Body-tracking : la traque du corps, des saisies aux traces
p. 69-84
Texte intégral
Introduction
1Le chapitre produit pour le volume 3 de la série L’Homme-trace (Leleu-Merviel, 2015, p. 217-229) montrait de quelle manière les traces figurent au cœur des inférences permettant à une entité cognitive d’appréhender le monde. Il examinait le processus amenant à des constructions signifiantes fondées sur un jeu d’interactions entre un interprétant cognitif (IC) et le milieu dans lequel il baigne.
2Le présent chapitre reprend le travail effectué en limitant cette fois le champ à un IC de type humain, et en interrogeant la place du corps dans les processus décrits. Il examine ensuite comment les captures et saisies effectuées sur le corps peuvent être appréhendées comme des traces comportementales.
Un interprétant cognitif décorporé
Prémisses
3Deux hypothèses fondent l’approche (Leleu-Merviel, 2015, p. 217-229). La première postule qu’il existe une entité douée de cognition, désignée comme Interprétant Cognitif (IC) : être humain tout autant qu’animal, ou encore machine douée de capacitésélémentaires de raisonnement et/ou de calcul et convenablement programmée. Grégory Bateson (1972, p. 315), le qualifie de « cogitative system ».
4Par ailleurs, le concept d’environnement admet l’existence – en-dehors et au-delà d’un quelconque IC – d’un réel physique ; mais il postule son existence seule, dégagée de toute propriété intrinsèque.
Une forme de négation implicite du corps
5Voici ce qu’on en avait déduit (Leleu-Merviel, 2015, p. 218) :
« Adoptons désormais le point de vue d’IC. Il baigne dans un réel physique indifférencié, censé exister en tant que substrat mais radicalement inatteignable en lui-même. Seuls se manifestent à IC les effets des interactions entre ce substrat “milieu externe” et les capteurs sensoriels dont il est doté ou qu’il s’est fabriqués. Tenter pour IC de cerner son milieu afin de s’y adapter passe par la nécessité d’organiser ce flot d’interactions indistinctes. Il s’agit de mettre de l’ordre dans le bain interactionnel et son flux ininterrompu de percepts. IC va en premier lieu procéder à une découpe et une structuration dans le tissu des interactions indistinctes. Illustrons par un exemple : un IC humain voit, entend, sent, touche et goûte. Pour ce qui est de l’audition par exemple, ce qu’il entend résulte de la conversion des vibrations de l’air – ondes acoustiques – sur son tympan en “signal sonore” biologiquement transmissible, traitable et interprétable. La capture de l’interaction sonore à l’interface entre IC et son milieu s’inscrit donc – ici biologiquement dans l’IC – sous forme de trace d’interaction. [...] Ainsi, les captures d’interaction s’inscrivent d’abord sous forme de traces ».
6Sans aucunement renier la construction fondée sur ces prémisses, un biais manifeste saute aux yeux après ces deux années de recul : tout se passe dans le déroulé théorique comme si les capteurs sensoriels qui permettent de voir, entendre, sentir, toucher et goûter étaient directement branchés sur le cerveau ou plutôt sur la couche interprétative de l’IC, en faisaient partie même, sans que n’apparaisse le moindre effet de leur action intermédiaire sur ce qui se produit. Pour le dire autrement, c’est comme si le corps de l’être humain avait disparu, comme si les capteurs de l’IC machinique étaient transparents parce que parfaits. D’ailleurs, le raccourci – l’oubli ou la négation des opérations intermédiaires – est traduit sans ambages par cette seule phrase : « un IC humain voit, entend, sent, touche et goûte » alors qu’il revient au corps humain d’expérimenter les cinq sens, et non au système cognitif de l’IC.
Le dedans-dehors et vice-versa1
7Cette vision répond à une approche holistique, conforme à la complexité au sens d’Edgar Morin (1994) ou de Jean-Louis Le Moigne (1995). Celle-ci refuse de découper l’être en sous-parties distinctes – d’un côté le corps et de l’autre l’esprit ; à un extrême le biologique et son fatras de biomécanique et de chimie, et à l’autre le cognitif dans sa pureté désincarnée – mais entend plutôt appréhender cette complexité dans sa globalité (Le Moigne et Morin, 2007), sans effectuer de décomposition en sous-systèmes inter-reliés, mais néanmoins indépendants.
