Physiologie du goût et corps gourmand
Une approche sensible des traces figuratives
p. 239-253
Texte intégral
1Être à table, c’est entrer dans un dispositif spéculaire, voir, être vu, se voir dans le regard des autres, se mouvoir dans un cadre, être pris aussi dans ce cadre. Champ de vision, champ d’exposition, la table ou plutôt la scène conviviale, accumulent les traits et les traces de l’ethos gourmand, de mets en mots, de moments en émotions palpables. Un théâtre riche de saveurs comme prétexte ou prédisposition à de multiples manifestations sensibles, dans l’ordre du social, du sensuel, du symbolique, du spirituel.
2Dans sa Physiologie du goût (1825), Brillat-Savarin se donne un champ de vision si ouvert qu’il déborde vite le cadre de la sensation et de la perception gustative pour « attaquer » (Barthes, 1975) le goût, la gourmandise, le plaisir de la table sous les traits de la sensibilité, de la convivialité, de l’esprit qui concourent à l’intellectualisation de la gastronomie. A bien considérer la scène gourmande, dans son unité et sa complexité, au-delà de la sensation de goût en propre, Brillat-Savarin compose un tableau vivant dont la première vertu est de convertir les mouvements internes de la proprioceptivité, d’ordre sensoriel, en espace figuratif, d’ordre sémiotique, pris dans un champ de visibilité sociale. Tant de signes se manifestent, pris dans les interactions de table, que cela nous renvoie d’entrée à « l’absolue nécessité de mettre en rapport le contexte de production de la trace, celui de sa réception et de son interprétation » (Galinon-Mélénec, 2015, p. 18).
3La concordance des termes entretenue dès ces premières lignes entre dispositif d’exposition de la table, champ de visibilité à l’intérieur du repas, espace figuratif de la scène conviviale dans son entier, son unité, oriente à l’évidence l’analyse sensible des traces sur la voie de la matérialisation (Jeanneret, 2011) et plus encore, pour rester dans le registre sémiotique, de leurs modalités figuratives, à travers sujets de la scène gourmande, objets, espaces, interactions, formes de vie incarnées.
4On pourrait voir une réduction épistémique et une commodité heuristique, à ne considérer la trace que sous cette dimension figurative, alors que tous les travaux antérieurs sur les signes-traces et l’Homme-trace, notamment sous l’impulsion de Béatrice Galinon-Mélénec (2011, 2013, 2015) ont déjà mis en lumière son degré d’extension. Au point d’élargir l’empan du paradigme de trace à des dimensions cognitives, mémorielles, numériques particulièrement fécondes en termes de scientificité et de contribution interdisciplinaire.
5Mais ici, la scène conviviale de Brillat-Savarin ne sera pas moins l’illustration et la justification d’une approche sensible des traces recentrée exclusivement sur leur dimension figurative, ce qui constitue déjà en soi un vaste terrain d’exploration. En effet, le corps gourmand dépeint par Brillat-Savarin, tout particulièrement la physionomie à travers la Physiologie, livre à lui seul quantité de traces pour saisir une nature humaine dans sa profondeur, ou des effets immédiats dans une interaction.
6Mais il faudra aller plus loin encore sur la piste figurative des traces. Ne pas s’arrêter aux traces corporelles, visibles, palpables, de la sensibilité au goût mais concevoir et interpréter tout ce qui prend valeur de trace au cœur et au gré de la scène gourmande, appréhendée comme dispositif figuratif plus général, complexe configuratif. Plus le caractère dramaturgique du repas s’accentue, au travers de l’observation, de l’expérience, de l’analyse, plus ressortent les traces figuratives de la scène conviviale dans ses dimensions matérielles (par exemple, les traces relevées dans les objets, accessoires, décors) et immatérielles (traces d’esprit ou de superficialité, traces de précipitation). L’espace figuratif se conçoit également au-delà du repas et de la scène conviviale, en élargissant le cadre à ce qui préfigure la scène.
7Toutes ces considérations liées à la forme et la force figurative des traces participent de leur approche sensible (Boutaud, 2015b). Il n’est pas inutile, dans notre perspective, de reprendre les termes fondateurs ou élémentaires du sensible en communication (1) avant de nous projeter plus directement sur les dimensions figuratives annoncées : les traces corporelles de la sensibilité gourmande (2) ; le complexe configuratif de la scène conviviale, à l’intérieur du repas mais aussi, plus globalement, à travers les traces qui le préfigurent et le reconfigurent, dans la sémiogenèse de la séquence de table (3).
