Agénésie de membre — Néogénèse des corps ?
p. 115-120
Texte intégral
1Nous sommes ici amenés à réfléchir – entre autres – sur le corps humain en tant qu’objet de savoir qui se situe au croisement de la biologie et de la culture. Cette double appartenance du corps semble nous introduire déjà à la problématique de l’hybridation, qui est la coexistence de deux registres, celui du « naturel » et celui du « non naturel » dans la même entité1.
Entre nature et culture, le corps
2Si le corps est déjà une rencontre, la tentative de définir ses limites devient encore plus complexe. Ce qui fait un corps humain n’est pas une substance inhérente en termes essentialistes, mais c’est l’autre de l’humain, ce qui doit rester hors de son territoire en mettant désormais en danger sa souveraineté. Animal, monstrueux (ou grotesque selon le philosophe Mikhaïl Bakhtin2), mécanique, divin : l’autre de l’humain peut prendre des formes diverses et inquiétantes. Les figures hybrides, appartenant à la mythologie aussi antique que futuriste, sont le lieu d’une rencontre entre l’humain et ses altérités. Métaphores d’un corps à la fois menaçant et menacé, ces configurations apparaissent dans la vie psychique, comme nous allons le développer ici, en tant que tentative ultime de donner forme à quelque chose qui autrement serait resté a-forme3.
3Pour la psychanalyse, le corps n’a jamais été un – naturel, unifié, homogène et complet. Traversé par des dualités pulsionnelles et des destins conflictuels, ce corps peut, dans quelques situations, faire appel à des conjonctions hétéroclites – du vivant et de la matière – dont l’étrangeté n’est pas due à un supposé défaut auquel elles renvoient – mais à l’excès et l’intensité de fantasmes qu’elles font émerger. Je propose ici une réflexion sur certaines mythologies du corps qui se profilent à plusieurs reprises lors des entretiens de recherche que je mène dans le cadre de mon travail de thèse avec des sujets ayant une agénésie de membre.
Agénésie de membre et usages de la prothèse
4En termes médicaux, l’agénésie de membre désigne l’absence de formation d’un membre lors de la vie intra-utérine. Il s’agit d’une malformation congénitale rare qui est causée par l’arrêt du développement, survenu au début de la grossesse, donnant ainsi un aspect morphologique réductionnel au membre touché. Son étiologie, suggérant des facteurs génétiques ou environnementaux – auxquels la mère a été exposée (maladies, infections, irradiations, médicaments) – ne peut pas à ce jour être identifiée de manière précise et individualisée. Ainsi, un parcours de soin, qui peut comprendre séances de rééducation, opérations et appareillage, est inévitable pour les agénésies des membres inférieurs afin de restituer la position debout et la marche, mais reste optionnel pour les agénésies des membres supérieurs.
5L’agénésie transversale de l’avant-bras peut être vue comme l’analogue visuel de l’amputation, pathologique ou accidentelle : le bras est arrêté à mi-chemin mais son extrémité n’est pas cicatrisée – il y a seulement de petites bosses, plis, ou bourgeons digitaux, comme des ébauches des formes qui n’ont pas abouti. Isolé et limité à un membre, ce type d’agénésie se présente, dans le discours des sujets, comme une variation naturelle du développement normal, « comme le fait d’avoir des lunettes », pour évoquer leur comparaison la plus récurrente. Bien que l’asymétrie entre les deux membres semble se prêter à une suppléance prothétique idéale, qui actualiserait le bout absent du corps, les sujets que nous avons rencontrés ne sont pas systématiquement appareillés. Or, la quasi-complétude agénésique révèle le paradoxe d’un corps qui cherche activement à esquisser à nouveau ses limites, tout en affirmant leur caractère définitif.
