École, citoyenneté, intégration
p. 53-66
Texte intégral
1Parmi les trois notions qui ont été proposées pour ce débat, je partirai de celle qui m’est, comme sociologue, la plus familière : la notion d’intégration. C’est en réfléchissant sur les mécanismes de l’intégration scolaire que je m’interrogerai sur le rôle de l’école dans la formation de la citoyenneté. Cependant, la notion d’intégration est polysémique et, pour ne pas en faire un fourre-tout des plus confus, il convient d’en distinguer plusieurs significations.
La première dimension est celle de l’ intégration culturelle. Dans quelle mesure l’école socialise-t-elle les enfants dans une culture commune, celle de la nation, comme unité culturelle et politique ? On sait que cette préoccupation fut un principe fondateur de l’école républicaine et que Durkheim n’affirmait pas autre chose en disant que l’école devait faire entrer les élèves dans la « grande société ».
La deuxième dimension est celle de l’ intégration sociale : en quoi la distribution des qualifications scolaires assure-t-elle une « place » à chacun ? Quelles sont les relations entre les qualifications scolaires et les qualifications sociales ?
Enfin, il convient de parler d’intégration subjective pour désigner les mécanismes de formation d’un sujet autonome, ayant une capacité critique de jugement propre, c’est-à-dire la formation d’un citoyen. En effet, dans une société démocratique, la fonction de l’école ne peut se réduire à diffuser une culture nationale et à assigner une place à chacun, elle « fabrique » aussi un type de sujet. Rappelons que cet enjeu fut au fondement du projet laïque et républicain, et de la guerre scolaire.
2Ces trois dimensions de l’intégration correspondent aux composantes élémentaires de la démocratie. La première définit la nation comme l’espace même du jeu de la démocratie. La seconde définit « l’utilité » et la place de chacun dans la société et, indirectement, dans un système de représentation organisée des intérêts sociaux (à qui profite l’école ? L’école est-elle juste ?). La dernière définit l’autonomie de jugement des citoyens et leur capacité de résister à la toute-puissance de l’Etat, des médias, du conditionnement de l’opinion... Ces trois dimensions de l’intégration scolaire ont été construites et articulées de manières très différentes au cours du siècle qui vient de s’écouler. Il nous faut revenir un peu en arrière afin d’essayer de comprendre comment elles se présentent aujourd’hui. C’est alors que nous pourrons évoquer le problème des rapports de l’école et de la diversité sociale, question qui se place à la frontière de la philosophie politique et de la sociologie, mais qui est aussi la question la plus pratique à laquelle soient confrontés tous les acteurs de l’école.
Le modèle républicain
3Abandonnons un moment les nostalgies idylliques d’un modèle de l’école républicaine pour rappeler comment les fonctions élémentaires de l’école y étaient articulées.
L’école de la nation
4La force de l’école fondée par la IIIe République tenait largement à son rôle dans la construction d’une identité nationale, moderne et démocratique, les trois adjectifs ayant le même poids. Au-delà des clichés, l’école primaire était perçue comme le creuset commun dans lequel devait de forger une identité nationale républicaine1. Les acquisitions élémentaires étaient considérées comme la clé de l’intégration d’une nation par l’apprentissage d’une langue commune et d’un récit de l’épopée de la construction de la France à travers l’enseignement de l’histoire et de la géographie. La morale aussi était clairement conçue comme la diffusion de principes communs à tous, indépendamment de la diversité des origines et des conditions sociales. L’unité de ce système, de ses curricula, de sa pédagogie et de ses exercices, pouvait apparaître comme sa vertu essentielle dans la mesure où elle était le reflet de l’unité de la France elle-même. En ce domaine, la France est un cas assez exceptionnel et cette histoire explique sans doute l’attachement à l’homogénéité de l’offre scolaire, moins pour des raisons d’égalité que pour des raisons d’unité.
5Réservé à une élite bourgeoise et aux élèves particulièrement « doués », le lycée s’attachait à diffuser une « grande culture », celle des grands classiques et de la Raison2. Ainsi, le système scolaire pouvait se concevoir comme national et universel, comme fondant la citoyenneté dans la nation et par le règne de la Raison.