8On peut d’ailleurs opérer un pas de plus en ce sens en déclarant impossible de distinguer l’individu2 de son milieu ambiant. Car de fait, la séparation entre l’être et son environnement est purement artificielle. Ils sont en effet étroitement interdépendants : ils exercent une influence réciproque constante, ils se transforment et se modifient l’un l’autre sans discontinuer. Aussi est-il plus juste de mobiliser le concept de « milieu » en lieu et place de celui d’« environnement », et de s’appuyer sur l’énaction définie par Francisco Varela et Humberto Maturana (1992). Dès lors, l’énaction récursive entremêle sans fin l’individu et son milieu.
9Pour preuve, Béatrice Galinon-Mélénec (2015, p. 13) cite cette recherche effectuée en 2013 par le Weill Cornell Medical College pour étudier les microbes dans le métro de New York. Des prélèvements ont été collectés pendant dix-sept mois sur vingt-quatre lignes de métro dans cinq arrondissements – trains en circulation et stations. Au final, les espèces bactériennes trouvées sont « en majorité connues et représentent des bactéries présentes sur la peau humaine ou dans le tractus gastrointestinal ». Ainsi, définir le corps comme une clôture qui isole un dedans et le sépare de son dehors est une vue de l’esprit. Béatrice Galinon-Mélénec (2015, p. 14) conclut : « en fait, les corps sont poreux : le “dedans” porte en lui des “choses” venues du “dehors” ; le “dehors” contient des “choses” en provenance de notre “dedans”. Si l’on maintient cette distinction utile bien que sujette à critique, ces “choses” peuvent être interprétées comme des traces d’interaction individu/environnement ». Par conséquent, les notions d’intérieur et d’extérieur ne sont pas consistantes, tant l’enchevêtrement énactif entre l’être et son milieu est indémêlable. Béatrice Galinon-Mélénec (2015, p. 14) fait référence à Lévinas lorsqu’elle indique : « on voit bien ici apparaître comment le concept d’extériorité qui pose la relation dedans-dehors du corps sous forme de coupure est une métaphore spatiale. La frontière individu/environnement est visuelle ». Selon nous, cette frontière est conceptuelle plutôt que visuelle : la forme de distinction qu’elle opère procède d’une découpe intellectuelle, volontaire et parfaitement arbitraire, dans un tissu continu inextricable.
Et après ?
10Une fois admise cette indissociation fondamentale aux termes de laquelle tout est en reliance avec tout et que chaque découpe dans cette étoffe serrée détruit au moins en partie le phénomène que l’on souhaitait observer, que fait-on ? Il est en effet bien connu maintenant que la complexité est un concept d’une richesse et d’une portée incontestables, mais qu’Edgar Morin nous laisse irréparablement dépourvus de la moindre piste pour l’opérationnaliser dans le concret de la pratique scientifique.
11Et pourquoi vouloir remettre en avant le corps en le séparant à nouveau de l’esprit quand une approche holistique semble plus appropriée (et accessoirement plus moderne) ?
De l’autonomie du corps dans l’agir
L’agir émersif
12Les deux questions précédentes trouvent une réponse dans le concept d’émersion qu’ont introduit les travaux de Bernard Andrieu. Ils distinguent le « corps vivant », dont les gestes sont « les mouvements réflexes réalisés par le vivant lui-même pour nous adresser, à la conscience et au toucher, des signes de son activité » (Andrieu, Burel et Cornus, 2015, p. 49) et le « corps vécu » qui est celui de l’interprétation et de la fixation en mémoire après affleurement à la conscience et traitement cognitif.
13La distinction entre les deux pourrait sembler négligeable. Néanmoins :
- « Le corps vivant produit des sensibles par son écologisation avec le monde et avec les autres. Mais en raison du temps de transmission nerveuse de 450 ms jusqu’à la conscience du corps vécu, le corps vivant n’est connu qu’avec retard par la conscience du corps vécu » (Andrieu, Burel et Cornus, 2015, p. 50) ;
- « Le corps vivant nous immerge dans les conditions de son organisme, écologisant ses interactions avec le monde, au point de nous y maintenir en “im-sertion3” dans les sensations internes comme la douleur, l’extase, la maladie ou le vieillissement. Notre corps vivant souffre, jouit ou décide avant même que nous le sachions dans notre corps vécu » (Andrieu, Burel et Cornus, 2015, p. 50) ;
- « La stratégie du corps vivant est d’adapter le corps vécu le plus immédiatement à l’action, cette stratégie est non intentionnelle pour la conscience » qui n’y a pas accès (Andrieu, Burel et Cornus, 2015, p. 50).
