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L’homme et sa diversité

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Anne-Marie Guihard-Costa
, 
Gilles Boetsch
, 
Alain Froment

Conduites (ou pratiques) alimentaires et nutrition

Ana Hubert, Matthieu de Labarre, Patrick Pasquet, Consuelo Prado Martinez et Aurélie Rousselot-Pailley

Texte intégral

1L’étude du fait alimentaire, qui a la particularité de se situer à l’interface de la biologie et de la culture, est un terrain privilégié de rencontre entre les sciences biologiques et les sciences humaines et sociales. Selon que l’on privilégie l’une ou l’autre de ces orientations on parlera d’anthropologie alimentaire ou d’anthropologie nutritionnelle.

L’ANTHROPOLOGIE DE L’ALIMENTATION

2L’anthropologie alimentaire s’intéresse à l’ensemble des activités de production, de transformation, de distribution et de consommation alimentaires et aux pratiques et aux représentations qui s’y rattachent. L’alimentation y est un objet d’étude en soi mais aussi pour ce qu’elle nous apprend, en tant que fait social total, du fonctionnement d’une société.

3Ce thème extrêmement vaste va de la préhistoire aux systèmes alimentaires actuels. Le sujet au cœur de cette discipline est la relation qui existe entre les humains et leurs aliments, en tous temps et dans toutes les cultures. Cela implique aussi forcément, une relation à l’environnement quel qu’il soit et aux conséquences de l’alimentation sur le fonctionnement du corps et l’état de santé, ainsi qu’aux représentations et images du corps. Cette discipline présente dans ses applications un complément logique et nécessaire à la science de la nutrition humaine.

4Il s’agit d’une discipline bio-culturelle, faisant appel à la fois à la « nature » et à la « culture », deux concepts impossibles à séparer et qui dépendent l’un de l’autre. C’est également une parlante illustration de la gestion culturelle des faits biologiques.

5L’éventail des besoins nutritionnels des populations du monde est relativement restreint, mais les manières dont les diverses cultures font ou ont fait face à ces besoins sont extrêmement vastes et diverses.

6Il n’est plus besoin d’insister sur le fait, mis en avant par les cliniciens et autres chercheurs du domaine biomédical, de la relation qui existe entre habitudes alimentaires et état de santé. La question que nous pouvons nous poser est : dans quelle mesure l’anthropologie peut-elle apporter un nouvel éclairage sur les diverses manières de se nourrir, sur les divers produits, qui seraient les plus avantageux pour la santé des individus comme des populations dans les contextes qui leurs sont propres.

7La variété des substances ingérées par les divers peuples de la planète est véritablement remarquable ; mais, pour chaque culture, les aliments considérés comme acceptables, voire simplement comestibles, est rigide et souvent restreinte. S’il n’est pas trop difficile de décrire et analyser « ce qui se mange » dans un groupe humain donné, il est beaucoup plus compliqué de répondre à la question « pourquoi le mangent-ils » ? L’aliment a toujours été beaucoup plus qu’une somme d’énergie pour le corps, il joue un rôle primordial dans la vie sociale, profane et religieuse. Comprendre les préférences, les choix, les transformations, est important pour d’une part, effectuer des campagnes nutritionnelles bénéfiques à la santé publique ou planifier un développement durable. Connaître les habitudes alimentaires d’une population peut aider l’épidémiologie nutritionnelle à découvrir des facteurs favorisants ou protecteurs de diverses pathologies (Hubert et al., 1992). On peut citer les problèmes de santé publique posés aujourd’hui par l’incidence croissante du diabète au niveau mondial, certains cancers, et les maladies cardio-vasculaires. Notre discipline contribue par ses analyses de situations à mieux comprendre les mécanismes comportementaux et environnementaux liés à ces maladies, les différences d’habitudes liées au genre et à la situation contemporaine des femmes dans notre société par exemple.

8Quelques exemples vont illustrer une démarche anthropologique dans le domaine de l’alimentation.

