La Mecque, là où tout a commencé
p. 371-380
Texte intégral
1J’ai effectué mon premier séjour en Arabie Saoudite en 1994, pour une brève enquête anthropologique, mais mon initiation réelle à la société saoudienne remonte à l’an 2000. Je suis originaire d’Irak, État voisin. L’Arabie Saoudite était donc un pays proche, mais je n’avais jamais pensé m’y rendre régulièrement. Curieusement, c’est en allant vers l’Europe que je m’en suis rapproché. C’est souvent quand elles sont posées depuis l’étranger que les questions sur soi se font insistantes. J’avais souhaité découvrir d’autres horizons et le pèlerinage à La Mecque s’imposa comme une évidence1. Depuis, je me rends souvent en Arabie Saoudite au moment où il a lieu. D’ailleurs, je ne connais le pays qu’à travers La Mecque (Makka ou, en arabe ancien, Bekka)2. Mais peut-on envisager l’Arabie Saoudite sans elle ?
2Pour l’islam, c’est là que tout a commencé. C’est le lieu le plus sacré (haram) de près de deux milliards de musulmans. C’est vers La Mecque que les pratiquants se tournent cinq fois par jour. S’y rendre est accomplir la cinquième et dernière obligation (« pilier ») de l’islam. Avant la révélation de l’islam, le pèlerinage consistait en une sorte de foire mêlant croyances, négoce et exhibition de pouvoirs3. L’islam en a repris l’essentiel, harmonisant sa diversité et le prescrivant comme rite obligatoire. Tout croyant ou croyante doit réaliser cette obligation au moins une fois dans sa vie – une fois la puberté atteinte, à condition d’être en possession de sa raison, d’en avoir les moyens financiers et de ne laisser en suspens aucun différend avec autrui. En sont dispensés les déments, ceux qui n’ont pu se procurer de moyen de déplacement (de « monture », dit le Coran), ni économiser de manière honnête (halal) la somme nécessaire au voyage et à la subsistance des leurs en leur absence. En accomplissant ce formidable rite de passage, le pèlerin gagne en prestige et en honneur. Son nom se transforme : il devient hajj ! Ce titre jadis glorieux, désignant l’infime minorité de ceux qui parvenaient à rejoindre La Mecque lors d’un voyage qui pouvait durer plusieurs mois, a perdu de son lustre, le nombre des participants ayant connu une explosion exponentielle depuis soixante-dix ans. Reste qu’au plan symbolique, il est plus qu’enviable pour un musulman d’accomplir ce rite4.
3Dans l’Orient musulman, la notion d’individu existe, mais celui-ci s’affirme dans une communauté (oumma). On n’accomplit pas le pèlerinage seul. On s’inscrit dans un groupe, au sein duquel on est accueilli et logé. Les autorités locales considèrent également les pèlerins comme un groupe à l’intérieur duquel se trouvent des croyants, mais aussi des clients. C’est seulement à l’apogée de la manifestation cultuelle que le croyant se retrouve seul devant son dieu. Toutes proportions gardées, c’est l’inverse de la démarche d’un chercheur qui entre au Centre national de la recherche scientifique (cnrs) : il dépose un dossier de candidature individuel, mais une fois admis, il n’existe qu’au sein d’un groupe (le laboratoire). Dans le cas du hajj, on part ensemble, mais chacun redevient un individu face à la Kaaba.
4Pour un musulman, La Mecque n’est pas une destination ordinaire. C’est un lieu où l’Histoire semble s’être concentrée malgré l’aspect moderne de la ville où des hypermarchés et des banques entourent les nombreuses portes qui mènent à la Kaaba. D’abord, on contemple les montagnes qui l’entourent, la pierre… On observe les vallées, avec une question lancinante en tête : « Est-il possible que dans ce lieu, si pauvre à l’origine, tout ait démarré ? » Pour un musulman, La Mecque n’est pas uniquement le siège de la Kaaba (la « vieille maison », Al-bayt al-’atiq), mais aussi le lieu où Abraham a vécu. Le Coran dit : « La première maison bâtie par les hommes est la Kaaba, maison pleine de miséricorde et de piété pour tous les hommes ; dans cette maison se trouve une preuve irréfutable : la trace d’Abraham. Quiconque entrera sera en sécurité. Le pèlerinage est devoir pour tous les hommes, puissent-ils entreprendre le voyage » (Sourate 3, versets 96-97).
