1Le Mali (1 240 190 km²), pays le plus étendu d’Afrique, frontalier à sept pays, est un carrefour enclavé dont la partie saharienne constitue un espace de contact entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Le septentrion saharo-sahélien se trouve actuellement à la croisée de tous les trafics illicites (cocaïne, cannabis, êtres humains, voitures, cigarettes) et fraudes diverses (produits alimentaires et carburant en provenance d’Algérie) : c’est un entre-deux tumultueux !

2Le Sahara ? Un chapelet de dunes entrelacées de plateaux, de corridors et de massifs montagneux déchiquetés, dessinés, érodés par le vent et tracés par des fleuves d’antan : d’avant le désert ! Chapelet truffé de grottes où sont entreposés les « otages-marchandises » détenus par la nébuleuse djihadiste ; chapelet qui égraine autant de rides géologiques recélant de prometteuses ressources extractives : pétrole, gaz1, uranium2, or3, phosphate4, etc. C’est dans cet espace irréel, multiethnique que les sédentaires songoyes, sarakolés et bambaras côtoient les pasteurs nomades, les agropasteurs peuls, maures, arabes, touaregs et les pêcheurs itinérants bozos, tout en se querellant (ou en s’affrontant…) pour consommer de précaires et vulnérables ressources végétales.

3Traversé dans un passé récent par des touristes occidentaux amoureux du désert, cet espace réduit au mythe des « Hommes bleus » (Les Touaregs ou Kel Tamacheq : « ceux qui parlent la langue tamacheq »)5, actuellement lézardé par des multinationales, devient une arène bordée par des permis de recherche et d’exploitation interposés qui se livrent une guerre totale : celle des blocs, des grabens, des bassins, des ordonnances, des arrêtés interministériels qui accordent, annulent et enfin redistribuent des permis pétroliers, uranifères, aurifères et bien d’autres…

4Le Sahara ? Une ancestrale terra incognita à conquérir en permanence dans le chaos sans fin de ses confins, là où la frontière ne divise plus et que des lignes de démarcation imaginées diluent des espaces : sans signe. Au moment où la « ville-village-monde » veut se déterritorialiser avec l’aide des fleurissantes « sans frontières mondialisées », le Sahara, lui, se territorialise, se sanctuarise, se militarise.

5C’est donc dans ces paysages irréels qu’évoluent les populations musulmanes. Elles se rattachent au sunnisme influencé par le soufisme et pratiquent le rite malékite. Elles sont traditionnellement tolérantes et ouvertes sur l’extérieur. Les Touaregs, autrefois « tièdes » musulmans, sont d’islamisation ancienne. Après avoir pratiqué l’islam kharidjite des Berbères septentrionaux, ils se sont convertis au sunnisme. Depuis 2010, ces populations septentrionales se trouvent sous le joug de groupes armés narcodjihadistes.

6La problématique abordée ici concerne les transformations à l’œuvre entre 2003 et 2013, notamment dans les trois domaines où s’observent les plus significatives : la religion, l’État et la compétition entre États riverains pour le leadership régional. En tentant d’articuler le local et le global, l’analyse portera sur les facteurs relevant des contextes nationaux et locaux, sur ceux ancrés dans la géopolitique saharo-sahélienne et sur ceux puisés dans les dynamiques des systèmes politiques des sociétés de pasteurs nomades du septentrion (Maures et Touaregs) qui se combinent en permanence.

Les champs sociaux des transformations en œuvre

Contextes nationaux et locaux

– L’islam et la nébuleuse djihadiste : les groupes armés narcodji-hadistes

7L’islamisme n’est pas l’islam et la radicalisation politique de celui-ci est étrangère aux traditions locales, tolérantes à l’égard des autres religions monothéistes. Pourtant, toute autre est la situation qui prévaut depuis l’intervention du salafisme djihadiste en 20036. Celui-ci s’est imposé au nord par des groupes armés relevant de la nébuleuse djihadiste et issus du démantèlement du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (gspc) algérien7 par l’Armée nationale populaire (anp). Ils opèrent cependant dans un contexte religieux réceptif à son implantation. Depuis plusieurs décennies, la wahhabiya saoudienne8 est active, notamment dans la région de Gao, au point que certains villages et îles avoisinantes se livrent à une application rigoriste de la chariya, fidèle aux origines de la secte.