Le périmètre sensible des traces gourmandes
8La contiguïté sensible, entre esthésique-esthétique-éthique (Boutaud, 2005, 2015b), donne à chacune de ces dimensions valeur de trace par rapport aux autres. Pour simplifier, à poser d’une part, une éthique gourmande portée en toute liberté au plaisir, et de l’autre, une éthique alimentaire vouée à la surveillance du corps, celles-ci n’ont évidemment pas vocation à produire ou laisser sur le corps les mêmes traces, d’une simple marque visible sur la peau à la modification d’une silhouette, d’une image corporelle.
9Ces traces entrent dans différents régimes de manifestation et plus encore de figuration, toujours en correspondance, qu’il s’agisse des sensations recherchées (traces esthésiques) ou de l’image corporelle mise en scène dans les moments de vie (traces esthétiques), dans leur articulation à l’axiologie ou l’ethos du mangeur qui s’incarne, se met en discours, en visibilité (traces éthiques).
10Cette relation de contiguïté, cette unité sensible entre esthésie-esthétique-éthique, se condense peut-être dans la forme de vie elle-même dont les contours sémiotiques restent encore ouverts à la discussion (Beyaert-Geslin, 2012). La dimension figurative de la forme de vie du mangeur, en syncrétisme avec la forme de vie du sujet, donnerait ainsi l’occasion de voir dans les choix sensoriels (plats copieux ou non, saveurs marketées ou goûts « nature », résistance ou non au sucre, au gras, etc.), les traces d’une éthique alimentaire, elle-même mise en forme dans une esthétique alimentaire des lieux, des mots, des moments, des émotions.
11Présupposition réciproque, de dimension à dimension, si l’on s’accorde sur la possibilité de voir dans l’éthique du mangeur, la trace immatérielle des options sensorielles qui se livrent ou se révèlent, en quelque manière, dans ces traces esthétiques : traces matérielles des dispositifs de consommation, traces temporelles et actorielles au gré des situations, etc. Les traces naissent bien du lien consubstantiel de ces dimensions interreliées dans la configuration générale du sensible.
12Cet ordre de visibilité et de figurativité de la trace répond aux conditions de présupposition qui en déterminent la perception et l’interprétation : la discontinuité matérielle, le présupposé interprétatif, l’implicite temporo-causal et les processus d’identification liés à l’inscription mémorielle. Ces termes paradigmatiques de la formation de la trace ont déjà été définis (Galinon-Mélénec, 2011, 2015), nous n’y reviendrons pas ici, si ce n’est pour rappeler à quel point s’établit le lien physique et symbolique entre les pratiques alimentaires, l’imaginaire des aliments et leur inscription corporelle, langagière, mentale, onirique. D’entrée se multiplient les pistes matérielles et immatérielles pour considérer le corps gourmand comme un lieu privilégié, à la fois dense et diffus, d’exploration des traces.
13Se donnant pour cadre d’analyse « les figures du corps et la typologie des empreintes » (2011), Jacques Fontanille retient dans sa projection élémentaire en quatre figures matricielles1, « les empreintes de surface » qu’il définit dans ces termes : « Les empreintes produites par des déformations sont inscrites sur des corps-enveloppes ; elles sont destinées à être « lues » et déchiffrées, car elles se donnent à saisir comme des figures de surface. « Inscriptions », « surface d’inscription », « déchiffrement » sont ici des dénominations approximatives pour un seul et même phénomène, à savoir la transformation de l’enveloppe d’un corps en un support sémiotique qui accueille un réseau de manifestations plastiques tridimensionnelles (deux dimensions pour la disposition des inscriptions – traces et déformations – et une troisième pour la profondeur des inscriptions) » (Fontanille, 2011). C’est précisément ce niveau de surface que nous souhaitons retenir ici, pour aborder ces empreintes comme figures (forme et tracé) et comme traces, sans viser le champ d’expansion des traces ouvert à des dimensions immatérielles, mémorielles, symboliques, révélées dans les recherches antérieures sur ce paradigme (Galinon-Mélénec, 2011, 2013, 2015 ; Jeanneret, 2013 ; Mille, 2013). En fixant l’analyse sur les empreintes de surface, sa focale se prive à l’évidence d’une profondeur de champ mais donne aussi plus de contraste à la valeur figurative des traces dont le corps, ici le corps gourmand, est le lieu de manifestation.
