Chapitre 9. La fabrique du jeu. De l’artisanat à l’âge de l’usine ?
p. 181-209
Texte intégral
« [...] on peut être convaincu que cette étude (à laquelle on se livre) est loin d’être entrée dans la voie sûre de la science, mais qu’elle est encore un simple tâtonnement. »
Kant, Critique de la raison pure,
Préface de la seconde édition, 1787.
1Que nous enseigne l’étude des jeux télévisés des années 70 sur la programmation de l’époque ? Comment caractériser l’évolution de ce type de programme durant cette décennie ? Ce genre est-il le produit du « bouillonnement créatif » évoqué par François Jost1 ou bien assiste-t-on, comme semble l’indiquer la lecture de la presse audiovisuelle de cette période, au passage de « l’artisanat à l’ère de l’usine »2 et à la fin des grands jeux télévisés3 ?
2Les années 1970 voient exploser la programmation de jeux : on passe ainsi d’une soixantaine de collections créées entre 1951 et 1969 à quatre-vingt-onze collections rien que pour la décennie qui nous intéresse ! Certes le volume global des heures diffusées est en augmentation durant cette période, sans compter la création de la troisième chaîne le 31 décembre 19724. Mais cette profusion de jeux – dont la durée de vie varie de quelques semaines à plusieurs années pour les formules qui « marchent »– témoigne également d’un tournant dans la programmation des émissions de divertissement, comme le souligne Hélène Eck : « Pour caractériser la période qui s’étend au-delà de 1974, nous avons repris la formule d’un critique : “le jeu n’est pas haïssable”. Elle marque l’évolution de la critique même. Elle s’applique plus encore aux programmateurs, placés dans une situation de concurrence et de course à l’audience » (Bourdon et Eck, 1986, p. 173). Pour Jérôme Bourdon et Hélène Eck, 1974 représente pour ce genre une année charnière, faisant passer de l’époque de la diversification des formules à celle de la rentabilisation et de la fidélisation qui annonce la bataille acharnée des chaînes autour de certains créneaux horaires dans les années 1980. Les jeux des années 1970 semblent d’ailleurs cristalliser les critiques émises à l’encontre d’une nouvelle forme de télévision qui émerge alors : « [...] Jacques Thibau [...] la définit comme une télévision de l’insignifiance. Elle se caractérise par une prolifération des jeux et des feuilletons de toutes sortes » (Mousseau-Brochand, 1991, p. 13).
3En nous appuyant sur les archives télévisuelles rendues accessibles par l’Inathèque de France, nous tenterons de saisir les grandes tendances qui caractérisent les jeux télévisés de cette décennie. Le genre, encore largement influencé par un héritage tantôt médiatique, comme la radio, tantôt extramédiatique, comme la devinette, devient au milieu des années 1970 le lieu d’une tension entre des chaînes prises de plus en plus dans un système de concurrence. Mais, avant d’esquisser les grands traits de cette évolution, nous reviendrons sur les méthodes adoptées pour cette étude qui se heurte à plusieurs obstacles découlant de la rareté des archives disponibles.
Le « vestibule des sciences »
4Interroger une décennie de télévision à travers un genre particulier entraîne plusieurs difficultés méthodologiques. La première est d’ordre terminologique. Lorsque l’on compulse la littérature prenant les jeux télévisés pour objet d’étude, force est de constater que ces derniers sont souvent assimilés aux variétés, voire confondus avec elles. Les Étoiles de la chanson (1971), L’École des fans (1977- 1998), Ça balance (1979) sont autant d’émissions mêlant jeu et variétés. La même approximation touche les « jeux-concours », comme Cadet-Rousselle (1971-1973), Un téléviseur couleur par jour (1971), Les Espoirs du dimanche (1976-1986), et même Découvertes (1977-1986), une émission d’André Blanc qui vise à faire découvrir au public de « jeunes talents » sélectionnés lors d’auditions régionales, selon un principe qui rappelle celui de Pop Stars ou d’À la recherche de la nouvelle star sur M6. Jacques Antoine, célèbre producteur de jeux télévisés, distingue très clairement jeu et concours : le premier répond selon lui à des motivations profondes de la part du téléspectateur, créant ainsi une situation dramatique qui sera ou non à l’origine du succès de la formule5. D’où la nécessité d’une définition minimale du jeu télévisé, comme celle que proposent Michel Souchon et Régine Chaniac (1977, p. 20) : « Émission mettant en scène, dans le cadre d’un règlement interne à l’émission, un ou des candidats dans l’exercice d’une activité physique et/ou artistique et/ ou intellectuelle, aboutissant à une victoire ou à une défaite [déclarée], » Le choix d’une définition préalable est d’autant plus important que l’indexation pratiquée par l’Inathèque de France reflète toute la complexité propre à une classification des genres...
5D’un point de vue pratique, une seconde difficulté tient à la rareté des archives disponibles pour la décennie qui nous intéresse. Une cartographie des jeux télévisés créés et diffusés entre 1970 et 1979 nous révèle en effet que sur un total d’environ 91 collections, seuls 10 numéros diffusés à cette époque sont directement consultables ! Le Service d’observation des programmes du Conseil supérieur de l’audiovisuel (SOP), créé au sein de l’ORTF en 1972 puis intégré au CNCL (Commission nationale de la communication et des libertés), rend accessibles certaines archives dès 1986. Des titres comme Des chiffres et des lettres (1972 à nos jours), Le Défi (1973-1975), Les Jeux de 20 heures (1976-1986), L’École des fans, Superstars (1977-1978) et La Course autour du monde (1976-1984, accessible dès 1983), nous offrent donc quelques numéros directement consultables à cette date. Il reste cependant difficile dans ces conditions de percevoir avec précision l’évolution de la structure des jeux, de leurs dispositifs scéniques, et ce malgré la longévité de certaines collections comme Le Mot le plus long (qui devient en 1972 Des chiffres et des lettres, formule qui perdure aujourd’hui), Monsieur Cinéma (devenu la même année Le Dernier des cinq) ou encore Intervilles.
