Introduction

1Analyser les portraits d’une quinzaine de patrons du CAC 40 dressés dans le documentaire de Laurent Jaoui intitulé « La France des grands patrons2 », distinguer leurs figures3 singulières et retrouver leur congruence ou leur différence, rechercher les procédés narratifs, discursifs et filmiques mettant en scène, au travers de leur présence corporelle, leurs personnalités et leur donnant une visibilité sociale, tel a été l’objectif de notre recherche. Il s’agit en effet d’une analyse sur la production d’une « refiguration4 », celle des portraits de personnes interviewées, réinterprétées par les partis-pris de la scénographie, de la prise de vue et du montage adoptés par les réalisateurs. Fragmentation du corpus d’entretiens en « chapitres » et séquencement très rapide des morceaux d’interviews, alternance des interviews et d’images d’archives antérieures font advenir au travers des incrustations, des postures, des voix, des regards, un système de correspondance complexe autour de la représentation des dirigeants interrogés, qui transcende leurs dimensions identitaires et laisse les « traces » d’un « ethos patronal ».

2Les matériaux collectés, transcriptions d’interviews des patrons menées par le documentariste5, notes d’une rencontre avec lui, visionnage du documentaire, des bandes-annonces de la chaîne France 3 et de diverses critiques en ligne6 ont ainsi servi de base à l’analyse, menée du point de vue de la réception, avec une attention particulière portée aux lieux et aux poses, attitudes et expressions qui ont été filmés, puis montés.

3Cette recherche prolonge un parcours précédent autour de figures des grands patrons, focalisé sur leur médiatisation dans différentes situations et sous différents angles7. La recherche présentée aujourd’hui a été guidée par une question théorique sur l’intentionnalité, le façonnage et le « dominant interprétatif », servant d’armature au dispositif et donnant à voir les signes-traces8 de ces personnalités. Elle s’est centrée tout particulièrement sur le « signifié » de leur présence corporelle, représentée au travers de signifiants « refigurés ». Comment le rendu filmique, par une sorte de mise en abyme, met en scène et par là reconfigure la façon dont les dirigeants interviewés se présentent pour parler de leur vision et cherchent à orienter l’impression qu’ils donnent ? Il s’agissait de saisir les signes-traces au-delà du visible dans ce qu’ils ont intégré de l’interprétation qu’on en fait.

4Pour appréhender ce système complexe dans ses différentes dimensions et l’inscrire en continuité avec le programme pluriannuel de L’Homme-trace, différentes disciplines ont été mobilisées. L’analyse filmique a nécessité l’apport de la sémiologie et de la sociologie, principalement la sémiologie de l’image (Barthes, 1980), l’analyse de l’image (Joly, 2009), la macrosociologie et la microsociologie (Bourdieu, 1978, 1979 ; Boltanski, 1991 ; Goffman, 1973). Les ouvrages relevant de la narratologie (Lits, 2008) et de l’analyse de discours et de la sociocritique (Amossy, 2010) sont également venus en appui. Pour aborder les concepts de « trace », du « signe-trace » et de « L’Homme-trace », les écrits de Béatrice Galinon-Mélénec (2013a, 2013b), Yves Jeanneret (2013) et Sylvie Leleu-Merviel (2013) publiés dans la revue Intellectica (n^o 59) ont forgé la réflexion.

5Après avoir présenté le choix de l’objet d’étude et l’avoir contextualisé, les résultats d’analyse sur les choix filmiques et le dispositif éditorial seront présentés pour ensuite aller au-delà du visage et tenter de capter les traces de l’ethos de ces patrons, en déchiffrant leurs expressions et leurs figurations corporelles.

