La prothèse : esthétisation, érotisation, fétichisation
p. 121-133
Texte intégral
J’ai fait de ma vie une œuvre d’art.
Oscar Wilde
1Le corps abîmé, non-conforme au modèle du développement humain, amène à s’interroger sur les limites de ce qui est humain et les frontières de ce qui est pensable. Il correspond à des situations que j’ai regroupées sous l’intitulé des « cliniques de l’extrême1 ».
Les corps extrêmes
2Les corps extrêmes sont multiples : corps souffrant, corps anormal, corps handicapé ou malade, corps blessé, accidenté, corps réanimé, corps du grand prématuré, corps du vieillard, corps du transsexuel, corps du mourant, le corps du traumatisé crânien, le corps après l’AVC2. Cette dénomination concerne aussi les corps transformés au moyen des nouvelles technologies médicales : corps appareillés, implantés, greffés, qui produisent des corps hybrides, tels des cyborgs. Quel est le devenir psychique de ces expériences corporelles très particulières, aussi bien chez le sujet lui-même que chez ceux qui le regardent et ceux qui le soignent ? Ces cliniques, dont l’effet médusant provoque une sidération ou un rejet, mobilisent des aspects contre transférentiels particulièrement intenses et archaïques. De plus, n’oublions pas que le corps infirme, étrange ou déficient s’inscrit dans le champ social, philosophique et culturel.
3C’est dans ce contexte que je voudrais étudier les prothèses en croisant deux points de vue. Le premier est de voir quels processus psychiques elles induisent chez le sujet. Qu’est-ce que les personnes handicapées, mutilées, amputées, font elles-mêmes de la prothèse. On parle alors d’appropriation subjective de ce corps appareillé. Mais cela ne suffit pas. En tant que psychanalystes, nous devons poser la question en termes de processus psychiques. Cette appropriation, par quels processus passe-t-elle ? L’hypothèse développée ici est qu’elle emprunte les voies de l’esthétisation, de l’érotisation, de la fétichisation. La question sera donc celle de l’investissement libidinal de la prothèse, avec un double mouvement : dissimuler ou exhiber ; être vu ou non vu ; montrer ou cacher ; chercher le regard ou l’éviter.
4Le deuxième point de vue concerne les œuvres artistiques mettant en scène la prothèse. En effet, la prothèse apparaît dans certaines œuvres artistiques et on peut penser que sa représentation par des artistes donne un éclairage sur la nature des processus d’esthétisation, d’érotisation, de fétichisation. Ce dont ces représentations témoignent – et c’est un fait contemporain – c’est qu’on est dans un passage de la dissimulation à l’exhibition, aussi bien dans la clinique, les arts plastiques, les performances, les chorégraphies, la littérature.
5Ces phénomènes interrogent la question de la visibilité. Le corps malade, abîmé, mutilé est peu visible sur la scène sociale et dans les médias. Le handicapé est par définition celui qu’on ne veut pas voir. Il est en quelque sorte l’invisible de notre société. Par conséquent, les handicapés sont les exclus de l’image3. Montrer le handicap consiste à transgresser cet interdit implicite. Néanmoins, on passe actuellement de l’invisibilité à la visibilité. Et les prothèses illustrent cette évolution, témoignant de l’apparition de nouveaux modes de visibilité, qui se multiplient dans de nombreux domaines4.
6Cela pose une nouvelle question : est-ce que rendre visible est forcément une conduite d’exhibition ? C’est-à-dire une conduite perverse ? Ou une appropriation, une subjectivation, pas forcément perverse ? L’esthétisation, l’érotisation et la fétichisation seraient alors au service d’une élaboration psychique, ou une stratégie de survie face au traumatisme de l’amputation ou de l’agénésie.
Du côté des artistes
7On constate l’importance grandissante des corps dans l’art contemporain, avec les nombreuses démarches d’artistes qui font de leur corps l’objet même de leur création. Ce qui est nouveau, c’est que le handicap, la difformité, les représentations de malades, les mutilations, les appareillages, les prothèses deviennent des sujets pour les artistes. Ils l’ont été de tout temps dans nombre d’œuvres classiques et modernes, mais ils le sont de plus en plus5.
