Présentation
p. 9-25
Texte intégral
1La question des relations entre sciences sociales et sciences cognitives est de plus en plus débattue dans la sociologie contemporaine : dans quelle mesure une approche sociologique, retrouvant l’héritage divers et varié de la sociologie de la connaissance, peut-elle apporter quelque chose de neuf et de fécond à l’étude de ce qu’on appelle aujourd’hui la « cognition » ? dans quelle mesure, réciproquement, une approche cognitive peut-elle renouveler l’analyse sociologique ? À peu de temps d’intervalle, deux colloques portant sur ce sujet se sont ainsi tenus dans les seuls bâtiments de la Sorbonne. L’un organisé, au printemps 1995, par l’université de Paris-Sorbonne elle-même (Paris IV), l’autre, à l’automne de la même année, par la Société française de sociologie. Les objectifs étaient toutefois sensiblement différents : dans le premier cas, un laboratoire particulier exposait ses recherches propres avec pour but de les soumettre à la discussion de quelques chercheurs d’autres laboratoires avec lesquels un dialogue et éventuellement un travail commun semblaient a priori possibles1 ; dans le second, une société ayant pour vocation potentielle de réunir tous les membres de la discipline se proposait de rendre compte des différents courants représentés en ce domaine dans sa communauté avec pour finalité essentielle de faire connaître ces travaux, en partie ignorés ou méconnus, à l’ensemble de la communauté. Il ne s’est pas tant agi, dès lors, pour les organisateurs, dans ce second cas, de mettre au premier plan la confrontation et l’évaluation des paradigmes que de repérer des grands thèmes sur lesquels des chercheurs aux perspectives différentes se croisent et parfois... se rencontrent et débattent. Les participants au colloque remarqueront que les articles issus des communications orales ont souvent fait l’objet de remaniements profonds et d’enrichissements notables, auxquels on peut croire que les discussions du colloque ont ainsi directement contribué.
2Le comité d’organisation a retenu quatre thèmes fondamentaux, sans prétendre couvrir par là l’ensemble des recherches ni non plus vouloir imposer un découpage, évidemment en partie arbitraire et contestable. Les différents intervenants s’y sont en général assez bien tenus même si c’est en infléchissant, comme il est naturel, la thématique proposée en fonction et de leur problématique générale et de leurs intérêts du moment. Aussi avons-nous conservé pour ce volume, avec quelques aménagements mineurs, cette disposition en quatre grandes parties :
3I : Théorie des idéologies et théorie de l’erreur, II : Sociologie des catégories et sémantique cognitive, III : Cognition en action, IV : Argumentation et diffusion des représentations. Les liens entre ces thématiques apparaîtront progressivement, espérons-nous, au cours de cette présentation ; celle-ci ne saurait toutefois prétendre, en raison des exigences de relative brièveté et donc de sélection, rendre en tous points justice aux auteurs ni leur être fidèle mais seulement faciliter la lecture de l’ensemble en tissant, entre des problématiques diverses investissant avec des styles disparates un domaine encore peu structuré, quelques liens provisoires auxquels le lecteur attentif pourra aisément substituer des articulations plus solides.
4 I/L’une des voies par lesquelles les sciences cognitives ont pénétré la sociologie a été l’analyse de l’illusion sociale, du préjugé, des idées fausses, etc., autrement dit l’objet même de ce qu’on appelait encore naguère théorie des idéologies mais qui, avec l’affaiblissement, voire l’effondrement, du marxisme, a paru perdre toute actualité. Pourtant, c’est bien à travers une relecture originale de Marx que Jon Elster a montré, l’un des premiers, comment les recherches sur les biais du raisonnement effectuées par les psychologues Tversky et Kahneman pouvaient renouveler l’analyse marxiste des idéologies (Karl Marx, une lecture analytique). Dans la mesure où les processus cognitifs sont bientôt apparus comme étant largement inconscients, l’usage s’est imposé de parler de « cognition » plutôt que de connaissance, terme chargé de connotations opposées. De façon tout à fait indépendante, Raymond Boudon a réintroduit, lui aussi – à travers un certain nombre de publications discutant les psychologues cognitivistes, Tversky et Kahneman, Nisbett et Ross, etc. – l’analyse des préjugés, notamment ceux ayant leur source dans des erreurs de raisonnement ou l’implicitation de prémisses fragiles (cf. spécialement L’art de se persuader, faisant suite à L’idéologie) ; mais Boudon retrouvait alors plutôt, quant à lui, l’héritage de la théorie des « dérivations » (ou des pseudo-justifications) de Pareto et, plus encore, celui de l’analyse, pratiquée par Weber et Simmel, des motivations rationnelles à la source des croyances et des comportements apparemment les plus irrationnels.