14Alors, comment distinguer ces notions de « trace » et d’« empreinte » dans la contiguïté et la complémentarité des figures corporelles ainsi manifestées, à la faveur des interactions de table ? La réponse a déjà été esquissée : entre les dimensions du ternaire sensible (esthésique, esthétique, éthique), chaque empreinte devient la trace d’une modalité sensible d’un autre ordre : telle réaction sensorielle ou sensuelle, comme empreinte visible sur un visage, sur la peau ou dans une gestuelle, une posture (1), devient trace d’une esthétique cultivée par la forme du repas ou celle de la réception, avec ses codes langagiers et comportementaux, ses effets de cadre et de mise en scène (2), eux-mêmes traces d’une éthique gourmande ou mondaine, d’une sensibilité raffinée ou plus détachée des codes aristocratiques du goût (3).
Les traces corporelles de la sensibilité gourmande
15Dans une perspective à la fois sémiotique et anthropologique (Boutaud, 2005, 2016), la scène conviviale, à travers sa forme, sa dramarturgie, constitue un terrain de choix pour appréhender les traces sous de multiples traits figuratifs. Toutes les séquences de la scène conviviale mettent en scène et à l’épreuve le corps gourmand dont les réactions, les sensations, les manifestations physiques, émotives et relationnelles agissent comme autant de signes-traces (Galinon-Mélénec, 2013a, 2013b) de la sensibilité gourmande.
16A l’approche du repas, à table, au contact des aliments et des plats, au contact des convives, des êtres et des corps qui s’animent et s’aimantent, le corps apparaît en tous points comme surface d’inscription, avec une multiplicité de traces apparentes dans les cours des interactions. Signes immanents et traces indicielles, de la relation métonymique détachée ici, entre esthésie (forme sensorielle), esthétique (forme sensible et interactionnelle), éthique (forme de vie), sont voués à l’interprétation car à la différence du plaisir de manger, pure « sensation actuelle et directe », le plaisir de la table est une sensation réfléchie « qui naît des diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnages qui accompagnent le repas » (p. 170)2.
17Entre tous les sens, discrètement ou activement sollicités par la scène conviviale, pour ne pas dire sur la scène conviviale, Barthes relève subtilement, dans sa Lecture de la Physiologie du goût (1975), combien la vue surdétermine tous les autres régimes de perception : « Brillat-Savarin, certes, comme tout le monde, reconnaît cette disposition diffuse du plaisir de la nourriture : c’est le bien-être qui suit le bon repas ; mais curieusement, cette sensation interne, il ne l’analyse pas, il ne la détaille pas, il ne la « poétise » pas ; lorsqu’il veut saisir les effets voluptueux de la nourriture, c’est sur le corps adverse qu’il va les chercher ; ces effets sont en quelque sorte des signes, pris dans une interlocution : on déchiffre le plaisir de l’autre ». Et d’ajouter : « Il y a dans la mise en scène d’un bon repas autre chose que l’exercice d’un code mondain, eût-il une très ancienne origine historique : il rôde autour de la table une vague pulsion scopique : on regarde (on guette ?) sur l’autre les effets de la nourriture, on saisit comment le corps se travaille de l’intérieur » (Barthes, 1975, p. 10). L’interaction conviviale procède alors de l’observation, de l’inspection, de l’interprétation, dans la « traque du sens », pour reprendre l’expression d’Yves Jeanneret (2011). Le signe et la trace, la traque aussi, de la sensibilité gourmande en puissance et en acte : « C’est sous cet extérieur qu’il faut chercher les convives les plus aimables » (p. 151).
18De tous les points d’inscriptions du corps, en termes de traces, le visage est de loin le plus révélateur. Attention aux convives dont la physionomie n’annonce pas le ravissement. Les chétifs, par exemple, n’augurent rien de bon : « On les distingue en ce qu’ils n’ont rien de saillant, ni dans les traits, ni dans la tournure ; qu’ils ont les yeux morts, les lèvres pâles, et que la combinaison de leurs traits indique l’inénergie » (p. 237). En deçà des manifestations les plus visibles, on guette les moindres tropismes dont la perception ne trompe pas, au coin des lèvres, sur la bouche, à travers un « coup de langue » (p. 151) ou sur les joues, le front, etc. Signes et traces font l’objet de disquisitions (p. 102), de recherche curieuse, méticuleuse où l’observation demande le renfort de l’esprit.