8On voit des personnages en fauteuil roulant ou munis d’appareillages au théâtre, à l’opéra ou dans des chorégraphies, ainsi que dans les médias, la publicité, les campagnes politiques. Les arts visuels montrent de plus en plus des corps handicapés, implantés, appareillés. Si le corps abîmé, mutilé, appareillé, suscite un premier mouvement d’horreur et de rejet, il peut également faire l’objet, contrairement aux idées reçues, d’un mouvement d’intérêt, voire de fascination. Pour ces artistes, qui utilisent les prothèses ou se mettent en situation de handicap, leur démarche constitue une manière d’élargir leur exploration de tous les aspects de l’expérience humaine.
9On peut prendre comme exemple des œuvres telle la chorégraphie de Marie Chouinard (Québec) intitulée Remix Body/Variations Goldberg, où apparaissent sur la scène des danseurs qui se déplacent à l’aide de béquilles, de barres horizontales et de prothèses. Leur corps est recouvert de simples bandeaux qui ressemblent à des pansements. « J’avais envie de travailler avec les danseurs sur un corps augmenté, allongé, avec ces cannes, ces béquilles, ces objets qui viennent prolonger le corps avec des objets métalliques qui sont en général des empêchements de bouger, mais, qui dans le présent spectacle, fonctionnent comme des augmentations de possibilité de bouger », explique Marie Chouinard. À partir d’objets très connotés, qui renvoient à la maladie, au vieillissement ou au handicap, l’œuvre de cette chorégraphe parvient à dépasser ces associations, en transmuant la douleur évoquée par les béquilles en plaisir charnel ou ludique. Une esthétisation, une libidinalisation, une érotisation de la prothèse. On ne voit plus l’arsenal de la personne handicapée, le harnachement du danseur classique, mais un corps transformé, « remixé », augmenté. Ce qu’on percevait comme une entrave donne finalement accès à une liberté nouvelle. L’anomalie cède la place à une autre manière d’être, qui passe par l’esthétisation.
Un corps sans membres. Alison Lapper enceinte
10Le gouvernement anglais, chaque année, demande à un artiste de réaliser une œuvre qui est exposée à Trafalgar Square. L’installation, pendant l’été 2005, d’une œuvre du sculpteur Marc Queen intitulée Alison Lapper enceinte a suscité beaucoup de remous et des réactions de rejet. Elle représente le moulage du corps de cette artiste handicapée de trente-huit ans, atteinte d’une maladie congénitale (thalydomide), nue, sans bras, les jambes difformes, enceinte. Alison Lapper est artiste elle-même, qui peint avec la bouche.
11Malgré sa beauté somme toute très classique, c’est une image provocante, qui témoigne d’une démarche artistique n’hésitant pas à donner à voir un corps mutilé, sans membres, mais qui est néanmoins procréateur et fécond. Peut-on dire que l’artiste, exaltant par la beauté des formes la fécondité d’un corps difforme, propose une attitude nouvelle à l’égard d’une sexualité procréatrice de la personne handicapée ? Un corps auquel il manque des membres, un corps non appareillé, qui donne à voir le manque, sans avoir recours aux prothèses pour compenser ou dissimuler ce manque.
12Marc Queen, qui pratique le Body Art en déclinant les thèmes du corps et de la mort, a voulu faire référence aux statues de l’Antiquité. Cet artiste a réalisé une série de sculptures représentant des corps de personnes à qui il manque un membre. « Le manque rend humain », dit-il. En somme, au corps complet, parfait, il manque quelque chose, quelque chose qui le rend humain. D’autant plus humain que le sculpteur a tenu à représenter un corps d’une femme handicapée enceinte, comme pour montrer que le corps infirme peut être sexualisé et fécond.
13Ces productions artistiques concernent surtout le handicap moteur, les déformations physiques, les amputations, les prothèses, créant une sorte de nouvelle esthétique, que l’on retrouve dans le domaine de la mode et de la publicité avec des défilés de mode faisant appel à des mannequins obèses, difformes, tatoués ou encore des publicités utilisant les appareillages sous une forme esthétisée et érotisée, parfois dans le style SM.