Choix de l’objet et précisions contextuelles

6Ayant étudié récemment, dans le cadre du programme de recherche « Défi9 », la médiatisation des dirigeants, sortants ou candidats, lors de passations de pouvoir survenues dans huit grandes entreprises, au cours du second semestre 2014, nous avons mis en exergue la représentation d’une formation sociale particulière10. Elle constitue, dans sa diversité, une sorte de caste formée pour le pouvoir, dont les protagonistes participent du même « idéal-type11 » et présentent des traits de caractère12 assez peu différenciés. Choisir alors le documentaire « La France des grands patrons », diffusé à la même époque sur France 3, et le lire au prisme des « traces corporelles » repérables dans le dispositif filmique, nous a permis d’enrichir nos résultats d’un autre regard. Quoi de plus approprié pour nous placer dans cette perspective que ce film mettant en scène quinze « grands patrons13 »?

7L’accès au réalisateur a été facilité par nos contacts avec l’Institut de l’Entreprise, qui lui avait facilité les contacts avec des dirigeants qui en étaient membres. Leur relation à cet institut, héritier du CRC14, qui prônait une vision « humaniste et progressiste15 » de l’entreprise et de son rôle dans la société, semble les inscrire dans une continuité axiologique. Le choix du sujet n’émane pas du réalisateur, qui répondait à une demande du producteur, lui-même l’ayant proposé à France 3. Ce « monde » des multinationales, lui étant assez peu connu, nous a dit Laurent Jaoui, a été sondé sous un mode « exploratoire », permettant de mener une « enquête sur une forme de paradoxe », « une démarche assez singulière par rapport à la façon dont on les aborde habituellement16 ». La voix off du début du film énonce, sur fond de sièges sociaux d’entreprises, l’objectif du film : « Dans une France si fière de ses sportifs, les grands patrons sont ignorés, ou pire détestés. Mais qui sont-ils ? ». Alors qu’ils sont le plus souvent interrogés sur « leurs résultats économiques », ou sur des sujets plus « people », la démarche ici procède, selon le réalisateur, d’une « réflexion plus profonde, » pour laquelle il y a eu peu de refus, et même une certaine demande, procédant d’un « désir de s’exprimer17 », et peut-être d’« un désir de figure », selon l’expression de Louis Marin, reprise par Adeline Wrona (2012) dans son ouvrage Face au portrait. Ceci semble confirmé par l’attitude ouverte des dirigeants interrogés.

8Le choix de l’appellation « grands patrons » a suscité l’étonnement du réalisateur18. Si l’on regarde le panel des interviewés, ils sont tous, ou ont tous été, à la tête de très grands groupes. Ce terme de patron19 pourrait témoigner d’une volonté de revenir à une certaine proximité des dirigeants avec leur public interne ou externe. Gérard Mullliez ne remarque-t-il pas que « pour les salariés les patrons sont des salauds, sauf le mien » ? Cette proximité suggérée, par le titre comme par la mise en scène, nous le verrons dans l’analyse de la filmographie, se conjugue cependant à une certaine réserve des interviewés, qui, comme dans la Société de cour étudiée par Norbert Elias (1985), contrôlent leurs affects, quelle que soit la thématique abordée.

9Ajoutons à ces quelques remarques préliminaires, contextualisant le sujet, que l’objectif de ce film, faire connaître une catégorie qui semblait peu connue, voire peu aimée, a suscité chez l’auteur, lors de la réalisation, une certaine empathie qui se laisse deviner et de ce fait peut influencer le spectateur. Il s’agit d’un dispositif à trois bandes, le réalisateur et l’équipe de tournage et montage, les dirigeants et les spectateurs, les deux premières ayant une « intentionnalité » que l’on peut tenter de reconstruire, malgré le silence et l’absence à l’écran du documentariste.

Dispositif éditorial et choix filmiques

10Le cadrage et la composition du documentaire influencent et dirigent fortement la réception de l’image. Une étude approfondie du montage, caractérisé en particulier par le séquencement haché et rapide des interviews et par l’absence de l’intervieweur, nous informe sur l’écriture et l’intentionnalité du film.