14Il résulte de ces hypothèses que le corps vivant agit « sans personne au sens où le sujet n’en contrôle pas l’activité organique ni l’activation cérébrale ». Dans ces 450 ms de l’agir émersif hors de contrôle, le corps mène ainsi la danse en parfaite autonomie : on est donc bien loin du sensoriel directement branché sur la couche interprétative de l’IC, et de la prétendue transparence du fatras chimico-organique de la corporéité.
Le corps à la manœuvre
15En accord avec ces travaux, considérons donc comme acquis que le corps dispose d’au moins 450 ms où il peut agir hors du contrôle de la conscience. Ce laps de temps est strictement celui de l’action pour un certain nombre de disciplines sportives ou artistiques, comme c’est « le cas par exemple de l’inscription du corps dans une démarche artistique comme l’improvisation en danse où unegrandeimportanceest accordéeàla présence » (Andrieu, Burel et Cornus, 2015, p. 59).
16Dans un domaine plus musical, le chant lyrique présente cette particularité que le corps du chanteur est l’instrument de musique lui-même. L’apprenti-chanteur, souvent dans la douleur et à « son corps défendant » – dans la plus stricte acception de l’expression –, commence presque toujours par apprendre le lâcher-prise : les professeurs de chant ont toutes les peines du monde à faire comprendre à leurs jeunes élèves que le lâcher-prise consiste à laisser la musique s’installer dans le corps et à faire entièrement confiance à ce dernier, à le laisser agir sans aucune intervention de la volonté, delaréflexion ou même de la conscience. Au regard des travaux exposés précédemment, cela signifie que le chant est beau lorsqu’il est émersif. Il n’est d’ailleurs pas rare d’observer, lors d’un cours de chant, que les premières accessions au lâcher-prise – et à une voix d’une puissance inégalée – déclenchent une peur panique chez le débutant (la perte de contrôle est toujours difficile à assumer pleinement) : on entend alors distinctement le cerveau et son cortège analytique revenir à la charge, ce qui se traduit immédiatement par une détérioration impressionnante du son produit.
17Très probablement, le champion est de même dans l’émersion quand son corps réalise des prodiges sportifs. À l’extrême, dans les arts du cirque, le défaut d’émersion peut provoquer le doute et la chute de l’acrobate.
Le corps saisi
18Bernard Andrieu et ses co-auteurs évoquent la question de l’accèsà l’agir émersif. « La sensibilité intuitive est subconsciente, le résultat de l’écologie prémotrice incorporée dans les habitus. Cette sensibilité est orientée par des schémas sensoriels élaborés dans le cours de l’expérience et qui donnent ce caractère intuitif et spontané au geste d’action. En mutant par adaptation informationnelle, le corps vivant fait preuve à notre insu d’une santé précaire et d’une homéostasie en déséquilibre qui nous force à nous réorganiser [...]. L’obstacle d’une connaissance de notre corps vivant est principalement la conscience du corps vécu qui met un voile perceptif sur les informations sensorielles et émotionnelles. Ce que nous prenons pour du corps vivant est une perception à travers le corps vécu. Comment dès lors distinguer ce qui provient directement du corps vivant de sa perception par le corps vécu ? » (Andrieu, Burel et Cornus, 2015, p. 50-51).
19Lors du colloque Human Trace « Traces du corps »4, une troupe de danse a effectué plusieurs improvisations qui mettaient en jeu un couplage des corps des danseurs avec des dispositifs techniques d’interaction numérique. Dans chacun de ces dispositifs, les gestes des danseurs étaient saisis par une caméra vidéo. Les détails de cette capture numérique n’ont pas été précisés aux spectateurs. On peut toutefois supposer que la caméra permettait d’enregistrer la position des corps (en trois dimensions : certainement deux en x et y sur le plan de l’image, et peut-être la troisième en profondeur de champ, c’est-àdire en distance calculée par rapport à la caméra). Une fois ces saisies du réel capturées sous forme d’enregistrements numériques, les données étaient traduites par le dispositif en interventions sur la bandeson : déclenchement au geste d’événements sonores dans le cas d’une composition musicale fragmentaire en accompagnement à la danse ; accélération ou ralentissement de la diffusion du Boléro de Maurice Ravel, proportionnellement à la vitesse des gestes du danseur captés par la caméra dans un deuxième cas.