6Nous avons toutefois tenté d’établir un tableau des jeux créés et diffusés pendant les années 1970 en guise de propédeutique. Panorama qui nous a semblé d’autant plus nécessaire que les jeux télévisés des années 1970, mis à part quelques succès, sont bien souvent tombés dans l’oubli. Ce dont témoigne Isabelle Morini-Bosc, journaliste interviewée à l’occasion du documentaire d’Emmanuel Descombes sur les jeux télévisés6 : « Après on a une espèce de creux, c’est-à-dire les années 1970-1975 et personne ne peut citer véritablement de nom [...] On est incapable de dire à quel moment c’est apparu, qui l’animait... »
7Par le croisement de données issues d’Hyperbase7, d’informations contenues dans divers journaux de programmes et principalement dans Télérama et Télé 7 jours, du panorama établi par Noël Nel (Nel, 1991, p. 54-56) en 1991, nous aboutissons à un recensement qui ne prétend pas à l’exhaustivité mais qui peut donner une vision globale de la diversité des jeux télévisés qui apparaissent pendant ces dix années8. Les jeux créés avant 1970 et diffusés entre 1970 et 1979 ne figurent pas dans ce tableau9. Nous avons en effet choisi de nous concentrer sur les nouvelles productions qui, selon nous, caractérisent le mieux l’évolution du genre à cette époque et surtout la demande des directeurs des régies de chaînes10 en la matière, même si la connaissance des formules diffusées antérieurement nous a apporté un éclairage certain. L’élaboration de ce corpus s’est faite en plusieurs étapes. Via Hyperbase, nous avons procédé à une première recherche par genre (« genre = jeux »), par mots-clefs (« Index mots clef semblables à jeu »). Un premier tri a ensuite été effectué par lecture des notices de l’Inathèque afin de déterminer si l’émission correspond ou non au genre tel qu’il a été défini précédemment. Nous avons alors pu confronter ces résultats au panorama établi par Noël Nel en 1991 (Nel, 1991, p. 54-56) et, à partir des journaux de programmes et des rapports des chefs d’antenne, en vérifier l’existence et la diffusion effective. Certains titres ont été obtenus après lecture d’un fonds d’archives de l’INA regroupant diverses coupures de presse traitant des jeux télévisés. Enfin la lecture de journaux de programmes a fait apparaître l’existence d’un jeu diffusé une seule fois sur Antenne 2 (diffusion confirmée par le compte rendu d’exploitation du dimanche 1er juillet 1979) : Le Jeu de l’improvisation. Ce qui nous renforce dans l’idée que cette cartographie ne saurait prétendre à l’exhaustivité, puisque le hasard peut encore nous mettre sur la piste de jeux inconnus des bases de données et des recherches précédemment citées !
8Une troisième difficulté d’ordre épistémologique tient à la position adoptée pour cette étude. Comment aborder une décennie sans trop entrer dans l’histoire de l’institution et du public, ce qui n’est pas notre objet ? Et surtout, comment aborder un genre comme le jeu, si étroitement lié à cette histoire, sans tomber dans des découpages et des statistiques qui penchent plus du côté de l’anecdotique que de l’analyse ? « La télévision, c’est-à-dire une institution, fait des choix dans un possible agencement de dispositifs, d’émissions, de thèmes, selon des ressources techniques, sociales, selon les caractéristiques des personnels et de l’organisation, selon ses rapports avec les autres médias, selon la façon dont elle construit l’image de son public » (Bourdon, 1998, p. 27). La prise en compte de tous ces éléments suppose, de la part d’un jeune chercheur qui n’a pas le bénéfice d’une intuition en partie fondée sur son vécu, de pouvoir resituer les jeux télévisés des années 1970 dans ce contexte social et institutionnel évoqué par Jérôme Bourdon. Mais il faut convenir que l’espace de ce chapitre ne saurait suffire à une exploration complète de l’évolution de ce genre ludique, et nous ne pouvons espérer ici que poser les jalons d’une recherche à venir.
« Les jeux et les hommes »
Une production monopolisée
9Outre l’explosion des jeux créés et diffusés entre 1970 et 1979, un autre fait marquant est à noter : l’importance de certaines équipes qui monopolisent à elles seules plus du tiers de la production. Les « familles » de Jacques Antoine et Jacques Solness11, de Pierre Bellemare, Claude Olivier, Jacques et Jean-Paul Rouland réunis comme les mousquetaires au sein de la société Técipress12, d’Armand Jammot13 ou encore de Guy Lux14 totalisent 30 productions sur 91 jeux créés durant la décennie... Ce qui fait dire à certains journalistes de l’époque que la télévision française est victime d’un oligopole : « Il existe un “cartel des jeux télévisés”. Ce constat n’est pas nouveau. Les jeux télévisés sont devenus une “chasse gardée” de quelques hommes d’affaires bonimenteurs. Pas de création hors d’eux dans le genre. Pas d’idée originale même agréée par le Service central des projets ORTF sans leur assentiment. Pas d’émission nouvelle sans leur participation. Ils tiennent un monopole de fait15. » Le jeu devient le lieu privilégié de l’ascension d’une catégorie professionnelle à part : les « producteurs-animateurs » (Bourdon, 1990, p. 155 sqq). D’ailleurs, le terme « producteurs » est employé très tôt pour désigner les responsables des séries de jeux ou de variétés (Bourdon et Dehée, in Jeanneney, 1999, p. 267-269). Et c’est d’abord à la radio que la fonction de production est assurée par des animateurs comme Guy Lux, Pierre Sabbagh ou bien Armand Jammot : « [...] les producteurs d’émissions grand public (jeux et variétés), souvent venus de la radio, sont d’emblée producteurs de leurs émissions. Ils restent liés au secteur privé » (Bourdon, 1990, p. 157). Ce qui explique non seulement que certaines formules de jeux radiophoniques aient été allègrement transposées à la télévision, mais encore que le milieu ait été discrédité par certains scandales financiers liés à la publicité clandestine16.
Un héritage radiophonique ancien
10En effet, si la télévision des années 1970 est en quête d’une légitimité médiatique17, la transposition du genre de la radio à la télévision est révélatrice des liens d’interdépendance entre les deux médias. Cet héritage est ancien. Les premiers jeux télévisés ont été des adaptations de jeux radiophoniques produits par André Gillois, comme Jouons le jeu (1951), Oui ou non (1954), Prix de beauté (1958) ou encore Télé Match, connu pour être le premier grand jeu télévisé en raison de son succès, mis en place à la demande de Jean d’Arcy et très rapidement repris par Pierre Bellemare et Jacques Antoine.
11Les producteurs venus de la radio accentuent cette tendance dans les années 70. Et les formules qui marchent à la radio se retrouvent logiquement sur le petit écran. Ainsi le célèbre Jeu des mille francs de France-Inter donnera en 1972 Réponse à tout, un jeu télévisé produit par Henri Kubnick et successivement animé par Annick Beauchamps et Lucien Jeunesse, Dorothée et Pierre Guillermot (1975).
Réponse à tout : Dorothée et Pierre Guillermot, plateau candidat18.