ANTHROPOLOGIE DE L’ALIMENTATION ET RECHERCHE BIO-MÉDICALE

9Un premier apport de l’anthropologie de l’alimentation a été une recherche en cancérologie menée durant les années 1980. L’année de la publication par Sir Richard Doll récemment disparu et Richard Peto, deux éminents épidémiologistes anglais, d’un ouvrage qui a révolutionné leur discipline : The Causes of Cancer (Doll et Peto, 1980). Ils y démontraient que près de 70 % des cancers étaient liés à des habitudes de vie, notamment aux habitudes alimentaires et bien entendu tabagiques (il s’agit ici d’ingestion). À cette époque, le Professeur Guy de Thé, virologue et cancérologue, effectuait des recherches sur les cancers viraux associés, dont le cancer du cavum associé au virus d’Epstein-Barr. L’épidémiologie descriptive avait montré que trois populations au monde étaient à haut risque pour cette tumeur : les Chinois du sud, particulièrement du Guangxi et de la province de Canton avec une incidence de 35 cas pour 100 000 par an, les Eskimo ou Inuit avec une incidence à peu près identique et, mais de manière moins importante, les Maghrébins chez qui ce cancer représentait de loin le premier cancer ORL. Le virus étant ubiquitaire, sa présence n’expliquait pas cette répartition géographique, qui s’avère être en fait culturelle, tout à fait particulière. En Occident, le même virus est associé à la mononucléose infectieuse et non pas à un cancer. Pour comprendre les causes possibles pour expliquer ce phénomène, et pensant qu’il était probablement lié au « mode de vie » et plus particulièrement aux habitudes alimentaires, Guy de Thé fit appel à une anthropologue pour quatre années de recherches sur le terrain. Celle-ci effectua des enquêtes comparatives sur les habitudes alimentaires des Han, Chinois du Guangxi, des Tunisiens et des Groenlandais, afin de trouver des points communs entre ces trois populations permettant d’émettre quelques hypothèses de base. Les résultats de ces enquêtes, renforcés par des analyses biochimiques effectuées au CIRC à Lyon, sur les aliments prélevés pour ainsi dire sur les tables au moment de les consommer ont donné les éléments suivants : de mêmes nitrosamines volatiles (nitrosopyrrolidine, nitrosopipéridine et nitrosodymethylamine) se retrouvaient dans des aliments couramment consommés par les trois populations, ainsi qu’une autre substance, nouvelle, contenue dans la chitine du squelette végétal des piments et des écailles de poisson ou carapaces de crabes et crevettes, séchés et salés, qui s’est trouvée être un puissant réactivant in vitro du virus d’Epstein Barr. Nous tenions une hypothèse : l’effet soit direct des nitrosamines, soit indirect de cette autre substance qui réactivait l’infection virale précédant toujours les premiers symptômes de la maladie. Des enquêtes épidémiologiques classiques cas-témoins ont suivi, et démontré que plus les types d’aliments incriminés (poissons et viandes séchées et/ou salées, préparations à base ce certains types de piment de type harissa, salaisons de légumes) étaient consommés tôt après le sevrage des enfants, plus le risque était grand de développer la tumeur. On tenait ainsi un des facteurs environnementaux liés à ce cancer, et c’était indubitablement un facteur alimentaire (Hubert et de Thé, 1988).

ALIMENTATION, SANTÉ, ET IMAGE DU CORPS

10De la pathologie à la santé, il n’y a qu’un pas, et il devenait intéressant d’observer, dans la culture occidentale, les transformations lentes des comportements alimentaires au vu d’un enrichissement de la population, de directives nutritionnelles plus détaillées et plus insistantes sur la manière de se nourrir pour se maintenir en bonne santé. Il devenait évident que l’image du corps devait y jouer un rôle important.

11Historiquement, les représentations du corps sain avaient varié : l’embonpoint, voire la grosseur, fut longtemps un signe de santé et de bien-être, de démonstration de richesse et de pouvoir. Et ceci dans d’autres cultures du monde également. Être « fort » signifiait non seulement la force physique mais la forme enrobée du corps. Durant les millénaires passés, la préoccupation majeure des humains fut d’avoir assez à manger, et leur corps était bien fabriqué pour stocker en cas de besoin. Une réserve de graisse était un puissant facteur de survie, encore plus particulièrement pour les femmes. Des historiens comme Jean-Louis Flandrin ont bien montré comment l’esthétique corporelle correspondait à des différentes manières de se nourrir au cours de notre histoire (Hubert, 2000). Les représentations du corps ont-elles quelque chose à voir avec l’idée de santé à travers la manière de se nourrir ? Certes, depuis Hippocrate et même avant, chez les anciens ayurvédiques, la diététique au sens propre du terme, c’est-à-dire la manière de se nourrir et conduire sa vie, est au centre de l’idée de santé. Mais elle a rarement été aussi prégnante qu’aujourd’hui dans les représentations profanes, occidentales plus particulièrement. On aurait tendance à penser que la science de la nutrition apporte et apportera toutes les réponses pour prévenir et guérir la plupart des maladies. Que chaque individu aurait sa propre « potion magique », correspondant à son profil génétique (signalons ici le développement des « nutrigenomics...). Le constat que l’on peut faire c’est que la science n’a pas réussi à transformer « naturellement » les attitudes des individus envers leur nourriture. Elle n’a fait que leur implanter dans l’esprit la réflexion qui les place dans des positions de choix et de décisions angoissantes, et qui finissent par provoquer l’inverse de ce l’on voulait, c’est-à-dire les désordres alimentaires. On augmente ainsi les cas d’obésité, de boulimie ou d’anorexie. Il y a matière à réflexion anthropologique ! Un cas parfait de problème bio-culturel.