6Un homme qui n’utilise sa prothèse que pour certaines activités se demande : « Les prothèses ne devraient pas forcément ressembler à des mains traditionnelles, des mains standards. Elles sont des outils. Pourquoi avoir besoin d’une main pour tenir mon portable et ne pas intégrer le portable directement dans ma main ? » Il poursuit : « Je porte une prothèse depuis très petit. Au début, comment dire, c’était une prothèse qui ressemblait à rien. » Cet homme a essayé tous les types de prothèse avant d’opter pour une esthétique en mettant pourtant en avant ses qualités fonctionnelles : elle lui sert pour caler ou tenir des objets, pour équilibrer le poids de son corps et, en hiver, pour ne pas avoir besoin de retrousser sa manche. Faute de quoi, il est souvent sans prothèse, surtout dans ses activités sportives, pour lesquelles une « panoplie d’ustensiles », comme il dit, et une combinaison sont obligatoires. D’après lui « le sport est un domaine où les différences entre valides et handicapés ne sont pas au premier plan. Quand on regarde de loin les sportifs, c’est la performance qui compte ». Malgré les quelques accidents physiques qui lui ont fait perdre temporairement son autonomie, il s’était toujours vite remis au sport « pour casser la peur » – comme il dit – même s’il regrette de ne jamais retrouver son corps comme il était avant.
7Cet homme parle avec aisance et humour de limitations qu’il rencontre dans sa vie et est reconnaissant de la liberté avec laquelle ses parents l’ont élevé. « Même quelqu’un qui a deux mains, quand il a un clou dans l’une et un marteau dans l’autre, il pourrait dire à un moment qu’il en manque une troisième pour tenir une lampe » sourit-il. Questionnant l’avènement des enfants agénésiques, il se montre très intéressé par des recherches concernant les causes de cette pathologie, qui sont à son avis médicamenteuses ou liées à une certaine région géographique. « Quand j’étais petit, je voyais d’autres enfants au centre de rééducation mais je me suis jamais posé de questions. Aujourd’hui je pensais que ça n’existait plus, c’est quand même étonnant, je croyais que c’était quelque chose qui appartenait au passé », raconte-t-il.
Un potentiel en quête de forme
8Dans ces propos, qui nous amènent de l’image figée d’un membre artificiel à la scène du corps pulsionnel, la prothèse de bras révèle une fonctionnalité qui n’est pas donnée au départ et qui va au-delà de ses usages pratiques. Elle apparaît dans la scène corporelle afin de se substituer, chaque fois comme si c’était la première, à une absence constitutive. Copie qui répète sans le souvenir de l’original (pour rappeler Walter Benjamin4), la prothèse transforme et actualise le membre agénésique, toujours in status nascendi. L’interface des deux membres, artificiel et naturel, se moule sur le corps propre de manière artisanale, telle une matrice capable de réinventer la nature et de réécrire un destin qui n’a pas épuisé son potentiel. Dans ce mouvement de re-créer ce qui n’a jamais existé, de concrétiser ce qui échappe à la sphère du sensible, se profile le fantasme d’un corps utopique – expression empruntée à Michel Foucault5 – l’utopie, selon mon hypothèse, est à considérer ici comme étant la matrice maternelle idéale, voire une scène originaire corrigée. Entre les deux corps, l’un agénésique et l’autre son double valide, le lieu de l’utopie semble passer par le chaînon manquant du corps prothétique, qui préserve leur continuité6 tout en offrant une solution libidinale : passive et dressée dans le cas de prothèses de vie sociale, active et maladroite dans le cas de prothèses myoélectriques ; toujours bisexuelle dans une scène où corps et prothèse s’interpénètrent mutuellement.
9Pourtant, la prothèse n’est pas la seule manière de réaliser l’a-forme du membre absent. L’investissement du corps entier et de ses capacités, à travers le sport et l’activité physique, est un schéma récurrent chez les sujets que nous avons rencontrés, qu’ils portent une prothèse ou non. La locomotion, mise également en avant par les centres de rééducation, devient un outil pour tester le développement du corps, prouver son habileté, l’encourager, le renforcer, le forger. « Qu’est-ce que peut un corps ? » À cette question que des philosophes comme Spinoza et Deleuze7 se sont posée, les sujets répondent en détournant les problématiques de la substance, d’une morphologie idéale, de ce qu’un corps devrait être, de ce à quoi un corps devrait ressembler ou de comment il devrait bouger. Or, dans leur éloge de l’activité et de leurs exploits, le corps subit l’impératif d’exister non pas sans défaut, mais sans temps mort, inerte et impassible. Le mouvement devient ainsi le moyen de prendre une forme et de rester psychiquement vivant, dans une condition qui érotise l’auto-conservation et garantit l’intrication pulsionnelle contre le penchant de la non-existence.