11Le spectateur, est guidé par la voix off, qui intervient non seulement au démarrage du film,, mais aussi lors de certaines transitions entre les parties. Le découpage des parties, que l’on peut considérer comme des « chapitres », classe les réflexions recueillies par thématiques, ce qui accentue le guidage et le caractère pédagogique du film. Ces chapitres sont annoncés par des images, photographies, scènes filmées20, symboles21, provenant d’archives22 ou de documents contemporains23, faisant écho aux thématiques traitées, comme l’infographie le confirme. L’incrustation des titres des chapitres sur les images grave le chemin de vision et d’écoute.

12Se succèdent des intitulés qui s’apparentent à des « éléments doxiques24 » scandant le récit : « Devenir patron », « Vive la méritocratie », « Être patron », « La conquête du monde », « C’est quoi une entreprise française ? », « Partir, rester », « Comme un malaise », « Quel pacte social », « Le partage des richesses », « Qui détient le pouvoir ? », « Public, privé ? », « Le salut par l’Europe », « World Company », et enfin, « Changer le monde ». Ces thématiques définies par un travail de recherche livresque en amont de la réalisation ont été données, à leur demande, aux interviewés avant la rencontre. Elles fonctionnent comme des « connecteurs culturels25 », qui, par leur pouvoir d’évocation, construisent le parcours de lisibilité de la vie et des rôles patronaux que déroule le film. Dès lors, quoique la trame de l’interview ne soit pas lisible et que les questions ne soient pas audibles, les réponses s’embrayent en continuité avec les titres énoncés. De même, si le propos du premier chef d’entreprise est coupé dès qu’est donnée, souvent succinctement26, la réponse à la question sous-entendue, le locuteur suivant enchaîne sans rupture et fait écho au précédent, sans l’avoir entendu, rendant la réception fluide malgré ces effets de rythme haché. Ces voix qui se répondent, même si leur sonorité n’est pas uniforme27, contribuent à « homogénéiser » la vision du groupe patronal interrogé et font entendre une certaine cohésion dans les propos, comme le font aussi les situations répétitives que sont les lieux choisis pour filmer les interviews.

13À l’exception de Gérard Mulliez, filmé dans son jardin, les dirigeants sont filmés dans leurs bureaux. Le choix de situer les prises de vue dans ces espaces, déterminé par un souci de disponibilité et de commodité, correspond à un horizon d’attente de l’auteur, la saisie d’un rôle, d’un métier, illustrés par les objets ou angles de prises de vue. Les bureaux constituent une portion d’espace, qui isole un fragment de l’espace plus large de leur rayon d’activité. Ils ont frappé le réalisateur par leur – relative – sobriété28 et une certaine similitude dans l’organisation spatiale. Ils comportent des éléments signifiant la position et les goûts des locuteurs : certains ont de leur bureau vue sur la tour Eiffel29 ou sur l’Arc de Triomphe30, ce qui indique l’emplacement emblématique de leur siège social. Les décors peuvent être plus intimes et plus personnels, montrant par exemple une bibliothèque31 devant laquelle ils se tiennent. Les espaces sont soit lumineux, agrémentés de plantes, de fleurs, d’objets décoratifs, soit – mais moins fréquemment – éclairés par une lumière artificielle et réduits à l’espace du fauteuil où ils sont assis32. Ce hors-champ correspond pour ces derniers à des attitudes de retrait33 ou de concentration34. Malgré ces quelques différences, les lieux de direction rentrent dans des conventions de genre et sont des formes structurantes correspondant à la « préfiguration35 » que le public peut avoir.

14Les personnalités qui y apparaissent sont « installées36 » dans ces décors. À l’exception de Jean Pierre Clamadieu assis derrière son bureau37, les interviewés sont présentés de face ou de trois quarts, assis pour la plupart dans l’un des fauteuils réservés au dialogue avec les visiteurs. Cette position accueillante laisse à penser que l’interview, sur le mode d’un dialogue apparenté à une conversation, se déroule dans une relation ouverte. On n’en voit que quelques-uns debout et en mouvement et ceci dans les extraits d’archives venant s’intercaler entre les parties.