19Dans les circonstances les plus aimables ou heureuses, non seulement prend corps un sentiment de bien-être, mais le bien-être lui-même a prise sur le corps : « Au physique, en même temps que le cerveau se rafraîchit, la physionomie s’épanouit, le coloris s’élève, les yeux brillent, une douce chaleur se répand dans tous les membres » (p. 171). Le visage exprime, révèle, trahit ou amplifie la gamme interne des sensations, les agencements proprioceptifs avec la sensibilité gourmande mise en éveil ou non. Au mieux, « l’éclair du désir », « la radiance de l’extase » (p. 164), la luisance. Au pire, l’ablation du trait gourmand, de la trace sensuelle, la sécheresse et la maigreur, « malheur effroyable pour les femmes » (p. 236).
20Car, chez Brillat-Savarin, les femmes, les dames, ont cette faculté, si ce n’est cette nature, de cultiver la gourmandise, par l’imparable syllogisme de la gourmandise à la beauté, de la beauté au beau sexe, du beau sexe à la gourmandise. Chez la « jolie gourmande » dont Brillat-Savarin dessine le portrait aimable (note 58) les traces sensibles de l’esthétique gourmande rayonnent à tous points de vue : « Sa serviette est avantageusement mise ; une de ses mains est posée sur la table ; l’autre voiture à sa bouche de petits morceaux élégamment coupés [...] ; ses yeux sont brillants, ses lèvres vernissées, sa conversation agréable, tous ses mouvements gracieux » (p. 146). La sensualité du trait souligne ici la force de l’attrait, tant la femme s’expose, sur la scène gourmande, dans l’éclatante manifestation de sa nature, de la Nature. Vision poétique évidemment datée mais dont Barthes, là encore, note judicieusement la valeur de renversement des traces mythologiques : « Brillat-Savarin subvertit deux tabous : celui d’une femme pure de toute activité digestive, et celui d’une gastronomie qui serait de pure réplétion : il met la nourriture dans la Femme, et dans la Femme, l’appétit, les appétits » (Barthes, 1975, p. 11).
21Sous la dimension dominante de la sensualité gourmande, la modalité sensorielle retenue et reconnue par Brillat-Savarin relève du génésique, de l’attraction et de l’amour physique. Les « plaisirs génésiques » et, plus encore « les puissances génésiques » sont constamment à l’œuvre dans les cérémonies de table où les corps s’exposent, se resserrent, se jouent à travers rôles et postures, parades et délicates, délicieuses manières. Ces vibrantes manifestations corporelles, perçues dans le cours subtil, à la fois discret et magnétique, des interactions gourmandes, nourrissent et avivent la pulsion scopique, le désir interprétatif de tous les signes prenant valeur de traces sensuelles, génésiques.
22Pour Brillat-Savarin, la beauté avive le désir, les puissances génésiques. Chez la femme, elle « consiste surtout dans la rondeur des formes et la courbure gracieuse des lignes » (p. 236). La plus effroyable des disgrâces se présente sous les traits de la maigreur car « la toilette la plus recherchée, la couturière la plus sublime, ne peuvent masquer certaines absences, ni dissimuler certains angles » (p. 236). Mais si la nature contrarie ou s’acharne, au point d’exposer quelque dame sous une apparence chétive ou malingre, la cause gourmande n’est jamais perdue, ni désespérée : « Pour les femmes qui sont nées maigres et qui ont l’estomac bon, nous ne voyons pas qu’elles puissent être plus difficiles à engraisser que des poulardes » (p. 236). En replaçant l’image dans son contexte, laissons à Brillat-Savarin la fantaisie et l’audace de lier femmes et poulardes dans le même destin ! D’autant qu’il faut savoir reconnaître aux dames d’indéniables qualités d’esprit, « le coup d’œil juste et le tact fin » (p. 102).