5Non moins frappante que l’association entre passé et modernité est la variété des cultures offerte au regard du pèlerin. Aujourd’hui, l’islam est présent presque partout dans le monde, qu’il soit majoritaire ou minoritaire, et le pèlerinage reste le cinquième de ses piliers pour tous les pratiquants. À La Mecque, on peut rencontrer des gens venant de Norvège comme d’Afrique du Sud, d’Argentine comme d’Indonésie : des dizaines de sociétés et des centaines de cultures. Si cette multiplicité juxtaposée est régie par des principes religieux normatifs généraux, elle se trouve parfois débordée par des pratiques culturelles très particulières. On sait là-bas que le commerçant le plus doué est un yéménite, et que la plupart des restaurants proposent du riz cuisiné par des Afghans à la manière de Boukhara ; les pèlerins indonésiens forment les cortèges les plus disciplinés ; les croyants turcs portent des tenues à la Mao ; les groupes africains ont à leur tête des hommes musclés capables de se frayer une voie parmi la foule compacte ; et il n’est pas rare, depuis la chute de l’Union soviétique, de croiser des pèlerins tchétchènes qui, pour arrondir leurs dépenses, vendent entre deux prières des casques de l’Armée rouge à deux pas de la Kaaba. Voir ainsi des millions de personnes si différentes se réunir pour quelques jours en un même lieu constitue un phénomène très rare.
6Un autre fait surprenant, en dépit des clichés véhiculés sur l’islam, réside dans le fait que près de la moitié des pèlerins sont des femmes. À La Mecque, il n’existe pas encore de séparation entre hommes et femmes : les créatures se présentent de manière égale devant leur Créateur. Par ailleurs, le pèlerinage est de plus en plus composé majoritairement de jeunes. Il y a quelques siècles, accomplir le pèlerinage nécessitait de partir des mois à l’avance et même de rédiger son testament. Aujourd’hui, en quelques heures, des milliers de pèlerins atterrissent à proximité des Lieux saints pour accomplir le rite en cinq jours et regagner leur pays deux ou trois jours plus tard.
7La Mecque est une ville-monde, une ville qui ne dort pas et où les affaires tournent sans entraver le rythme religieux. Le commerçant mecquois constitue une « espèce » très particulière. Polyglotte, il sait jongler avec les langues en fonction du pèlerin avec lequel il négocie. Il est très fréquent de l’entendre parler haoussa (langue nigériane) puis malais, avant de négocier un prix en persan avec un pèlerin iranien.
8En marge du pèlerinage s’organisent différents colloques et conférences, certains à caractère profondément religieux, d’autres culturel. À mon grand étonnement, j’apprends en lisant la presse saoudienne la tenue d’un colloque scientifique international auquel participent universitaires, chercheurs et grands intellectuels du monde musulman. En y assistant, je constate que tout s’y déroule sur un ton relativement libre, et même parfois critique quant au manque d’études concernant cet immense phénomène qu’est le hajj depuis quinze siècles. Je n’ai aucune difficulté à partager avec mes collègues saoudiens une nouvelle discipline baptisée « hajjologie » et consistant à étudier les phénomènes qui se déroulent pendant le rite – comme l’économie du pèlerinage – ou la manière dont certains symboles se métamorphosent.
9Tout ce qui est en marge évolue mais ce qui relève du sacré ne change pas, même s’il peut se déplacer5. Cela montre que les plus rigoristes, toujours présents à La Mecque, acceptent d’adapter certaines pratiques devenues inapplicables aujourd’hui par les trois millions de pèlerins qui déferlent en quatre jours, alors qu’elles étaient possibles il y a mille quatre cents ans pour quelques centaines de personnes.