5Dans sa contribution à ce volume (« Une conception cognitiviste de la rationalité axiologique »), Raymond Boudon reprend le problème précédent de l’erreur et de l’illusion mais sous l’angle symétrique de la vérité (sans donc du tout aborder directement la question des biais de raisonnement), en s’intéressant plus particulièrement, dans la continuité de son dernier ouvrage, Le juste et le vrai, au problème de la vérité pratique. La question essentielle est ici de savoir comment les individus peuvent avoir accès à des valeurs objectivement valides. Un des axes de l’article est ainsi de mettre en évidence la fragilité des théories naturalistes et causalistes défendues par le cognitivisme « classique » en morale (cf. par exemple J.Q. Wilson, The Moral Sense). Si Boudon présente sa propre position elle-même comme cognitiviste, c’est en un tout autre sens puisque c’est pour prendre exactement le contre-pied de tout programme naturaliste de réduction de l’activité mentale au neurophysiologique qui court-circuiterait le niveau propre de l’analyse des motifs de l’action accessibles à la conscience du sujet. Dans ses ouvrages immédiatement antérieurs, Boudon développait cette forme alternative d’explication des processus cognitifs apparemment biaisés, générateurs de fausses croyances d’autant plus répandues que le « biais » est plus naturel : au strict causalisme des explications précédentes, il opposait une explication qui se voulait « actionniste ». De même que Weber cherchait dans quelle mesure les simples comportements des individus sont en réalité motivés par des raisons et sont donc en fait de véritables actions intentionnelles, de même Boudon cherchait-il à montrer comment un certain nombre de supposées erreurs typiques de raisonnements peuvent s’expliquer sans supposer les individus irrationnels si l’on retrouve le raisonnement effectif de ceux-ci. Lorsqu’il s’agit du domaine moral, comme ici, Boudon peut encore appeler cognitiviste sa démarche en un sens différent et, en fait, beaucoup plus général quoique foncièrement concordant avec le premier. Boudon ne se soucie pas spécialement ici, en effet, d’expliquer des biais cognitifs et donc des opérations mentales mais de montrer qu’à la source des attitudes morales (collectives), il y a des systèmes de justifications (donc des représentations) : de ce point de vue, la position de Boudon est d’abord un intellectualisme de forme assez classique, appliqué à l’explication des valeurs collectives. Mais Boudon cherche aussi à montrer comment les sentiments moraux collectifs vécus comme particulièrement puissants sont fondés sur des justifications moralement justes : son intellectualisme se double d’un « objectivisme » puisque c’est supposer, contre tout relativisme, qu’il y a une vérité objective en matière morale et qu’elle est accessible. Or cette double caractéristique correspond assez bien à un usage répandu du terme « cognitivisme » dans la philosophie morale, notamment anglo-saxonne, et pour lequel le dit « cognitivisme » s’oppose à l’« émotivisme » subjectiviste : les valeurs morales ne sont pas de simples projections subjectives des émotions mais les objets d’une connaissance possible. On voit bien l’unité de la problématique de Boudon, foncièrement rationaliste (au sens philosophique de ce terme), qu’il s’agisse d’expliquer le mécanisme des erreurs ou l’accès à la vérité. On notera cependant que le rationalisme en sciences sociales évoque souvent le rational choice model, avec lequel, après l’avoir assez abondamment illustré dans un certain nombre de ses ouvrages, Boudon prend précisément maintenant ses distances avec une grande netteté : si ce modèle n’est pas récusé, il est reconnu comme de validité simplement partielle. Boudon insiste au contraire désormais sur l’autonomie des valeurs morales par rapport à l’intérêt et donc sur la spécificité et l’irréductibilité de la Wertrationalität. Contre un usage courant mais très appauvrissant et déformant de ce dernier concept (« conformité par rapport aux valeurs »), Boudon propose d’ailleurs d’adopter la traduction, étymologiquement plus exacte, de « rationalité axiologique ». On comprendra dès lors que, pour éviter toute confusion avec le rationalisme-utilitariste (réducteur), Boudon caractérise sa conception de la rationalité axiologique elle-même de « cognitiviste ».
6Patrick Pharo (« L’erreur pratique ») retrouve la question de l’erreur, spécialement la question de l’erreur dans l’action (erreur de nature morale ou non puisque sont concernés aussi bien le simple ratage ou l’acte manqué que le crime). Son propos est de se livrer à une analyse conceptuelle qui conduise à rejeter fermement les théories réductionnistes, que celles-ci soient de type naturaliste ou de type historiciste ou sociologiste et que l’on considère l’erreur comme tenant essentiellement à la nature des individus ou à la société qui s’impose à eux ou, au contraire, qu’on la considère comme liée aux circonstances et donc accidentelle. La sociobiologie tend ainsi à réduire toute erreur à une erreur compréhensible par rapport aux seules exigences de la reproduction de l’espèce (sélection naturelle par les erreurs), la psychologie cognitive à des biais cognitifs liés aux schèmes cognitifs disponibles chez les individus et au mode circonstanciel de présentation des données. L’approche sociologiste tend, quant à elle, à développer une conception « essentialiste » de l’erreur mais liée cette fois, à la différence de la sociobiologie, au milieu culturel et social dans lequel les individus se trouvent immergés (« encapsulés ») sans pouvoir s’arracher à lui et avoir ainsi la possibilité d’un regard extérieur sur leurs erreurs. Pharo mentionne comme illustratives de ce dernier genre d’approches les théories fameuses de la fausse conscience et de l’illusion sociale, en en rappelant les différentes versions, marxistes et durkheimiennes, sans oublier les efforts du type de ceux accomplis par Mannheim pour en éviter les apories. Pharo soutient que le caractère intentionnel de l’action est inhérent à la notion d’erreur pratique et qu’elle requiert la capacité du sujet à reconnaître réflexivement (et donc par un retour sur soi) son erreur, en référence à des normes consensuelles ou, au moins, à des normes débattues dans une certaine communauté sociale. L’erreur proprement pratique apparaît alors comme une sorte de défaillance intentionnelle, soit que le sujet n’ait pas pris en compte les conséquences de ses choix alors qu’il en avait les moyens soit qu’il ait, plus radicalement, choisi le pire en connaissance de cause. La critique des modèles naturalistes contemporain (sociobiologiques ou psychologiques) à laquelle Pharo se livre, tout en refusant fermement en même temps de retomber dans les modèles traditionnels de type marxiste ou durkheimien, conduit à une analyse intentionnaliste de l’action qui réitère manifestement, comme les analyses de Boudon, la position de Weber (cf. notamment le caractère incontournable d’une notion comme celle d’imputation de responsabilité) en actualisant en fonction du débat contemporain les analyses classiques de l’acte volontaire et du libre arbitre (notamment celles d’Aristote et de Descartes telles que la sémantique de l’action les a reprises ou développées d’Elisabeth Anscombe à Davidson).
7 Le philosophe Pascal Engel, qui a joué un rôle essentiel dans l’introduction en France de la philosophy of mind (c’est-à-dire à la fois d’une réflexion philosophique scientifiquement informée sur les opérations et les états mentaux et d’une réflexion critique sur la psychologie cognitive), propose une contribution qui reprend la question, dont on aura déjà perçu le caractère central à partir des remarques précédentes, des biais de raisonnement (« Biais, raisonnement et rationalité »). Son propos est, d’abord, de soutenir avec de nouveaux arguments le point de vue rationaliste (au sens philosophique) contre les interprétations de type Tversky et Kahneman qui diagnostiquent peut-être un peu trop facilement des erreurs de raisonnement et les attribuent alors à une énigmatique pensée prélogique, là où on peut pourtant probablement montrer qu’il y a simplement d’autres normes de raisonnement tout à fait conformes à une rationalité bien comprise. Engel expose notamment pour ce faire les recherches de Gerd Gigerenzer. Mais, toujours en s’appuyant sur les travaux de ce dernier, Engel discute le point de vue de Boudon (et l’éclaire quant à la nature de l’une de ses implications virtuelles essentielles) en faisant apparaître que le type de rationalisme actionniste que celui-ci défend n’est pas nécessairement incompatible avec un certain type de naturalisme rationaliste (et donc de causalisme). Toutefois, Engel fait remarquer que le modèle de rationalité utilisé par Gigerenzer est alors celui, classique mais étroit, de la seule efficacité des moyens en vue d’atteindre les fins (la Zweckrationalität de Weber) alors que Boudon montre la nécessité de recourir à un modèle plus riche, incluant la Wertrationalität. D’un autre côté, si on prolonge ce naturalisme par un évolutionnisme, comme c’est souvent le cas actuellement (cf. par exemple, Cosmidès et Tooby), on se trouve confronté alors à la nécessité d’envisager les idéologies non seulement en fonction de leur vérité ou de leur fausseté mais aussi de leur utilité pour l’espèce, ce qui fait rentrer dans un tout autre paradigme.