23Mais là encore, rien ne résiste aux forces génésiques quand un aliment réveille, même à notre défendant, notre état de nature charnelle, sensuelle. Si les deux sexes peuvent succomber au charme d’un aliment séducteur, c’est toutefois à une femme « spirituelle sans prétention, vertueuse sans bégueulerie » (p. 102) que l’on doit une confession sur le pouvoir génésique des truffes, ce « diamant de la cuisine » dont Brillat-Savarin cherche à comprendre l’attrait, par rapport à d’autres substances non moins délicieuses. Pas de justification suffisante au niveau des saveurs, la cause est ailleurs et les traces en sont bien visibles. S’il faut comprendre les effets de la truffe, « c’est dans la persuasion assez générale où l’on est que la truffe dispose aux plaisirs génésiques ; et, qui plus est, je me suis assuré que la plus grande partie de nos perfections, de nos prédilections et de nos admirations, proviennent de la même cause, tant est puissant et général, le servage où nous tient ce sens tyrannique et capricieux » (p. 102). Impossible dès lors, sous la domination de ces forces génésiques dont la truffe est la meilleure arme, de résister à l’attraction, à l’attirance des corps, quitte à s’en faire le reproche, en cherchant, comme cette femme, à en effacer dès le lendemain toutes les traces : « Ma fierté aurait dû se réveiller plus tôt, mes yeux s’armer de sévérité ; j’aurais dû sonner, crier, me fâcher, faire enfin tout ce que je ne fis pas » (p. 103).
24Mais le sens génésique ne participe pas uniquement du désordre et du dérèglement. Il avive le trait, exacerbe la manifestation sensible entre les êtres, la réceptivité aux situations de proximité, de contact. Il est l’expression d’un désir palimpsestueux dès qu’un signe de surface, même discret, sur un visage ou dans un mouvement corporel, semble donner accès à des vérités plus profondes sur la beauté, le caractère, la qualité d’un être qui partage avec soi des plaisirs de table éminemment intimes.
Le complexe configuratif de la scène conviviale
25Le corps gourmand apparaît d’autant plus expressif qu’il s’expose constamment en société, à table, entre convives. Régime de socialité et de visibilité se confondent au sein de la scène conviviale, expression dramaturgique de la table, avec ses sujets et objets, ses décors et ses rôles, ses programmes formalisés et ses actualisations performatives. La question n’est pas celle du naturel ou de l’artifice, versant moral, mais des pratiques, des signes et des codes, versant social et sémiotique. C’est parce que ce régime de visibilité et d’exposition se met en place au travers de la scène conviviale, que le système des signes et des traces prend toute sa valeur de figurativité et de performativité.
26Le complexe figuratif, de traits corporels, se double donc d’un complexe configuratif d’objets, de lieux, de situations, dans le syncrétisme entre corps gourmand et scène de table. C’est vrai pour la scène conviviale de Brillat-Savarin mais on pourrait le dire tout autant de toute mise en scène alimentaire, dès lors qu’elle fait l’objet d’une construction simple ou sophistiquée.
27Dans une perspective sensible, il faut toutefois élargir la scène, de sa manifestation hic et nunc, et de sa dramaturgie actualisée entre convives, à la séquence narrative qui l’englobe de préfiguration en reconfiguration (Boutaud, 2015a). La sémiogenèse de la séquence conviviale produit donc une multiplicité de traces de son énonciation, avant, pendant et après la scène de table proprement dite. À partir de la dimension figurative retenue ici, pour l’approche sensible des traces gourmandes, quatre séquences se détachent : la préfiguration de la scène conviviale, la configuration du dispositif, la figuration du convive, la reconfiguration de la scène.
28a) La préfiguration de la scène conviviale : dans le contexte d’une invitation, on imagine la scène, on s’y prépare, on en connaît plus ou moins les codes, les usages. La personnalité de l’hôte, la liste des convives constituent bon ou mauvais présage. Si le cadre est habituel, la situation prévue ou prévisible, l’imaginaire d’anticipation n’est pas moins actif. À cet égard, Brillat-Savarin établit déjà une démarcation entre le plaisir de manger qui « nous est commun avec les animaux ; il ne suppose que la faim et ce qu’il faut pour la satisfaire » et le plaisir de table « particulier à l’espèce humaine ; il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas, pour le choix du lieu et le rassemblement des convives » (p. 170). Celui qui reçoit procède donc à un travail de préfiguration, au même titre que la personne invitée ou conviée à partager une table.