12De même l’anthropologue ne peut s’empêcher d’observer des contradictions manifestes dans les comportements vis-à-vis de la manière de se nourrir. Il semble que l’on grossisse, l’obésité est le mot à la mode, il fait peur, il condamne, il relègue aux marges de la société ceux dont le corps ne se conforme pas à la règle. Le régime est présenté comme la seule planche de salut, voire de prévention. Cela se joue entre la vie ou la mort, la santé ou la maladie, par sa propre faute. Notre culture jongle avec ces images contradictoires, et un rapport au corps « chosifié ». Des expériences de terrains dans de nombreuses autres parties du monde font entrevoir une uniformisation de l’esthétique du corps, à travers la croissante puissance de l’image véhiculée de plus en plus loin et de plus en plus nette. Elle devrait correspondre à des transformations d’ordre alimentaire, du moins auprès des couches aisées des métropoles. Auprès des couches défavorisées dans ces mêmes métropoles, on assiste à une transformation également, mais inverse, dans une transition nutritionnelle qui fait grimper la courbe de l’obésité. La grande adaptabilité de notre espèce la fera-elle décroître pour se stabiliser ? Nous sommes là en prise directe entre image du corps, catégories sociales, représentations de la santé, interprétations personnelles des conseils nutritionnels, conditions économiques.

13On ne peut plus parler d’alimentation ou de nutrition et santé sans y faire intervenir ce maillage complexe de facteurs et représentations. C’est le livre de lecture de l’anthropologue.

L’ANTHROPOLOGIE NUTRITIONNELLE

14La démarche, en anthropologie nutritionnelle, consiste à identifier, dans le temps et l’espace : (i) les éléments de la contrainte nutritionnelle, (ii) les populations (ou les groupes biologiques et sociaux) affectées par la contrainte nutritionnelle, (iii) les réponses et les adaptations biologiques, comportementales et socioculturelles que ces populations ou ces groupes utilisent face à cette contrainte.

15L’adaptation est un concept clé en anthropologie biologique. Il s’agit soit :

  1. de caractéristiques propres à notre espèce et qui ont évolué tôt dans notre histoire évolutive,
  2. d’attributs que l’on rencontre uniquement dans certaines populations, témoins de l’adaptation à des conditions de contrainte passées,
  3. de réponses et d’ajustements, liés à l’adaptabilité, à des situations actuelles de contrainte environnementale.

16Ces recherches peuvent notamment aborder :

  • une réflexion autour de la question du propre de l’homme en matière d’alimentation et du rôle du facteur alimentaire dans l’évolution humaine. Parmi les approches à privilégier on peut citer d’une part la comparaison avec les primates non humains (perception gustative, morphologie du tractus digestif, comportement alimentaire) (Hladik et al., 1999 ; 2000), et d’autre part l’étude des comportements de subsistance des populations « reliques » (chasseurs-cueilleurs modernes, nomades du Grand Nord...) (Malet et al., 2003 ; Pasquet et al., 1992),
  • des études sur l’histoire naturelle de certains polymorphismes génétiques en relation avec les variations de l’environnement alimentaire dans certaines populations, notamment depuis l’avènement de l’agriculture et de la domestication des animaux (exemple : tolérance au lactose),
  • des études sur l’adaptabilité nutritionnelle qui portent notamment sur :
    • les conséquences métaboliques de certaines pratiques culturelles en rapport avec l’alimentation (Pasquet et Apfelbaum, 1994).
    • les réponses adaptatives aux fluctuations saisonnières des apports alimentaires et du bilan d’énergie dans divers écosystèmes tropicaux (Pasquet et al., 2003)
    • les aspects mal-adaptatifs de l’actuelle transition nutritionnelle dans les pays en développement (Cameroun, Mexique, Europe de l’Est) : études de prévalence, études cas-témoins (Froment et al., 1996).
    • les aspects adaptatifs de la perception gustative et du comportement alimentaire en relation avec les variations du bilan d’énergie. L’anthropologie nutritionnelle œuvre largement dans le champ de la recherche appliquée et apporte une contribution significative aux efforts des spécialistes des sciences de la santé, de la nutrition et des planificateurs. L’anthropologue, dont la démarche est globalisante (holistique) et s’inscrit dans la durée, tente d’aborder des questions fondamentales, aujourd’hui non résolues, qui représentent une difficulté pratique et expérimentale considérable pour le nutritionniste notamment.

