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L’homme et sa diversité

 | 
Anne-Marie Guihard-Costa
, 
Gilles Boetsch
, 
Alain Froment

Des perspectives scientifiques pour l’anthropologie biologique

Gilles Boëtsch

Volltext

  • 1 Voir en particulier les travaux de la section « Human Adaptability » du Programme Biologique Inter (...)

1Notre discipline est le produit d’une déjà longue histoire. Lorsqu’elle fut fondée en tant que discipline nouvelle par Broca et les membres de la Société d’Anthropologie de Paris en 1859, elle marquait une continuité avec le concept « d’histoire naturelle de l’Homme » proposé par des naturalistes comme Lacépède, Flourens, Serres ou même Quatrefages. Elle s’inscrivait alors dans une perspective taxonomique et se dénommait « anthropologie physique ». Par la suite, la découverte des lois de la génétique des populations et la connaissance des processus morphologiques adaptatifs la détournèrent du paradigme typologiste et raciologique. Elle prit le nom d’anthropologie biologique. Elle couvrit alors le champ immense des processus macro et micro évolutifs, et des mécanismes à l’origine de la variabilité humaine observable1

2En tentant de déterminer la place de l’Homme par rapport aux autres espèces, l’anthropologie biologique s’est finalement construite comme une discipline visant à la connaissance de la normalité chez l’homme. Bien que fondée majoritairement par des médecins, elle s’est rapidement différenciée de la médecine en raison de la nature de son objet d’étude, centré sur une approche populationnelle et normale (par opposition à l’approche clinique qui se réfère à l’individuel et au pathologique).

3Les champs de recherche couverts aujourd’hui par la discipline sont relativement nombreux, puisque l’anthropologie biologique se définit comme la science des interactions entre le Biologique et le Culturel chez l’Homme. La construction du savoir en anthropologie biologique passe par une étude diachronique et synchronique des populations humaines, et utilise l’observation, la mesure et les méthodes analytiques et comparatives. La complexité des populations humaines est abordée par l’analyse puis la modélisation des interactions entre paramètres biologique et facteurs de l’environnement (naturel, culturel et social).

4Parmi les très nombreuses thématiques actuelles de la discipline, on peut citer : l’alimentation des populations humaines et ses conséquences sur la croissance et l’état de santé ; la dynamique biodémographique des populations et en particulier le rôle de la migration ; la variation des fréquences géniques entre populations ; l’incidence de différentes pathologies sur l’évolution des groupes humains ; l’adaptation physiologique à l’environnement ; le vieillissement différentiel selon les écosystèmes, les cultures et les niveaux sociaux ; la morphologique et l’optimisation du geste sportif ; les épidémies au sein des populations humaines, leur lecture actuelle et passée ; les représentations, les pratiques et les constructions corporelles (le corps étant devenu un enjeu bio-culturel majeur).

5Il est clair que la question du « propre de l’Homme » est, depuis la fondation de la discipline au xixe siècle, une question centrale en Anthropologie : la singularité de l’humain ne saurait se comprendre et se connaître sans se référer à l’ordre des vivants auquel il appartient. Néanmoins, c’est bien la variabilité diachronique et synchronique (physiologique, morphologique, comportementale), qui est devenue l’objet d’étude fédérateur des travaux contemporains en anthropologie biologique, comme son idée régulatrice.

6Malgré ses 150 ans d’existence institutionnelle et les renouvellements de ses concepts, le champ de l’anthropologie biologique connaît aujourd’hui une forte crise en France. La cause principale de cette crise est liée à l’étendue du champ couvert par la discipline. Celle-ci constitue à la fois sa force et sa faiblesse, dans un paysage scientifique durablement marqué par un processus d’hyperspécialisation du savoir et de sectorisation disciplinaire quelque peu exclusive. La force de l’anthropologie biologique est d’être une discipline à la fois holiste et interdisciplinaire ayant besoin d’une collaboration constante avec les autres disciplines pour construire et analyser ses propres objets. Elle peut et doit ainsi conjuguer différents apports scientifiques pour comprendre les mécanismes évolutifs ou adaptatifs. Ceux-ci ne sauraient s’appréhender autrement qu’en tenant compte de leur complexité : l’observation, la mesure, le calcul doivent s’accompagner d’un effort constant de compréhension globale des processus, de contextualisation et d’historicité des objets.

7À cet égard, une réflexion épistémologique visant tant les méthodes que les objets de notre discipline est absolument nécessaire. En effet, les travaux de recherche dans nos domaines doivent répondre à de réelles problématiques anthropologiques, sans dériver vers des pratiques purement techniques ou méthodologiques, certes nécessaires mais non suffisantes. Bref, il ne saurait être question de mesurer pour mesurer, ou pour répondre exclusivement à une demande sociétale ou idéologique (Boëtsch & Chevé, 2006). Nous avons montré par exemple que les études biométriques actuelles comportaient des dérives possibles, et la technicité rigoureuse de ces nouveaux champs ne doit pas faire oublier une nécessaire vigilance épistémologique, voire éthique.