Les métamorphoses du corps
14Ce dont témoignent ces démarches artistiques, c’est qu’il ne s’agit plus seulement de représenter le corps, comme cela a été fait tout au long de l’histoire de la peinture, mais de le transformer. Voilà où je vois la caractéristique principale de la contemporanéité, aussi bien dans la clinique que dans l’art : le corps ayant perdu sa sacralité, s’éloignant de ses déterminismes biologiques, n’étant plus vécu comme un destin, n’est plus une donnée qu’il faut accepter comme tel, mais est devenu dans nos sociétés actuelles essentiellement un objet à transformer au moyen des nouvelles technologies médicales. Ce phénomène s’inscrit dans une problématique plus vaste de la contemporanéité, décrite par Marcel Gauchet6, avec le portrait de la personnalité contemporaine qui se veut autosuffisante, libérée des traditions, affranchie des contraintes familiales et sociales.
15De plus, le corps contemporain n’est pas nu. Il n’est plus à l’état naturel. La technique intervient pour le modifier. Les métamorphoses contemporaines s’inscrivent dans le contexte des fabuleux progrès concernant les possibilités d’appareillage, de prothèses et d’implants. Pour aider des handicapés à récupérer une autonomie, des laboratoires développent des prothèses neuro-motrices. Matthew Nagle, tétraplégique, est équipé d’un capteur implanté dans le cerveau et branché sur un ordinateur qui lui permet d’agir sur son environnement.
16Les artistes s’emparent de ces nouvelles technologies médicales. Les corps mutants des artistes ne sont pas si éloignés des corps empêchés des personnes handicapées. Technologies et démarches artistiques se croisent ou se rejoignent. Ce qui caractérise le monde contemporain, c’est un corps soumis à des métamorphoses7. Les prothèses font partie des modalités de ces métamorphoses, dans le sens d’une réparation ou d’une compensation bien sûr, mais aussi d’une esthétisation.
17Un exemple permettra d’illustrer comment cette idée apparaît dans la clinique. Olivier est un petit garçon de six ans marqué par une difformité congénitale. À la vue de son visage, tout le monde est pris d’un mouvement d’horreur. Il suscite les fantasmes de monstruosité souvent activés par le handicap8. Depuis peu, il inquiète son entourage car il aime à se montrer efféminé et affiche des goûts de fille. Il met en avant toute une série de comportements manifestant une identification féminine, qui alertent son entourage. Est-ce que ces comportements sont des symptômes exprimant un vacillement de son rapport à la réalité ? Une perte de ses repères identificatoires, une orientation homosexuelle ? Je pense plutôt que cette attitude est l’expression d’un fantasme inconscient de métamorphose : « Si j’étais une fille, je ne serais plus laid, je serais beau. » Pour se sortir d’une situation impossible, pour échapper à un effondrement dépressif, il a recours, très névrotiquement, à un scénario fantasmatique qui lui fait imaginer une métamorphose, comme dans les contes, où la Bête devient un prince charmant. Cette observation illustre à mon sens de manière exemplaire la capacité de la psyché à jouer avec les métamorphoses du corps, et en particulier du corps infirme ou déficient, que ce soit dans la clinique ou dans l’esthétique. Les démarches des artistes viennent en résonance avec les stratégies des patients confrontés à la dure réalité de vivre avec un corps contrefait et jouent eux aussi sur les métamorphoses.
L’esthétique de la prothèse. La femme aux jambes de cristal
18Matthew Barney est un artiste américain contemporain multimédia, danseur et mannequin, qui a beaucoup travaillé avec son propre corps, le soumettant à toutes sortes de rajouts ou de transformations, visant à dépasser les limites du corps et à en libérer les énergies. Sculpteur de son propre corps, il produit ce qu’il appelle des « corps mutants, corps fictifs, êtres hybrides ». Dans une œuvre, La femme aux jambes de cristal, on le voit photographié, en autoportrait, en compagnie d’une femme, née sans pieds, mannequin et championne d’athlétisme, ayant des prothèses en cristal.