10Afin de bien saisir le phénomène du hajj, il importe de comprendre qu’il n’est pas seulement un pilier de l’islam mais qu’il est devenu au fil des siècles une minutieuse organisation sociétale et économique dans laquelle s’est spécialisée une frange importante de la population d’Arabie Saoudite. À La Mecque ou ailleurs dans le pays, l’ensemble de la société saoudienne se trouve mobilisé. Les pèlerins arrivent par millions, en majorité par voie aérienne, et des centaines de milliers de personnes viennent également par terre ou par mer. Cela implique des entrées multiples sur le territoire, avec ce que cela suppose d’encadrement et de services.
11Il existe pour cela des groupes très professionnels d’organisateurs (moutawouf), qui représentent sans doute l’un des aspects les plus méconnus du pèlerinage. Certaines familles pratiquent ce métier (tawafa) depuis des siècles, ce qui leur confère un rang social élevé et une position économique favorisée. La population du Hejaz se montre très soucieuse de préserver son privilège ancestral d’exercer cette activité, qui fut dès l’origine très spécialisée. Certains s’occupaient de l’accueil, d’autres de l’hébergement, d’autres de l’accomplissement des rites, et d’autres enfin de l’approvisionnement en eau – fonction vitale dans une région où l’aridité contribue à sacraliser l’eau. La maison des Bani Hashim (dont est issu le prophète) se chargeait justement de cet approvisionnement. Toutes ces spécialisations ont survécu au sein d’un système complexe comprenant des tâches infiniment plus variées.
12La gestion du hajj est aujourd’hui très sophistiquée. Si le métier de moutawouf se transmet de père en fils depuis quinze siècles, il fonctionne désormais sur une base ultramoderne. Il serait difficile de faire autrement, tant il est vrai que mener à bien en quelques jours une telle manifestation religieuse pour des millions de pèlerins relève de l’exploit. Il arrive cependant que des accidents se produisent et puissent, très vite, coûter la vie à de nombreuses personnes.
Drames survenus à la Mecque depuis 1975 :
– décembre 1975, une bouteille de gaz explose et enflamme tout un campement de toile : 200 morts.
– novembre/décembre 1979 : 300 morts, 69 décapités, 4 000 disparus. 500 terroristes extrémistes sunnites opposés au régime saoudien se barricadent dans la grande Mosquée pendant deux semaines. L’assaut est donné le 4 décembre, avec l’aide du GIGN français.
– 8 août 1985, 103 pèlerins iraniens sont arrêtés à l’aéroport de Djeddah. Des explosifs sont saisis.
– 31 juillet 1987, « vendredi noir » : 402 morts. Des pèlerins iraniens manifestent à la Mecque contre les États-Unis. À la suite de ces événements, l’Arabie Saoudite fixe un quota de mille pèlerins par million d’habitants, dans chacun des pays musulmans.
– 9 juillet 1989, double attentat à la bombe à la Mecque : 1 mort, 16 blessés ; 16 chiites iraniens sont décapités.
– 2 juillet 1990, bousculade meurtrière dans un tunnel de Mina, à la suite d’une panne du système de ventilation : 1 426 asphyxiés.
– 23 mai 1994, bousculade pendant le rituel de la lapidation des stèles : 270 morts. Cette année-là, les autorités estiment à 829 le nombre de morts dus à des bousculades et à des arrêts cardiaques.
– 15 avril 1997, un réchaud à gaz met le feu à des campements de toile : 343 morts.
– 9 avril 1998, bousculade au cours de la lapidation des stèles : 118 morts, 180 blessés.
– 5 mars 2001, bousculade au cours de la lapidation des stèles : 35 morts.
– 1er février 2004, bousculade au cours de la lapidation des stèles : 251 morts.
– 12 janvier 2006, bousculade au cours de la lapidation des stèles : 364 morts.
– 11 septembre 2015, chute d’une grue sur les pèlerins, à proximité de la Kaaba : 109 morts.
– 25 septembre 2015, gigantesque bousculade, la plus meurtrière : 1840 morts selon les chiffres officiels, plus de 2000 selon des sources indépendantes.