8 II/ Si la théorie de l’idéologie, donc la thématique de l’erreur et de l’illusion ou, symétriquement, celle de la vérité, est l’une des voies d’entrée les plus naturelles des recherches cognitives en sciences sociales, la sociologie des catégories apparaît en être assurément une autre dès lors que l’on convient que c’est de toutes façons toujours au travers d’a priori (« formes » ou « catégories » dans le langage kantien), qui ne sont pas forcément des préjugés mais qui structurent notre expérience, que l’on parvient à la connaissance. On est confirmé de la pertinence de cette orientation si l’on prend acte, d’un autre côté, des recherches nombreuses effectuées en psychologie sur les processus et les types de catégorisation, notamment depuis Eleanor Rosch et Brent Berlin, dont les travaux ont été l’objet d’âpres discussions (cf. par exemple, en France, Danièle Dubois et Georges Kleiber). C’est alors ici le patronage de Durkheim et de Mauss que l’on retrouve tout naturellement, pour en montrer à la fois l’intérêt et les limites.
9Bernard Conein, un de ceux qui ont introduit en France le type de sociologie cognitive inauguré par Aaron Cicourel (Cognitive sociology. Language and Meaning in Social Interaction) présente précisément une synthèse des recherches actuelles sur les catégories dans le cadre d’une discussion de la sociologie durkheimienne (« Le « zèbre », l’« autobus » et le « préfet » : nature et spécificité des catégories sociales »). De tous les auteurs du volume, Conein est probablement celui qui est le plus directement lié aux recherches cognitivistes naturalistes sans pour autant du tout défendre un programme réductionniste qui ferait des sciences sociales un simple développement, voire un appendice des sciences biologiques. L’intérêt tout particulier de l’étude de Conein est de montrer qu’à la suite notamment des travaux du primatologue Premack, s’est trouvée posée la question de l’origine (naturelle) des catégories proprement sociales. Conein montre qu’on trouve là un excellent antidote contre la tendance spontanée des sociologues au sociologisme, représentée en ce domaine non seulement par Durkheim dans certaines des pages les plus célèbres des Formes élémentaires de la sociologie mais aussi par Whorf (cf. la thèse dite de Sapir-Whorf). Probablement, en effet, n’y a-t-il pas une origine sociale (respectivement linguistique) des catégories les plus générales de la pensée, comme Durkheim (respectivement Whorf) le prétendait ni non plus, d’ailleurs, des catégories sociales spécifiques primitives, comme celles de groupe, de possession, de dominance, etc. C’est à l’examen de ces catégories sociales à la fois primitives et élémentaires et à celui de catégories sociales dérivées et plus élaborées que se consacre ici Conein en montrant ce qui, dans les recherches d’inspiration cognitive, suggère la spécificité de la connaissance sociale. La plus grande partie du propos de Conein est de se livrer à une enquête analytique de toutes les confusions ou à-peu-près terminologiques qui entourent le difficile traitement des catégories ; du repérage de trois emplois différents de la notion de catégorie, il dégage ainsi trois problèmes distincts : celui de la nature des principes primitifs de la connaissance sociale, celui du contenu spécifique des concepts institutionnels dérivés, ensuite, celui du rôle de la « catégorisation » simplement perceptuelle, notamment dans la représentation des êtres, des personnes et des groupes, enfin. Sur la question fondamentale des catégories sociales primitives, c’est, selon Conein, à l’égard de l’approche cognitive propre à l’éthologie qu’on est en droit de nourrir le plus d’attentes dans la mesure où seule cette approche se donne pour projet explicite la compréhension de ce qui fait, aux sources phylogénétiques de l’interaction sociale, la spécificité des phénomènes sociaux.
10La contribution de Jean-Yves Trépos concerne à son tour la sociologie des catégories en marquant le caractère toujours actuel de sa dette à l’égard tant des travaux de Bourdieu que de ceux de Boltanski et Thévenot sur les classifications sociales (« Catégories et mesures »). Au-delà de la sociologie des catégories, on voit pointer le programme d’une sociologie de la mesure ou d’une métrologie qu’évoquera aussi Thévenot quoique dans un sens moins extensif puisqu’il ne s’agit pas, chez Trépos, d’une seule sociologie des instruments de mesure au sens habituel du terme (comme peuvent l’être, par exemple, les outils de la statistiques) que, plus largement, d’une sociologie de la façon dont les individus « se mesurent » entre eux en se référant à des catégorisations et à des axiologies différentes (des ordres de « grandeurs » différents, propres à des « Cités », dans le vocabulaire de Boltanski et Thévenot), ce qui inclut aussi l’étude de procédures cognitives, linguistiques ou argumentatives diverses. On remarquera que, par rapport aux distinctions que propose Conein, Trépos s’intéresse à des catégories sociales déjà très élaborées (des « concepts institutionnels » comme celui de « cadre », au sens de « cadre d’une entreprise »). Si Trépos cherche, pour ce faire, des points de repères philosophiques dans la phénoménologie, ce n’est pas là que réside son originalité car c’est un point commun à un certain nombre de chercheurs de ce volume, comme on s’en apercevra dans ce qui suit ; mais Trépos les recherche plutôt chez Husserl (quand les autres penseront plutôt à Merleau-Ponty) et bien davantage encore, au-delà de la phénoménologie, chez Kant lui-même, à qui il emprunte la notion de schématisme, laquelle a l’avantage de suggérer une construction progressive et dynamique des catégories (sur laquelle Jean-Biaise Grize insistera, cf. partie IV). Si Trépos remonte ainsi à la source même de la sociologie durkheimienne des catégories, c’est bien toutefois à un modèle interactionniste ou intersubjectif qu’il se rallie puisqu’il s’agit d’étudier la construction interpersonnelle des « grandeurs ». Il y a, dans ce programme, la place aussi bien pour une sociologie de l’expertise que pour une sociologie des vulgates dans la mesure où les catégorisations de l’expert se vulgarisent dans des lieux communs, l’expert devant parfois lui-même faire fond sur ces topoi pour réussir à convaincre les acteurs auxquels il s’adresse.