12Deux animateurs y présentent deux concurrents qui s’affrontent au cours d’un match de cinq ou six questions à quarante, soixante ou quatre-vingt francs. Pour chaque question, un des concurrents choisit son questionneur parmi trois photos proposées (au lieu des cartes postales pour le jeu radiophonique) et dispose de trente secondes pour y répondre. Si le « chrono-images » s’est écoulé, son adversaire dispose de dix secondes pour répondre à la question. Comme pour le Jeu des mille francs, en cas d’échec des deux candidats, le questionneur remporte la somme mise en jeu. Le « Banco » est remplacé par le « Va-tout » et chaque gagnant revient le lendemain. Pour rendre le jeu plus « télévisuel », Henri Kubnick « [...] souhaite personnaliser les questions. Elles seront posées par les téléspectateurs qui les auront envoyées ». En outre, il souhaite qu’elles soient « illustrées par un objet, un site, un tableau auxquels elles se rapportent »19. Le jeu est diffusé sur la première chaîne jusqu’en 1982 (nous avons recensé environ 1 722 numéros, ce qui est remarquable comparé à la durée de vie de la plupart des jeux télévisés de cette décennie qui oscille le plus souvent entre quelques mois et un an, dépassant rarement une centaine d’émissions diffusées), et l’indice d’écoute flirte avec les 50 % d’après un article de Télémagazine daté du 20 au 26 mai 1972. D’autres exemples viennent confirmer le succès de ces transpositions médiatiques. Un mystère par jour est par exemple un jeu policier sans concours ni récompenses, diffusé sur la deuxième chaîne puis rediffusé sur la première de 1970 à 1978 et présenté sous la forme de courtes dramatiques. Il réunit Jean Bardin, Alain Franck et Bernard Hubrenne, auteurs et producteurs de deux émissions radiophoniques qui s’appuient sur des intrigues policières et dont ce jeu semble s’inspirer : Détectives en pantoufles ou Détectives en espadrilles (1963-1965), diffusées sur France Inter et Les auditeurs mènent l’enquête diffusée sur Europe 1. Il associe également Pierre Billard, spécialiste de la littérature policière qui produit sur la chaîne radiophonique parisienne Les Maîtres du mystère (1957-1998). Autre grand succès issu de la radio : Le Schmilblic, jeu de Jacques Antoine et Jacques Solness, présenté par Guy Lux et produit du croisement du fameux Tirlipot de Radio-Luxembourg et de deux syllabes que l’on doit à Pierre Dac. Intervilles, enfin, connu pour être la copie de Campanile Sera, une émission italienne, avait déjà eu un ancêtre radiophonique, Le Grand Jeu des villes de France, créé en 1960 (voir Bourdon, 1986, p. 171).
13Or cet héritage radiophonique est l’objet de nombreuses critiques. Ce que Jérôme Bourdon note comme une méfiance du service public à l’encontre des producteurs venus de la radio privée (ibid, p. 172) se manifeste non seulement par l’absence de création, au sein du service public de la radio-télévision, d’un service spécifique prenant en charge les jeux, et ce malgré leur évidente popularité, mais encore par les critiques des journalistes de télévision qui condamnent sévèrement l’origine publicitaire des jeux télévisés et leur caractère mercantile : « C’est sans doute, parmi d’autres raisons, pour celle-là que la première chaîne a remplacé Rien que la vérité, jeu qui avait au moins le mérite de détruire quelques idées toutes faites, par Réponse à tout, qui est une simple transposition à la télévision du Jeu des mille francs avec d’ailleurs le même animateur20. » Dès lors, les jeux télévisés sont considérés comme de « pâles copies » des jeux radiophoniques : « Le problème des jeux à la télévision n’a jamais vraiment été résolu. En ce domaine, Dame Télé n’a pas trouvé un style très personnel, se contentant le plus souvent d’emprunter, tout en l’illustrant, la bonne vieille formule des jeux radiophoniques21. »
Vers un langage plus télévisuel ?
14Les jeux télévisés des années 1970 ne seraient en somme que l’illustration de leurs « pères » radiophoniques, peinant à trouver un langage propre. L’observation de l’un des programmes mis à disposition par l’Inathèque nous aide à comprendre cette critique. En savoir plus (1978-1979), jeu présenté par Philippe Gildas et Jean-Paul Rouland, diffusé chaque dimanche à 15 h 20, s’appuie essentiellement sur des reportages et des documents venant illustrer les questions posées aux téléspectateurs qui peuvent participer par courrier. Il n’y a pas de public sur le plateau et ce jeu d’une heure se présente sous la forme d’une encyclopédie populaire du xxe siècle, comme le rappelle le présentateur au début de l’émission du 21 janvier 1979 : « Nous ne voulons pas vous ennuyer le dimanche après-midi mais vous aider tout de même à en savoir plus sur un certain nombre de sujets... D’où les huit reportages ou enquêtes que nous allons vous proposer maintenant. » C’est une véritable thématique de l’image qui se développe à travers les reportages, les questions illustrées par des dessins et le générique défilant comme un kaléidoscope.
En savoir plus (21.01.79) : générique de début en forme de kaléidoscope.

15Mais l’alternance de documents et de séquences en plateau ne suffit pas à donner au tout un rythme palpitant, et nous sommes loin des jeux spectaculaires comme La Tête et les Jambes. La première formule date de 1958, puis est reprise en 1975-1978, succédant à Pas une seconde à perdre (1967-1968) et à Cavalier seul (1968-1970), présenté par Pierre Bellemare et Roger Couderc. Nous avons là l’illustration d’une télévision encore soumise à des formes classiques et très scolaires de jeux de questions-réponses, télévision dont Pourquoi (1970-1971), jeu de Jacques Antoine et Jacques Solness présenté par Jean Bardin, est à ce titre exemplaire. L’émission fait appel à l’intelligence et à la logique. Son principe est simple : le candidat répond par écrit à une première question commençant par « Pourquoi... ». Si le jury estime que la réponse fournie correspond logiquement à la question posée, la mise de départ est doublée. Par exemple, lors de l’émission du 28 novembre 1970, le candidat, un certain Roland Giraud, futur comédien..., doit répondre à la question : « Pourquoi voulez-vous être comédien ? », question posée par quatre adversaires enfermés dans une sorte de bulle et présentés par Jean Bardin comme suit : « Marc Gilbert, le journaliste scientifique, Jacques Capellovici, le linguiste, Jean-Marc Epinou, qui est un esprit d’une grande logique, je vous l’ai déjà dit, et Jacques Antoine qui a eu l’idée de ce jeu... » Roland Giraud répond : « Parce que cela m’est utile », réponse validée par le jury (Jean-François Chiappe, historien, Lucien Barnier, commentateur scientifique à France Inter, France Normand, biologiste, Philippe Guillaume, économiste et chroniqueur à France Inter et Raymond Abellio, écrivain). De là, les adversaires rebondissent en demandant « Pourquoi être comédien vous est utile ? », et ainsi de suite, au point d’en arriver à des réponses de plus en plus compliquées qui toujours, doivent répondre précisément aux questions posées.