13La complexité de cette organisation découle directement de celle du pèlerinage et de ses nombreuses étapes. Si les musulmans ne cessent d’affirmer que leur religion est simple, ses implications dans la vie d’aujourd’hui sont devenues très complexes, et le pèlerinage n’échappe pas à cet état de fait.
14Rappelons d’abord que le prophète, Mahomet ou Mohammed, est venu pour tous les hommes, « les rouges et les noirs ». Le hajj consacre l’immense stature d’Abraham et de son sacrifice au lieu même où, selon le Coran, vécut le fondateur du monothéisme. Abraham (Ibrahim) y a conduit une de ses épouses, Hagar, et son fils Ismaïl dans une vallée austère du Hedjaz dépourvue d’eau et de verdure. Alors qu’ils avaient la certitude de mourir assoiffés, Dieu fit jaillir de l’eau sous les pieds d’Ismaïl. Depuis ce miracle, cette source baptisée Zamzam est devenue un point de rencontre pour les caravanes et les tribus égarées. La tradition ajoute qu’Abraham et Ismaïl y ont construit un lieu de culte, une maison en forme de cube : la Kaaba. Le musulman la sacralise et la lave de ses péchés avec l’eau du Zamzam.
15Aujourd’hui encore, en plein pèlerinage, le roi d’Arabie Saoudite – ou le régent – procède annuellement au lavage de la Kaaba. Au-delà du signe d’humilité qu’il représente, cet acte revêt une forte charge symbolique : le monarque lui-même apparaît comme le serviteur de Dieu. Le hajj implique une pureté rituelle exigeante. Le croyant doit s’y rendre la conscience vide de toute rancœur, l’esprit libre de tout litige et matériellement délié de toute dette. Avant d’arriver, le pèlerin, homme ou femme, doit observer une chasteté absolue.
16Les hommes se mettent dans la posture d’un être qui renaît en s’enveloppant de deux morceaux de tissu blanc (ihram, la sacralisation), non cousus, couvrant les parties intimes et le haut du corps. Ces mêmes pièces de tissu leur serviront quelquefois de linceul. Les femmes, elles, ont le corps recouvert à l’exception du visage et des mains. Les pèlerins récitent haut et fort : « Nous Te faisons allégeance, ô Allah, Toi qui es le Seigneur de tout sans avoir aucun partenaire (…), Toi qui as de la générosité… ». Pendant le pèlerinage, hommes et femmes se privent de tout rapport sexuel. Ils ne doivent se couper ni les cheveux, ni les poils, ni les ongles et ne doivent tuer aucune bête.
17Parvenu à La Mecque, le pèlerin entreprend les cinq rites obligatoires. D’abord les sept tours de la Kaaba, puis le sa’y, alternance de course et de marche soutenues sur un parcours balisé entre Safa et Marwah (les femmes, quant à elles, l’effectuent à leur rythme). Ce rite symbolise la situation d’Hagar dans le désert, affolée de voir son fils sur le point de mourir de soif. Après cette course, le pèlerin, entre mythe et histoire, étanche sa soif à l’eau de la source sacrée du Zamzam.
18Ensuite, plus de deux millions de pèlerins quittent La Mecque à pied ou à bord d’un autobus pour atteindre le lieu appelé Mîna avant de se rendre, le lendemain, à une vingtaine de kilomètres de la Ville sainte, dans la plaine d’Arafat. Là, se détache un monticule d’environ quarante mètres, dénommé « mont de la Miséricorde » (Djabel al-Rahmeh). Bien que situé hors du territoire « sacré » (haram), ce mont est le but premier du pèlerinage. Le prophète n’a-t-il pas dit que « le hajj, c’est Arafat » ? Les pèlerins y restent longtemps à prier et à implorer le pardon d’Allah, leur attente symbolisant celle du Jugement dernier. En regard de ce temps fort du pèlerinage, les autres étapes sont des obligations relatives. Le passage par Arafat est impératif : sans lui, le croyant ne deviendra jamais hajj !