8Plus récemment, l’Association pour la prédication (Djama’at al tabligh) s’y est faite également présente, considérée par certains comme une confrérie à caractère humanitaire et pacifiste, par d’autres comme une secte terroriste9. Elle est plus connue sous l’appellation dini da’w at, ou da’wat dans sa version simplifiée en Adagh10. La compréhension politique concerne le tabligh, qui signifie « délivrer » (implicitement un message) par le prêche, à savoir la dawa qui est simultanément une invitation à écouter le message de l’islam11. Cet appel, dans une société où plus de 90 % de la population est musulmane, constitue une invite à entendre et à propager les messages d’un islam « pur » qui se réfère au salafisme du xiii^e siècle et au wahhabisme du xviii^e.

9La dawa intervient dans le nord du Mali entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Elle est connue sous trois appellations populaires : dawa par les Bambaras, dogha par les Arabes, et addogha selon sa dénomination targuisée. En provenance du Niger, cette secte sunnite intervient en 2004 au Mali où elle tend à s’installer par de fréquents prêches aux contenus théologiques et politiques assortis de formation militaire. Les messages délivrés visent au retour de l’islam dit « orthodoxe », dénonçant tout ce qui relève de la modernité occidentale (objets, tenue vestimentaire, comportements, loisirs, etc.) et préfigurant l’application rigoureuse de la chariya des années 2012-2013. Cette dénonciation systématique s’accompagne de très longues retraites (plusieurs semaines) dans les mosquées où s’imposent la lecture permanente du Coran et des prières. La jeune génération, désœuvrée et sans perspective, se montre réceptive à ces prêches auxquels elle adhère, y compris à la formation militaire acquise « en brousse » car le djihadisme doit savoir se défendre contre l’Occident. À ces prêches religieux s’incorpore une dimension politique avec la dénonciation violente des Usa qui « tuent les musulmans d’Irak, du Pakistan, permettent à Israël d’annexer la Palestine et empêchent l’Iran d’accéder à l’arme nucléaire pour se défendre »12.

10Cette période préfigure la sanctuarisation d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (aqmi) officiellement créée en 2007 du vivant d’Oussama ben Laden (ex-agent de la cia) et annonce, le moment venu (2012), la création d’Ansar Eddin Salafiya.

11Tout comme aqmi, l’addogha est exogène et d’implantation récente. Ces deux sectes aux histoires différentes et aux moyens distincts se manifestent aux mêmes moments (2004-2005), l’une dirigée par des cadres algériens et composée de combattants aguerris en Afghanistan contre les troupes soviétiques, l’autre réunissant des néophytes autochtones expérimentés dans les rébellions armées touarègues13. Cette secte sunnite intervient au Mali en 2004. Au Mali, ces groupes armés sont au nombre de trois : aqmi, le mujao (Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest) et Ansar Eddin (Salafiya) dont les objectifs sont identiques, à savoir la création d’un État théocratique. Toutefois chacun a sa propre autonomie et il n’est pas rare que certains militants soient interchangeables selon les circonstances. Flexibilité dans leur composition et mobilité dans leurs pratiques les caractérisent.

– aqmi

12Il résulte du démantèlement du gspc. Ses cadres sont tous des Algériens aguerris en Afghanistan lors de la guerre contre l’Union soviétique et dans les maquis kabyles pendant la guerre civile. Son apparition dans le septentrion malien date des années 2003-2005. Il se sanctuarise dans le massif du Timetrin par le biais des mariages avec des femmes maures Berabich et des femmes touarègues appartenant pour certaines à la tribu des Idnanes. aqmi est considéré comme la « maison mère » et obtient en 2007 le label Al Qaïda délivré par Oussama Ben Laden14.

– Le mujao

13Il est né d’une scission à l’intérieur d’aqmi causée par la dénonciation des discriminations dans la répartition des rançons qui privilégierait les Arabes au détriment des subsahariens noirs. Sa composition est plurinationale tandis que le « noyau dur » du mouvement est constitué d’Arabes de Tarkint (Mali) particulièrement efficaces dans le domaine du contrôle et de l’acheminement de la cocaïne. Ce mouvement a organisé de nombreux attentats kamikazes (Tamanrasset, Ouargla, site gazier d’In Amenas en Algérie, Agadez au Niger)15 et des attaques contre des sites miniers visant la prise d’otages (Areva à Arlit au Niger), ou des édifices publics (prison de Niamey). Le mujao se distingue par la diversité de ses activités criminelles qui s’exercent plus particulièrement sur le Mali, l’Algérie et le Niger.