15Ces interviews, découpées au montage dans un agencement qui fait alterner sur un même thème une succession rapide d’interlocuteurs, frappent et interpellent par la brièveté du temps de parole laissé à chacun, à chaque apparition. Les interviewés se succèdent rapidement, mais, sollicités sur plusieurs thèmes et parfois à plusieurs reprises, de façon discontinue, pour le même thème, ils apparaissent avec une relative fréquence. Cette juxtaposition fait intervenir en écho les protagonistes, qui expriment des positions assez similaires, et tend là encore à les « homogénéiser ». Ce parti-pris de construction non linéaire, du fait de la répétition de l’apparition des personnes interrogées, permet d’appréhender d’une manière hyperbolique ces personnages « extra-ordinaires » qui, parce qu’ils sont seuls sur l’écran, le plus souvent en gros plan, et que leur regard vers l’interviewer le traverse pour nous atteindre, nous deviennent proches, accessibles, quoique préservés dans leur « intimité ». Rapprochés par la prise de vue, ils restent éloignés par leur statut.

16L’effet récursif de la filmographie enchâsse ces dirigeants dans une représentation conventionnelle de leur « habitus social38 ». Ces premiers éléments caractérisant le dispositif éditorial du documentaire renvoient à un imaginaire social.

Figuration corporelle et construction identitaire

17Se laisser filmer, s’appliquer à répondre, parler de soi-même, les « grands patrons » interrogés se sont prêtés au jeu et ont eu, selon le réalisateur, « une parole libre », donnant une « matière riche » dépassant ce qu’il pensait obtenir.

18Il leur a été demandé de présenter leur entrée dans le métier puis principalement la conception qu’ils ont de leur rôle et du rôle des entreprises qu’ils dirigent. Quelles impressions, sur les sens, dans l’esprit, dans la mémoire39, laissent la « présentation corporelle », que nous « a-percevons40 » au travers de ce qui nous est (re)présenté par le documentaire ? Quels portraits dessinent leurs passages répétés à l’écran ? Comment dans ce tableau animé se distingue ou se dilue leur singularité ?

19Le panel interrogé n’est pas équilibré quant au genre (trois femmes y figurent pour onze hommes41) et assez peu varié quant à la génération. Maurice Lévy, Bertrand Collomb, Gérard Mulliez, Jean Peyrelevade, Xavier Fontanet, ont vécu une longue carrière42, certains ont quitté leur poste. Ils « incarnent » une génération de patrons dont la présence entre en résonance avec une certaine mémoire sociale. Les autres intervenants ont tous dépassé la cinquantaine et occupent fréquemment l’actualité à propos des évolutions ou des crises survenant dans leurs entreprises. Alexandre Bompard tranche par sa jeunesse (43 ans). Ces différences sont-elles marquées par la filmographie et si oui, de quelles manières ?

20Si l’on se réfère à la distribution du temps de parole de chacun, on constate que le nombre d’apparitions des protagonistes, qui évolue entre seize et cinq, correspond en partie à leur implication dans les organisations patronales43 et/ou à leur médiatisation dans l’espace public. Maurice Lévy et Bertrand Collomb, qui ouvrent et clôturent le film, sont les locuteurs les plus sollicités, suivis de près par Alexandre Bompard ou Anne Lauvergeon, tandis que Jean Louis Chaussade, Pierre Pringuet et Jean Pierre Clamadieu, discrets dans les médias, le sont aussi dans ce documentaire. Il y aurait par là une sorte de distribution des temps de parole selon leur « médiagénie44 », déjà attestée dans leurs prises de paroles publiques hors de leur entreprise.