Le parcours des pèlerins
19Les musulmans croient qu’Adam et Ève furent chassés du paradis au Djabel Arafat (la montagne de la Reconnaissance). Surtout, c’est là qu’Abraham voulut sacrifier Ismaïl. Ce long rituel terminé, les pèlerins repartent vers La Mecque. Sur le chemin du retour, ils se livrent, à Mîna, à la lapidation du démon (rajm al-Aqaba)6. Enfin, en souvenir du sacrifice d’Ismaïl, le pèlerin sacrifie un animal, habituellement un mouton. Si, dans l’imaginaire collectif des musulmans, le sacrifice (d’un bélier, d’un mouton, d’une chèvre, d’un chameau ou d’un bœuf) occupe une place centrale dans le pèlerinage, cet acte n’a pas de caractère obligatoire. Compte tenu du grand nombre de pèlerins, il serait impossible de sacrifier plus de deux millions de bêtes. Un phénomène nouveau s’est donc imposé depuis un certain temps et on peut désormais voir, une fois le rite d’Arafat terminé, d’immenses files d’attente s’étirer devant une multitude… d’agences bancaires ! Le « mouton d’Abraham » s’est aujourd’hui métamorphosé en coupons bancaires… Pour une centaine d’euros, le pèlerin délègue à des banques le coût du sacrifice. À charge pour elles de distribuer de la viande aux nécessiteux – et, de plus en plus, de l’expédier vers des pays musulmans pauvres.
20Ainsi, en Arabie Saoudite, pays d’un rigorisme religieux extrême, on observe que les plus puritains, poussés par la réalité, sont amenés à négocier les symboles et à déplacer le sacré. Cependant, pour les irréductibles, il existe toujours des abattoirs modernes où faire le sacrifice de leur bête (adhahi) et pratiquer leur foi selon la tradition.
21Ces rites accomplis, le pèlerin retourne à l’état ordinaire, profane. Un rite supplémentaire (qui n’est pas collectif) – une nouvelle course vers la Kaaba – a perdu de son importance cérémonielle, mais demeure « prescrit ». Certains pèlerins effectuent cependant sept nouvelles processions, puis repartent à Mina pour y séjourner deux à trois nuits en lapidant, de sept cailloux chaque jour, chacune des trois stèles démoniaques qui s’y trouvent et manifester de la sorte leur volonté de renoncer au mal. Enfin, lors d’une dernière visite à la Kaaba, ils accomplissent un dernier tawaf, dit « d’adieu ».
22Cérémonie lourde et intense, le hajj se déroule ainsi sur quatre à cinq jours, les plus rigoristes y consacrant une semaine. Il aura été souvent précédé de deux ou trois journées de mise en condition. Après l’épreuve, le pèlerin passe encore quelques jours à La Mecque pour récupérer, se recueillir et… procéder à des achats. Au total, le séjour sur place dure de dix à quinze jours. Malgré des discussions interminables, les écoles juridiques musulmanes n’ont jamais réussi à s’accorder sur la valeur religieuse non pas du hajj mais de ses rites. Ce qui pour les uns représente un rukn (pilier essentiel), n’est pour d’autres qu’un wajib (devoir) ou simplement une sunna (coutume). Reste que la participation croissante au pèlerinage s’inscrit dans un mouvement visant à affirmer, au moins durant quelques jours, la cohésion de la « communauté musulmane » par-delà les races, les nationalités, les couches sociales et le niveau de culture. Les participants rentrent dans leur pays, confirmés dans leur foi, l’universalité de l’islam fixée dans leur esprit, fiers de pouvoir coiffer le turban vert ou blanc, signe du pèlerinage accompli. Le pèlerin qui se pare du titre de « hajj » jouit d’une grande considération : il devient un sage et peut être consulté pour des problèmes portant sur la vie familiale, la tribu, le village ou le quartier. La femme hajja, dont l’habillement se signale par un foulard blanc, jouit aussi d’une place à part, aussi bien dans sa famille que dans la communauté. Être hajja signifie avoir du recul, de la sagesse, pouvoir exercer un arbitrage.