Plateau de Pourquoi (28,11.70).

16L’épreuve pourrait être digne d’un examen national dont le jeu reproduit d’ailleurs quelque peu l’ambiance par des plans statiques et un rythme inexistant. Et lorsque Patrice Laffont relate son expérience d’animateur dans Des chiffres et des lettres, il confirme y avoir tenu le rôle d’un examinateur dont il n’avait pas le droit de sortir sans risquer les reproches des téléspectateurs22. Nous nous trouvons face à des émissions qui se rapprochent davantage d’une forme conversationnelle que l’on attribuerait volontiers à la radio que d’une télévision spectaculaire dont Le Bigdil nous offre aujourd’hui l’exemple le plus marquant. L’aspect rigide des jeux télévisés est d’ailleurs fortement critiqué et la radio apparaît comme un média plus convivial : « Le contraste entre le style adopté pour la radio et celui, traditionnel, du petit écran est frappant. Au micro, c’est amical et décontracté. Devant les caméras, le jeu conserve des allures d’examen et la présentation reste un peu figée23. » Jérôme Bourdon note d’ailleurs que : « [...] la radio, plus libre parce que privée, plus pudique dans son mode d’exposition, se prête pourtant mieux que la télévision à des mises en scène spectaculaires24. »
17La télévision, très naturellement, préfère jouer avec les images, comme l’explique Jean-Paul Rouland25 : « [...] l’image permet des jeux visuels, offre donc plus de possibilités de varier les épreuves. » Et la thématique de l’image fonde une grande partie des formules de jeux télévisés des années 1970. Les jeux de mémoire et d’attention visuelle, dont le Schmilblic est le succès incontesté, se multiplient durant cette décennie26. Jeux qui s’appuient sur l’illusion, dont l’étymologie, comme nous le rappelle Roger Caillois (1967), renvoie fondamentalement au jeu (in-lusio). Quoi de plus normal d’ailleurs que la télévision développe cette thématique qui la différencie de la radio ? Cette volonté d’affirmer sa légitimité médiatique passe également par la mise en avant, dans beaucoup de jeux, de technologies modernes. L’exemple le plus connu de cette ostentation est l’introduction de l’ordinateur Iris 50 dans Le Mot le plus long, ordinateur conçu par la Compagnie nationale pour l’informatique ayant en mémoire 26 000 mots et donnant en moins de trois secondes tous les mots qu’il est possible de former avec les sept lettres tirées au sort par Christine Fabrega. Cette mise en avant technologique se retrouve dans les émissions observées : la présence d’écrans d’ordinateur et l’informatisation des génériques ou des incrustations à l’écran est très nette.
Entrez sans frapper (18.02.71), générique.

18La télévision se cherche à travers des technologies et certaines mises en scène. Des jeux comme La Boîte à malices (1972-1973) de Jean Frapat, à ne pas confondre avec un jeu homonyme produit par Jacques Solness pour FR3 en 1978 dans le cadre des émissions pour la jeunesse27, invitent même les téléspectateurs à venir « jouer à la télévision » en faisant appel aux moyens spécifiques de ce médium. Ils deviennent de véritables laboratoires, des lieux de rencontre entre le public et les professionnels de la télévision28.
19Pourtant la connivence avec la radio reste forte et se manifeste par l’association des deux médias dans certains programmes. Duo, rebaptisé Duplex en février 1970, est ainsi diffusé à la radio et à la télévision. Le jeu Qui et quoi ? se déroule en deux temps : les candidats doivent, après avoir observé la photo d’une personnalité diffusée avant le journal télévisé de la première chaîne, écouter France Inter pour entendre un extrait d’une de ses œuvres et découvrir son nom.
20Enfin, si les jeux télévisés s’inspirent largement, durant les années 1970, des jeux radiophoniques, ils sont aussi les descendants de modes d’énonciation prémédiatiques, comme l’ont démontré François Jost (Jost, 1999, p. 121-137) et Oscar Steimberg (Steimberg, 1997). Les jeux de devinettes et de questions-réponses font d’ailleurs partie des formules qui dominent cette décennie.
Ruée sur les jeux télévisés : les grandes tendances de la production
21Certaines tendances caractérisant la production des jeux télévisés, amorcées dans les années 50 et 60, s’accentuent durant la décennie qui nous intéresse.
Vers une plus grande participation du public
22L’origine des équipes de production explique aussi l’évolution similaire des jeux radiophoniques et télévisés, notamment vers une participation de plus en plus grande du public, comme le souligne Jean-Paul Rouland interviewé par René Quinson29 : « Nous avons toujours évolué vers une participation de plus en plus grande des auditeurs ou téléspectateurs. Il semble que nos jeux plaisent parce que l’on peut, à domicile, jouer avec les concurrents, et aussi avec nous. Car les émissions ne paraissent gaies, rythmées, que si nous avons vraiment envie de nous amuser, à égalité avec ceux qui regardent et qui écoutent ». Et c’est sans doute avec les émissions de Pierre Bellemare que cette participation du public est la plus frappante. Entrez sans frapper (1971-1972) est à ce titre un jeu exemplaire. Il fait se succéder plusieurs séquences (« Les mimes », « Prêtez-moi vos yeux », « Vedette en mille morceaux », etc.) auxquelles participent certains membres du public et les vedettes invitées. Jeu qui, au dire de son présentateur, « [...] fait appel à l’astuce légendaire des Français, à leur sens de l’observation et de la déduction30 ». L’émission est très suivie si l’on en croit l’indice d’écoute (37 %) et l’indice de satisfaction (80 %)31, chiffres d’autant plus importants que le programme produit par l’équipe de Técipress est diffusé sur la deuxième chaîne. Il se déroule dans une ambiance bon enfant où les candidats jouent avec les célébrités : « De même, à Entrez sans frapper, nous voulons que les vedettes invitées aient l’air de concurrents comme les autres, cela donne un côté sympathique à l’émission », confie Jean-Paul Rouland32.
Plateau d’Entrez sans frapper (18.02.71).