21Leurs propos se confirment les uns les autres et s’inscrivent dans une sorte de vision téléologique de l’entreprise assez semblable. On peut rappeler à ce propos qu’ils fréquentent les mêmes réseaux. Une récente chronique de Pascal Junghans45, met en exergue la présence des dirigeants économiques et politiques dans des réseaux relationnels influents (appartenance à un Grand Corps de l’État, participation à des clubs ou forums réputés comme le Siècle, Davos ou le groupe de Bilderberg). Il distingue cependant les « propriétaires » ou fondateurs, comme l’est Gérard Mulliez, des « managers » ayant accédé à leur poste par la voie de leur diplôme ou leur appartenance à un Grand Corps de l’État, ce qui est le cas de la plupart du panel interrogé.

22Se différencient, pour partie, dans leurs paroles ou leurs attitudes, des personnalités comme Gérard Mulliez, Denis Kessler ou Christophe de Margerie qui sont mobilisées lorsque leur discours et leur attitude apportent, en complément plus qu’en opposition, une note un peu différente, un point de vue plus décalé, venant soutenir l’intérêt du spectateur. Atteignant un score équivalent, Laurence Parisot, Anne Lauvergeon et Clara Gaymard jouent davantage le registre affectif.

23Au plus près des corps, les vêtements qui les habillent sont des « objets de communication » et participent du « système de significations » mis en exergue par Roland Barthes (1967). Quasiment tous les dirigeants ont adopté le port du costume sombre, parfois agrémenté d’une chemise rose ou d’une cravate rose. Le costume-cravate semble consubstantiel à leur fonction ; c’est un marqueur de leur statut. Seul Gérard Mulliez, vêtu d’une veste bleu clair, sous un soleil estival dans son jardin, se différencie de ses confrères. Sa présentation comme son discours46 mettent en valeur une volonté de se démarquer qui, pour autant, n’altère pas sa place de premier plan dans l’entrepreneuriat47. Chez les femmes, se distinguant des deux autres, qui portent des vêtements colorés, agrémentés de quelques ornements, marquant leur féminité, Laurence Parisot porte une tenue sobre entièrement noire, en résonance avec le décor sobre et peu lumineux dans lequel elle est filmée et avec son attitude concentrée, souvent les yeux fermés. Le style de vêtement donne ainsi des indices sur l’appartenance à une même catégorie sociale et confirme le statut de ceux qui les portent, avec quelques variantes, liées à des traits de personnalité et des postures affichées.

24La caméra filme, dans l’espace clos de leur bureau, de façon assez uniforme, en plan fixe, chacun des dirigeants interrogés, donnant ainsi une impression assez « académique » de portraits de genre. Qu’ils soient filmés en plan large ou rapproché, en buste, la tête de face, mi-levée, mi-baissée ou de trois quarts, ou plus rarement à mi-corps, les manières de se tenir des dirigeants sont très contrôlées, révélant l’« incorporation » des règles de tenue du corps procédant d’un « style de vie » d’un « habitus48 » partagé, d’une même « sociabilité49 » imposant une certaine réserve. L’aisance et l’ouverture au dialogue, le sourire bienséant, s’allient à une certaine discrétion et à un ton mesuré et courtois, ne laissant que peu de place à l’expression émotive. L’usage du pronom « je » est limité. Le « nous », employé plus fréquemment, témoigne de la volonté de faire partie du collectif des grands dirigeants. Les façons d’utiliser la voix, le visage, et le corps sont au service du rôle de « grand patron ».

25Dans ce jeu théâtral où chacun tient son rôle, le déroulé de l’interview que suit le documentaire permet cependant de repérer une certaine dynamique de la « présentation de soi ». Si aux premiers moments, consacrés aux périodes antérieures de formation et de début de carrière, les attitudes et les regards des dirigeants se portent au-delà de la scène, dans un passé un peu nostalgique, les questions qui les interpellent sur le présent de l’entreprise, sur son emprise en France et dans le monde, sur leur pouvoir d’intervention, suscitent plus de vivacité dans la gestuelle des mains et plus d’animation dans l’expression du regard. La caméra alors filme, en plan rapproché, un locuteur-acteur qui s’anime, qui s’investit davantage dans son propos et use du pathos pour donner « une expression de lui-même de façon à ce que les spectateurs en retirent une certaine impression » (Goffman, 1973, p. 12). La volonté de convaincre se traduit par des signes non-verbaux, discrets mais symptomatiques : mouvements des mains amples, rapides, comme agités, regard brillant, mimiques voulant témoigner de l’enthousiasme, de l’engagement, de l’attachement, à l’entreprise, à la France.