29b) La configuration renvoie au dispositif lui-même de la scène conviviale : la situation répond ou non à l’attente, à l’anticipation de la situation, avec ce qu’elle peut comporter de favorable, de gratifiant, ou d’intimidant, voire de désagréable. Cette entrée dans le cadre, avant même d’agir, relève avant tout de l’observation, de la perception globale de la situation dans ses dimensions matérielles (espace, décor, objets, acteurs mis en présence, etc.) et immatérielles (atmosphère, tonalité sociale et affective, attitudes observées de près ou de loin, etc.). Il est possible d’en dresser un tableau élémentaire dans la Physiologie du goût :
Dispositif | Traces figuratives |
Propice au plaisir de table | Bon vin |
Non propice au plaisir de table | Vin mauvais |
30Brillat-Savarin se pose en homme de goût auprès de ses convives en les invitant à découvrir les coulisses et, entre autres traces d’un goût aimable et cultivé, toutes les figures matérielles qui peuplent l’appartement, ce grand théâtre dont la table est la scène : « Je leur montrai ensuite quelques plâtres des meilleurs sculpteurs antiques, des peintures qui ne sont pas sans mérite, mes fusils, mes instruments de musique, et quelles belles éditions tant françaises qu’étrangères. Dans le voyage polymathique, ils n’oublièrent pas ma cuisine. Je leur fis voir mon pot-au-feu économique, ma coquille à rôtir, mon tournebroche à pendule et mon vaporisateur » (p. 177). On ne saurait mieux dresser un inventaire de traces figuratives de l’homme éclairé et éclectique, conciliant arts et traditions avec la technique et la modernité.
31c) La figuration concerne en propre le jeu des convives, une fois en scène. Après l’entrée dans le dispositif, se joue la disposition ou mieux, la disponibilité du sujet pour faire au moins bonne figure dans le cadre, faire honneur à une invitation ou s’illustrer, en quelque manière, par une présence, une implication dans le rôle. Dans le syncrétisme figuratif de la scène de table – à table mais aussi autour de la table – s’établit une relation entre la disposition matérielle des lieux et la disposition sociale, morale, affective, du sujet pour se mettre en scène. Mais chez Brillat-savarin, la prédisposition aux plaisirs de table procède en fait de la prédestination, dont les signes ne trompent pas. Les physionomies portent « l’empreinte irrécusable » d’un caractère, d’un tempérament. Sans commune mesure avec la prédisposition passagère causée par un aliment – souvenons-nous de la truffe à l’égard des puissances génésiques – la prédestination touche la nature sensible au plus profond et marque les traits en surface : « Les passions agissent sur les muscles ; et très souvent, quoiqu’un homme se taise, on peut lire sur son visage les divers sentiments dont il est agité. Cette tension, pour peu qu’elle soit habituelle, finit par laisser des traces sensibles, et donne ainsi à la physionomie un caractère permanent et reconnaissable » (p. 151). Et la description de devenir plus précise à travers les signes marquants des prédestinés de la gourmandise : « Ils ont le visage rond ou carré, les yeux brillants, le front petit, le nez court, les lèvres charnues et le menton arrondi. Les femmes sont potelées, plus jolies que belles, et visant un peu à l’obésité » (p. 151). Physiologie et physiognomonie font ainsi bon ménage dans les tableaux figuratifs de Brillat-Savarin qui distribue les rôles en fonction de dispositions, prédispositions et prédestinations marquées chez les gourmands.
32Par inversion sémiotique et axiologique des traits et des traces, ceux « à qui la nature a refusé l’aptitude aux jouissances du goût, ont le visage, le nez et les yeux longs ; quelle que soit leur taille, ils ont dans leur tournure quelque chose d’allongé » (p. 151). Ainsi se met en place ce que les sémioticiens définissent comme un système semi-symbolique, avec des couplages spécifiques à la prédestination sensuelle des êtres, comme :
/gourmand (e)/ vs / inapte aux jouissances du goût /
/rond/ vs/allongé/
/lèvres charnues, menton arrondi/ vs/visage, nez, yeux longs/
33Un tel système semi-symbolique, couplé à l’image de prédestination du corps gourmand, nous semble à l’évidence bien daté aujourd’hui. Mais il permet d’ériger la Physiologie du goût comme une polarité du corps glorieux, sous les traits dominants de la gourmandise comme fait de nature (prédestination) et de culture (intellectualisation du plaisir gastronomique).
34d) La reconfiguration de la scène conviviale, qui passe aujourd’hui par toutes les ressources numériques de captation, manipulation sémiotique et circulation, brouillant les cartes du privé et du public, se traduit dans la Physiologie du goût (1825) sous des formes épistolaires et des récits de table héroïques. Brillat-Savarin en relate un épisode malheureux concernant le duc Decrès « qui a été si longtemps ministre de la Marine. On sait qu’il était gros, court, brun, crépu et carré ; qu’il avait le visage au moins rond, le menton relevé, les lèvres épaisses et la bouche d’un géant ; aussi je le proclamai sur-le-champ amateur prédestiné de la bonne chère et des belles » (p. 153). Remarque physiognomonique rapportée au Duc par une « dame fort jolie » mais indiscrète, bien sûr, ce qui vaudra à Brillat-Savarin « une lettre fort aimable » du Duc pour corriger le trait et sortir de la caricature fâcheusement rapportée.