10Si le corps agénésique, par ces deux pratiques, tente de s’ancrer afin de consolider ses composantes incertaines, il est inévitablement rattrapé par une vulnérabilité qui lui est inhérente. Outil, instance et limite, ce corps est trahi à chaque fois qu’une situation lui rappelle le danger de la perte de son autonomie. Face à cette passivation insupportable, la fétichisation paraît comme une réponse appropriée non seulement pour identifier mais aussi pour sécuriser et érotiser un lieu marqué par une trace insaisissable. Un corps carapace avec sa « panoplie d’ustensiles », bouclier et arme à la fois, semble devoir rester inaccessible afin de pouvoir continuer à être opérationnel en sollicitant un trop de matière protectrice contre le risque de sa chute.
11Donnant l’impression de « quelque chose laissé derrière » qui agit dans l’actualité psychique et réactive des affaires anciennes irrésolues, l’agénésie de membre s’offre à une lecture mélancolique d’un trauma paradoxal. Dans ce contexte, le recours à des expressions exigeantes, amorties et endurcies, semble se profiler comme une tentative de figurer ce qui n’a jamais existé, mais qui ne peut non plus s’oublier, ce dont la forme est intuitive tout en restant intangible.
12Ce qui est a-forme sur le plan psychique et corporel, est-il destiné à devenir protéiforme, à prendre toutes les formes possibles ? Correspond-il à un idéal auto-créateur qui peut se faire naître et renaître éternellement – pour rappeler Otto Rank et son étude sur le Double8 ? D’un trauma qui se veut imperceptible jusqu’au non-lieu de l’utopie, passant éventuellement par la techno-genèse d’un membre, le corps n’arrête pas de témoigner son impossibilité à se réduire à un simple support de la technique. Or, habiter le corps, cette « topique impitoyable » (pour reprendre une expression de Michel Foucault9), impliquera – outre la biologie et la culture – la rencontre avec la scène de la pulsion et de ses origines.
Notes de bas de page
1 Le statut du corps dans les sciences sociales a fait l’objet d’un long débat qui pourrait se résumer aux questionnements suivants : le corps est-il un substrat matériel neutre et préexistant du discours, une tabula rasa, voire un « continent noir », que la civilisation avec ses exploits vient saisir ? Ou est-ce que c’est la culture, et ses grilles d’interprétation, celles qui à chaque fois construisent et qualifient le corps en tant que tel, même dans ses certitudes les plus évidentes ? Pour la psychanalyse, la question se pose différemment : le corps est le lieu de la pulsion et du fantasme et les manifestations corporelles portent toujours une dimension psychique, voire inconsciente. Voir McDougall, J., Eros aux mille et un visages, Paris, Gallimard, 1996.
2 Mikhaïl Bakhtine a décrit le corps grotesque du carnaval médiéval en tant que rencontre subversive avec l’autre et excès de matérialité contrairement au corps « individuel et clos » de l’Occident moderne qui « se suffit à lui-même ». Voir Bakhtine, M., L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 319-320.
3 Skoulika, A., « A-formation : Déformation, Transformation (Sur la 26e Conférence annuelle de la fédération européenne de psychanalyse) », Bulletin 54 de la Société Hellénique de Psychanalyse.
Cf. <http://www.psychoanalysis.gr/documents/deltia/D54/04_Skoulika.pdf> (En grec, consulté le 30/11/15).
4 Benjamin, W., L'œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2011 (1936).
5 Foucault, M., Le corps utopique, Paris, Lignes, 2009 (1966).
6 Pontalis, J.-B., « Présentation », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no 2, 1970, p. 5-15.
7 Question formulée par Spinoza dans son Éthique et reprise par Gilles Deleuze. Cf. <http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=137> (consulté le 30/11/15).
8 Rank, O., « Le Double », Don Juan et Le Double, Paris, Payot, 2001, p. 116 et 125.
9 Foucault, M., op. cit., p. 9.
Auteur
Psychologue clinicienne et doctorante au Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine, Société de l’Université Paris Diderot (CRPMS). Sa thèse, dirigée par Cristina Lindenmeyer, porte sur le vécu des sujets agénésiques et de leurs parents et fait partie du projet PICRI « Agénésie : des corps incomplets ? », financé par la région Île-de-France.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010