– Ansar Eddin Salafiya (« Disciples de la foi salafiste »)16

14Né en mars 2012 à l’issue d’une compétition tribale entre des éléments Ifoghas et certains Idnanes pour le leadership du mnla, il œuvre pour l’instauration de la chariya et récuse tout mouvement indépendantiste qui conduirait à une partition territoriale. Sa composition sociologique concerne essentiellement des autochtones touaregs et maures. Son champ d’action est celui du septentrion malien. Il entretient des liens opportunistes avec aqmi et le mujao. La dimension tribale illustrant la compétition pour la direction des mouvements témoigne du caractère problématique du leadership et marque l’apparition de notabilités tribales non issues du lignage de la chefferie. L’opposition Ifoghas/Idnanes illustre une tribalisation du politique ancrée dans un antagonisme violent qui dresse les salafistes djihadistes d’Ansar Eddin dirigée par le charismastique Iyad ag Ghali (Ifoghas) contre les laïcs du mnla commandés par le colonel Mohamed ag Najem (colonel dans l’armée libyenne) des Idnanes17. À la différence du drapeau noir des deux groupes précédents, le sien, sur fond blanc, a pour emblème une kalachnikov rouge et un sabre surmontés du Coran.

15Au champ d’action de chaque groupe correspond une entité spatiale ou territoriale. À aqmi correspondent ainsi le Maghreb et le Sahel. De dimension internationale et de composition à dominante arabe, il est en quelque sorte l’organe référent. Il contrôle Tombouctou, ville sainte du septentrion et de ce fait lieu très symbolique. Le mujao, lui, concerne l’Afrique de l’Ouest et se rapporte de facto aux territoires étatiques de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Son impact est régional. Pour l’heure, c’est le plus actif dans les attentats kamikazes et dans l’utilisation d’obus. Il contrôle Gao dont la population et celle des proximités villageoises sont, depuis plusieurs décennies, sous l’influence de la wahhabiya saoudienne. Ansar Eddin, quant à lui, représente l’autochtonie et son champ d’action est le local. Il contrôle Kidal et Tombouctou.

16Il en découle une sorte de nouvelle division du travail qui correspond à un découpage territorial inspiré des modes organisationnels des émirats, le leader de chaque mouvement se proclamant « émir ». Cette réorganisation territoriale n’échappe pas aux clivages tribaux malgré les appels à l’unité de l’islam djihadiste qui voudrait dépasser les limites du nationalisme ethnique du mnla. On y retrouve tous les éléments de division des sociétés du nord. Ainsi perdurent les antagonismes fratricides et intratribaux entre lignages ou segments de lignages.

17aqmi, le mujao et Ansar Eddin partagent les mêmes objectifs, à savoir le maintien de la cohésion territoriale nationale. Ils visent l’instauration d’un État théocratique à l’intérieur des frontières définissant le territoire national et héritées de l’intangibilité des frontières fixées en 1963 par l’Organisation de l’Unité africaine (devenue Union africaine en 2002). Cet État théocratique promeut l’application stricte de la loi islamique dans sa forme la plus extrême, à savoir celle du salafisme du xiii^e siècle puis celle du xviii^e siècle qui voit la création de la wahhabiya actuellement au pouvoir en Arabie Saoudite.

– Les rébellions armées touarègues : le mnla indépendantiste

18Depuis la conquête coloniale de Tombouctou en 1894, des Touaregs ont mené cinq révoltes et rébellions armées en 1916, 1963-1964, 1990-1995, 2006-2007 et 2012. Sous l’égide du Mouvement National de Libération de l’Azawad (mnla), la dernière en date est cependant d’une toute autre ampleur du fait de ses interactions avec les groupes armés narco-djihadistes et de son déploiement sur un territoire aux ressources prometteuses : pétrole, gaz, or, uranium et phosphate.