11C’est encore dans Durkheim – et dans Mauss – que Laurent Thévenot prend son point de départ mais, cette fois, dans une interprétation pragmatiste originale de l’École française de sociologie, qui conduit à lier étroitement catégorisation et pratiques (« Pragmatiques de la connaissance »). Thévenot retrace en effet son propre parcours théorique depuis ses origines bourdieusiennes jusqu’à son programme de recherche actuel comme s’inscrivant dans la continuité critique de Durkheim et Mauss. Cela vaut au lecteur un large survey de la riche mais largement méconnue en France tradition néo-durkheimienne américaine actuelle, laquelle permet à Thévenot de dégager une interprétation pragmatiste de Durkheim (malgré les critiques de celui-ci à l’égard de James) et de réinterpréter, Mauss et Merleau-Ponty aidant, la notion bourdieusienne d’habitus dans ses liens avec le corps. On comprendra, dans ce cadre, que Thévenot ne retienne pas de Mauss seulement l’essai sur les formes primitives de classification écrit avec Durkheim mais aussi l’essai sur Les techniques du corps. Toutefois le cadre constructiviste élaboré emprunte davantage encore, à travers Berger et Luckman, à une inspiration plus directe et plus naturelle de certaines variantes du pragmatisme, l’interactionnisme de Simmel. Thévenot veut montrer que les représentations sont foncièrement le produit de coordinations entre des individus engagés dans des activités ou des « pratiques » de divers niveaux de complexité (depuis les coordinations entre les êtres humains liées aux tâches les plus familières et les plus banales jusqu’aux interactions requérant des justifications élaborées, comme dans les conflits du travail ou les « disputes » diverses) mais toujours en faisant l’épreuve, de diverses manières, de la résistance du réel (les « objets »). Quoique pragmatiste, cette conception de la connaissance qui réhabilite non seulement le rôle des activités mais aussi celui des objets (rejoignant, sur ce point particulier, Bruno Latour), s’oppose donc à toute interprétation purement conventionnaliste (et, évidemment aussi, purement constructiviste) de la connaissance. Le long et dense parcours de Thévenot le conduit à distinguer trois types d’opérations de représentation (au sens cognitif, au sens politique, au sens instrumental) dont il montre qu’elles ne sont pas liées entre elles par de purs rapports métonymiques. Il oblige aussi à étendre la notion d’interaction et à envisager celle-ci non seulement comme une relation réciproque entre des individus mais aussi entre des individus et des objets, notamment ces objets qui sont de véritables « artefacts » de la connaissance – on pense évidemment en premier lieu à l’ordinateur mais c’est vrai aussi virtuellement de tous les objets dans la mesure où ceux-ci « invitent » (ajfordance) en quelque sorte à certains gestes ou comportements et obligent les êtres humains à s’y adapter, ou mieux : à s’y ajuster. Cet intérêt pour les modes de coordination très élémentaires (ce qui ne veut pas forcément dire simples) dans lesquels se construisent des modèles de connaissance tout aussi élémentaires (même réserve), vise à éclairer les soubassements de régimes d’action requérant des justifications argumentées plus élaborées : on perçoit, par exemple, comment les analyses de la coordination dans les tâches banales et familières constituent un examen du fondement de la « cité domestique » et du « monde domestique » étudiés dans De la justification avec Luc Boltanski.
12 III/ La troisième partie de ce volume est plus directement axée sur le lien entre cognition et action. La question des rapports entre cognition et action était bien sûr déjà présente dans certaines des contributions antérieures, à travers la discussion de la rationalité axiologique ou morale (Boudon), de l’erreur morale ou pragmatique (Pharo) ou encore, comme on vient de le voir, du caractère pragmatique de la connaissance même (Thévenot) ; et elle le sera encore dans la quatrième partie. Mais on est conduit ici à interroger, cette fois, non plus, comme Boudon, la notion wébérienne de Wertrationalität mais celle de Zweckrationalität. Thévenot évoquait déjà celle-ci, il est vrai, dans sa contribution, à travers une remise en cause du « régime » de l’action téléologique. Mais, dans cette partie, c’est plus directement qu’on y discute du modèle de l’action téléologique et, plus précisément encore, du modèle de l’action planifiée (cf., parmi les plus connus en ce domaine, les travaux de Newell et Simon). On constate en effet, en observant les activités cognitives requises par des tâches très simples, combien l’action en cours peut modifier l’action prévue au point de mettre en échec l’idée que le plan contrôle l’action (on parle alors volontiers d’« action située » et de « cognition située »). Les contributions suivantes ne reprennent certes pas toutes cet angle d’attaque précis mais toutes l’incorporent plus ou moins explicitement, en mettant parfois au premier plan tantôt plutôt la critique du causalisme (et du naturalisme) dans la description de l’action tantôt la mise en évidence de l’intrication du cognitif et du social dans certaines actions élémentaires. On remarquera par ailleurs, à la lecture des trois contributions de cette partie, que, dans les faits, celles-ci présentent toutes une approche beaucoup plus nettement anti-naturaliste que les précédentes mais on n’en tirera pourtant pas la conclusion que cette position est intrinsèquement liée au thème en question puisque bien des travaux sur le sujet (par exemple ceux de Conein) s’incrivent, au contraire, dans le cadre d’une certaine forme de naturalisme.