Une école malthusienne
6L’école républicaine est longtemps restée malthusienne dans la mesure où les diplômes distribués étaient relativement peu nombreux. Le certificat d’études primaires était loin d’être acquis par tous les Français. Quant au baccalauréat, il restait le privilège d’une minorité. D’une manière générale, le nombre des diplômes n’excédait pas celui des qualifications offertes dans une société où l’écrasante majorité des individus, ouvriers, paysans et femmes, occupaient des positions sociales indépendamment de leurs qualifications scolaires. Ainsi, dans le modèle de l’élitisme républicain, l’école n’avait qu’une emprise limitée sur la distribution des positions sociales, en tout cas, bien plus limitée que celle que nous connaissons aujourd’hui. Si cette école pouvait faire « monter » certains individus, elle ne jouait guère dans le destin de la plupart des Français, à l’exception du monde des employés, des fonctionnaires et des professionnels. Depuis cette période, le rôle de l’école dans la distribution des qualifications et des modalités d’accès aux emplois s’est considérablement accru.
7Il reste que ce système, fortement ségrégatif, a été identifié à une forme de justice, et ceci pour des raisons qui ne tiennent pas toutes à l’influence de l’idéologie laïque et républicaine. Dans la mesure où le recrutement même des élèves dans chacune des grandes filières était fixé par leur naissance, il est bien évident que c’était la société, bien plus que l’école, qui était perçue comme la cause des injustices. Les enfants d’ouvriers interrompaient leurs études à quatorze ans, moins parce qu’ils étaient « médiocres » que par le poids des inégalités sociales. De même, les enfants de la bourgeoisie devenaient bacheliers moins par leurs talents que par leur naissance. Si l’école pouvait apparaître comme juste, c’est aussi parce qu’elle n’affectait les destins sociaux que de manière positive ; elle permettait aux meilleurs des enfants du peuple de s’élever, elle n’était pas responsable du destin de la plupart d’entre eux. Des Compagnons de l’université nouvelle au plan Langevin-Wallon, la conviction s’est établie selon laquelle le renforcement d’une offre scolaire homogène, l’école unique, devait nécessairement engendrer de l’égalité.
8Les travaux d’A. Prost nous ont montré que la première vague de massification, celle des années 1960, a donné corps à cette idée3. La production de diplômes et celle des postes qualifiés croissant de façon parallèle, la massification fut aussi une démocratisation relative. Mais, dans la période même où il était possible de croire aux bienfaits d’une offre scolaire homogène, les sociologues, par des voies différentes, ont montré les limites de cette croyance. Bourdieu et Passeron ont mis en évidence les connivences culturelles de l’école républicaine et des classes supérieures. Boudon a insisté sur le rôle du coût des études dans les investissements scolaires et sur les glissements d’échelle entre la hiérarchie des diplômes et celle des qualifications sociales4. Cependant, dans les deux analyses, la « responsabilité » essentielle des inégalités est attribuée à la « société ». C’est parce que les ressources des individus sont inégalement distribuées que l’école « reproduit » ces inégalités. L’école n’a pas de rôle propre à strictement parler et l’homogénéité ou la diversité de l’offre scolaire ne peuvent pas être au centre de la question de la justice. Avant de poursuivre, rappelons combien ces analyses restent solides aujourd’hui : la source majeure des inégalités n’est pas dans l’école.
« La paideia fonctionnaliste »
9Le modèle républicain n’accordait que peu de place à l’enfance et à l’adolescence proprement dites. L’enfant était avant tout considéré comme un élève. La séparation des sexes est l’indicateur le plus net de cette conception de l’éducation reposant sur une distance de l’école et de la société. Les disciplines scolaires ne laissaient guère de place à une vie enfantine et juvénile confinée à quelques activités périscolaires. La forme scolaire restait centrée sur les seuls apprentissages scolaires, la conquête d’une autonomie subjective et d’une citoyenneté ne passait pas par le détour d’une « psychologie » de l’enfance et de la jeunesse, mais par l’identification du savoir à la raison diffusée par l’école libératrice5. En accédant à la grande culture et aux raisonnements les plus abstraits, l’élève devient un individu autonome capable de former son propre jugement malgré les particularismes culturels et sociaux. C’est le sens de la croyance dans l’éducation.
