la capacité de l’école à faire accéder les couches populaires et moyennes à l’élite scolaire, une étude a été consacrée à l’un des aspects symboliquement et réellement les plus importants : l’évolution au cours de ces dernières décennies du recrutement des élèves de quatre grandes écoles parmi les plus prestigieuses – l’École polytechnique, l’École normale supérieure, l’ENA1, HEC. Le recrutement de ces écoles et son évolution y sont décrits pour eux-mêmes, mais aussi en relation avec l’évolution générale des inégalités devant l’école, pour rapprocher, comme suggéré ci-dessus, école de masse et sélection de l’élite.

4L’étude commence par un rappel de l’évolution générale des inégalités sociales devant l’école depuis quelques décennies, en mesurant à trois endroits précis du système – collège, accès au bac, études supérieures – quelques évolutions partielles, puis en procédant à une analyse d’ensemble.

5Les trois exemples étudiés démontrent, selon le cas, parfois une stabilité, plus souvent une réduction des inégalités sociales devant l’école. En raison des données disponibles, la démonstration est plus ou moins assurée selon qu’il s’agit du collège ou de l’université. Ils sont complétés par une analyse d’ensemble portant sur l’évolution du lien, chez tous les jeunes venant de finir leurs études, entre le diplôme le plus élevé qu’ils ont obtenu (ceci étant l’aboutissement et donc un résumé de toute leur carrière scolaire) et leur milieu d’origine. Une telle analyse a été conduite à partir de données de l’INSEE2. Elle aboutit à deux conclusions majeures.

6De la fin des années 1960 à la fin des années 1980, le phénomène le plus important, le plus massif, est un allongement des études qui a touché de façon à peu près parallèle tous les milieux. Les enfants d’origine populaire ont donc eu accès de façon importante à des études et diplômes (par exemple le bac ou des études supérieures en STS ou même à l’université) très peu connus de ces milieux il y a vingt-cinq ans, sous l’effet de l’école de masse. À un premier degré d’approximation, il n’y a donc guère eu réduction quantitative des inégalités entre les années 1960 et les années 1980 : toutes les classes sociales ont profité du phénomène, même si cette démocratisation peut avoir des conséquences qualitatives différentes : parmi les cadres et les professeurs, pris comme classe, l’accès aux études supérieures, par exemple, est une extension ; parmi les couches populaires, c’est une nouveauté.

7Si au-delà de ce premier phénomène, qui résulte directement de l’École de masse – et le traduit –, on analyse l’évolution de façon plus précise, on observe une légère diminution des écarts entre milieux sociaux : c’est-à-dire que, comme chacun des exemples précédents le laissait entendre, l’accès des couches populaires et moyennes à des études longues n’est pas seulement le résultat, passif en quelque sorte, de l’école de masse. Il y a, en plus, une certaine réduction des inégalités sociales d’obtention des diplômes, légère réduction, du second ordre par rapport au phénomène précédent.

8Intéressante, cette analyse d’ensemble présente cependant deux défauts : elle se fonde sur une nomenclature de diplômes très regroupée et, surtout, elle porte sur les jeunes de 25 à 34 ans, qui ont donc fini leurs études en moyenne il y a une dizaine d’années. C’est une limite naturelle à partir du moment où on cherche à faire un bilan synthétique des inégalités, mais ce retard d’une dizaine d’années constitue, dans une période où le système éducatif évolue rapidement, un handicap important. Cette synthèse ne rend donc pas compte de la situation actuelle où les carrières scolaires, tant au collège qu’au lycée, sont très différentes de ce qu’elles étaient il y a seulement quelques années.

9Ces différentes approches permettent de tracer un cadre caractérisé par une forte démocratisation des études s’accompagnant d’une diminution plus ou moins prononcée des inégalités (la diminution ayant de fortes chances d’avoir été plus prononcée au cours des six ou sept dernières années). C’est dans ce cadre que l’on peut poser la question du recrutement de l’élite scolaire ; en dépit de cette stabilité ou de cette réduction des inégalités sociales globales devant l’école, l’accès à l’élite scolaire, qui commande plus qu’autrefois l’accès à l’élite – ou aux élites – sociale(s), pourrait être tout aussi fermé, voire plus fermé qu’autrefois. Lorsqu’on entend dire que l’ascenseur social que constitue l’école ne fonctionnerait plus aussi bien aujourd’hui à partir d’un certain niveau, c’est cette hypothèse ou cette crainte que l’on évoque.