19Par rapport aux gravures de Callot, représentant des infirmes miséreux avec des jambes de bois disgracieuses, la prothèse apparaît ici sous un tout autre jour : belle et érotisée. On voit l’artiste lui-même portant des espèces de cornes, et un appendice devant la bouche. Tous deux regardent l’objectif d’un air provocant, interrogateur. Ils nous interpellent. L’artiste porte des chaussures de femme, en cristal aussi, à talons. Il bouscule la différence des sexes, mais dans le même mouvement la différence entre un corps normal et un corps handicapé. Autoportrait, double autoportrait, qui témoigne de la capacité de cet être très moderne à s’identifier à une personne atteinte d’un handicap, non pas sur le mode de la compassion, mais sur le mode du rapprochement érotique (couple de danseurs de tango) et de l’exaltation de la beauté.
20Cette image est du côté de l’exhibition que l’on observe couramment dans la clinique des enfants handicapés, qui manifestent des comportements d’accentuation, d’exhibition, voire d’érotisation. Les enfants handicapés moteurs qui s’allongent par terre alors qu’ils peuvent se tenir debout, les grimaces, les enfants qui bavent, qui « font le fou », se font passer pour plus bêtes qu’ils ne sont, les troubles de l’articulation qui s’accentuent en certaines circonstances, l’enfant qui fait semblant de ne pas entendre ou qui accentue les traits physiques liés au handicap. Ils sont tantôt du côté de l’exhibition provocante, tantôt de la dissimulation honteuse. Un enfant ayant des implants cochléaires les veut d’un rouge fluo, alors qu’un autre garde des cheveux très longs pour les dissimuler.
21La question qui se pose face à l’image de Matthew Barney est de savoir s’il s’agit d’une représentation de type pervers. En quoi y a-t-il fétichisation du handicap ? On peut se demander s’il n’a pas vu juste, avec l’intuition qui caractérise les artistes : le modèle de la perversion, qui consiste à ne pas vouloir tenir compte de la réalité imposée, en particulier la différence des sexes et des générations, et de vouloir franchir les limites et transgresser les interdits, pourrait bien s’avérer utile pour celui qui doit vivre une situation de mutilation, d’amputation et d’acceptation de la prothèse. S’il est confronté à ces situations, que j’ai nommées cliniques de l’extrême qui l’amènent aux limites de ce qui est tolérable, pensable, humain, le recours à ces mécanismes que l’on désigne comme pervers pourrait bien constituer une modalité de vivre avec l’impossible.
La fétichisation de la prothèse
22Le modèle du fétichisme peut rendre compte de la situation du sujet amputé et appareillé, de l’investissement libidinal de la prothèse et par conséquent son rapport particulier au manque. C’est la fameuse formule, « Je sais bien, mais quand même... » La réalité n’est ni pleinement acceptée avec sa conflictualité qu’il faut alors élaborer et avec ses limites et ses frustrations dont il faut assumer les affects dépressifs. Ni complètement refusée, avec l’altération de la relation au monde et à l’autre qui en découle. Croyance et observation sont maintenues simultanément. Le sujet ne renonce pas. Il faut rappeler ici la phrase de Freud « À vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une autre ; ce qui paraît être un renoncement est en réalité une formation substitutive ou un succédané9. ».
23Le fétiche est l’utilisation de quelque chose comme signe en même temps d’une présence et d’une absence. Le pervers serait à la recherche de cet impossible qui consiste à signifier ce qui manque. « On pourrait voir une autre variante du fétichisme, mais ce serait, cette fois aussi, un parallèle tiré de la psychologie comparée, dans cet usage chinois de commencer par mutiler le pied de la femme puis de vénérer comme un fétiche ce pied mutilé. On pourrait penser que le Chinois veut remercier la femme de s’être soumise à la castration10. » Or, d’après la légende, l’origine de cette coutume serait due à l’impératrice Taki née avec un pied bot...
24Dans Le pavillon d’or, Mishima11 donne à voir cette fétichisation du membre infirme ou manquant avec le personnage de Kashiwagi atteint d’un pied bot. Avec la science extraordinaire des écrivains japonais de la perversion et leur sophistication pour en évoquer les scénarios, Mishima, a développé cette stratégie perverse de transformer ce qui fait horreur en objet de vénération. Il donne une description étonnante de cette adoration du pied et la charge érotique et esthétique qu’il suscite. Je fais l’hypothèse que les prothèses en font l’héritage.