De la résistance anticoloniale aux premiers projets d’indépendance : 1916-1964

19Animée par l’aristocratie guerrière dont le chef suprême de la confédération tribale des Iwellimidden est de nos jours le héros (reconnu par l’histoire du Mali), la première révolte touarègue relève d’une farouche volonté d’opposition au pouvoir français au moment où celui-ci est affaibli par l’envoi de troupes coloniales sur les fronts européens de la Première Guerre mondiale. Elle entre en résonance avec un soulèvement similaire à Agadez, au Niger18, et s’achève par une défaite qui, en mai 1916, marque les prémices de la déliquescence des pouvoirs guerriers et politiques de l’aristocratie touarègue.

20Initiée par les Kel Adagh (« Les gens de la Montagne ») en 1963, la deuxième révolte abrite cette fois les germes d’un courant indépendantiste. En effet, elle découle en partie d’un projet colonial de création d’une Organisation Commune des Régions Sahariennes (ocrs) dont l’un des objectifs inavoués était de séparer le Maghreb de l’Afrique subsaharienne pour mettre la main sur les richesses pétrolières et gazières tout juste découvertes au Sahara algérien. Cette révolte se développe dans le contexte d’un État naissant dont les ramifications administratives ne couvrent pas encore tout le territoire national. Après avoir vaincu les rebelles, la jeune République du Mali place alors le nord du pays sous régime militaire, interdit l’accès de l’Adagh aux étrangers et enferme les populations de ce massif montagneux dans un isolat ethnique coupé des réalités nationales et condamné à une marginalisation durable sur les plans politique et économique. À l’époque, l’Adagh et le triangle de Taoudeni servent notamment de bagne pour les prisonniers politiques, les délinquants de droit commun et les militaires sanctionnés. Le premier président (socialiste) du Mali, Modibo Kéïta, est par exemple déporté à Kidal en 1968.

Ouverture démocratique et rébellion : 1990-1995

21De 1990 à 1995, la troisième rébellion touarègue émane également de l’Adagh. Mais le contexte politique et économique est radicalement différent. Plusieurs facteurs, exogènes et endogènes, jouent indirectement ou directement. Il y a d’abord les sécheresses de 1969-73 et de 1983-84 qui frappent surtout les sociétés de pasteurs nomades touaregs, peuls, maures, arabes et toubous19. Dégénérant parfois en famine généralisée, elles provoquent un exode vers les États riverains et débouchent sur la formation dans l’exil d’une génération de déracinés en Libye, en Algérie, en Mauritanie, au Niger, au Burkina Faso ou au Nigeria. À ces aléas climatiques s’ajoutent les effets désastreux des premiers plans d’ajustement structurel (pas) qu’impose le Fonds monétaire international et qui érodent la marge de manœuvre des États concernés. En janvier 1994, le Franc cfa doit finalement être dévalué, ce qui oblige les États à rembourser leurs dettes selon les taux et les modalités qui prévalaient auparavant, multipliant par deux les créances contractées avant dévaluation.

22Sécheresses, plans d’ajustement structurel et dévaluation se conjuguent ainsi de 1983 à 1994 pour enfoncer la population dans une pauvreté qui fera plus tard le lit de la nébuleuse djihadiste. De son côté, le Colonel Kadhafi soutient à partir de 1980 la logique tribale d’un projet touareg qui suivrait le modèle libyen de l’État des masses, la Jamahiriya, par opposition aux dictatures malienne et nigérienne20.

23De fait, l’insurrection de 1990 survient dans le contexte d’un puissant mouvement de protestation sociale qui, à Bamako, parvient à renverser la dictature du Général Moussa Traoré, au pouvoir depuis 1968. Les Touaregs ne participent cependant guère à cette dynamique pacifique et démocratique qui, relayée par le lieutenant-colonel Amani Toumani Touré, permet de réconcilier le peuple avec son armée et débouche, en 1991, sur la tenue d’une « conférence nationale souveraine ». Au contraire, la mise en place du multipartisme et l’organisation d’élections finiront à terme par déliter encore davantage les anciens liens de dépendance et de voisinage qui régissaient le fonctionnement des systèmes politiques touaregs sur une base lignagère, aristocratique et endogame.

24De tels dispositifs privaient le politique de réelle autonomie structurelle. Selon les besoins de la cause, il était incorporé dans sa gangue parentale, suivait les préceptes de l’islam et obéissait au culte de la force armée : trois piliers fondamentaux et quasiment organiques qui, au-delà des mythes entretenus par le colonisateur, mobilisaient des valeurs morales telles que l’honneur (ashek) ou la honte (tekérakeyt). En 1990, la rébellion se développe autour de trois fronts armés autonomes fortement marqués par des allégeances lignagères et ethniques. En revanche, les Touaregs Noirs (affranchis et esclaves), artisans et religieux, ne rallient pas cette insurrection qui concerne essentiellement les « hommes libres ».