L’évolution du recrutement social de l’élite scolaire

10Il y a bien entendu de multiples façons de définir l’élite scolaire. L’étude a retenu, dans l’optique de l’accès futur au pouvoir, quatre grandes écoles : l’École polytechnique (X), l’ENA, l’École normale supérieure (ENS) et HEC, écoles prestigieuses parmi les prestigieuses et, bien souvent, conditions sine qua non pour atteindre les sommets de notre société, que ce soit dans l’ordre administratif ou politique (ENA), dans l’ordre industriel ou administratif (École polytechnique), dans l’ordre intellectuel ou administratif (École normale supérieure), ou dans l’ordre économique ou commercial (HEC). Autant les lignes précédentes étaient marquées par le souci de donner une vue d’ensemble ou des éclairages certes particuliers mais situés à des endroits que la majorité d’une génération parcourt désormais, autant on se situe maintenant sur la pointe – et même la pointe de la pointe.

11Contrairement à d’autres niveaux du système éducatif, l’accès à ces quatre grandes écoles n’est pas plus large aujourd’hui qu’hier : le nombre de places offertes a augmenté à un rythme voisin de celui du nombre de jeunes en âge de les intégrer. De l’ordre d’un millier de jeunes, soit environ 1,2 ‰ d’une génération, sont dans une de ces quatre écoles, tant aujourd’hui qu’il y a quarante et trente ans. Du point de vue quantitatif, la pointe de la pointe est donc restée ce qu’elle était : au début des années 1990 comme à la fin des années 1960, comme au début des années 1950, ces quatre écoles « distinguent » une élite de même ampleur, environ 1 jeune sur 1 000. Ceci crée les conditions d’une comparabilité maximale sur les dernières décennies.

12L’origine sociale de cette élite appelle trois conclusions principales (tableau en annexe).

13La part des jeunes d’origine « populaire » (père paysan, ouvrier, employé, artisan, commerçant3) dans les quatre écoles a beaucoup diminué depuis quarante ans : environ 29 % des élèves étaient d’origine populaire dans la première moitié des années 1950,9 % aujourd’hui, c’est-à-dire à peu près trois fois moins. L’évolution est donc très différente de ce qu’elle est à l’université, où cette proportion est à peu près constante sur toute la période (de l’ordre de 50 %). Les données concernant HEC étant moins précises, il est prudent de conforter les conclusions en excluant cette école. 21 % des élèves de l’École polytechnique, de l’ENA, de l’École normale supérieure prises ensemble étaient d’origine populaire entre 1950 et 1955,7 % aujourd’hui : la diminution est confirmée, et son ampleur aussi.

14Le mouvement est identique dans chacune des quatre grandes écoles et, fait plus remarquable, les ordres de grandeur sont voisins – du moins entre l’École polytechnique, l’ENA et l’École normale supérieure : il y avait dans chacune de ces trois écoles environ 20 % d’enfants d’origine populaires il y a quarante ans, il y en a 6-8 % aujourd’hui. Le recrutement d’HEC était et est toujours plus populaire, ceci reflétant l’importance, dans cette école, des enfants d’artisans et de commerçants.

15Dans le même temps, et c’est le troisième enseignement majeur du tableau, la part des jeunes d’origine populaire dans l’ensemble de la génération correspondante a également beaucoup diminué : de 91 % des jeunes à 68 %. Le « vivier », si l’on peut s’exprimer ainsi, ayant beaucoup décrû – l’ampleur de la baisse est remarquable –, il est naturel qu’il y ait aujourd’hui moins de jeunes d’origine populaire dans les grandes écoles. Le recrutement moins populaire de cette élite ne préjuge donc pas de l’évolution de l’inégalité d’accès à ces quatre écoles. Ce sur quoi il faut s’interroger, en effet, c’est si ces deux diminutions sont parallèles – auquel cas les descendants des milieux populaires accéderont à l’élite scolaire de façon identique depuis quarante ans – , ou si la diminution du vivier excède celle de la part des jeunes d’origine populaire dans ces quatre écoles – auquel cas l’école remplira mieux son rôle d’ascenseur social qu’il y a quarante ans –, ou si elle lui est inférieure – auquel cas l’inégalité sociale d’accès à l’élite scolaire se sera accrue.

