1La formation est un des enjeux majeurs des sociétés européennes en cette fin de siècle. Mais souvent, au-delà de cette généralité (vraie, au demeurant), les messages sont contradictoires et ne se préoccupent pas toujours de situer l’éducation dans la diversité de ses dimensions et la complexité de ses impacts sur les équilibres économiques et sociaux. Ainsi, l’éducation, tant initiale que continue, est reconnue comme un facteur désormais essentiel de l’efficacité économique et il est nécessaire d’améliorer notre connaissance et nos évaluations dans ce domaine, mais cet objectif n’est pas le seul assigné à l’école : on lui demande aussi d’être à la fois un lieu d’intégration sociale, d’être le garant de l’employabilité et le champ d’expérience de nouvelles actions du secteur public, ceci tout en conservant des objectifs de transmission des savoirs et d’excellence. Exigences immenses, difficiles et peut-être impossibles à satisfaire toutes, et qui, au surplus, peuvent se heurter à la question des ressources, de leur nature, de leur montant, de leur répartition.

2Pour réfléchir à ces questions, l’analyse prospective du secteur éducatif est un impératif. Mais cette analyse ne peut se faire en dehors d’une approche mettant en œuvre plusieurs dimensions des sciences sociales dans un cadre méthodologique affirmé.

3Aussi l’Institut de recherche sur l’économie de l’éducation (IREDU, CNRS et université de Bourgogne) et la direction de l’Évaluation et de la Prospective (DEP) du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Insertion professionnelle avaient-ils organisé un séminaire de réflexion sur ces thèmes en dix séances au cours de l’année universitaire 1995-1996. L’objectif de ce séminaire était de lancer des passerelles entre la recherche et la politique éducatives en associant, comme acteurs et auditeurs du séminaire, des chercheurs et des administrateurs ou praticiens de l’éducation.

4Chaque séance était consacrée à l’examen d’une question centrale à partir de textes préparés par des chercheurs sollicités ; deux discutants (un « scientifique » et un « praticien ») proposaient leur lecture de ces papiers introductifs, ce qui débouchait sur un débat général avec les participants. Les textes de cet ouvrage sont le résultat de cette démarche.

5Nul doute que l’intérêt principal de ce séminaire aura été dans cette rencontre entre chercheurs et administrateurs. Cependant, les dix-sept textes introductifs, originaux, écrits par les chercheurs à l’occasion de ce séminaire ont un intérêt en tant que tels. Et nous avons pris la décision de les publier en un volume offert en hommage à Jean-Claude Eicher – le pionnier de l’analyse économique de l’éducation en France et fondateur de l’IREDU. Le CNRS a bien voulu soutenir ce projet.

6Rétrospectivement, regrouper des contributions en quatre thèmes permet de structurer le champ couvert. Il est vaste : école et société ; le maître, la classe et leurs évaluations ; financement et rendement ; l’enseignement supérieur. Il couvre à la fois des aspects macroéducatifs (école et société) et microéducatifs (l’enseignant, la classe). On ne s’y limite pas au point de vue économique : à côté d’économistes de l’éducation, s’expriment des sociologues de l’éducation, des psychologues, des didacticiens.

7Le premier thème est au cœur des préoccupations principales autour de l’école puisqu’il s’attache à restituer la place de l’école dans la société. En précisant la place de l’école, Bernard Charlot offre une distinction forte : les rapports que les élèves entretiennent avec les savoirs issus de la scolarité sont singuliers mais leur rapport au savoir est social. Les rapports singuliers sont construits dans le contexte d’une position dans la société. Composante active de cette dernière, l’école ne peut aussi être autrement que le fidèle reflet de variété de la société qu’elle doit servir. Dans ce contexte, Jean-Yves Rochex nous montre que l’ancrage de l’école dans la société se marque en tout premier par le territoire. La variété des espaces et des relations sociales est posée comme un défi à l’idée généreuse d’une école ciment d’une société homogène. Faut-il alors adapter de nouvelles solutions à partir d’innovations pédagogiques ? Ou alors faut-il a priori se garder de toute expérimentation adaptée au terrain puisque ceci serait déjà une reconnaissance d’une école différenciée puisque s’adaptant à la diversité sociale ? Reprenant la définition des buts de l’école dans la société, François Dubet pose la question des intérêts sociaux : À qui profite l’école ? La diversité sociale conduit vite à relativiser cette question : l’état de la société conduit à la multiplicité des fonctions objectif placé dans l’école. Les apports de socialisation de l’école sont-ils comparables aux objectifs pédagogiquement basiques de compétences et de savoirs acquis ? Par ailleurs, n’est-il pas critique de demander à l’école d’assurer la re-médiation sociale, alors qu’explicitement elle reste avant tout préparée à affronter des défis pédagogiques ? Si l’on doit adapter le produit de l’éducation, se pose alors avec force la question de l’unicité de l’offre ; les objectifs doivent-ils s’apprécier en fonction des résultats directement mesurables ? En distinguant les divers sens donnés au processus de démocratisation du système scolaire, Marie Duru-Bellat nous montre que les voies et méthodes d’analyse sont multiples. Si l’ouverture se réalise pour les accès, ceci ne garantit en rien l’égalité des parcours ; le cheminement reste conditionné par le poids des structures sociales. D’où l’importance des questions de méthodes sur les indicateurs. Justement, en utilisant divers indicateurs, Michel Euriat montre, en mesurant à trois endroits précis du système – collège, accès au bac, études supérieures –, selon le cas, parfois une stabilité, plus souvent une réduction des inégalités sociales devant l’École. Puis, en ce qui concerne l’élite, le recrutement dans quatre grandes écoles prestigieuses étudiées paraît plutôt moins inégalitaire qu’il y a trente ou quarante ans. Si les chances des jeunes qui viennent des couches moyennes salariées se sont régulièrement réduites, celles des descendants des milieux populaires ne se sont pas dégradées – c’est plutôt le contraire – par rapport à celles des descendants d’enseignants et de cadres supérieurs.