25Giorgio Agamben, philosophe et spécialiste de la poésie italienne, pense que Freud ne s’est « guère préoccupé des conséquences de l’ambiguë (Verleugnung) infantile sur le statut de l’objet-fétiche, et qu’il n’ait pas songé à mettre celui-ci en rapport avec les autres objets qui constituent le monde de la culture en tant qu’activité créatrice d’objets12 ». Le fétiche est à la fois présence d’un rien et signe de son absence ; en ce sens-là il est proche de la métaphore, selon Agamben qui rapproche le processus mental fétichiste du langage poétique : un terme remplacé se trouve à la fois nié et évoqué par son substitut. « La métaphore devient dans le domaine du langage, ce qu’est le fétiche dans le domaine des choses13. »
26En effet, lorsque le deuil est impossible, que faire de cet objet perdu – le bras, la jambe... – pour lequel il n’y a ni substitution ni renoncement possible ? Certaines personnes trouvent alors une forme de négociation avec une réalité qui s’impose à un sujet qui veut ou doit la contourner. L’idée d’une négociation rend compte de la possibilité de composer avec l’objet perdu, ce qui ouvre la voie vers un autre devenir psychique que celui d’un deuil impossible.
27Au prix du clivage, le fétiche permet de ménager un compromis singulier, qui maintient les deux contraires, à savoir la croyance en une chose et la perception d’une autre. Est-ce que la fétichisation de la prothèse serait une façon de pouvoir appréhender la réalité du handicap ? Une stratégie face à la menace de castration qui serait ici la menace plus fondamentale, proche de la mort. Pourrait-on alors envisager une fonction positive du processus de fétichisation, qui irait dans le sens de la création et de la liberté ?
28Faut-il repenser le modèle de la perversion, qui s’impose de plus en plus dans le champ social et culturel, le repenser hors des cadres psychopathologiques ? Dans un contexte culturel qui n’accepte pas les déterminations biologiques comme des données immuables mais comme des données transformables, les créations contemporaines sont des modalités d’exploration de l’altérité, et la prothèse peut prendre sa place dans les nouvelles modalités de la construction identitaire, du lien social et des productions culturelles. L’« homme augmenté » serait dès lors non seulement augmenté sur le plan corporel, technologique, mais connaîtrait une augmentation de la connaissance de toutes les potentialités de l’humain.
Blaise Cendrars, Biaise sans Bras
29Blaise Cendrars, auteur d’une œuvre de poésies, romans, reportages et mémoires, a été amputé du bras droit pendant la Première Guerre mondiale. Il fait partie des milliers de grands blessés, gazés, trépanés, mutilés de la Grande Guerre, qui doivent retrouver la vie civile en 1918. En 1915, une balle de mitrailleuse lui déchiquette la main droite, et par la suite, il subit toute une série d’opérations, et l’amputation du bras droit au-dessus du coude. Il apprend patiemment, rageusement à écrire de la main gauche et s’appelle « écrivain de la main gauche », puis publie en 1946 un texte qui s’intitule « La main coupée ».
30Proche du mouvement Dada, des avant-gardes artistiques, Cendrars refuse d’endosser un rôle d’ancien combattant et renvoie la prothèse offerte par les affaires militaires. On dit aussi qu’il l’a abandonnée dans une consigne de gare... Il refuse la prothèse, mais se lance dans toutes sortes d’activités physiques et sportives14. Cependant le membre coupé qu’il ne veut pas remplacer par une prothèse, ne se laisse pas oublier. Cendrars souffrira toujours de douleurs intenses dans son membre fantôme. Son ami Jean Cocteau l’appelait Biaise sans Bras.
Les prothèses chez les expressionnistes allemands
31Les peintres expressionnistes allemands, Otto Dix, George Grosz ou encore Max Beckmann, traumatisés par la Première Guerre mondiale, marqués par les horreurs qu’ils avaient vues, ont donné de nombreuses représentations de corps blessés, dessinant des corps mutilés, déchiquetés, des visages meurtris et angoissés.