13Alors que le point de vue de Pharo était seulement de s’opposer aux théories strictement naturalistes et qu’Engel cherchait à déterminer jusqu’à quel point on pouvait envisager une compatibilité entre la sociologie actionniste de Boudon et les versions rationalistes du naturalisme, Louis Quéré (« La cognition comme action incarnée ») défend un point de vue beaucoup plus radical et combatif dans sa critique dudit naturalisme, auquel il commence par reprocher d’être foncièrement « individualiste », c’est-à-dire de ne pas voir en quoi la connaissance est intrinsèquement sociale, ce qui apparaîtrait clairement, au contraire, selon Quéré, si l’on concevait la cognition à partir de l’action, c’est-à-dire si l’on examinait quel type de pensée et de réflexion anime l’accomplissement de l’action. Le propos de Quéré, dont l’inspiration néo-diltheyenne n’est pas cachée, est essentiellement, dans cet article, de chercher à montrer qu’il y a dans le programme naturaliste cognitiviste des incohérences conceptuelles insurmontables, qui invitent à développer un programme tout à fait différent. On remarquera que la critique de Quéré vise essentiellement les modèles classiques de l’intelligence artificielle ou ceux qui font de l’ordinateur une bonne métaphore du mental, spécialement les modèles forgés par Simon et Vera pour rendre compte de la représentation de l’action. Quéré se fonde largement, pour mener à bien son programme critique, sur les analyses récentes de Vincent Descombes, qui représente assurément, dans la philosophie française, une sensibilité sur ces questions très différente de celle de Engel puisque ce dernier cherche plutôt une position en quelque sorte intermédiaire entre l’anti-naturalisme de principe et le naturalisme pur et dur. D’une certaine façon, malgré les apparences (comme la remise en cause du modèle de l’action planifiée ou la défense des modèles de l’action et de la cognition situées), il n’y a donc pas de différence plus nette non plus entre le point de vue défendu ici par Quéré et celui qui est exposé de façon générale par Conein. Apparaît ainsi de façon manifeste l’extrême diversité des héritages de l’ethnométhodologie, qu’avec Pharo et quelques autres (Cottereau, de Fomel, Dulong...) ces deux auteurs ont largement contribué à introduire en France : héritages si divers qu’ils peuvent parfois s’opposer radicalement sur la nature même de ce que doit être la sociologie cognitive. Dans la partie constructive de sa contribution, Quéré cherche à montrer, à la suite de Merleau-Ponty et du philosophe canadien contemporain Charles Taylor, comment l’action, bien analysée, révèle une cognition « incarnée » dans un corps (embodied agency) sous forme d’une sorte de pré-intentionnalité, d’un savoir tacite, d’un habitus, d’un sens pratique, etc. et, plus encore, selon Quéré, d’une cognition aux prises avec un « espace public », c’est-à-dire avec des pratiques incorporées elles-mêmes à des institutions qui forment un « esprit objectif » (au sens hégélien ou diltheyen où l’esprit s’objective et même se chosifie un peu dans ce qu’il crée), dont l’analyse incombe de plein droit au sociologue mais échappe nécessairement, toujours selon Quéré, à l’anti-holisme de principe de Weber et de ses héritiers. Quéré montre enfin comment cet esprit objectif peut être considéré comme émergeant lui-même d’opérations cognitives accomplies par les êtres humains ou les « agents » dans leurs relations intersubjectives. Comme Descombes, Quéré conforte son point de vue phénoménologique par des emprunts à Wittgenstein aussi bien qu’à Peirce (ou Mead) et à la tradition pragmatique (par quoi il croise ici Thévenot plus qu’il ne le rejoint réellement).
14D’une certaine façon Marc Neuberg défend un point de vue pas très éloigné de celui de Quéré (même si toute allusion à Dilthey en est absente), à la fois dans la critique radicale du causalisme et dans la mise en évidence, même si c’est au détour d’une simple note, de la dimension corporelle de l’action (« La causalité intentionnelle comme métaphore »). Toutefois, son style n’est pas celui de la tradition phénoménologique (ou ethnométhodologique) mais celui de la philosophie analytique et, de ce point de vue, Neuberg est beaucoup plus proche de Pharo. Son propos est par ailleurs beaucoup plus circonscrit que celui de Quéré (au point d’être un peu « minimaliste »), mais c’est là aussi une marque de ce style. L’enjeu général de l’analyse est de critiquer méticuleusement un des arguments du naturalisme (ou du causalisme) en théorie de l’action. Neuberg veut ainsi seulement montrer, contre certains partisans – à l’intérieur même de la philosophie analytique – d’un programme qui voit dans les raisons que l’on peut donner des actions des individus des causes éventuelles de celles-ci, que l’un des arguments utilisé par ses protagonistes (Davidson, par exemple), celui de l’accord avec le sens commun, n’a aucun fondement. L’originalité de Neuberg est alors de montrer finement que lorsqu’on utilise le langage causal pour expliquer communément ses actions (« j’ai agi ainsi parce que... »), on ne donne en réalité à cette explication guère plus qu’un sens métaphorique de telle sorte que le sens commun est plutôt strictement justificationniste (il s’agit toujours de justifier son action).
15L’anti-naturalisme est encore l’un des éléments sous-jacents à la contribution d’Anni Borzeix (« Comment observer l’interprétation ? »). On le perçoit, par exemple, dans les remarques critiques à l’encontre de la reprise cognitiviste et naturaliste des analyses du philosophe du langage Grice (sur la dimension implicite de la communication) qu’ont effectué Dan Sperber et Deirdre Wilson. Il s’agit cependant essentiellement, pour Anni Borzeix, de proposer une méthode, inspirée notamment de l’ethnométhodologie, afin d’observer empiriquement, à partir des indices déposés dans le discours des acteurs sur leurs actions, la façon dont ceux-ci interprètent et comprennent les interactions avec leur environnement. Anni Borzeix montre ainsi comment les recherches menées en ergonomie sur la complexité cognitive des tâches les plus ordinaires peuvent être reprises et renouvelées par des approches centrées sur les procédures d’interprétation présentes au cœur des activités élémentaires de coordination et de coopération, actions donc, en quelque sorte, collectives mais auxquelles le sociologue, jusqu’à récemment, n’avait guère coutume de s’intéresser (le programme pragmatiste actuel de Thévenot, on l’a vu, les inclut lui aussi dans ses préoccupations). Un bonne partie du travail d’Anni Borzeix est de montrer, dans ce cadre, la convergence heureuse entre des points de vue pourtant très différents, mais fournissant les uns et les autres des instruments d’analyse des procédures d’interprétation « en contexte » (ou dans le cadre d’une interaction « située ») : Grice (sur l’implicite et, plus généralement, la dimension pragmatique de l’interprétation), Gumperz (sur sa dimension prosodique), Goffman (sur ce qui entre, éventuellement à dessein, comme « flou » dans l’action et rend celle-ci foncièrement opaque à l’interprétation, malgré un certain nombre de cadres cognitifs primaires [primary frameworks]). Le style de la contribution, toutefois, n’est pas d’abord celui de l’analyse conceptuelle ou de la confrontation de modèles théoriques, abondamment représenté dans plusieurs des textes précédents, ni non plus celui d’une analyse de phrases d’action dont Neuberg ne serait pas loin de stigmatiser lui-même le caractère assez artificiel, mais celui d’un programme empirique – théoriquement informé – analysant des énoncés effectifs dans ou sur l’action dans le cadre d’une sociologie du travail renouvelée. Anni Borzeix donne ici un bref aperçu de ce programme en présentant un dispositif méthodologique mis en œuvre pour repérer les micro-activités d’interprétation auxquelles se livrent des voyageurs dans une gare à la recherche de la bonne direction et les agents de la SNCF chargés de les renseigner, soit un cas élémentaire de coopération. Il ne s’agit plus, toutefois, d’analyser le causalisme spontané mais purement métaphorique des sujets expliquant leur action (Neuberg) ni non plus de remettre en cause le modèle intellectualiste classique de celle-ci (Quéré), même si, à travers les développements sur Goffman, on peut retrouver ce dernier thème, mais de montrer la dimension sociale de ces micro-activités cognitives et, plus encore peut-être, la dimension cognitive de ces micro-interactions sociales.