20Ces performances ont donné à voir des corps en action émersive au sein d’un couplage structurel acteur / situation qui mettait en jeu un retour en temps quasi-réel du geste du danseur au sein de la situation elle-même. Le corps était ainsi saisi dans son mouvement par le dispositif numérique, et après traitement, cette saisie était réinjectée dans l’ici et maintenant de la prestation artistique.
21Est-ce à dire que la bande-son donnait à entendre la trace du geste dansé ? Non, car si toute trace est enregistrement – puisqu’elle est une rétention d’un fait passé sur un support –, tout enregistrement n’est pas trace.
Problématique
22À ce point de notre parcours, plusieurs résultats ont été capitalisés :
- l’émersion couvre un laps de temps où le corps agit hors du contrôle de la conscience, de l’interprétation cognitive et de la volonté,
- l’émersion ouvre donc un espace d’interaction entre l’acteur et son milieu dans lequel le cognitif n’intervient pas,
- on peut saisir des captures de l’agir émersif, sous forme de rétentions indicielles, par exemple sur un enregistrement vidéographique, et exploiter ces données pour les mémoriser ou les réinjecter dans le couplage structurel acteur/situation en temps réel,
- cependant, il faut davantage pour que ces captures soient instituées en signe-traces.
23Se pose ainsi l’exigence de spécifier des conditions au terme desquelles les captures du corps (les tracking) peuvent légitimement se revendiquer en tant que traces et signes-traces, avec les nuances sémantiques que les auteurs du collectif L’Homme-trace (Galinon-Mélénec, 2011) ont donné à ces termes, en les illustrant, depuis 20115, d’exemples issus de disciplines scientifiques d’origines très diverses.
Du tracking aux traces
L’eye-tracking et ses modalités
24Les lunettes d’eye-tracking permettent, au fil du cours d’expérience ou du cours d’action au sens de Jacques Theureau6 (2006), de capter la totalité du champ visuel d’un « participant expérimental », et de venir poser sur cet enregistrement vidéo continu les points de focalisation oculaire tout au long de l’interaction entre l’individu et les sollicitations perceptuelles auxquelles il est soumis. Il s’agit en l’occurrence de productions émersives dans le sens où les réactions oculaires ne sont, pour la majorité d’entre elles, nullement contrôlées par la conscience de l’individu.
25La figure 1 ci-dessous montre une personne équipée de lunettes d’eye-tracking.
26La figure 2 ci-dessous montre cette même participante au cours de son expérience de visite. On voit que l’équipement est très peu intrusif et que la visite respecte les conditions écologiques usuelles : il est donc légitime de faire l’hypothèse que les conditions expérimentales ne parasitent pas l’expérience de visite et que les relevés obtenus sont conformes à ce qui se serait produit hors expérimentation.
27La figure 3 ci-dessous montre enfin une image fixe de capture effectuée par cet équipement lors de la visite. On voit très clairement le regard se poser sur le cartel situé en bas à droite du tableau. Que peut-on en déduire ? Que la personne lit les indications écrites ? En l’état, pas du tout. En effet, le regard peut rencontrer des sollicitations visuelles qui, en réalité, ne sont « pas vraiment vues ». A contrario, la personne peut saisir des données dans le champ de vision périphérique, là où aucune saccade oculaire ne s’est posée. L’analyste peut prendre pour de l’attention une fixation qui s’installe dans la durée au même endroit, alors que le regardeur a juste « l’esprit ailleurs ». On voit donc qu’il faut plus de vigilance et de rigueur pour que ces captures puissent être érigées en traces d’une attitude ou d’un comportement.

Figure 1. Participante équipée de l’eye-tracking lors d’une expérience de visite muséale.

Figure 2. On voit que l’équipement ne perturbe pas son expérience de visite.

Figure 3. Le cercle orange désigne la saccade oculaire sur l’enregistrement vidéo du champ de vision. Ici, il montre clairement un regard sur le cartel.
La traque dans le tracking
28Dans l’article de Leleu-Merviel (2013), la trace était définie comme une inscription physique, rétention indicielle de marques inscrites sur un support, qui constituent le spectre d’un processus antérieur, qui a eu lieu. Mais pour que cette forme de mémorisation inscrite advienne en tant que trace, il faut que la traque du processus producteur fasse émerger un agrégat signifiant, un pattern interprétatif cohérent et crédible, qui accrédite ces marques en tant que témoignage ou preuve du processus producteur d’origine. Ainsi, à l’issue du « procès en trace », un agrégat d’authentification des données en tant que trace effective atteste de l’événement originel ou permet d’inférer le processus dont elle est le témoignage ou la preuve.