10S’il importe de souligner la force de ce modèle, il faut aussi en rappeler les conditions particulières et le « prix ». Il se développe dans une nation moderne en train de se faire contre une école religieuse aux principes tout aussi affirmés, et dans une société où les diplômes ne sont pas utiles pour accéder à la majorité des emplois. Ce modèle repose aussi sur une emprise écrasante des mécanismes de ségrégation sociale dans l’accès à telle ou telle formation. L’école du peuple, celle des classes moyennes et celle de la bourgeoisie se développent de manière séparée en ne laissant qu’un mince filet de boursiers circuler de l’une à l’autre. Pour le dire autrement, ce n’est pas directement l’école qui a la charge des grands mécanismes de distribution sociale. Qu’il s’agisse de l’unité de la nation, de l’objectivité de la sélection ou de l’universalisme de la raison, tout contribue à faire de l’homogénéité de l’offre scolaire un principe et un idéal.
Les mutations du modèle
11À l’image d’un monde clair et relativement harmonieux, s’est substituée peu à peu celle d’un système complexe dont les fonctions se sont diversifiées sans être nécessairement en harmonie les unes avec les autres. La massification a développé la concurrence scolaire, instillant des conduites de « marché ». Elle a aussi confronté l’école avec une adolescence et une jeunesse qui ne sont plus celles de boursiers.
Le déclin de la « fonction » d’intégration culturelle
12L’école élémentaire reste celle de la nation et c’est elle qui a été le moins fortement déstabilisée. Au cours des années, elle a intégré plus fortement le souci de l’enfance, sans pour autant perdre le fil de son histoire. Mais, dans cette évolution, la fonction d’intégration culturelle nationale s’est fortement affaiblie car l’école n’a plus à combattre pour imposer un modèle national et politique qui semble aller de soi. En ce sens, le rôle de l’instituteur s’est « désacralisé » pour se professionnaliser plus nettement. Ses performances pédagogiques comptent tout autant que son identification aux valeurs de l’institution.
13C’est dans l’enseignement secondaire que la transformation de l’intégration culturelle est le plus sensible avec le déclin des humanités, avec l’émergence de savoirs introduisant une complexité nouvelle, avec la nécessité de lier la formation et l’emploi.
14La fonction d’intégration culturelle paraît aussi moins ferme dans la mesure où l’école n’a plus, avec l’Eglise, le monopole de la transmission culturelle. Elle est concurrencée par les médias et par l’installation d’une culture juvénile. Entre le mode privé de la famille et celui de l’école, se sont formés des espaces de socialisation dominés par les médias et la consommation. Bien souvent, de ce point de vue, les enseignants se sentent en position de faiblesse. Les cultures particulières acquièrent une légitimité nouvelle et le modèle national ne peut plus s’imposer avec la même bonne foi conquérante. La définition de la laïcité en est profondément affectée comme le montrent les débats sur le « foulard » islamique.
15Bien sûr, l’école reste un creuset. Mais il a changé de nature dans la mesure où les élèves sont soumis à bien d’autre stimulations culturelles que celles de l’école. La culture de masse juvénile joue un rôle tout aussi important dans la diffusion de modèles culturels que l’école elle-même. Le problème de l’ouverture de l’école sur la « vie », qui ne se posait guère, devient essentiel, que la « vie » soit définie comme l’économie, comme le temps de la jeunesse, ou encore comme la diversité des cultures. Sans faire de catastrophisme, il faut bien observer que l’ancienne fonction d’intégration nationale ne suffit plus à fonder la légitimité de l’école.
Le règne de l’utilité scolaire
16Alors que le modèle républicain était commandé par la fonction d’intégration culturelle, l’école est aujourd’hui dominée par sa fonction de distribution. Ce changement fondamental est lié à la massification et à la multiplication des diplômes. La sortie du malthusianisme scolaire a placé le problème de l’utilité des diplômes et de leur « inflation » sur le devant de la scène. Les diplômes sont devenus à la fois plus nécessaires qu’autrefois car ils fixent le niveau d’entrée à la plupart des emplois, et moins nécessaires aussi car certains d’entre eux ne donnent aucune assurance d’emploi. Mais dans ce cas aussi, c’est l’utilité sociale du diplôme qui prime, car l’école distribue des ressources et des handicaps.