23La convivialité est de mise, comme l’illustre la mise en scène d’ouverture qui semble inviter le téléspectateur à entrer sur le plateau par une sorte de trou noir qui pourrait être confondu avec le trou d’une serrure. L’émission est rythmée par une succession de jeux choisis par les candidats parmi ceux qui sont affichés sur un écran. Dans une épreuve finale, chaque participant devra se relayer face aux animateurs (Pierre Bellemare, Jacques et Jean-Paul Rouland) pour répondre à une valse de questions sans dire ni oui ni non. Une fois encore, le jeu s’inspire d’une formule radiophonique diffusée sur Europe 1, Déjeuner Show, produite par la même équipe... Notons que bon nombre d’émissions de l’époque jouent sur cette convivialité et ce caractère familial, comme en témoigne le plateau de La Boîte à malices qui reconstitue un salon dans lequel les animateurs (Dominique Paturel et Christian Marin) invitent cordialement les participants à s’installer.
Les animateurs invitent les familles à s’asseoir. Plateau de La Boîte à malices, 17.08.72.

24Les titres traduisent nettement cette volonté d’inclure le téléspectateur dans les jeux, comme en témoigne la multiplication des pronoms personnels « vous » et « nous » associant le public aux chaînes de diffusion (L’image est à vous, Avec qui voulez-vous jouer ?, Ces messieurs nous disent) et le goût prononcé pour les impératifs (Entrez sans frapper, Imaginez la suite, Défendez vos couleurs, Et maintenant jouons, Ouvrez l’œil, Jouez et partez). Et les producteurs revendiquent pleinement cette évolution : « Tout le monde pourra participer, tout le monde pourra jouer. Je veux faire une sorte de happening du jeu télévisé », explique Pierre Bellemare à propos d’Entrez. sans frapper33. Et la presse ne s’y trompe pas : « Tous ces jeux doivent donc avoir une caractéristique commune : ne plus engager de sommes considérables et surtout demander, ne serait-ce qu’en apparence, la participation de tous les spectateurs. À la télévision comme ailleurs, la participation est à l’ordre du jour34. »
Des gains moins importants
25Une seconde tendance est la diminution des gains mis en jeu. Comme l’explique Pierre Bellemare dans une interview à Alain Miroir : « Il y a trente ans, les gains n’étaient pas limités. Par exemple, pour le Quitte ou Double, dans les années 50, il y a eu un gagnant à 34 millions, et si on compte sur une baisse du franc de 10 % tous les ans, cela fait donc plus de 2 millions de nos francs actuels... En simplifiant, on gagnait beaucoup plus d’argent autrefois qu’aujourd’hui » (Miroir, 1980, p. 59-66). Les scandales financiers liés à la publicité clandestine et le rapport Diligent ont rendu la télévision plus frileuse, et les gains des jeux télévisés ne dépassent dès lors que rarement les milliers de francs. Nous sommes encore loin de Qui veut gagner des millions, et l’on offre le plus souvent aux participants des cadeaux, des voyages et surtout des locations de postes de télévision qui servent la promotion du média ou l’ouverture d’une chaîne, comme l’illustre Un téléviseur couleur par jour (1971), concours annonçant l’ouverture de la troisième chaîne.
« Monsieur tout le monde » et les jeux à base d’astuce
26Troisième tendance : les jeux ne s’adressent plus à des spécialistes. Henri Kubnick, producteur de Réponse à tout, estime que cela n’intéresse plus le public : « Je ne veux pas faire un jeu pour les spécialistes. Les spécialistes ne m’intéressent pas et je suis convaincu qu’ils n’intéressent plus le public. Le candidat qui connaît tout sur un sujet déterminé ne peut pas plaire aux téléspectateurs. Il est trop fort. À la limite, il irrite35... » Les jeux passent alors « [...] du simple mécanisme de question-réponse, requérant de l’érudition, à des questions à base d’astuce36. » Ils s’éloignent des formules comme Le Gros Lot (1957) de Pierre Sabbagh ou La Tête et les Jambes de Pierre Bellemare, par exemple. Les jeux de questions-réponses essaiment durant cette période et les producteurs choisissent des approches thématiques. Les questions tournent autour de la conduite et de la prévention routière – Championnat des jeunes conducteurs (1970), La Bonne Conduite (1976-1982), Feu rouge, feu vert (1976-1977) –, de la vie pratique – On ne peut pas tout savoir (1972-1973) –, du cinéma et des arts – Le Dernier des cinq, Cigales et fourmis (1975), Ces messieurs nous disent (1977) –, du sport – Visa Olympique (1972), etc. L’objectif est de rassembler autour des jeux un large public et de le divertir : « Je ne fais pas un jeu mais un divertissement. Je cherche encore actuellement une forme qui soit à mi-chemin entre le jeu et le documentaire. Je voudrais que les téléspectateurs s’amusent en famille, tout en apprenant des choses utiles à la vie courante37. » Les jeux, outre qu’ils incluent le téléspectateur, mettent en scène des candidats qui lui permettent de mieux s’identifier :
L’identification est un élément important du pouvoir de persuasion des mass media. C’est de là que vient, en grande partie, le succès parfois immense des jeux au cours desquels une personne doit répondre sur une série de questions à propos de sujets qui, traités dans un autre contexte, n’obtiendraient pas une grande audience. Le public s’identifie aisément à celui qui est interrogé, d’autant plus qu’il s’agit d’un homme comme tout le monde et non pas d’un spécialiste38.
27Phénomène qui atteint son apogée avec des formules mettant expressément en scène un quidam, comme Spectacle pour un inconnu (1973). Dans ce jeu, une caméra invisible vient filmer un candidat dans l’une de ses activités quotidiennes et, au moment où ce film est projeté en direct du studio 11 des Buttes-Chaumont, il s’agit pour celui-ci de se reconnaître. Un million d’anciens francs est enjeu, million qui diminue à chaque minute écoulée. Le téléspectateur qui a été filmé est ensuite invité à assister à une fête en chansons donnée spécialement pour lui. La formule associe de cette façon jeu et variétés. L’homme qui n’en savait rien (1975-1978) va même au-devant des gens dans la rue par l’entremise de Jean-Claude Massoulier qui, après s’être déguisé, pose aux passants des questions sur leur ville. Le vedettariat, s’il existe encore au début des années 1970 comme en témoignent certaines coupures de presse sur des gagnants39, cède de plus en plus le pas à l’anonymat des candidats : « Aujourd’hui, on ne palpite plus, les candidats se succèdent, on les voit, on les oublie40. »
28Cette volonté de laisser au téléspectateur la possibilité d’une identification forte passe également par des formules s’adressant à différentes cibles. On voit fleurir les émissions faisant participer des couples41, des familles42, des collégiens et lyçéens43, des enfants44, etc. Le cercle s’élargit même aux villes45, aux régions46 et aux pays européens et/ou francophones47. Tendances qui font écho au principe lancé avec Intervilles et Jeux sans frontières. Ces derniers furent, rappelons-le, une commande du général de Gaulle qui souhaitait au départ faire s’affronter une ville française et une ville allemande (Bourdon, 1990, p. 154). Instruments de la politique nationale au moment de l’ORTF, les jeux deviennent après son éclatement l’objet d’une concurrence de plus en plus palpable entre les chaînes, un véritable enjeu de programmation.