26Ces observations tendent à montrer que, s’ils endossent le costume du « grand patron » et que le contrôle qu’ils exercent sur leur présentation ne déroge pas au portrait « officiel », les dirigeants ne manquent pas d’utiliser les procédés rhétoriques classiques, logos, pathos, ethos, pour exprimer leur vision et se faire entendre.

La monstration d’un ethos patronal ?

27Que peut-on conclure de ces observations ? Que nous révèlent les (re)présentations de ces patrons que nous laisse entrevoir le documentaire ?

28Nous avons constaté d’un côté que, se prêtant au jeu de l’interview sur un sujet qui ne touche que de façon très elliptique au plan personnel, les dirigeants ont accepté de « se montrer ». Ils le font cependant, de façon très professionnelle, sans « se révéler ». Ils sont « confinés » par les choix filmiques dans un espace/temps borné par la clôture des lieux et la brièveté des temps d’apparition. Les codes sociaux propres à leur fonction sont respectés et ne permettent pas d’entrer dans leur intimité. Reprenant le mot latin personna, nous pouvons évoquer le masque qu’ils prennent pour incarner leur personnage et être d’équerre avec les normes sociales qui les contraignent. La grande similitude des postures, attitudes, maintien et tons qu’ils adoptent, soulignée par le dispositif filmique, les range dans une catégorie professionnelle et renvoie aux stéréotypes que l’imaginaire social véhicule. Ainsi, la filmographie met en scène une corporéité, personnalisant certains aspects identitaires, tout en bridant l’intime au profit du « caractère50 ».

29D’un autre côté, nous ne pouvons pas ne pas être interpellés par la proximité des visages et des regards des locuteurs qui, par moments sont presque absents comme plongés dans la réflexion ou le souvenir, ou bien à d’autres moments s’animent et semblent nous adresser, en tout cas adresser à l’interviewer, un message auquel ils prêtent importance. Du fait de cette adresse, l’extra-ordinaire et le lointain deviennent plus proches. Les « visages51 » ainsi rapprochés s’exposent au regard avec une certaine vulnérabilité, qui dépasse ce que l’on voit. Nous pouvons ici reprendre ce que Maurice Merleau-Ponty (1964, p. 85) avance : « Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence ».

30De cette ambivalence entre personnage et personne, nous pouvons reprendre l’hypothèse initiale de la (re)présentation d’un « ethos patronal », procédant d’un « éthos discursif » à la fois personnel et en même temps catégoriel. Cet « ethos discursif » est reçu par le documentariste qui le renvoie au spectateur ; l’un et l’autre reçoivent l’image perçue au travers d’un « éthos prédiscursif52 ».

31Les signes-traces (Galinon-Mélénec, 2013a) présents dans les interviews, filtrées par le tournage et le montage du documentaire, « adhèrent aux référents53 », en ce qu’ils témoignent de ce qui a eu lieu, du fait que les personnalités interrogées ont bien été présentes. L’impression ressentie par le réalisateur en les regardant s’exprimer diffère de celle ressentie par le spectateur qui les voit s’exprimer au travers d’une mise en scène spécifique. Cela ne « réduit pas le réel » pour le spectateur, mais l’intègre dans une intentionnalité propre au réalisateur, celle affichée par le titre même du documentaire qui pointait la focale sur le rapport à la France de ces « grands patrons » et par là les plaçait en surplomb.