17Ainsi, en même temps que l’école joue un rôle croissant dans l’intégration sociale des individus, elle intervient dans leur exclusion puisque l’échec scolaire peut être synonyme d’échec social. Le rapport « gratuit » à la « grande culture » décline dans la mesure où chacun sait qu’il joue son avenir social dans chacune de ses performances scolaires. C’est sur le « marché » scolaire que se fixe aujourd’hui la plus essentielle des fonctions d’intégration et l’image de l’école en est bouleversée, car plus la fonction d’intégration sociale se renforce, plus elle peut se voir attribuer une fonction d’exclusion. De ce point de vue, l’école est moins le creuset d’une culture commune que l’appareil chargé de distribuer les compétences et qui appelle un usage stratégique, une connaissance de ses mécanismes implicites afin d’y réussir. Le « capital culturel » ne suffit plus à fonder la réussite, il doit être étayé par des compétences tactiques6. Il importe de savoir choisir le bon établissement, la bonne filière, les loisirs utiles ; il importe que les parents deviennent des experts de l’éducation.
L’entrée de la jeunesse à l’école
18L’école républicaine pouvait tenir la jeunesse hors de ses murs. La scolarisation longue restait relativement rare. Dans la société française, la jeunesse n’avait ni l’autonomie ni la longueur qui la caractérisent aujourd’hui. La massification et l’allongement des études ont fait entrer l’adolescence et la jeunesse à l’école, notamment la jeunesse des catégories sociales les moins favorisées et les moins disposées à accepter les contraintes scolaires. L’intégration de l’individu dans son expérience scolaire apparaît plus fragile car elle est dominée par une tension croissante entre le monde scolaire lui-même et celui de la jeunesse. Il se crée une distance entre le jeune et l’élève, tension qui peut aller de la coexistence pacifique au conflit. Dans ce contexte, on ne peut plus réduire la formation des citoyens à la seule diffusion des valeurs universelles car c’est dans la vie scolaire elle-même que cet apprentissage se réalise. Les offres scolaires et les publics ne sont plus ajustés par une sélection précoce. Collèges et lycées se heurtent à une « crise des motivations » quand tous les élèves n’ont pas été « programmés » aux règles d’une scolarité longue7.
19L’apprentissage de la citoyenneté ne se réduit pas à l’acquisition de quelques leçons de morale. Dans un système où la scolarité ne cesse de s’allonger, il procède des règles de la vie scolaire elle-même, des droits et des devoirs des élèves. Ce thème, qui pourrait paraître marginal, occupe une grande part de la vie des établissements qui construisent diverses figures de civilité et dont certain ne peuvent plus compter sur un engagement « total » des élèves8.
Les paradoxes de l’école
20Nous sommes trop souvent tentés de percevoir les mutations de l’école en termes de crise, alors qu’il nous faut porter un jugement beaucoup plus nuancé. Dans une large mesure, l’école a renforcé ses fonctions d’intégration en intervenant dans des domaines où elle était peut présente. Elle distribue plus de qualifications à des niveaux plus élevés et sa fonction d’intégration culturelle et nationale a cédé le pas devant sa fonction d’intégration sociale. De même, on attend beaucoup plus de l’école en termes éducatifs ; les disciplines communes ne suffisent plus et l’école est beaucoup plus soucieuse de la personnalité de chacun. Mais cette emprise croissante de l’école et ses succès font aussi sa faiblesse. De manière générale, les attentes à l’égard de l’école se sont renforcées ; plus influente, elle est aussi plus critiquée. Elle peut être accusée des échecs éducatifs et du chômage comme du maintien des inégalités qui ne peuvent plus être toujours attribuées directement au cloisonnement social de l’ancien système. L’école doit gérer ensemble des publics divers aux attentes diverses et souvent contradictoires, la relation pédagogique s’en trouvant sensiblement déréglée.
21La plupart des travaux de sociologie de l’éducation ont mis en évidence trois grands traits de la seconde vague de massification amorcée au milieu des années 1980. Le premier d’entre eux est l’amélioration des performances générales du système à l’opposé des images catastrophiques qui font souvent la une des médias9. On note aussi une sensible démocratisation « absolue », dans la mesure où les classes populaires ont bénéficié de la massification10. Mais cette tendance n’est pas contradictoire avec un maintien, voire un creusement des inégalités, dès que les observations portent au niveau des filières et des établissements. Autrement dit, la massification a renforcé la participation, elle n’a pas sensiblement accru l’égalité. Tous les travaux mettent en évidence les disparités et les écarts entre les diverses catégories sociales, entre les divers segments du système. Enfin, ces mêmes travaux montrent que l’école n’est pas un simple « reflet » de la société. Dès le collège, elle n’enregistre pas passivement les inégalités sociales : elle les creuse et les accentue la plupart du temps11. Il existe des « effets » établissement, des « effets » enseignants qui se conjuguent aux capacités culturelles et stratégiques des familles. En dépit de son homogénéité formelle, l’école est en réalité diversifiée et elle fonctionne « comme » un marché. Faut-il alors resserrer l’homogénéité de l’offre, ou faut-il introduire des mécanismes compensateurs ? La politique des ZEP fut une réponse à cette question.