Évolution de la programmation des jeux télévisés
29L’éclatement de l’ORTF en 1974 fait en effet exploser la programmation des jeux sur la deuxième chaîne. Comme l’illustrent les deux graphiques suivants, on compte avant 1974, 26 collections créées sur la première chaîne, 14 sur la deuxième et 2 sur la troisième, contre 12 jeux diffusés sur TF 1, 24 sur Antenne 2 et 10 sur FR3 après cette année charnière.
Nombre de jeux créés par chaîne (1970-1974)

Jeux créés par chaîne (1975-1979)

30La complémentarité entre les chaînes, qui a été le mot d’ordre officiel et s’est concrétisé par la mise en place d’un comité de coordination visant à assurer l’harmonisation des programmes, peut expliquer en partie ce phénomène. Pourtant, les chaînes diffusent des jeux visant à fidéliser les téléspectateurs, comme Télé Fidélité (1975-1976) sur TF1 qui est un jeu fonctionnant à partir de courtes séquences d’émissions diffusées au cours de la semaine et dont les téléspectateurs doivent raconter la suite en téléphonant. La promotion des chaînes passe également par certains titres comme Les Six Jours d’Antenne 2 ou Découvertes TF1.
31Les jeux ne sont plus de simples interludes comme le Petit train rébus lancé en 1960, qui visait à faire patienter le téléspectateur. Ils deviennent des préludes, de véritables locomotives propulsant l’audience des programmes qui suivent, comme Y’a un truc de Gérard Majax diffusé avant le journal télévisé. Jean Cazeneuve, dirigeant de TF1 à l’époque, témoigne d’ailleurs, dans ses Mémoires, de la panique qui s’empare de la direction face à cette innovation d’Antenne 2 (Dagnaud, 1990, p. 18). Les jeux sont en effet majoritairement programmés en access prime time, entre 19 heures et 20 heures, et leur durée atteint le plus souvent une vingtaine de minutes. Avant 1974, 6 jeux sont diffusés entre 12 heures et 14 heures, 10 entre 14 heures et 17 heures, 8 entre 17 heures et 19 heures, 6 entre 19 heures et 20 heures, 11 entre 20 heures et 22 heures, 4 après 22 heures. Après l’éclatement de l’ORTF, les tranches horaires les plus « ludiques » sont 14 heures-19 heures (36 jeux diffusés) et 20 heures-22 heures (20 jeux diffusés).
Heures de diffusion des jeux ( 1970-1974)

32La fidélisation du public se confirme par la mise en place de rendez-vous signalés comme tels par les titres des émissions, comme Les Jeux de 20 heures (1976-1986) sur FR3, ou L’Inconnu de 19 h 45 (1978-1980) sur TF1. Nous sommes loin des grands rendez-vous d’une heure comme ceux de la fin des années 60 et du début des années 70, qui étaient programmés en première partie de soirée à 20 heures 30 ou à 21 heures. La fin des années 70 voit en effet la durée des jeux diminuer au point d’en arriver à des séquences de quelques minutes (Le Lièvre et la Tortue, Les Six Jours d’Antenne 2, L’Inconnu de 19 h 45, etc.). Certes, quelques grands jeux sont programmés en soirée, comme La Tête et les Jambes sur Antenne 2 ou L’inspecteur mène l’enquête sur TF1, mais les jeux longs sont surtout programmés l’après-midi. D’où les interrogations des critiques de télévision qui se demandent où sont passés les grands jeux télévisés48 et regrettent l’époque où les candidats étaient de véritables vedettes et où les cinémas étaient désertés le jeudi parce que la télévision programmait ce soir-là Télé-Match. Les jeux des années 1970 semblent donc être passés de l’artisanat à l’ère de l’usine. Les formules déjà testées sont recyclées, simplifiées et figées autour de certains créneaux horaires. Et nous pouvons vérifier ici les intuitions d’Hélène Eck à ce sujet : « Il faudrait vérifier précisément si c’est bien dans cette période que se figent définitivement les horaires 19 heures – 20 heures des jeux télévisés avec l’abandon de l’horaire 20 h 30 qui était celui de la période antérieure. Il faudrait retracer l’évolution qui débouche en cette année 1985 sur une bataille acharnée des chaînes autour du même créneau horaire » (Bourdon et Eck, 1986, p. 174).
Heures de diffusion des jeux ( 1975-1979)

Conclusion
33Les critiques de la presse à l’encontre des jeux télévisés sont nombreuses. Certains considèrent même les jeux comme « inessentiels, véhicules d’une culture et d’un savoir “en mosaïque”, selon l’expression d’Abraham Moles49... », idées que l’on retrouve d’ailleurs dans le rapport Diligent50. Pourtant, la popularité des jeux tend à les faire accepter au point que les journalistes regrettent fréquemment l’ère des grands jeux télévisés des années 1950. Évolution que Pierre Bellemare résume fort bien51. Une certaine routine s’installe chez les producteurs-animateurs de jeux télévisés qui prennent en compte, grâce aux sondages, les velléités du public et se contentent bien souvent de recycler les formules qui marchent en les simplifiant ou en les modernisant. Cette « sérialité » en quelque sorte a fait passer les jeux de l’artisanat à l’ère d’usine avec comme élément moteur le public.
34L’on s’en tient donc à des formules assez traditionnelles héritées de modèles extra ou prémédiatiques. Les jeux servent de plus en plus les logiques de concurrence mises en place par les chaînes. Certains voient par exemple dans Les Jeux de 20 heures l’affirmation de FR3 comme chaîne des régions. Seules quelques expériences comme La Boîte à malices, qui donnera en 1980 Télétest, explorent les possibilités de formules plus « télévisuelles ».