35Ainsi voit-on la mise en abîme des traces passer tout à tour de la physionomie du convive à la confession discrète de l’observateur, puis de la confession à l’indiscrétion, avec le discours en tous points rapporté, pour se matérialiser en dernière instance dans une lettre qui reprend et corrige l’instruction. Le continuum sensible se forme entre la trace physique qui préfigure la nature, le caractère d’un convive, et la trace épistolaire qui, dès le lendemain, reconfigure le jugement et le corrige. Le complexe configuratif d’un repas se conçoit dans l’extension figurative ainsi mise en séquences de son anticipation (préfiguration) à sa restitution (reconfiguration), après la découverte du cadre gastronomique, avec sa mise en forme (configuration), et l’immersion performative dans le déroulement proprement dit du repas (figuration). Aujourd’hui, la reconfiguration de la scène alimentaire, constamment actualisée par les mangeurs, reprend à satiété les codes médiatiques pour restituer l’expérience vécue, la critiquer, la parodier ou la sublimer, des repas à la bonne franquette aux expériences les plus inédites.
36Prises dans leur unité, les séquences figuratives produisent une infinité de traces, par prélèvement anticipé de la scène gustative ou restitution de sa dramaturgie, sous la forme ouverte du récit, des ressources narratives. Brillat-Savarin se délecte de la liberté ainsi offerte : « Si, au milieu de ces graves élucubrations, une anecdote piquante, un souvenir aimable, quelque aventure d’une vie agitée, se présentent au bout de la plume, nous la laisserons couler pour reposer un peu l’attention de nos lecteurs » (p. 59).
37On voit combien un fil sensible relie tous les modes de production et d’interprétation des traces gourmandes, du corps du mangeur constamment pris en régime de visibilité sociale et d’exposition, à l’extension figurative de la scène alimentaire. Brillat-Savarin ne manque rien de cette Physiologie du goût, à comprendre doublement au niveau du corps sensible et du corps social, de la sensation corporelle et de la sensibilité gourmande, comme art, culture, forme de vie. Trame sensible entre esthésie, esthétique, éthique ; entre prédisposition, dispositif et disponibilité ; entre préfiguration et reconfiguration de l’expérience.
38À partir de Brillat-Savarin, nous avons limité notre approche sensible aux traces figuratives, dans le rapport au corps gourmand et à la scène conviviale. Mais on imagine facilement l’horizon de recherche que dessinent le goût, la gastronomie, l’imaginaire alimentaire, dans l’appréhension des traces, des signes-traces, sous toutes leurs formes matérielles et immatérielles. Le figuratif s’ouvre alors à la dimension iconique des représentations, les traces mémorielles redoublent les traces expérientielles dans l’unité du sensible. Vaste programme...
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Références bibliographiques
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Mille A. (dir.), De la trace à la connaissance à l’ère du Web, Intellectica, 2013/1, no 59 (Texte en ligne : http://intellectica.org/fr/numeros/de-la-trace-la-connaissance-l-ere-du-web).
Notes de bas de page
1 Cette typologie des empreintes s’articule entre les empreintes de surface (cryptage et décryptage, réseaux des inscriptions), les empreintes motrices (enfouissement et désenfouissement, faisceaux sensori-moteurs), les empreintes diégétiques (présentation et représentation, scènes intérieures), les empreintes déictiques (repérages et sériations, itinéraires déictiques). Cf. Fontanille J., « L’analyse du cours d’action : des pratiques et des corps », Actes sémiotiques, no 114, 2011.
2 Toutes les références à la Physiologie du goût sont extraites de Brillat-Savarin J.-A., Physiologie du goût, présentation de Jean-François Revel, Paris, Champs Flammarion, 1825, éd. 2001.
Auteur
Professeur des universités, Sciences de l’Information et de la communication
Université de Dijon, CIMEOS, I3S, EA 4177.
http://cimeos.u-bourgogne.fr/
Jean-Jacques.Boutaud@u-bourgogne.fr
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