Intégration et institution
L’école n’est plus une institution
22L’école républicaine permettait de concevoir l’école comme une institution, c’est-à-dire comme un appareil transformant des valeurs en normes et des normes en « personnalité ». Il suffisait que chacun joue son rôle pour que la socialisation s’établisse et pour que les individus s’intègrent en s’autonomisant. Cette vision donnait une grande stabilité aux relations pédagogiques car la ségrégation des publics scolaires garantissait un ajustement des attentes de tous, professeurs, élèves et parents. Les débordements et les chahuts traditionnels renforçaient plus l’école qu’ils ne la contestaient.
23Aujourd’hui, cette représentation ne vaut plus guère en dehors de l’école élémentaire et des formations protégées par une sélection scolaire et sociale rigoureuse. Les enseignants doivent répondre à des demandes qui apparaissent comme relativement dissociées car les diverses dimensions de l’intégration scolaire se sont autonomisées. Il leur faut à la fois transmettre une culture unique à des publics différents, assurer la distribution des compétences et leur adéquation à un environnement professionnel instable, veiller enfin à ce que la personnalité de chacun puisse se développer harmonieusement dans l’école. Si ces objectifs ne sont pas contradictoires dans leurs principes, ils ne sont pas aisément compatibles et impliquent des choix, des hiérarchies et des négociations. Le cas du collège est à cet égard exemplaire. Il est tenu d’accueillir une adolescence qui n’est pas nécessairement « conquise » et « captive » parce qu’elle s’éloigne du conformisme enfantin tout en n’ayant pas une claire vision des utilités scolaires quand les familles ne s’impliquent pas fortement dans un travail éducatif12. Le collège doit aussi scolariser tous les élèves pour assurer des apprentissages fondamentaux, comme le fait l’école élémentaire. Mais, première étape de l’enseignement secondaire, le collège est soumis à la compétition scolaire et aux exigences de la sélection. Ainsi, c’est moins l’affirmation des valeurs que la capacité de combiner des objectifs hétérogènes qui définit le processus de scolarisation de manière plus ou moins stable.
Les tensions de l’expérience scolaire
24Les mécanismes de l’intégration scolaire se réalisent moins à travers des processus d’apprentissage de rôle que dans la capacité des individus de construire des expériences. Ce n’est pas seulement par un effet de mode que nous parlons autant, aujourd’hui, du « métier » d’élève. En effet, dissociées, les diverses dimensions de l’intégration doivent être définies et combinées par les acteurs eux-mêmes. Pour employer un mot vague, la « motivation » des élèves devient un problème essentiel car il faut que les élèves perçoivent à la fois l’intérêt culturel et l’utilité sociale de leurs études, tout en maintenant une vie juvénile fortement valorisée. Les tensions objectives du système se transforment en tensions subjectives de l’expérience individuelle. Le problème est exactement de même nature pour les enseignants qui ne peuvent plus compter sur un fort ajustement préalable des attentes et qui doivent engager de plus en plus nettement leur personnalité dans les relations pédagogiques afin de conquérir un public qui n’est plus acquis. C’est ce qui explique que le métier d’enseignant soit aussi fréquemment perçu comme épuisant, que la crainte de la violence soit aussi sensible, que le pessimisme des professeurs aille très au-delà de ce que suggère l’analyse objective des performances du système.
25Il faut noter que cette transformation du mode de socialisation ne concerne pas seulement l’école et que nous en trouverions aisément des figures voisines dans d’autres domaines comme la famille ou l’entreprise, qui ne peuvent plus être perçues comme des institutions au sens classique du terme. En fait, l’école est à la rencontre de deux figures de l’individualisme : celui des intérêts sociaux situés sur un « marché », et celui de l’individualisme éthique dans lequel chacun revendique le droit d’être le maître de sa propre vie et de sa propre subjectivité. À l’école, chacun doit être simultanément « manager » et « thérapeute »13.
Quelles inégalités ?