32Otto Dix (1891-1969) s’engage volontairement en tant que soldat lors de la Première Guerre mondiale. L’horreur de la guerre le marque énormément et devient alors le sujet de ses œuvres. Il peint la vision terrifiante de la destruction collective du corps, avec les « gueules cassées », les corps amputés ou appareillés. Corps artificiels, machines absurdes, hommes désarticulés. Une œuvre en particulier, Joueurs de Skat, montre la violence infligée aux corps des combattants par la guerre moderne et les tentatives de reconstruction des corps par la médecine. Le tableau est un collage et cette technique qui consiste à ajouter des morceaux hétéroclites sur la toile accentue l’impression que les corps disloqués sont rassemblés mécaniquement comme les prothèses intégrées ou imbriquées dans les corps. Les joueurs sont appareillés et leurs prothèses sont exhibées de manière réaliste. Avec Dix, ces corps s’inscrivent toujours dans l’historicité et la critique sociale. La représentation des horreurs du corps est au service de la dénonciation des horreurs politiques. Leurs œuvres sont les précurseurs des figurations de transformations corporelles contemporaines.
Louise Bourgeois, le manque et le féminin
33Louise Bourgeois, née en 1911, artiste d’origine française installée à New York de longue date, propose plusieurs œuvres qui traitent du corps handicapé, où l’on retrouve une fascination pour la prothèse.
34À 87 ans, Louise Bourgeois a été très loin, en développant dans des formats plus grands que nature des accouplements de personnages de chiffons, rembourrés, mutilés, avec leurs prothèses. Y a-t-il un rapport avec le fait que la sœur de l’artiste, Henriette, était atteinte d’une infirmité motrice et marchait avec des béquilles ? Dans une autre œuvre intitulée Topiary, le corps appareillé est représenté dans une posture de coït, la prothèse au premier plan, les deux corps recouverts de latex noir, évoquant le cuir noir du style SM, ce qui serait l’expression d’une érotisation perverse du corps atteint d’un handicap15.
35Il y aurait donc une érotisation du corps amputé. On sait qu’il y a des représentations visuelles de personnes mutilées, en particulier des amputations et des prothèses, dans des documents pornographiques. Il y avait dans les maisons closes autrefois des prostituées avec des mutilations, qui témoignent d’une érotisation de la mutilation et montrent que paradoxalement ce corps peut être source d’excitation sexuelle. Actuellement, il y a des sites spécialisés sur Internet.
36Louise Bourgeois joue avec les éléments manquants, comme par exemple dans la série Knife Woman, sur un mode à la fois ludique et tragique. « Je coupe », dit-elle16. La femme s’empare du couteau, objet phallique, mais aussi du ciseau utilisé dans la tapisserie familiale de son enfance, et en fait son arme. « Le couteau sert à se défendre en attaquant », dit une de mes patientes qui a une phobie des couteaux, en rapport avec les abus sexuels qu’elle a subis pendant son enfance. Elle oublie de rajouter « quand on a été attaquée ». On peut rapprocher la remarque de cette patiente des propos de Louise Bourgeois : « La femme [...] s’identifie avec le pénis pour se défendre. Une petite fille, terrifiée par le monde, se sent vulnérable parce qu’elle peut être pénétrée. Alors elle essaie de prendre l’arme de son agresseur ».
37Ici, avec Louise Bourgeois, il y a un renversement de la série amputation/prothèse, manque/remplir le manque, blessure/réparation, féminin/masculin. « Nous sommes tous homme-femme », dit-elle. « Je suis une femme. Tous les artistes sont des femmes » a dit Picasso. Tout artiste peut faire intervenir les identifications masculines et féminines, quel que soit son sexe. L’art n’est pas sexué. Néanmoins on peut poser la question de savoir si la prothèse est sexuée. Et si oui, serait-elle plutôt du côté du masculin, du phallique ? Ou du féminin castré ? Le corps augmenté, est-il plutôt masculin ou féminin ?