16Commençons par le recrutement d’origine populaire, ce qui permet de raisonner sur les quatre écoles prises ensemble. Il est instructif de procéder à deux mesures de l’évolution des inégalités, l’une additive, l’autre multiplicative, résumées dans le tableau ci-dessous :

17Les deux façons conduisent à deux conclusions opposées – et l’on pourra vérifier qu’il en est bien ainsi si au lieu de prendre les quatre écoles ensemble on procède à la comparaison pour l’Ecole polytechnique, l’ENA et l’École normale supérieure séparément4 :

18• mesurer de façon additive, en faisant la différence entre les proportions de jeunes d’origine populaire, conduit à la conclusion que l’inégalité sociale s’est réduite, puisque l’on peut dire que la baisse de la part des jeunes d’origine populaire est moins forte parmi l’élite (-20,4 points) que parmi l’ensemble des jeunes (-22,6 points) ;

19• mesurer de façon multiplicative, en faisant le rapport entre les mêmes proportions, conduit à la conclusion opposée, puisque l’on peut dire que la proportion de jeunes de milieu populaire a baissé d’environ deux tiers parmi l’élite, et d’un quart parmi le vivier.

20Comme ces mesures additive et multiplicative divergent, il est utile d’employer une autre méthode dite « logistique », qui permet, en fonction du tableau ci-dessous, de conclure ainsi : « Si au début des années 1950, on tirait au hasard deux jeunes, l’un de milieu moyen ou supérieur, l’autre d’origine populaire, il y avait 24 fois plus de chances d’avoir le premier dans une de ces quatre écoles et le second non, que la configuration inverse. » Aujourd’hui, c’est un peu moins (23), mais très proche et, à vrai dire, pas signifîcativement différent. Exclure HEC conduit, en revanche, à une baisse significative de l’inégalité dans les trois autres grandes écoles prises ensemble :

21Comme la chance d’entrer dans l’une de ces quatre écoles est infime quel que soit le milieu (c’est, rappelons-le, 1,2 ‰ en moyenne), cet indicateur logistique a, concrètement, la même valeur que si l’on rapporte les chances d’être dans ces écoles à l’importance du groupe social d’origine. Ainsi, au lieu de la phrase précédente, entre guillemets, il est équivalent de conclure de la façon suivante : compte tenu de leur importance respective dans la société française, les jeunes d’origine populaire avaient vers 1950-1955 24 fois moins de chances que les autres d’être dans l’une de ces quatre écoles. Aujourd’hui, ils en ont 23 fois moins, ce qui est pratiquement identique.

22Avant d’approfondir pour les quatre écoles elles-mêmes cette conclusion, il est intéressant de procéder à un rapprochement avec les étudiants universitaires et ceux des classes supérieures de lycée pour souligner différences et ressemblances dans le recrutement et dans son évolution. Le tableau ci-dessous regroupe les données disponibles :

23Éléments connus, le recrutement est de plus en plus sélectif lorsqu’on passe des STS à l’université, puis aux CPGE. Il y a pourtant loin de l’ensemble des étudiants en CPGE (28,6 % sont d’origine « populaire », soit, rappelons-le, ont un père paysan, ouvrier, employé, artisan, commerçant5) à ceux qui entrent dans l’une des quatre écoles prestigieuses (8,6 % ou 7,2 % de populaire, si on se limite à l’X, l’ENA, l’ENS). L’élite est ainsi trois à quatre fois moins souvent issue des milieux populaires que les élèves des classes préparatoires, qui sont eux-mêmes trois fois moins souvent populaires que l’ensemble des jeunes : la « distillation » successive est frappante (elle est également visible quand on passe de l’ensemble des étudiants universitaires à ceux du seul 3^e cycle). A l’inverse, les étudiants des STS sont pratiquement aussi souvent issus des milieux populaires que l’ensemble des jeunes de 20- 24 ans : 69 % contre 74 %. Ceci est un indice de la très grande démocratisation de cet accès à l’enseignement supérieur.

24Eléments nouveaux : alors que la part d’étudiants universitaires d’origine populaire est à peu près stable depuis trente ans, elle diminue fortement parmi l’élite. Le contraste est remarquable. Dans les années 1960 déjà, écoles prestigieuses et université ne recrutaient pas dans les mêmes milieux, mais aujourd’hui c’est encore plus vrai : le recrutement de ces grandes écoles était il y a trente ans deux à trois fois moins populaire que celui de l’université ; aujourd’hui, il l’est cinq à six fois moins. C’est sans doute de ce divorce croissant, ressenti intuitivement, entre le recrutement – et donc la fonction – de l’université et des grandes écoles les plus prestigieuses qu’a pu naître l’interrogation sur l’ouverture ou la fermeture de ces dernières au cours des dernières décennies.