26La massification scolaire n’a pas été associée à une réduction sensible des inégalités scolaires parce que, en étendant son emprise, le système s’est diversifié et hiérarchisé. Les inégalités fondamentales opposent tout autant les titulaires des divers baccalauréats que les bacheliers aux non-bacheliers. Les capacités sociales des individus de s’orienter dans un système scolaire complexe deviennent un facteur important de différenciation des carrières. Comme l’ont bien montré les travaux de l’IREDU, les inégalités sociales ne cessent d’être creusées, dans le cours même de la scolarité, selon un processus de croissance « géométrique » multipliant les effets agrégés des « petites différences ». Dans les faits, au-delà de l’homogénéité des règles administratives, des programmes et des obligations scolaires, les établissements et les filières ne cessent d’accroître les écarts. Tous les lycées et tous les collèges ne se valent pas et, au-delà des déclarations de principe, les acteurs concernés, familles, élèves, enseignants, directeurs d’établissements, contribuent à cette diversification du système. Même dans le cas des collèges où n’existent ni filières ni sélection intense, il se forme des établissements de natures différentes14.
27Mais les inégalités de performance ne sont pas les seules sur lesquelles on doive réfléchir. Le système scolaire ne distribue pas seulement des compétences, il hiérarchise aussi son emprise intégrative. L’analyse de la manière dont les acteurs construisent leurs expériences scolaires montre que l’intégration est d’autant plus forte que l’on est placé au « sommet » du système, alors qu’elle faiblit considérablement, dès le collège, à sa périphérie. Pour le dire de façon sans doute trop caricaturale, alors que certains élèves sont socialisés dans l’école, d’autres se socialisent surtout à côté de l’école, alors que d’autres encore se socialisent contre l’école. Dans ce dernier cas, la violence observée dans certains établissements ne procède pas seulement d’une violence sociale, mais aussi d’un refus des catégories scolaires elles-mêmes, conduisant les élèves à se percevoir comme les responsables de leurs échecs. L’enseignement supérieur donne une image particulièrement tranchée de cette hiérarchie des capacités intégratrices de l’école. Sur un pôle se tiennent toutes les formations reposant sur une sélection préalable, grandes écoles, IUT..., et qui sont en mesure de socialiser les élèves dans les cadres qu’elles définissent. A l’autre extrémité, se tiennent les DEUG de masse, eux aussi sélectifs, mais dans lesquels les étudiants apparaissent comme des usagers distants de l’Université, cette faible intégration étant d’ailleurs une des causes de l’échec.
28Les diverses dimensions de l’intégration sont très inégalement réparties selon les différents publics scolaires dès lors que la fonction d’intégration sociale devient essentielle. On peut même imaginer que la trop grande distance creusée entre l’intégration culturelle et l’intégration sociale entraîne dans certains cas un refus de l’école elle-même, perçue comme un appareil d’exclusion bien plus que de reproduction.
École et diversité sociale
29Faut-il adapter l’école à la diversité sociale ? Avant d’engager quelques réponses à cette question, et pour éviter les fausses querelles, il convient de rappeler, encore une fois, que l’école républicaine était nettement adaptée à cette diversité, non pas au nom de ses principes, mais dans la réalité des processus de sélection. Cette école pouvait donc se percevoir simultanément comme universelle et comme bien adaptée aux « demandes » sociales. Mais c’est en brisant la ségrégation des publics, au nom de ses propres principes, que cette école a changé de nature. C’est en se réalisant, que le modèle qui identifie l’égalité à l’unité de l’offre scolaire a marqué ses limites. Je crois que cette longue période de l’histoire scolaire s’épuise, ce qui conduit à s’interroger sur la diversification des offres scolaires.
L’égalité inachevée
30La critique du modèle de l’égalité et de l’unité de l’offre scolaire suppose que celle-ci soit entièrement réalisée. Or, il faut rappeler que c’est encore loin d’être le cas. Les meilleurs élèves issus des milieux les plus favorisés bénéficient toujours, et très sensiblement, de meilleures conditions de travail et d’enseignement que les autres. Leurs établissements sont mieux placés et mieux équipés, leurs professeurs sont plus expérimentés et, dans l’enseignement supérieur, les écarts de ressources entre les filières sont considérables. Les « bons » établissements ont plus de moyens que les autres, même quand les diverses politiques de soutien s’efforcent de compenser les écarts. Il importait donc de rappeler que l’unité du cadre administratif et l’égalité de traitement des enseignants ne correspondent pas encore à l’égalité de traitement des élèves.