PERSPECTIVES

17Pour comprendre le comportement alimentaire, pour définir les besoins et l’« optimum » alimentaires, pour interpréter l’état nutritionnel ou l’origine des pathologies en relation avec l’alimentation (pathologies de surcharge, certains cancers), l’anthropologue considère l’espèce humaine ou les populations et les individus qui la composent dans leur histoire naturelle adaptative et leur interrelation actuelle avec l’environnement. L’Anthropologie sera au centre de recherches pluridisciplinaires impliquant les comportements humains, à la fois pour comprendre les mécanismes de mise en place de ces comportements et réfléchir sur les transformations possibles permettant d’améliorer la santé des populations en tenant compte des contextes environnementaux. Dans un monde où la réflexion et la préoccupation sur l’alimentation sont devenues centrales, les anthropologues apportent un regard et des méthodes, au-delà de la nutrition stricto sensu et de l’épidémiologie nutritionnelle, permettant de mieux comprendre, analyser et interpréter les contextes très divers qui conditionnent les habitudes, la santé et les pathologies des populations.

Bibliographie

Références bibliographiques

Doll, R. & Peto, R.,1980, The Causes of Cancer, Oxford University Press.

Froment, A., de Garine, I., Binam-Bikoi, Ch. & Loung J.F. (eds.), 1996, Bien manger et bien vivre. Anthropologie alimentaire et développement en Afrique intertropicale : du biologique au social. L’Harmattan, Paris.

Hladik, C.-M., Chivers, D. J., Pasquet, P., 1999, On diet and gut size in non-human primates and humans : is there a relationship to brain size ? Current Anthropology, 40 : 695-697.

Hladik C.M., Pasquet, P., Simmen, B., 2002, New perspectives on taste and evolution : the dichothomy in gustatory coding for beneficient vs noxious substances American Journal of Physical Anthropology, 117 : 342-348.

Hubert A. & Sancho-Garnier H., 1992, Anthropologie et épidémiologie nutritionnelle. Cahiers des Sciences Humaines de l’ORSTOM, 28, 1 : 57-67.

Hubert A. & de Thé G., 1988, Modes de Vie et Cancers, Robert Laffont, Paris 1988.

Hubert A., 2000, Du corps pesant au corps léger : une approche anthropologique des formes. Le corps dans tous ses états, sous la direction de G. Boëtsch et D. Chauvé, Editions CNRS Paris, pp 53-63.

Malet, C., Chichlo B., Robert-Lamblin, J., Hladik, C.M., Pasquet, P., 2003, Stratégies de subsistance et perception des aliments des populations autochtones de Yakoutie arctique (Districts de Basse et Moyenne Kolyma). Bull. Mém. Société Anthropol. Paris, 15, 1-2 : 101-120.

Pasquet, P., Brigant L., FromentA., Koppert G.A., Bard D., de Garine I., Apfelbaum M., 1992, Massive overfeeding and energy balance in men : the Guru Walla model. American Journal of Clinical Nutrition, 56 : 483-490

Pasquet, P. & Apfelbaum M., 1994, Recovery of body weight and composition after a long term massive overfeeding in men. American Journal of Clinical Nutrition, 60 : 861-863.

Pasquet, P., Melaman, F., Temgoua, L.S., Froment, A., Rikong-Adie, H., 2003, Prevalence of overweight and obesity for urban adults in Cameroon. Annals of Human Biology, 30 : 551-562.

Auteurs

CNRS, UMR 6578, Marseille Université de la Méditerranée Aix-Marseille 2 Faculté de Médecine - La Timone, 27 Bvd Jean Moulin, 13385 Marseille Cedex 05

CNRS, UMR 5036, Bordeaux Université Victor-Ségalen – Bordeaux 2, case 71, 146, rue Léo-Saignat, 33076 Bordeaux

CNRS, UMR 5145, Paris Musée de l’Homme, 17 place du Trocadéro 75116 Paris

Universidad Autónoma, Madrid Departamento de Biología. Unidad de Antropología Física. Facultad de Ciencias. Universidad Autónoma de Madrid. Cantoblanco. 28049 Madrid, España

CNRS, UMR 6578, Marseille Université de la Méditerranée Aix-Marseille 2 Faculté de Médecine – La Timone, 27 Bvd Jean Moulin, 13385 Marseille Cedex 05

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