35Le mouvement qui s’amorce à la fin des années 1970 annonce l’invasion du petit écran par les jeux au cours de la décennie suivante : ce ne sont plus 91 collections qui sont créées alors, mais environ 165 ! Les années 1970 représentent bien une décennie de transition, et la diversité des jeux télévisés qui figurent dans notre corpus reflète assurément une tension entre un héritage ancien qu’il s’agit de moderniser, dont témoignent quelques formules rescapées des décennies précédentes, et ce que l’on pourrait appeler des jeux-prétextes principalement tournés vers le public. Comme le souligne Patrick Besenval (1978), les jeux traditionnels fonctionnent parce qu’ils trouvent dans l’esprit des téléspectateurs un écho particulier, et notamment lorsqu’il s’agit de formules très scolaires. Mais ils puisent aussi leur création dans la société de l’époque et s’adressent à un public élargi et fidélisé52 en quête de modernité à travers des formules simplifiées, des jeux courts et figés dans certains créneaux horaires. Ce qui se met en place durant ces années-là, c’est bel et bien la télévision d’aujourd’hui, même s’il faudra attendre les années 1980 pour voir les jeux s’internationaliser...
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Références bibliographiques
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Lambret Gérard, « Les jeux radiophoniques et télévisés. Amusement ou phénomène de société ? », in Le Divertissement, Études de radio-télévision, n° 28, Bruxelles, septembre 1980, p. 1-10.
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Miroir Alain, « Entretien avec Pierre Bellemare », In Études de radio-télévision, n° 28, Le Divertissement, Bruxelles, septembre 1980.
Mousseau Jacques, Brochand Christian, L’Aventure de la télévision, Paris, Nathan, 1987. Cité par Noël Nel (dir.), Dossiers de l’audiovisuel, n° 38, Les Jeux télévisés, juillet-août 1991, Paris, INA.
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10.3406/reso.1997.2885 :Steimberg Oscar, « Des genres populaires à la télévision : étude d’une transposition », Reseaux, n° 81, Le Genre télévisuel, Paris, CNET, 1997.
Annexe
Annexe
Panorama des jeux télévisés créés et diffusés entre 1970 et 1979
Légende
Ce tableau a été élaboré à l’aide de l’Hyperbase de l’Inathèque de France. Recherche en plusieurs étapes.
– Par genre = jeux. Dans ce cas les résultats sont répertoriés comme suit dans le tableau : « Titre collection ».
– Par Index mots clefs = jeux. Résultats présentés comme suit : « Titre collection ».
– D’après le panorama établi par Noël Nel dans Les Dossiers de l’audiovisuel n° 38, p. 54-56 : « Titre collection ».
– D’après le fonds d’archives de l’INA consacré aux jeux télévisés (ensemble de coupures de presse) : Titre collection.
– D’après les notices CAI (Collection Archives INA, notices détaillées renseignant sur certaines collections du fonds d’archives de l’Inathèque) : Titre collection.
– D’après des journaux de programmes : spécifié le cas échéant.
Remarque
Ce tableau, loin d’être exhaustif, est simplifié. Nous n’avons malheureusement pu y faire figurer les détails concernant la présentation des émissions citées, leurs dates de diffusion précises, les principes des jeux, leur durée.

Notes de bas de page
1 Cf. supra article de François Jost, « La télévision des années 1970 existe-t-elle ? »
2 Michel Lis, « Les jeux télévisés : l’artisanat en attendant l’âge de l’usine. », Télé 7 jours n° 601, 30 octobre 1971, p. 86-87.
3 Geneviève Verrier, « Les grands jeux TV sont-ils morts ? », Télémagazine n° 901 du 27 janvier au 2 février 1973, p. 10-11.
4 Cf. Hervé Michel (1995, p 67).
5 « Il faut différencier les jeux et les concours. Le concours s’adresse à tout le monde en même temps. Chacun peut y participer concrètement en espérant gagner, car son moteur est le gain. Par contre, dans le jeu, le gain n’est qu’un prétexte, le public obéit à des motivations beaucoup plus profondes. Le spectateur qui participe à un jeu, j’entends, non pas celui qui répond à l’appel des organisateurs et se rend dans les studios, mais celui qui y participe chez lui, dans son fauteuil, devant son téléviseur ou son récepteur de radio, obéit à un désir de se situer dans la société, désir certainement inconscient mais réel. Et il veut se situer, par comparaison, avec des critères. Le jeu doit lui fournir des éléments de comparaison. Il faut donc qu’il puisse se mettre dans la situation. Car si les questions le dépassent, il est obligé de se situer en dehors et il ressent une perte d’intérêt. La bonne recette de jeux, à mon avis, c’est une situation simple mais forte, comportant un risque, celui de ne pas savoir, de ne pas pouvoir répondre, donc de se perdre. Cela donne une situation dramatique et procure une émotion. Ce risque, cette émotion sont les moteurs du jeu beaucoup plus que le gain. », Jacques Antoine, interviewé par André Lége, « Pourquoi tant de jeux ? », L’Humanité Dimanche, 12 avril 1972.
6 Emmanuel Descombes, Cinquante ans de jeux à la télévision, ADL TV production, France 5, 13 juillet 2003.
7 Interface de consultation mise à disposition par l’Inathèque de France.
8 Voir infra, panorama des jeux télévisés créés et diffusés entre 1970 et 1979.
9 Pour information, ils sont au nombre de quinze : Trente-six chandelles (1954-1972), Intervilles (1962-1996), Le Mot le plus long (1965-1970), Les Français parlent aux Français (1970), Les Grands Enfants (1967-1970), Monsieur Cinéma (1967-1972), Cavalier seul (1968-1970), À vous de jouer (1967-1973), Le Compte à rebours (1969-1971), L’Arbalète de Noël (1969-1970), Le Francophonissime (1969-1970), Jouez sur les deux tableaux (1969-1972), Mon papa et moi (1968-1973), Le Schmilblick (1969-1987), De qui est-ce ? (1969-1970).
10 À propos de l’élaboration des programmes avant et après 1974, voir Michel Souchon et Michel Demaison (1978).
11 L’Image est à vous (1970), Championnat des jeunes conducteurs (1970), Pourquoi (1970- 1971), Camion Stop (1972), Splatch (1973), Cigales et fourmis (1975), Les Petits Papiers de Noël (1975-1984), Les Jeux de 20 heures et Vingt Heures en été, La Course autour du monde, La Boîte à malices (à ne pas confondre avec le jeu de Jean Frapat) (1972-1973).
12 Toute la ville joue (1970), Entrez sans frapper (1971-1972], Le Dernier des cinq (1972- 1974 ?), Le Défi (1973-1975], Pièces à conviction (1975), La Tête et les Jambes (1975-1978), L’homme qui n’en savait rien (1975-1978), Ouvrez l’œil (1977), En savoir plus (1978-1979).
13 Duo/Duplex (1970-1972), On ne peut pas tout savoir (1972-1973), Des chiffres et des lettres, Jeux croisés (1975-1976), Y’a un truc (1975-1976).