38Ces sculptures ne sont pas la représentation d’une personne handicapée, mais des personnages non identifiés, non identifiables, sans tête, sans bras, sans regard. C’est leur prothèse qui accroche le regard. La figure est essentiellement mutilation et prothèse. On ne voit que cela. Avec ce parti pris de ne pas faire des individus, mais des figures non personnalisées et donc universelles, le handicap et la prothèse en viennent à figurer le tragique de la condition humaine, à travers la représentation d’un corps mutilé et appareillé, qui représentent la zone mutilée et appareillée de chacun. Le corps handicapé devient emblématique de la condition humaine. C’est en cela que la représentation du corps handicapé permet à l’artiste de dire quelque chose qui la concerne, et qui nous concerne. Louise Bourgeois ne dénonce rien, elle ne revendique rien. Elle dit : « Voilà, ce que je pourrais être, ce que je suis ». C’est la possibilité pour l’individu moderne, ou postmoderne ou hyper moderne, de s’identifier à l’autre, l’autre blessé, incomplet, mutilé. Un corps auquel il manque quelque chose, mais qui vient témoigner d’une subjectivité particulière, éclairer certains aspects méconnus, obscurs, inquiétants de l’humanité. Et qui conjugue féminin, handicap et création artistique.
Notes de bas de page
1 Sur ce thème, nous renvoyons les lecteurs aux publications suivantes : « Les corps extrêmes 1 et 2 », Champ Psychosomatique, no 34 et no 35, 2004 ; « Les cliniques de l’extrême », Champ Psychosomatique, no 45, 2007, ainsi que Estellon, V. et Marty, F. (dir.), Les cliniques de l’extrême, Paris, Armand Colin, 2012.
2 Korff-Sausse, S., « Le handicap : une figure des cliniques de l’extrême », in V. Estellon et F. Marty (dir.), op. cit., 2012, p. 163-179.
3 Un numéro de la revue Reliance est consacré au thème : « La vulnérabilité en images », no 25, 2007.
4 Marcellini, A., « À propos de quelques mises en scène du corps “handicapé” dans des images de propagande et des images artistiques », in Korff-Sausse, S. (dir.), Art et handicap. Enjeux cliniques, Toulouse, Erès, 2012.
5 Korff-Sausse, S., « Les corps extrêmes dans l’art contemporain. Entre perversion et créativité », Champ Psychosomatique, no 35, 2004, p. 61-75 ; Stiker, H J., Les fables peintes du corps abîmé : les images de l’infirmité du xvie au xxe siècles, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Histoire », 2006.
6 Gauchet, M., « Essai de psychologie contemporaine. Un nouvel âge de la personnalité », Le Débat, no 99, 1998.
7 Korff-Sausse, S., « La mise en images du corps handicapé dans l’art contemporain », ALTER, European Journal of Disability Research, vol. 4, no 2, 2010, p. 82-96.
8 Korff-Sausse, S., « Qu’en est-il du monstre dans la clinique et dans l’art d’aujourd’hui ? », in Masson, C. et Desprats-Péquignot, C. (dir.), Monstres contemporains. Médecine, société et psychanalyse, Paris, Editions In Press, 2015.
9 Freud, S., Le créateur littéraire et la fantaisie. L’inquiétante étrangeté et autres essais (trad. fr. B. Féron), Paris, Gallimard, 1985 (1908), p. 36.
10 Freud, S., Le fétichisme. La vie sexuelle (trad. fr. D. Berger), Paris, Presses universitaires de France, 1969 (1927).
11 Mishima, Y., Le pavillon d’or, Paris, Gallimard, 1961 (1956).
12 Agamben, G., Stanze : parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris, Rivages, 1992, p. 68.
13 Ibid., p. 249.
14 Ferrant, A., « Écrire pour se (re)construire, Biaise Cendrars », communication au colloque SIICLHA, Paris, Université Paris Descartes, novembre 2014.
15 Giami, A., « L’érotique du handicap », in Blanc, A. et Stiker, H.J., Le handicap en images, Toulouse, Érès, 2003.
16 Korff-Sausse, S., « Louise B., la coupeuse. Le masculin, le féminin et le bébé dans l’œuvre de Louise Bourgeois », in Dugnat, M. (dir.), Féminin, masculin, bébé, Toulouse, Érès, 2011, p. 139-153.
Auteur
Psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris, maître de conférences émérite à l’Université Paris-Diderot (UFR Études psychanalytiques). Elle travaille sur les questions liées à la vie psychique des personnes handicapées, leur identité sexuée, ainsi que la place du handicap au sein de la famille. Elle mène actuellement des recherches sur l’esthétique et les processus de création artistique.
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