25Il importe ici de s’arrêter sur les représentations que les « hommes libres » (aristocrates guerriers, tributaires, religieux) et, à un degré moindre, les artisans se font des esclaves et des affranchis21.

26Les esclaves relèvent de la sphère domestique. Considérés comme une marchandise, ils entrent dans la constitution de la prestation matrimoniale et circulent selon les règles qui président à la transmission des biens indivis ou à hériter. Sur le plan sociopolitique, ils n’ont pas d’existence sociale et ne peuvent donc accéder au politique. Sur le plan biologique, le marqueur phénotypique et le leucoderme les classent parmi les « subsahariens » (d’où l’appellation « Touaregs noirs » ou Bellah, en langue songhoye), tandis que ceux de leur propriétaire sont « méditerranéens » (Touaregs « blancs », selon les catégories françaises, et « rouges » selon la classification autochtone). Les affranchis qui accèdent au statut juridique d’hommes libres restent marqués d’une manière indélébile par leur ascendance et leur phénotype.

27Le critère biologique conditionne fortement les représentations du politique et les conditions d’accès à celui-ci. Cette dimension, spécifique aux sociétés touarègues, arabes et maures, apparaît fondamentale. En effet, beaucoup de sociétés africaines se trouvent également régies par des rapports esclavagistes ou de captivité. Mais ce rapport social n’est pas corroboré ou médiatisé par des différences de phénotype et de leucoderme. Tandis que dans les sociétés nomades, au contraire, il est fortement médiatisé et imprégné par le biologique, structure les représentations du politique et informe l’idéologie dominante qui tend à se pérenniser.

28Afin d’asseoir ses pouvoirs, la conquête coloniale a contribué à la réorganisation politique de ces sociétés sans pour autant les déstructurer ou les remanier, voire inverser leur édifice sociopolitique. Pour l’heure, ce système fortement hiérarchisé et régi par l’endogamie sociale, ne fonctionne plus dans le concret des rapports sociaux. En revanche, il existe un décalage structurel entre le fonctionnement réel de ces rapports et l’idéologie qu’ils incorporent. C’est là une observation relativement banale. En effet, il n’existe pas de relation mécanique entre la disparition des anciennes relations sociales, le lien au politique et l’idéologie qui les sous-tendent. Celle-ci persiste de façon effective et s’autonomise. Dégagée de la gangue sociale, de la structure « traditionnelle » et du système politique dont elle était l’émanation, elle réactive les rapports sociaux qui, dans un nouveau contexte politique, deviennent antagoniques, conflictuels en même temps qu’ils génèrent une autonomie relative du politique. Ce processus d’autonomisation idéologique induit de nouvelles stratégies de pouvoir (leadership local et régional) en suscitant des affrontements entre l’ancienne aristocratie et l’ancienne couche sociale des tributaires, c’est-à-dire internes à la catégorie juridique d’« hommes libres », selon la catégorisation endogène des sociétés touarègues. Les anciens esclaves et affranchis, eux, sont par conséquent exclus des enjeux de pouvoir.