8Au fond, si toute science est à la fois rectification permanente du savoir et construction rationnelle de ses objets, il s’agit pour l’anthropologie biologique, d’une part de ne pas ignorer son histoire (au plan des connaissances, de la doxa, comme au plan idéologique), d’autre part de faire la part du biologique et du culturel, et de rendre compte de cette conjugaison bio-culturelle complexe. Il s’agit en définitive de saisir cette totalité humaine jamais achevée en se gardant de tout essentialisme. À cet égard les concepts d’identité, de population, de genre, de corps, etc. sont sans cesse à réélaborer et à questionner.

9Aujourd’hui, les enjeux pour l’anthropologie biologique concernent à la fois son positionnement disciplinaire (définition et méthodes spécifiques) et sa capacité à travailler sur des objets interdisciplinaires complexes (les populations humaines, l’alimentation, la reproduction, le corps humain, la transmission et le patrimoine génétique...). Elle doit en conséquence s’ouvrir à de nouvelles perspectives. L’anthropologie biologique ne peut plus simplement se contenter de décrire les processus micro-évolutifs ou la diversité populationnelle. Elle doit également se positionner dans les débats scientifiques actuels concernant l’adaptation : rôle des patrimoines génétiques dans le maintien des barrières immunitaires, rôle des facteurs culturels et sociaux dans l’évolution biologique, limites entre normal et pathologique dans des populations aux environnements et aux modes de vie différents. L’écologie humaine fait également partie de cette anthropologie biologique moderne que nous devons construire : rapport entre démographie croissante et disponibilité des ressources alimentaires et énergétiques, problèmes liés au vieillissement, construction bio-socio-subjective du corps, ou encore étude des processus démographiques (migrations) qui participent à la modification des pools géniques

10Le concept même de « population » pose un problème fondamental à l’anthropologue, quant à sa définition et ses limites. L’identité populationnelle est-elle principalement de nature génétique, idéologique, culturelle, historique ou simplement géographique ? Les réponses de l’anthropologie culturelle ou de l’archéologie sont connues – et revisitées régulièrement ; les apports de l’anthropologie biologique, qu’ils soient de nature génétique, démographique ou encore nutritionnelle proposent d’autres points de vue, pouvant donner lieu à un débat interdisciplinaire fécond, ouvrant sur de nouveaux questionnements. C’est dans cette confrontation disciplinaire que la pratique scientifique peut faire progresser le front de la connaissance.

11Le développement de la recherche en anthropologie biologique ne pourra se faire qu’à plusieurs conditions. Premièrement, en assurant à la discipline une masse critique de chercheurs par un recrutement régulier dans les Établissements Publics à Caractère Scientifique et Technique (EPST), l’Université, au sein des collectivités territoriales ou dans le monde de l’entreprise. Deuxièmement, en lançant des programmes de recherche (disciplinaires et interdisciplinaires) dans lesquels la discipline aura toute sa place. Ceci doit se faire en conjonction avec un développement soutenu de l’enseignement de la discipline à l’Université. Enfin, par la mise en place de réseaux de recherche au niveau européen, en particulier avec l’Espagne et l’Italie qui s’avèrent être les pays européens possédant le plus fort potentiel de formation et de recherche dans le domaine, mais aussi avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Il faut également songer à développer ce champ disciplinaire dans les pays du sud qui sont demandeurs d’études globales et intégrées concernant les dynamiques évolutives de leurs populations. Ceci implique la création, dans un premier temps, d’un réseau de recherche entre les laboratoires d’anthropologie biologique au niveau européen, puis selon un axe nord-sud. Les éléments de ce réseau pourraient en être des projets scientifiques communs validés et des enseignements partagés. Il pourrait inclure également un renforcement de la politique de diffusion scientifique, avec des revues gérées collectivement (revue en ligne, à l’instar d’Anthropo), ou des ouvrages pédagogiques européens concernant le champ disciplinaire de l’anthropologie biologique (Susanne et al., 2003). Sans une véritable européanisation de notre discipline, les ambitions scientifiques risquent d’être des lendemains désenchantés.

Literaturverzeichnis

Références bibliographiques

Boëtsch G., Chevé D., 2006. Du corps en mesure au corps dé-mesuré : une écriture anthrobiologique du corps ? Corps, revue interdisciplinaire : Écrire le corps (Bernard Andrieux & Gilles Boëtsch, Eds), 1 : 23-30.

Collins K.J. & Weiner J.S. (Eds) 1977. Human Adaptability : A History and Compendium of Research in the I.B.P., London, Taylor and Francis.

Susanne C., Rebato E., Chiarelli B. (Eds) 2003. Anthropologie biolo gique. Bruxelles ; De Boeck. pp.419-420.

Anmerkungen

1 Voir en particulier les travaux de la section « Human Adaptability » du Programme Biologique International qui s’est déroulé entre 1964 et 1974 (Collins and Weiner, 1977) qui ont analysé les variations morphologiques et physiologiques sur les plans inter- et intra-populationnels mais dans une perspective adaptative et non plus typologique.

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