31Dans le même ordre de raisonnement, comment ne pas souligner le fait que l’école fonctionne « comme un marché » dans lequel l’information n’est pas transparente et égale pour tous. Chacun sait, notamment dans les classes moyennes, que l’offre scolaire est loin d’être homogène, alors que les parents des classes populaires ne disposent pas des ressources qui permettent de s’orienter efficacement dans le dédale des disciplines, des filières et des établissements. La situation devient à la fois extrême et tendue dans les établissements de banlieue où plus aucun enseignant ne scolarise ses propres enfants et où la plupart d’entre eux ne vivent pas dans le quartier où ils travaillent. De ce point de vue, l’absence de clarté du fonctionnement réel de l’école invite à développer l’égalité « réelle » de l’offre scolaire en créant les conditions d’une transparence.
Diversifier l’offre
32En dépit d’une égalité inachevée, il me semble que l’analyse du système et de l’expérience scolaires conduit à réfléchir sérieusement sur la nécessité de diversifier l’offre scolaire en fonction des publics concernés, car l’idéal scolaire proposé à tous n’est accessible qu’à une minorité. Ainsi, la logique de l’échec relatif s’impose à la plupart. On s’étonnera par exemple du caractère très ambitieux des programmes du collège, ambition incompatible avec l’idée même de collège pour tous et à celle d’acquisitions fondamentales. Pour que l’école retrouve une fonction de socialisation plus forte, notamment une capacité éducative plus affirmée, il faudrait que les établissements bénéficient d’une plus grande autonomie et d’une réelle capacité d’adaptation de l’offre scolaire aux élèves tels qu’ils sont, et pas aux élèves tels qu’ils devraient être. Les programmes nationaux devraient être définis de façon plus étroite, laissant aux établissements une certaine marge de choix dans les contenus et dans celui des méthodes. Afin de faciliter la formation de véritables établissements, le principe de la cooptation des enseignants pourrait aussi être envisagé. Les voies de l’excellence pourraient être multipliées et les passerelles entre les filières devraient donner plus de souplesse aux carrières des élèves. Dans la mesure où il n’est plus certain que le traitement identique de publics inégaux engendre de l’égalité, dans la mesure où l’on sait que cette égalité est payée très cher par ceux qui ne réussissent pas, les établissements devraient avoir une autonomie politique plus forte afin de réduire les tensions de l’expérience scolaire, tant chez les élèves que chez les enseignants.
« La discrimination positive »
33On peut craindre que la reconnaissance de la diversité des publics creuse les écarts entre eux. Et c’est pour cette raison qu’il importe que l’État introduise résolument un principe compensateur en soutenant plus nettement les établissements qui ont le plus besoin de l’être. Après tout, il en est ainsi pour bien des prestations sociales. Cette orientation a été mise en œuvre dans les ZEP et nous savons, grâce aux travaux de D. Meuret, que si leurs effets sont peu sensibles en termes de performance, ils le sont beaucoup plus en termes de socialisation, et ceci doit être souligné car la performance est loin d’être le seul critère à partir duquel on doive juger de l’intégration scolaire15. L’apprentissage de la citoyenneté procède de l’organisation même de la vie scolaire et du rapport subjectif des élèves à leurs études.
34À l’heure où bien des établissements éprouvent de graves difficultés, il ne serait pas inutile d’étudier les politiques de ces établissements, quand on sait que tous ceux qui « devraient » connaître des problèmes n’en éprouvent pas. Quelles sont les offres scolaires « efficaces », et pas seulement en termes de performance ? On ne peut pas en appeler au rôle d’intégration de l’école et faire de la réussite scolaire le seul critère de son évaluation. On ne peut pas craindre l’anomie et ne percevoir l’école que dans sa fonction d’intégration sociale, c’est-à-dire sous un angle utilitariste.
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35Il faut rappeler que le fonctionnement actuel du système présente un coût très élevé en termes d’échecs, de difficultés personnelles et professionnelles, voire de « destructions » de certaines catégories d’élèves. Mais le choix de s’orienter vers une diversification de l’offre scolaire n’est pas seulement de nature « technique ». Il apparaît comme une véritable mutation de la philosophie même du système scolaire français. Le principe d’égalité était lié à la prégnance de la fonction d’intégration culturelle de l’école, affirmation associée à une grande inégalité de fait dans la fonction d’intégration sociale. Mais dès lors que cette dernière dimension devient essentielle, le maintien, en principe, de l’homogénéité de l’offre scolaire engendre de très grandes tensions que toutes les mesures de remédiation ne pourront pas réduire durablement. C’est pour cette raison que l’appel à la diversification et à la souplesse me semble tellement nécessaire, même si l’on peut ignorer les déchirements idéologiques et symboliques qui seraient associés à l’engagement d’une telle politique, car, en France, c’est la représentation même de l’école et de la nation qui est en jeu.