29Appliquée au cas du tracking corporel, cette approche montre qu’il faut plus qu’un simple enregistrement de données du type motion capture pour faire trace. Et l’on comprend pourquoi la performance in vivo des danseurs évoquée plus haut ne saurait figurer au rang de système à base de traces, car la traque du processus producteur et le procès en trace en sont totalement absents. Il n’y a dans ce cas qu’exploitation de données corporelles réinjectées dans un système automatisé qui les convertit en variables d’entrées du traitement effectué.
30Toutefois, au gré des avancées scientifiques, il devient possible de retrouver dans le body-tracking les traces de l’interaction de l’individu avec son milieu : émotion ou cognition, engagement dans l’activité en cours, degré de concentration, appréciation... Les tentatives scientifiques qui traquent des traces comportementales dans un tracking corporel reposent pour la plupart, non pas sur une mesure simple, mais précisément sur un croisement de données qui, ensemble, forment agrégat d’authentification en trace.
Exemple de mesures physiologiques et motivationnelles
31Dans la figure 4 ci-dessous apparaissent des enregistrements d’eyetracking effectués lors d’un projet de conception universelle intitulé Design for all (Houriez et Houriez, Kounakou et Leleu-Merviel, 2013). Développée au Palais des Beaux-Arts de Lille, Muséo+ est une application sur tablette destinée àguider une visite physique sur site – dans les murs du musée – pour les enfants entre six et douze ans (Bougenies, Houriez, Houriez et Leleu-Merviel, 2015). L’application a été conçue pour que les enfants effectuent le parcours en autonomie. Le dispositif a été testé auprès de cent trente enfants sourds, autistes, déficients intellectuels, précoces et sans handicap.
32L’échange verbal étant par définition très difficile avec les publics testés (notamment autistes, déficients intellectuels et sourds), l’eyetracking a été mobilisé dans le cadre d’un protocole original ne requérant pas de verbalisation et permettant de mesurer, en temps réel, les réactions du visiteur afin d’estimer son niveau de concentration ainsi que ses réactions émotionnelles et son appréciation. Cette méthode croise des relevés physiologiques suivant une approche expérimentale relevant de la psychologie cognitive et des appréciations déclaratives exprimées graphiquement (Bougenies, Leleu-Merviel et Sparrow, 2016)7.

Figure 4. Captures d’écran provenant de la caméra de scène. Le rond orange indique la position du regard, la courbe bleue représente le tracé de l’AED et le carré vert indique le niveau ponctuel de l’AED au moment de la capture. Les diverses captures montrent que, en début de séance, l’enfant a besoin d’être réconforté (a), puis la tablette lui est proposée (b) et l’enfant découvre l’environnement proposé par Muséo+. Mais son niveau de stress (d) est encore très élevé. On constate ensuite (e, f) qu’une fois que l’excitation baisse, l’enfant s’élance dans les allées du musée et effectue avec plaisir le parcours proposé, ce que confirment les diagrammes motivationnels.
33Par-delà l’enregistrement par le tracker du point où se pose le regard, des indicateurs comme l’évolution du diamètre pupillaire et la taille des saccades oculaires renseignent sur l’état de concentration du participant (Steinhauer et al., 2004). Dans une situation comme celle de Muséo+, la dynamique du tracking oculaire révèle deux types différents de comportements : le comportement d’exploration et le comportement d’exploitation (Gilzenrat et al., 2010). Dans la phase d’exploration, l’observateur explore son environnement visuel. Cette phase se caractérise par un nombre plus important de saccades de grandes amplitudes immédiatement suivies par des fixations longues (moment où l’œil est stable). Au cours de l’exploitation, le participant utilise les données récoltées dans la phase d’exploration pour interagir plus profondément avec son environnement. Cette phase est caractérisée par un nombre plus important de saccades oculaires de petites tailles et des fixations plus courtes. Cette configuration témoigne d’une implication plus importante de la cognition, en particulier de l’attention sélective.