8La contribution d’Agnès Van Zanten caractérise les immenses attentes de la société envers l’école de base. En prenant l’axe d’une synthèse des analyses sur les pratiques des enseignants dans les collèges « difficiles », l’auteur montre le caractère a priori délicat d’une analyse par rapport à un objet de recherche qui occupe une place importante dans les débats politiques et vis-à-vis duquel les chercheurs ont des partis pris idéologiques forts. Ceci entraîne parfois à la dénonciation ou la position compréhensive. Face à ces enjeux, doit-on rejeter l’enquête monographique comme trop réductrice au contexte des conduites enseignantes ? Ce bilan montre le caractère unique de cette approche pour rendre compte de la variabilité des modes de socialisation professionnelle dans les établissements scolaires. La formation des maîtres tient compte, avec difficulté, de cette dimension de l’école confrontée à la différenciation sociale. On retrouve le problème principal d’une école qui ne peut que suivre la transformation de la société ; mais dans la mesure où des objectifs clairs seraient définis, ne serait-il pas indispensable, si l’on suit Claude Pair, de profiter des nouvelles structures que sont les IUFM pour mieux transmettre le message sur la multiplicité des fonctions de l’enseignant ? Tout en traitant principalement du mode de validation des diplômes, Monique Hirschhom lance le débat sur la responsabilité des enseignants. Ne doivent-ils pas répondre avant tout à une demande d’éducation centrée sur des choix en partie hédonistes, où la certification se fera plus par addition que par étapes séquencées par certaines obligations de pré-requis ? Si un tel schéma de certification répond à la variété des demandes, il conduit à une hétérogénéité des produits et se heurte ainsi à la recherche par l’employeur d’une norme standardisée. La mise en évidence des effets liés au maître reste un sujet complexe. Suivant Marc Bru, il existerait des phénomènes significatifs d’appariement, même si l’effet du maître sur les acquisitions reste limité. Tel mode d’intervention pédagogique s’accorde plus ou moins bien suivant la composition du groupe d’élèves et sa répartition par niveau. Pour Christine Leroy-Audouin et Jean-Pierre Jarousse, les analyses d’évaluation montrent que l’essentiel des politiques était tourné vers des éléments d’organisation qui génèrent finalement assez peu de différences entre les élèves et que l’on négligeait, avec la gestion des « effets-maître », ce qui est à l’origine des écarts de performances les plus larges. Mais ceci reste un chantier de recherche actif tant en fonction de la pertinence de la mesure statistique qu’au regard des problèmes économétriques spécifiques rencontrés dans la séparation des dimensions individuelle et contextuelle. Pour André Flieller, l’opposition compétence/performance est cruciale pour l’évaluation scolaire. Ceci conduit à styliser des faits autour de variables non directement observables en dehors d’un certain contexte. On peut alors, dans l’évaluation, aussi bien surévaluer que sous-évaluer les compétences d’un individu en se fondant sur les performances qu’il obtient dans un certain contexte ; ceci conduit donc à relativiser les conséquences de l’évaluation scolaire au-delà du groupe témoin.