16 IV/ La dernière partie du volume est consacrée au thème de l’argumentation et de la rhétorique. On verra que la thématique de la catégorisation (cf. la partie II) n’est pas abandonnée mais qu’elle est en quelque sorte dépassée, quoique autrement que par une réinsertion de la cognition dans un contexte d’activité (cf. la partie III). Mais on retrouve surtout ici un autre versant de la toute première partie : lorsqu’on se pose, en effet, la question de savoir si l’on n’est pas souvent conduit à des croyances fausses en raison d’erreurs de raisonnement, une approche rationaliste, qu’elle soit à la Boudon ou à la Gigerenzer (cf. Engel) conduira à chercher une rationalité cachée sous le paralogisme apparent. Or l’un des motifs initiaux des théories de l’argumentation, de Perelman à Toulmin et de Grize à Ducrot, a justement toujours été de prétendre que les modèles formels classiques – valorisés par le cognitivisme causaliste classique – méconnaissaient la spécificité du raisonnement naturel, les procédures argumentatives excédant de beaucoup le seul raisonnement (valide ou biaisé), ne serait-ce que par leur articulation évidente avec le contexte social (cf. l’importance de la notion d’auditoire chez le fondateur de la nouvelle rhétorique, Perelman). De telle sorte que, dans l’ensemble, ces recherches sont restées méfiantes à l’égard du cognitivisme, surtout lorsque celui-ci a pris la forme d’une soumission au seul modèle de l’ordinateur parce que, selon elles, ce qui est formalisable dans l’argumentation n’est justement pas ce qu’on peut y trouver de plus intéressant. Dan Sperber fait ici largement exception en cherchant à reprendre le programme de la rhétorique (au moins de la rhétorique littéraire, celle des tropes) et celui de la pragmatique (interactionniste) de Grice dans une perspective cognitiviste de type Chomsky-Fodor, elle-même intégrée à une théorie naturaliste (« épidémiologique ») de la diffusion des représentations. L’articulation entre études argumentativistes et sociologie cognitive se fait, en revanche, tout naturellement lorsque l’on soutient, à la façon de Boudon, non pas un programme mécaniste et causaliste mais un « cognitivisme » actionniste centré sur les motivations rationnelles (et donc argumentables) des acteurs ; elle paraîtra également très naturelle si, à la manière de Boltanski et Thévenot (et, au-delà, d’Albert O. Hirschman dans Les passions et les intérêts. Justifications du capitalisme avant son apogée), on accorde une importance spéciale à l’analyse des justifications que les êtres humains peuvent donner de leurs actions, par exemple dans un contexte de conflit et de « dispute » ; ou si, d’une autre façon encore, on prend acte de l’extension du modèle de la communication dans la vie sociale, notamment dans les organisations et les entreprises.
17Le logicien Jean-Biaise Grize est bien représentatif de ce double effort, d’une part, pour constituer une « logique naturelle » qui soit plus et autre chose que la logique formelle (et qui est donc, en fait, comme il le dit lui-même, plus proche de la rhétorique que de la logique), d’autre part, pour inscrire l’argumentation dans un contexte social, en l’occurrence micro-social (« Argumenter, c’est davantage montrer que démontrer »). L’un des intérêts majeurs du texte de Grize est de mettre en évidence de façon particulièrement pédagogique (ce qui n’exclut évidemment pas, comme on s’en apercevra, les traits d’humour) les principaux ressorts de l’argumentation. Grize choisit en effet d’être aussi sobre que possible dans la discussion des modèles existants de la communication et de la cognition pour revenir, en quelque sorte, à l’argumentation elle-même, appréhendable, dans ses grandes lignes, sans passer par la lourdeur d’un appareil technique ou la complexité des débats épistémologiques ou méta-théoriques. La portée théorique du texte, latente, est pourtant évidente. Grize entend ainsi montrer au moins trois choses : premièrement, qu’argumenter est une activité de communication et qu’un modèle interactionniste (et donc pas seulement actionniste) est requis si l’on prétend étudier des argumentations effectives ; que ce modèle doit en outre faire une large place à l’analyse pragmatique ou sociolinguistique si l’on veut rendre compte de la composante discursive de la communication. Deuxièmement, que les opérations cognitives en jeu ne s’apparentent pas d’abord ou essentiellement à une transmission d’information, comme le supposent les modèles classiques de la communication (Wiener, Jakobson) mais à une activité de schématisation qui consiste à construire pour l’interlocuteur un objet de pensée que celui-ci pourra reconstruire pour son compte en fonction de son propre « pré-construit » ou, si l’on veut, dans un langage plus durkheimien, de ses propres prénotions. Ce qui implique plus qu’une simple activité de catégorisation, en quelque sens qu’on prenne celle-ci, et inclut, notamment, un certain mode de présentation ou de disposition des arguments. C’est donc une vision dynamique de la cognition, qui n’est pas sans rappeler les développements de Trépos, qu’il faudrait, selon Grize, promouvoir. Troisièmement, que l’argumentation vise essentiellement à obtenir l’adhésion à cette schématisation, par exemple par l’appel à l’évidence ou bien par l’argument d’autorité (lequel peut prendre des formes aussi subreptices que le simple recours aux citations) ou à divers autres étayages ; et cela, notons-le, déborde encore l’étude des seules catégorisations sans pour autant s’y substituer.