34Ces données oculométriques sont croisées avec des données physiologiques telles que l’activité électrodermale de la peau (AED). S’il est observé une augmentation de la fréquence des réactions phasiques du diamètre pupillaire, en l’absence d’activité électrodermale particulière, alors on pourra conclure que la cognition est impliquée. Si, en revanche, l’activité électrodermale s’accroît alors que l’activité pupillaire reste stable, cela signera alors que l’activation du système sympathique est prépondérante et donc, qu’il s’agit d’une réaction émotionnelle (Reinhardt et al., 2012). Sont également ajoutés des graphiques déclaratifs permettant de positionner l’état de l’enfant au début et en fin de visite dans le plan du diagramme valence-activation (Lang, 1994).
35On voit dans cet exemple, ce que recouvre l’expression « instruction du procès en trace », et comment cette instruction permet d’aller suivre « à la trace » de réels phénomènes comportementaux à partir des enregistrements effectués.
36On voit bien, en l’occurrence, qu’une mesure simple ou une donnée unique ne peut qu’induire en erreur, et que c’est l’agrégat de données multiples qui est signifiant et permet de faire trace.
Conclusion
37Ce chapitre a mis en évidence que le corps joue sa propre partition dans la relation énactive entre l’être humain et le milieu dans lequel il baigne. Le corps dispose notamment de 450 ms d’agir émersif avant que la conscience ne puisse intervenir sur ce qui se produit.
38Divers appareillages permettent de saisir et d’enregistrer certaines manifestations de cet agir émersif. C’est le cas par exemple du système d’eye-tracking qui saisit les réactions de l’œil, lesquelles sont dans une large mesure hors du contrôle conscient de l’individu.
39Mais un enregistrement simple ne suffit pas pour faire trace. Car si toute trace est enregistrement – puisqu’elle est une rétention d’un fait passé sur un support –, tout enregistrement n’est pas trace. Au-delà des données capturées, un exemple a illustré de quelle manière est effectuée l’instruction du procès en trace pour remonter, à travers le bodytracking, aux interactions de l’individu avec son milieu : émotion ou cognition, engagement dans l’activité en cours ou indifférence, degré de concentration ou distraction, appréciation ou rejet... Si le corps révèle des phénomènes, il faut les traquer pour y accéder, ce qui vient conforter le statut des traces, au sens où les ont définies les auteurs du collectif L’Homme-trace dans leurs précédentes productions8.
40En outre, comme l’indiquait Gaston Bachelard dès 1938 dans La formation de l’esprit scientifique (p. 16) : « L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’euxmêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » Dès lors, les traces ellesmêmes perdent leur prétendue objectivité, puisque leur recueil s’inscrit dans le moule d’un horizon de pertinence qui les modèle à l’avance. Elles ne peuvent répondre qu’aux questions qui leur ont été posées, et l’on y trouve que ce que l’on y a cherché.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Magnifique titre emprunté à Béatrice Galinon-Mélénec (2015, p. 12), dont le texte nourrit également la réflexion de ce paragraphe.
2 On limite désormais l’IC à un type humain.
3 « Cette gestualité contrôlée ne représente pourtant qu’une part infime des mises en jeu du corps [...]. Le corps vivant se réorganise pour faire face à l’état perçu des contraintes situationnelles et définir un mode d’im-sertion (Andrieu et Burel, 2014) adéquat. Cette im-sertion correspond alors à un état relatif du couplage structurel acteur/situation inscrit dans l’écologie pré-motrice du sujet » (Andrieu, Burel et Cornus, 2015, p. 57).
4 Au cours de ce colloque qui s’est déroulé le 30 juin et le 1er juillet 2016 à l’UFR STAPS rue Lacretelle à Paris, une performance artistique a été proposée aux participants le soir du 30 juin.
5 Cf. tomes I, II, et III, de la série L’Homme-trace, CNRS Éditions, 2011, 2013, 2015.
6 Jacques Theureau (2006, p. 48) le définit ainsi : « Le cours d’expérience, c’est la construction du sens pour l’acteur de son activité au fur et à mesure de celle-ci, ou encore l’histoire de la conscience préréflexive de l’acteur, ou encore l’histoire de ce ‘‘montrable, racontable et commentable’’ qui accompagne son activité à chaque instant ».
7 Article auquel nous renvoyons pour un exposé plus complet.
8 Citons en exemple, parmi d’autres, Jeanneret (2011 ; 2013), ainsi que les divers textes fondateurs de Béatrice Galinon-Mélénec.
Auteur
Professeur des universités, Sciences de l’Information et de la communication
Univ Lille/ DeVisu - Laboratoire en Design Visuel et Urbain, EA 2445 -
http://www.univ-valenciennes.fr/DEVISU/
Sylvie.Merviel@univ-valenciennes.fr
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