25Soulignons alors la double conclusion générale qui se dégage ici :

1. la stabilité du recrutement (vu à travers le clivage populaire/non populaire) des étudiants universitaires traduit, en fait, une réduction des inégalités de présence à l’université – et sans doute d’accès – puisque les jeunes d’origine populaire ont aujourd’hui deux à quatre fois moins de chances d’être à l’université contre sept à dix fois moins il y a trente ans ;
2. la baisse du recrutement populaire des quatre grandes écoles traduit non pas un accroissement de l’inégalité d’accès à ces écoles, mais une stabilité, car cette baisse a été à peu près « parallèle » à celle de l’importance des milieux populaires dans la société française : il y a trente ans, un jeune d’origine populaire avait 24 moins de chances qu’un autre d’entrer dans une de ces quatre grandes écoles ; aujourd’hui, il en a 23 fois moins. Se limiter à l’X, l’ENA et l’ENS à la fois accroît la sélectivité et laisse apparaître une réduction de celle-ci au cours du temps : un jeune de milieu populaire avait 37 fois moins de chances qu’un autre d’entrer à l’X, l’ENA ou l’ENS ; il a aujourd’hui 28 fois moins de chances.

26Pour le dire d’une phrase, l’inégalité de présence et, sans doute, d’accès à l’université s’est beaucoup réduite, l’inégalité d’accès aux grandes écoles prestigieuses est restée stable ou a décrû légèrement.

27L’article dont est extraite cette communication détaille, en se fondant sur la mesure « logistique » de l’évolution des inégalités, divers aspects de cette évolution et sépare le long terme (depuis 30-40 ans) du court-moyen terme (10-15 ans) dans la mesure où certaines constatations peuvent différer selon la période considérée. Il amène aux conclusions suivantes :

28Le recrutement dans les quatre grandes écoles prestigieuses étudiées est plutôt moins inégalitaire qu’il y a trente ou quarante ans, ou, en tout cas, n’est pas plus inégalitaire. Cette tendance d’ensemble recouvre des évolutions diverses selon les écoles : réduction continue des inégalités à l’X, réduction suivie d’une augmentation (inquiétante) au cours des quinze dernières années à l’École normale supérieure (aussi inégalitaire qu’il y a quarante ans) et à l’ENA dont l’accès reste toutefois moins inégalitaire aujourd’hui qu’au début des années 1950. À détailler selon leur milieu, les chances des jeunes qui viennent des couches moyennes salariées se sont régulièrement réduites ; celles des enfants d’enseignants aussi, même si elles restent les meilleures, en particulier à l’École normale supérieure ; enfin, celles des descendants des milieux populaires ne se sont pas dégradées – c’est plutôt le contraire – par rapport à celles des descendants d’enseignants et de cadres supérieurs.

29Tels sont les principaux traits qui se dégagent et qui donnent l’image d’une école assurant, au moins aussi bien qu’il y a quelques décennies, aux familles populaires une chance d’accession à l’élite scolaire – en tout cas comme cette élite est définie ici.

30Il convient cependant de compléter cette conclusion sur l’évolution temporelle par deux remarques connexes.

31Comme il y a aujourd’hui beaucoup moins de jeunes d’origine populaire dans le pays, il y en a aussi beaucoup moins parmi les élèves des grandes écoles : cela ne traduit pas une inégalité accrue, au contraire on vient de le rappeler, mais le fait qu’il n’y ait que très peu d’élèves – 9 % – de ces quatre grandes écoles dont le père soit paysan, ouvrier, employé, artisan ou commerçant doit faire réfléchir : même si, compte tenu de l’évolution de leur poids dans le pays, la place relative des milieux populaires dans l’élite scolaire ne s’est pas amenuisée, cette place reste faible. Une autre façon de synthétiser l’étroitesse actuelle de cette porte, c’est-à-dire l’ampleur actuelle de l’inégalité, consiste à dire : les enfants issus d’un milieu populaire ont 23 fois moins de chances que les autres d’entrer dans l’une de ces quatre écoles. Cela n’est pas moins qu’autrefois, mais c’est peu.

32D’ailleurs, et le contraste est frappant, pendant que l’inégalité d’accès aux plus grandes écoles évoluait peu, l’inégalité d’accès à l’université sans doute diminuait, celles d’accès au bac et de carrières au collège aussi, au moins tout récemment. Quelle interprétation fournir à cette différence apparente ?

33Soit on considère que la mesure de l’évolution de l’inégalité d’accès à l’université est trop imprécise, qu’il aurait fallu se limiter, par exemple, aux diplômés de l’université : cette première interprétation consiste à dire que l’inégalité d’accès (d’accès réussi) à l’université ne s’est pas aussi réduite qu’on le croit, et donc que les grandes écoles ne tranchent pas autant sur l’université. Interprétation possible, peu probable, difficile à confirmer ou à infirmer en l’état actuel des données.