18D’une certaine façon, même si elle prend son point de départ dans Perelman plutôt que dans Grize, c’est bien une des idées essentielles de celui-ci qui est au cœur de la contribution de Catherine Paradeise, à savoir la nécessité d’inscrire l’étude des argumentations dans un contexte d’interactions ; ou, comme préfère dire C. Paradeise, dans un « système d’action », ce qui est une façon aussi de signifier l’utilité, voire la nécessité, de dépasser le seul niveau des micro-interactions (« Pilotage institutionnel et argumentation. Le cas du département SHS du CNRS »). Le propos de Catherine Paradeise est, en effet, de défendre l’idée selon laquelle l’analyse des argumentations, pour être sociologique, ne doit pas être centrée uniquement sur les opérations ou les procédures cognitives, dont il sera effectivement assez peu question ici mais qu’il faut resituer l’étude de la cognition dans un contexte macrosociologique et montrer comment la structure de celui-ci pèse sur la place accordée aux argumentations et à leur style (c’est-à-dire, essentiellement, sur les procédures utilisées pour emporter l’adhésion). Le contexte en question peut être celui du type d’organisation ou d’administration dans lequel ont lieu des échanges argumentatifs et dont Catherine Paradeise, avant même de s’intéresser à la rhétorique professionnelle, avait déjà donné, avec Romain Laufer, des analyses substantielles dans Le Prince bureaucrate. Machiavel au pays du marketing. Les auteurs accordaient alors une importance toute particulière aux problèmes de légitimation (au sens wébérien) que posent ces formes de pouvoir que sont la rhétorique sophistique ou, selon les auteurs, son avatar moderne, le marketing. Le souci empirique est, par ailleurs, aussi vif chez Catherine Paradeise que chez Anni Borzeix et Catherine Paradeise se livre ainsi ici à des analyses d’exemples particulièrement fouillées. Il ne s’agit plus toutefois de sociologie du travail mais de sociologie de la science (ou des savants), Catherine Paradeise dégageant deux styles d’argumentations liés à deux façons différentes de concevoir le « pilotage » d’une organisation scientifique, le CNRS et, du même coup aussi, deux façons de concevoir la légitimité de sa direction. L’auteur distingue ainsi, en s’inspirant d’un cadre wébérien stipulant les formes diverses que peut prendre la Wertrationalität, dont l’analyse est donc ici reprise sous un autre angle, deux types-idéaux de régulation d’une grande administration scientifique : régulation communautaire (décentralisée et distributive) et régulation conjointe (« constitutive » et redistributive).
19Les deux textes suivants, s’ils n’oublient pas le contexte, au moins microsociologique (voire l’inscrivent au cœur de l’analyse), sont toutefois centrés, au contraire du précédent, sur les procédures rhétoriques. Ils analysent ainsi deux aspects classiquement considérés comme complémentaires dans la rhétorique antique, l’inventio (l’invention des arguments) et la dispositio (la présentation ou la disposition du discours argumenté), certainement en bonne partie au principe de ce qui dans l’opération de « construction » des représentations, au sens où l’entend Grize, échappe à la catégorisation proprement dite. Mais ils concernent en même temps, respectivement, la question de savoir si et comment on peut mettre un terme rationnel à des échanges argumentatifs forcément toujours, selon l’auteur, conflictuels et la question de savoir comment on peut comprendre les processus de diffusion des représentations, croyances ou connaissances à partir de la structure rhétorique même des arguments qui les véhiculent.
20Sebastian McEvoy réunit des compétences de linguiste et de juriste qu’il met au service de préoccupations relevant de la sociologie (voire de la philosophie) morale et politique ; il a pour but dans ses travaux, dont il donne ici un bref aperçu, non pas seulement, à vrai dire, de décrire le mécanisme de l’inventio que de soutenir qu’un certain style d’inventio, l’invention défensive constitue l’essence même de toute argumentation (« À propos de la rationalité procédurale »). Il s’agit, en quelque sorte, d’une façon de comprendre les justifications argumentées de tous types comme des énoncés de nature foncièrement défensive, toujours construits pour répondre à des accusations explicites ou implicites et virtuellement aptes à tirer parti de toutes les ressources argumentatives imaginables. Et cela que l’on soit amené à se défendre parce que l’on est accusé d’un simple manquement à la civilité ou parce que l’on est convaincu de crime contre l’humanité. En illustrant et mettant en scène avec brio cela même dont il parle, McEvoy se défend par avance contre les « accusations » que ses propositions théoriques pourraient susciter (par exemple en décidant de traiter de la même manière une accusation d’incivilité et une accusation de génocide), en faisant succéder aux « hypothèses factuelles » sur la nature défensive de l’argumentation des « hypothèses théoriques » susceptibles de les supporter et d’être elles-mêmes à leur tour étayées, face à de nouvelles « accusations », par des « hypothèses métathéoriques ». McEvoy emprunte celles-ci à la pragmatique et à la rhétorique et, dans ce cadre, discute Searle et Ducrot aussi bien que Sperber et Wilson. L’une des idées essentielles sous-jacentes à cette contribution est de « faire apparaître l’agressivité des interactions dans la Cité » (probablement à la fois en un sens général et au sens plus particulier des « Cités » de Boltanski et Thévenot). Parti d’une théorie générale de la défensivité (répondant à des accusations ou les anticipant) construite sur le modèle de l’excuse développé par la pragmatique (cf. Austin), McEvoy explique comment il a dû dépasser les limites de celle-ci et de ses concepts (comme celui d’illocutoire) pour recourir à la rhétorique et lui emprunter la notion d’inventio. Il est toujours possible, en effet, d’imaginer un argument qui vous fasse échapper aux accusations (petites ou grandes) qui pèsent sur vous ou, s’il est nécessaire, aux normes argumentatives elles-mêmes (celles qui condamnent l’argument d’autorité ou la violence, par exemple). La conclusion de ces analyses est qu’il est tout à fait déraisonnable de défendre, à la façon par exemple de Habermas ou Apel, une conception purement procédurale de la rationalité axiologique et, par exemple, l’idée qu’on pourrait mettre un terme rationnel aux conflits par un simple accord sur les normes de la discussion, par une simple « éthique de la discussion »... Tout le texte de McEvoy résonne d’une connotation pessimiste et finalement tragique concernant les fausses vertus de la rationalité procédurale ; on ne débouche pas pour autant vers une conception substantielle de la rationalité axiologique (selon laquelle il y a – ou il faut supposer – des valeurs, indépendamment même de celles qui sont requises par la procédure d’argumentation) par quoi on rejoindrait alors des préoccupations qui étaient présentes aussi bien chez Catherine Paradeise que chez Raymond Boudon. La conclusion reste en effet décidément sceptique.