23Le déplacement de groupes humains issus de toutes les parties du monde génère des effets sociaux, culturels et économiques considérables. Pour la majorité des pèlerins qui n’effectuent ce déplacement qu’une seule fois, ce voyage aboutit à une série d’expériences personnelles de grande portée et devient l’un des moments les plus marquants de leur existence.
24Depuis toujours, le hajj constitue également la source principale de revenus de La Mecque. Sur un chiffre d’affaires évalué à quatre milliards de dollars – dix milliards si l’on inclut le « petit hajj », déplacement à La Mecque en dehors de la période consacrée qui attire quelque quatre autres millions de pèlerins chaque année –, on estime que les trois quarts restent en Arabie Saoudite.
25Souvent, le pèlerin, s’il est commerçant, mêle rituels et affaires. L’occasion est belle de vendre ou d’acheter des produits, de trouver de nouvelles filières d’approvisionnement ou d’exportation dans l’incroyable brassage que constitue la masse des fidèles, de rencontrer d’autres commerçants, de connaître les marchés, les coutumes et les traditions de nombreux pays. S’il est érudit, il profitera de ce voyage pour rencontrer des collègues, acquérir des livres de valeur, nouer des liens avec des hommes de science religieuse ou profane. Ainsi, le pèlerinage a-t-il contribué au développement d’une riche littérature de voyage (adab al-rihla).
26Pour les chefs d’État et les politiciens musulmans, le pèlerinage est l’occasion d’exhiber ostensiblement devant une foule immense leur « attachement » à l’islam et, au besoin, d’adopter une posture de raïs (« chef ») croyant. Mais une fois devant la Kaaba, le rapport entre créatures et Créateur reste éminemment individuel, ce qui n’enlève rien au fait que ces deux millions d’individus de toutes origines font partie de l’oumma.
Bibliographie
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Bibliographie
Dostal, Walter. 2001. L’Univers du Mashreq. Essais d’anthropologie, Éditions de la MSH, Paris.
10.1515/9781400887361 :Peters, Francis E. 1994. Mecca, a Literary History of the Muslim Holy Land, Princeton, Princeton University Press.
Hammoudi, Abdellah. 2005. Une Saison à la Mecque : Récit de pèlerinage, Le Seuil, Paris.
Notes de bas de page
1 J’ai accompli six pèlerinages à la Mecque entre 2000 et 2007.
2 Peters, 1994.
3 Dostal, 2001.
4 Hammoudi, 2005.
5 C’est précisément lors du pèlerinage que j’ai saisi un aspect de l’interminable conflit israélo-palestinien. Yasser Arafat venait de mourir. Les Palestiniens souhaitaient enterrer leur vieux chef à Jérusalem, ce que les Israéliens refusaient viscéralement. Le judaïsme oriental et l’islam partagent, quoi qu’on en dise, un même fond culturel, ce qui rend curieusement leurs démêlés plus difficiles encore, car ils perdent un temps considérable à se distinguer l’un de l’autre. Parce qu’ils savaient que sa tombe deviendrait un lieu de pèlerinage, les Israéliens ont refusé l’enterrement du leader palestinien à Jérusalem. Devant le blocage politico-militaire, l’échappatoire palestinienne fut d’une subtilité remarquable : inhumer Arafat à Ramallah, avec des terres transportées de Jérusalem ! C’est ainsi que le point fixe de l’identité palestinienne (la terre) n’a fait que bouger et s’adapter, sans être altéré.
6 Selon le récit, quand Dieu ordonna à Abraham le sacrifice de son fils Ismaïl, le démon apparut sur le chemin du supplice pour dissuader le prophète d’accomplir un tel acte et l’amener ainsi à désobéir à Dieu. À chaque apparition de Satan, Abraham lui jetait des pierres. Les musulmans ont érigé des stèles sur les lieux de ces apparitions, vers lesquelles ils jettent aussi des pierres (Al-Aqaba).
Auteur
Anthropologue au Centre national de la recherche scientifique, membre de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (iiac, cnrs).
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