14 L’Avis à deux (1970-1971), Les Étoiles de la chanson, Cadet-Rousselle, Défendez vos couleurs (1974), Les Six jours d’Antenne 2 (1978), Loto chansons (1978).
15 Jérôme Favard et Jean Rocchi, « Les jeux télévisés : une chasse gardée... qui rapporte », L’Humanité, 3 mai 1972.
16 Voir infra, chapitre de Chantal Duchet.
17 Voir supra, chapitre de Virginie Spies.
18 Extraits de E. Descombes, Cinquante ans de jeux à la télévision, op. cit.
19 « Le jeu des “Mille francs” sur la première chaîne en janvier », Télémagazine, 4 décembre 1971.
20 Marie Lajas, « Jeux et participation », France nouvelle, 14 mars 1972.
21 Jean Barial, « Des souris et des jeux », Le Télé Viseur, 6 avril 1972.
22 Cf. E . Descombes, Cinquante ans de jeux à la télévision, op. cit.
23 Colette Leiber, « La ruée sur les jeux télévisés », Télémagazine, 28 mars-30 avril 1970.
24 Jérôme Bourdon, Petite histoire des jeux à la radio et à la télévision, op. cit. p. 171.
25 Interviewé par René Quinson, « Jacques et Jean-Paul Rouland : “Pour bien animer les jeux, il faut s’amuser soi-même” », La Dépêche, 21 novembre 1972.
26 L’Image est à vous, Les Animaux du cirque, Images croisées, Le Biltch, Télé-fidélité, Altitude 10 000, Et maintenant jouons, Kaléidoscope, La Tirelire, Ouvrez l’œil, Jouez et partez, Y’a un truc.
27 Voir infra, panorama des jeux de cette décennie.
28 Voir supra, article de Guillaume Soulez.
29 René Quinson, op. cit.
30 Pierre Bellemare, « Mon émission est faite pour être oubliée », Télémagazine du 4 au 10 décembre 1971.
31 Ibid.
32 René Quinson, op. cit.
33 « Pierre Bellemare veut faire jouer toute la France », Télémagazine, 25 septembre 1971.
34 Marie Lajas, « Jeux et participation », France nouvelle, 14 mars 1972.
35 Propos recueillis par Colette Leiber, « Les jeux ratés de la télévision », Télémagazine, 19 février 1972.
36 Jean-Paul Rouland, « Les nouveaux jeux de la chaîne couleur », Le Figaro, 3 novembre 1971.
37 Jacques Locquin, interviewé par Colette Leiber, « Les jeux ratés de la télévision », op. cit.
38 Gérard Lambret, 1990, p. 3.
39 « En cinq semaines, la vérité a fait d’Andrée une vedette », article consacré à une candidate de Rien que la vérité, Télé 7 jours, 17.07.71. « Maurice Rouquette, l’incollable de Réponse à tout », Télé 7 jours, 20 au 26 mai 1972.
40 Colette Leiber, « Les jeux ratés de la TV », art. cit.
41 L’Avis à deux, On peut pas tout savoir, Ça balance.
42 La Boîte à malices (1972-1973), Familion (1973-1974), Chacun chez soi (1976), L’École des fans (1977-1998), Chocolat du dimanche (1978-1979).
43 Le Tourniquet, Splatch 09T3).
44 Les Animaux du cirque, Flonflon, La Médaille du jeune reporter, La Règle d’or, Un mot pour rire, Imaginez la suite, Les Clés du trésor, La Pince à linge, Le Palmarès des enfants, La Lettre mystère, Trois contre un, Le Lièvre et la Tortue, Noël sous la tour Eiffel, Code X4.
45 Toute la ville joue, Camion Stop.
46 Défendez vos couleurs, L’Image est à vous, Les Jeux de 20 heures.
47 Championnat des jeunes conducteurs, La Règle d’or, La Pince à linge.
48 Cf. Geneviève Verrier, « Les grands jeux TV sont-ils morts ? », Télémagazine du 27 janvier au 2 février 1973.
49 Bruno Frappat, « Les jeux à la radio et à la télévision : l’Eden sur les ondes », Le Monde daté du 3 juin 1972.
50 « Il est des émissions qui, prétendant faire appel aux facultés intellectuelles, ont sur la culture un effet dégradant. En particulier certains jeux radiophoniques et télévisés tendent à la présenter non comme l’objet et le fruit d’un effort constant et désintéressé, mais comme un acte de mémoire ou seulement d’astuce, une prouesse improvisée, voire une simple fantaisie du hasard et, en définitive, une chance de gagner vite beaucoup d’argent, et de s’acquérir une notoriété éphémère. Les spectacles de ce genre sont fallacieux à plus d’un titre. Il faut se garder de leur accorder une proportion excessive dans la composition des programmes, afin d’éviter que la radio-télévision ne se transforme, comme c’est le cas dans d’autres pays, en loterie foraine permanente. », cité par Gérard Lambret, 1990, p. 1-10.
51 « Depuis que je fais des jeux télévisés, c’est-à-dire depuis une vingtaine d’années, j’ai toujours observé un décalage entre nos productions et les réactions de la presse. Lorsque nous avons démarré La Tête et les Jambes, le slogan était : “Assez de ces jeux immoraux qui procurent des profits illicites.” Avec Pas une seconde à perdre, le ton change : on regrette avec un bel ensemble le temps de ces jeux aux motivations et aux règlements lumineux comme, je vous le donne en mille... La Tête et les jambes. C’est pourquoi je ne m’intéresse qu’aux réactions du public », Pierre Bellemare, « Mon émission est faite pour être oubliée », art. cit.
52 « Ce type de jeux constitue en quelque sorte le noyau le plus ancien et le plus solide des jeux télévisés. Ils auront probablement encore longtemps du succès, en tout cas aussi longtemps qu’ils rencontreront dans l’esprit des téléspectateurs un écho qui leur vient de leurs souvenirs scolaires. Mais on en voit aujourd’hui apparaître une autre sorte. Ces innovations puisent, elles aussi, leur inspiration et leur matière dans la vie sociale, mais elles quittent le secteur de l’enseignement pour se tourner vers d’autres comme la famille (Chacun chez soi), la police (L’inspecteur mène l’enquête), l’État (Jeux sans frontières) », (Besenval, 1978, p. 154).
Auteur
Allocataire de recherche et monitrice à l’UFR Communication de la Sorbonne Nouvelle-Paris III. Doctorante en deuxième année de thèse sous la direction de François Jost, elle travaille sur l’histoire et l’analyse des jeux télévisés français. Membre du CEISME.
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