21Alban Bouvier se propose ici, quant à lui, d’étudier un autre élément du discours argumenté, celui qui concerne, cette fois, sa disposition (dispositio) ou son agencement. Il est conduit, pour cela, à revenir aussi bien sur les relations entre tradition pragmatique et tradition rhétorique qu’entre théories de l’argumentation et psychologie cognitive. L’exemple choisi relève non plus, comme celui de McEvoy, de la sociologie morale et politique mais de la sociologie des représentations religieuses, métaphysiques et scientifiques. Un aspect des recherches cognitives intéresse en effet la sociologie, qui a été considérablement sous-estimé jusqu’à récemment au profit des travaux sur les types de catégorisation et les biais du raisonnement : il s’agit de tout ce qui concerne les phénomènes de saillance et, par là, les facultés de l’attention et de la mémoire. Dan Sperber s’est intéressé à ces facultés dans ses travaux anthropologiques sur les processus de diffusion des mythes, contes et rumeurs ; mais on voit en général moins nettement que la théorie de la pertinence qu’il a élaborée avec Wilson concerne forcément au premier chef les phénomènes de saillance textuelle, au cœur des procédures de dispositio. Sperber, plus encore que Conein, défend un programme cognitiviste naturaliste dur, une version forte du cognitivisme. Bouvier cherche à montrer, exemples à l’appui, qu’on peut pourtant reprendre certaines des idées essentielles de la théorie de la pertinence de Sperber comme de sa théorie de la diffusion des représentations en restant dans un cadre actionniste et qu’il n’y a donc pas nécessairement une opposition si nette, comme le prétendait récemment Sperber, entre le type de cognitivisme qu’il défend et celui de Boudon ; d’une certaine façon, le texte de Bouvier pourrait donc être perçu comme rejoignant les propos d’Engel sur la proximité relative de Boudon et de Gigerenzer. Pour mener à bien cette analyse, Bouvier fait valoir que l’héritage sociologique dont Sperber se réclame, celui, trop méconnu, de Tarde, est lui-même susceptible d’une double interprétation : naturaliste (celle que Sperber privilégie), actionniste (celle que Bouvier entend promouvoir). Bouvier entend montrer ensuite comment le modèle de l’acteur que suppose Sperber dans sa théorie de la pertinence est le modèle d’un individu doté d’intentions et supposé rationnel (au sens de la Zweckrationalität) dans sa manière de communiquer avec son entourage, ce qui est précisément un des modèles de rationalité mis en œuvre par l’individualisme méthodologique ou l’actionnisme (le modèle étroit, utilitariste). En l’appliquant aux phénomènes de diffusion des représentations, Bouvier tente de montrer que l’on pourrait donner une interprétation actionniste – ou, plus précisément, interactionniste – de la théorie épidémiologique des représentations que Sperber présente comme strictement naturaliste. Il y a donc une forte (voire très forte) tension entre la théorie pertinentiste et la théorie épidémiologique, tension dont on peut tirer parti. Bouvier illustre sa problématique par trois esquisses d’analyses de constitutions de vulgates (durkheimienne et lévy-bruhlienne, calviniste, cartésienne), donc de processus de diffusion de représentations (en l’occurrence très élaborées).
22Les divergences, voire même les fractures, entre les auteurs et les perspectives sont évidentes, comme il est naturel dans une société scientifique dynamique, et, si l’on n’a pas cherché à les exposer systématiquement, on n’a pas non plus cherché à les cacher. Mais on a cependant plutôt tenté de mettre en évidence, au-delà même des divergences entre les paradigmes et des différences entre les intérêts, les préoccupations communes sur lesquelles peut justement faire fond une communauté scientifique (parfois avec des spécificités nationales plus ou moins contingentes). On notera ainsi que les discussions, quel que soit le thème envisagé, ont souvent concerné la position qu’il convient d’adopter à l’égard du naturalisme ou du causalisme, problème qui se trouve aussi focaliser une bonne part des préoccupations épistémologiques des pays anglo-saxons. En revanche, si le paradigme du choix rationnel (rational choice model) est critiqué par bon nombre de contributions, il est loin d’y occuper une place aussi centrale que dans d’autres débats internationaux. En outre, ce paradigme est alors critiqué selon des points de vue très souvent inspirés, d’une façon ou d’une autre, par des approches de type interactionniste ou/et ethnométhodologique, en remontant parfois au-delà de celles-ci, vers la tradition phénoménologique (tout spécialement la philosophie de Merleau-Ponty). Inversement, la sociologie des catégories reçoit probablement ici des développements beaucoup plus substantiels que dans d’autres débats. Mais, de façon générale, la spécificité la plus manifeste de ces journées réside dans la prégnance des analyses qui, de près ou de loin, en raison notamment de l’héritage de Cicourel, concernent plus généralement les thèmes de la cognition et de l’action « situées ». Peut-être s’agit-il là d’une position plus proprement française – ou californienne ? – du débat, sur laquelle il pourrait être intéressant de s’interroger...
23Fidèle à sa vocation, la Société française de sociologie a essayé de rendre compte des différents courants représentés dans la communauté sociologique (essentiellement francophone) sur ces sujets, en l’ouvrant à d’autres disciplines quand cela paraissait pouvoir être éclairant et en tenant compte de diverses contraintes, notamment de financement, comme en prenant acte de la limite des compétences des organisateurs. Aussi importe-t-il de mentionner pour terminer le nom de ceux que nous avons contactés (liste qui aurait, bien sûr, pu s’allonger), et qui, pour diverses raisons, soit n’ont pu venir soit sont venus mais n’ont pas pu donner de texte dans les limites imparties, mais dont on aura pu pressentir, au vu des thèmes abordés dans ce volume, la place qu’ils ont pu ou auraient pu occuper dans le débat : Luc Boltanski, Alain Cottereau, Michel de Fomel, Danièle Dubois, Jon Elster, Anthony Giddens, Bruno Latour, Dan Sperber. Ainsi que celui de ceux qui, en acceptant d’être présidents de séance, ont contribué à la bonne tenue des débats : François Chazel, Claude Dubar (lequel a participé également aux réunions initiales du comité d’organisation), Jean-Claude Passeron. Qu’il nous soit permis, dans ces remerciements, d’insister sur le rôle décisif de Claudine Herzlich qui, en sa qualité de présidente de la SFS, a voulu que ces débats modernes sur la cognition, essentiels à la sociologie mais encore confinés à quelques cercles limités de chercheurs, puissent recevoir une diffusion plus large. Dominique Schnapper, qui a succédé à Claudine Herzlich à la présidence de la SFS, a œuvré dans le même sens pour mener à bonne fin la publication de ce livre. Nos remerciements vont enfin à Monique Bidault, qui a assumé les tâches de secrétariat et d’organisation matérielle et à Alain Gomis, qui a partagé avec elle la lourde tâche de correction et de mise au point des manuscrits.
Notes de bas de page
1 Cf. Boudon R., Bouvier A. et Chazel F. (dit.), 1997. Cognition et sciences sociales. La dimension cognitive dans l’analyse sociologique (journées des 4 et 5 mai 1995), Paris, PUF.
Auteurs
Centre de recherche en gestion (CRG, École polytechnique, et CNRS) Paris.
Université Paris IV-Sorbonne.
Centre de recherche « Sens, éthique, société » (CERSES, CNRS).
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