36Un débat semble aujourd’hui traverser l’ensemble de la société française. Faut-il maintenir des principes universalistes ou faire place aux différences en autorisant des cadres législatifs particuliers, en développant des discriminations positives, en créant certaines inégalités pour produire plus d’égalité ? Ainsi formulé, le problème paraît évidemment sans issue. Il oppose un universalisme « abstrait », qui ignore les inégalités réelles, à un communautarisme qui risque d’inscrire les inégalités dans le droit et fait peser une menace d’éclatement social. Mais, si le débat théorique est abstrait, les problèmes sont réels comme le montrent le cas des femmes, des minorités sexuelles ou des communautés culturelles.
37Le même type de problème se pose aujourd’hui à l’école où l’on peut avoir le sentiment que le modèle homogène initié par les fondateurs de l’école républicaine, et réalisé par les vagues successives de massification, n’a pas engendré l’égalité que sa forme même promettait. Mais, plutôt que de se laisser enfermer par l’attachement aux principes ou par la déception, il faut regarder les faits de près. Parmi ces faits, il importe d’observer la manière dont l’école socialise les élèves, plus exactement dont elle construit les expériences dans lesquelles ils se socialisent. Pour ce qui est des principes, nous savons bien que les sociétés vivables sont celles qui combinent de manière plus ou moins équilibrée des valeurs différentes, celles de la liberté et celles de la protection des plus faibles, celles de l’intégration sociale et celles du droit des individus d’être eux-mêmes. Pourquoi cette manière de penser et d’agir ne vaudrait-elle pas aujourd’hui pour l’école, au moment où la distance entre les affirmations de principe et les pratiques ne cesse de se renforcer, affaiblissant ainsi la confiance dans l’éducation ?
Notes de bas de page
1 Nicolet, C. (1982), L’Idée républicaine en France, Paris, Gallimard.
2 Isambert-Jamatl, V. (1970), Crises de la société, crises de l’enseignement, Paris, PUF.
3 Prost, A. (1986), L’Enseignement s’est-il démocratisé ?, Paris, PUF.
4 Bourdieu, P. et Passeron, J.-C., La Reproduction. Les fonctions du système d’enseignement, Paris, Éd. de Minuit. Boudon, R. (1973), L’Inégalité des chances dans les sociétés industrielles, Paris, A. Colin.
5 Vincent, G. (1980), L’École primaire française, Paris, PUL.
6 Ballion, R. (1982), Les Consommateurs d’école, Paris, Stock.
7 Dubet, F. (1991), Les Lycéens, Paris, Éditions du Seuil.
8 Ballion, R. (1994), Les Lycéens et leurs petits boulots, Paris, Hachette.
9 Thélot, C. (1993), L’Évolution du système éducatif, Paris, Nathan.
10 Langouët, G. (1994), La Démocratisation de l’enseignement aujourd’hui, Paris, ESF.
11 Duru-Bellat, M. et Mingat, A. (1985), De l’orientation en fin de 5e au fonctionnement du collège, Dijon, IREDU (Cahiers de l’IREDU, n° 45).
12 Dubet, F. et Martuccelli, D. (1996), À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Editions du Seuil.
13 Bellah, R. et al. (1985), The Habits of the Heart, Berkeley, University of California Press.
14 Roux-Salembien, E. (1993), « Disparités entre collèges publics dans l’académie de Bordeaux : contribution académique à l’essai de définition d’une typologie », Éducation et formations, 35.
15 Meuret, D. (1994), « L’efficacité de la politique des zones d’éducation prioritaires », Revue française de pédagogie, n° 109.
Auteur
Professeur de sociologie (université de Bordeaux II), défend, dans ses travaux réalisés dans le cadre du CADIS et de l’EHESS, la recherche action appliquée à la sociologie de l’école. Ses travaux récents ont apporté une lecture de l’impact de la diversification et du prolongement de l’offre scolaire sur l’intégration sociale et les rapports à la citoyenneté des adolescents.
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