9Dans l’interrogation sur le rôle global de l’école, les sciences économiques offrent une logique quelque peu détournée, puisqu’elles y placent le rôle de moteur de la croissance que peut jouer la formation. La contribution de Pierre Ralle introduit les lectures de la croissance économique expliquée par le capital humain. Ce concept peut se décliner en plusieurs représentations suivant que l’on cherche à décrire une vision de la capacité à découvrir (la recherche et le développement) ou, plus simplement, une mesure de la qualité des connaissances incorporée dans la population. Ceci conduit à une réflexion sur les extemalités : apprendre à lire n’est pas rentable, mais il faut apprendre à lire pour accéder à des investissements éducatifs qui seront rentables. Il existe donc une série d’analyses à approfondir à la fois sur le partage de l’effort éducatif, mais aussi sur la coordination de ces agents pour assurer une politique éducative cohérente. Dans une référence liée à la démarche des sciences économiques, François Orivel souligne que l’éducation de la population, et, en tout premier lieu, l’éducation primaire universelle, est une condition nécessaire du développement, sans en être pour autant une condition suffisante. Le processus de développement repose aussi sur des politiques macro-économiques appropriées, sur l’existence d’une situation politique stable, des conditions sociales qui inspirent un minimum de confiance aux agents économiques. À niveau d’éducation égal, les pays peuvent aussi connaître des rythmes de développement différents.

10La dernière partie de l’ouvrage aborde la question de l’enseignement supérieur sous le double constat de son expansion et du contexte européen. La contribution de Jean-Claude Eicher pose la question de l’évolution comparée du financement des systèmes éducatifs en Europe. La contrainte de financement, ceci est incontestable, joue sur les coûts. Les actions de ces dernières années ont conduit, en particulier, à distinguer le noyau dur du pédagogique du financement de la vie étudiante. Avec l’appui d’une riche documentation statistique, Jean-Claude Eicher souligne les ambiguïtés entre une gouvernance universitaire décentralisée et des modes de financement largement différenciés, d’une part, et les attentes de la société pour un large accès aux études supérieures, d’autre part. Dans une référence plus large que celle du financement, Jean-Pierre Jallade souligne, pour les systèmes d’études supérieures en Europe, le caractère hétérogène de la production de diplômes. En croisant les différences observées, on pourrait s’attendre à un constat d’impossible convergence de la formation supérieure en Europe. L’auteur n’hésite pas à s’avancer dans une vision contraire en soulignant combien les mesures incitatives (mobilité, programme, échanges, ...) ont ouvert de manière inéluctable la voie à un processus, s’il n’est pas de convergence, du moins de décloisonnement.

11Toujours dans le contexte d’une « massification » des enseignements supérieurs, Louis Lévy-Garboua souligne les rationnements introduits par l’engagement des États dans le financement de l’enseignement supérieur. Cette pratique, concession aux ajustements macro-économiques, peut néanmoins conduire au rationnement inefficace et injuste. La « massification » s’exprime par le rationnement budgétaire et celui des allocations d’étude. Le modèle de capital humain présenté recense les politiques fiscales en adéquation avec le besoin social de remédier aux problèmes d’anti-sélection et de risque moral. L’approche de la contribution de Jean Vincens se réalise par l’utilisation des diplômes sur le marché du travail. Dans ses arguments, la montée de l’enseignement supérieur de masse interpelle puisque les conditions d’utilisation des diplômés sont en train de changer. D’où l’obligation faite à l’enseignement de répondre à des questions un peu nouvelles, notamment celle de la concurrence entre les filières et les établissements, ou la non-adéquation entre les diplômes et l’emploi. La qualité de l’enseignement supérieur, selon l’auteur, n’apparaît pas liée à la multiplication de l’offre de filières. La formation offerte doit conserver ses critères qualitatifs, alors que la disponibilité quantitative ne permettrait plus de garantir l’emploi.

12En somme, au risque de mal embrasser, le séminaire a voulu aborder la question éducative d’une façon large et pluridisciplinaire. Au lecteur de cet ouvrage d’apprécier la réussite de l’entreprise. Mais il est sûr que la réflexion sur l’éducation, si elle veut nourrir l’action et la politique éducatives, ne saurait se limiter à un point de vue ou à une discipline. C’est en étant capable d’allier un certain éclectisme et un certain caractère opérationnel que la recherche pourra prétendre inspirer, parmi d’autres facteurs, la politique éducative. Rien n’est plus urgent, sans doute, que de créer ces passerelles entre les deux mondes et de favoriser ainsi une certaine circulation et une certaine communauté de compréhension et des questions et des réponses.

13Enfin, qu’il soit permis de remercier Françoise Oeuvrard qui a coordonné le séminaire initial, Cécile Bouhin et Sylvie Gervreau qui ont assuré la tâche ingrate de la préparation de ces textes.