34Soit, deuxième interprétation, on reconnaît le fossé qui s’est creusé entre les grandes écoles prestigieuses et le reste de l’enseignement supérieur, et on l’interprète comme un retard. Après tout, l’accès au bac ne devient nettement plus égalitaire qu’aujourd’hui, avec le lycée de masse, et il faut attendre quelques années avant que les conséquences s’en fassent sentir sur les grandes écoles : le recrutement de l’université, parce qu’elle n’est pas sélective, est plus rapidement modifié par le second degré de masse. Cette seconde interprétation – qui peut se marier avec la précédente – fait reposer sur un retard ou un décalage dans le temps l’écart existant. Là encore interprétation possible, mais, si les données utilisées ici sont justes, le décalage est grand car ce n’est pas au cours de ces dernières années que les évolutions des recrutements de l’université et des quatre grandes écoles diffèrent.

35Soit, troisième interprétation, on conclut sur le fait que les deux choses – l’école de masse, où les inégalités se réduisent, la sélection des élites qui s’est peu ouverte – ne sont pas incompatibles : l’ouverture du second degré – et du supérieur – aux couches populaires ne signifie pas nécessairement, en tout cas pas avec la même ampleur, celle de l’élite scolaire. Dans cette optique, les deux phénomènes relèveraient de mécanismes différents. Conclusion là aussi possible, qu’il faudrait approfondir avant de la tenir pour assurée.

36C’est, en tout cas, sur ce type de réflexion que débouche le fait que les quatre grandes écoles étudiées ici ne se sont pas fermées aux couches populaires – insistons pour la dernière fois : elles se seraient plutôt légèrement ouvertes –, mais qu’elles se sont moins ouvertes que le reste de notre système éducatif, en particulier que l’université.

37Pour les quatre grandes écoles : les données ont été établies à partir des éléments fournis aimablement par ces écoles. Elles sont parfois approximatives en raison des nomenclatures et de dates d’observation ne correspondant pas toujours aux périodes retenues.

38En particulier, les données pour HEC sont construites par somme pondérée entre les deux années 1950 et 1960 pour 1951-1955, entre les deux années 1960 et 1970 pour 1966-1970, et dans la fourchette 1989-1993 ne figurent que, ramenées proportionnellement à cinq promotions par une multiplication par 5/3, les trois promotions 1989 à 1991. Pour cette école les nomenclatures ont changé au cours du temps et les résultats sont donc incertains.

39De même pour l’ENA où elles ont changé trois fois depuis quarante ans, ce qui entraîne une certaine fragilité et explique des « trous ». Pour cette école, sous le titre 1951-1955 figure, ramenées à cinq promotions par multiplication par 5/3, l’ensemble des promotions 1953 à 1955. On s’est limité pour cette école aux étudiants reçus au concours externe.

40C’est pour l’X et l’ENS que les nomenclatures paraissent les plus stables et l’observation de l’origine sociale la mieux maîtrisée. Pour l’X, on s’est limité aux élèves français. Pour l’ENS, sous le titre 1989-1992 figure, ramenée à cinq promotions par une multiplication par 5/4, l’ensemble des quatre promotions 1989-1992.

41D’une façon générale, l’origine sociale est appréciée à partir de déclarations des étudiants eux-mêmes, ce qui est fragile. En outre, toutes les non-déclarations, sans objet, déclarations des pères inactifs ou retraité ont été exclues, de sorte que ne figurent ici qu’environ 90 % des étudiants de ces écoles.

Le recrutement social de l’élite scolaire depuis quarante ans

42Pour l’ensemble de la génération : les données proviennent des enquêtes FQP de l’INSEE de 1970,1977, 1985, 1993. Un changement de nomenclature de catégorie sociale appliqué en 1977 rend les estimations de 1955 et 1970, exprimées ici dans la nouvelle nomenclature, plus fragiles. L’estimation de 1955 a en outre été obtenue à partir des déclarations des hommes et des femmes de 35-39 ans en 1970 à l’enquête FQP de 1970.

43L’estimation porte sur les Français et étrangers arrivés en France depuis au moins dix ans avant chaque date. Toutes ces estimations sont entachées d’un aléa puisque les enquêtes FQP sont faites par sondage, sur des échantillons de quelques dizaines de milliers. À titre d’information, ces estimations sont établies à partir des réponses d’environ 3 500 (1955) 4 000 à 4500 (1970 à 1985), 2000 (1983) personnes tirées au sort.

44Au total, les différentes informations contenues dans ce tableau proviennent de multiples sources, assez diverses et difficiles à rassembler et à rendre homogènes. Elles sont aussi comparables que possible, ce qui ne veut pas dire qu’elles le sont parfaitement, ni que chacune est aussi solide et fiable qu’on pourrait le souhaiter.