29La rupture des liens de dépendance et la disparition concrète du fonctionnement des rapports sociaux ont conduit à la formation de nouvelles « communautés » comme celles des imghad (tributaires) et des Bellah. Celle des imghad émerge dans l’arène politique à la faveur de la démocratie élective dessaisissant l’aristocratie de ses prérogatives « naturelles » et de ses pouvoirs locaux tout en affaiblissant l’autorité et l’influence de la chefferie. Les uns représentent le peuple légitimé par le bulletin de vote, les autres ne représentent qu’eux-mêmes, « par le sang ». C’est là un bouleversement important. Dans le contexte de la rébellion touarègue armée du mnla, la communauté des imghad kel Adagh est globalement restée loyaliste, y compris au sein de l’armée malienne, par conviction et par fidélité sans doute mais aussi par stratégie politique. En effet, une autre option n’aurait pu que la conduire à se repositionner dans une relation de dépendance à l’ancienne aristocratie « tribalisée » composant la direction de ce mouvement. Le maintien de la nouvelle souveraineté et « indépendance » de la communauté des imghad passe nécessairement par le loyalisme et la fidélité à l’égard du pouvoir central. Dans les deux cas de figure, celui-ci conditionne fortement l’attitude politique de cette communauté ainsi que celle de l’aristocratie. L’une est prise dans des relations d’alliance qui tendent (sauf cas particuliers extra-politiques) à se pérenniser et dont les pouvoirs s’exercent au sein de l’armée et dans les appareils d’État. L’autre, celle de l’ancienne aristocratie, se situe pour une petite partie d’entre elle d’une manière très flexible dans des rapports d’alliance conjoncturaux et/ou de divorce violent avec le pouvoir étatique, qui conduisent à la constitution de groupes armés pour imposer une indépendance rejetée par l’ensemble de la communauté internationale et par l’immense majorité des populations du septentrion malien. En définitive, alliance et opposition ne sont que deux moments contradictoires éphémères et flexibles du même processus d’autonomisation du politique extrait de sa gangue parentale et du carcan des systèmes politiques touaregs fondés sur la domination de l’aristocratie. Ces processus conduisent à une rupture radicale entre le biologique et le politique. Cette autonomisation renvoie le plus souvent à des problèmes de leaderships locaux et/ou régionaux qui ne peuvent faire l’économie d’une « tribalisation » du politique, voire d’une « clanisation » qui se manifeste actuellement entre Ifoghas et Idnan, deux « tribus » irréconciliables lorsque se pose le problème du leadership local visant à une hégémonie régionale, laquelle s’opposera nécessairement à celle des Songoye, enchevêtrée dans des oppositions entre Maures-Arabes et Kel Tamacheq.

30À sa manière, l’éclatement de la rébellion en trois fronts témoigne par ailleurs de la rupture des anciens liens de dépendance, puisqu’il bafoue le pouvoir de la chefferie ifoghas et attente à son aura morale. De ce point de vue, l’antagonisme opposant les guerriers aristocrates à leurs tributaires paraît plus important que le clivage entre hommes libres et esclaves, anciens ou actuels. Dans un contexte de grave crise économique et politique, le conflit dominant concerne en fait le contrôle et l’accès aux pouvoirs municipaux et régionaux du Nord au sein d’un État malien affaibli par la démocratie multipartite, la fin de la guerre froide, la perte du soutien soviétique et, bientôt, la déferlante de la mondialisation libérale22.

31Quant aux anciens esclaves et affranchis de culture touarègue qui composent la communauté des Bellah, ils sont exclus des enjeux de pouvoir, leur non-existence sociale se pérennisant ainsi dans un contexte sociopolitique complètement différent. Il en résulte que beaucoup d’entre eux se sont affiliés au Collectif des Ressortissants du Nord Mali (créé en 1994) ou ont rallié les milices songoye Ganda Koye opposées aux rébellions touarègues et arabes des années 1990. Ce comportement politique témoigne qu’il n’y a pas d’équivalence structurelle entre culture et politique. En effet, cette catégorie sociale est de culture touarègue mais en opposition déclarée à l’exercice hégémonique du pouvoir par la seule aristocratie qui s’arroge le monopole de la culture, de l’accès au politique et de l’identité (assimilée à elle-même). Les appartenances sociales jouent un rôle important dans les prises de conscience politiques. On assiste ainsi à une sorte de regroupement analogique entre l’émergence de communautés nouvelles (imghad et Bellah) et les rapports sociaux antérieurs qui se métamorphosent en « communautés » autonomes. Ces transformations induisent l’apparition de nouveaux pouvoirs locaux et régionaux et de nouvelles figures du pouvoir constitutives d’une élite renouvelée.

Le Pacte national de 1992 et la reprise des troubles en 2006

32Empreinte d’un fort caractère identitaire et développementaliste, cette troisième rébellion débouche sur la signature, le 11 avril 1992, d’un Pacte national conclu avec le gouvernement central afin de mettre un terme au conflit armé et de négocier un statut politique respectueux des spécificités culturelles, géographiques et socio-économiques des trois régions concernées par les troubles, sans pour autant compromettre l’unité et l’intégrité du territoire national23.

33Sur le plan militaire, il prévoit d’intégrer sur une base individuelle et volontaire la totalité des combattants des Mouvements et Fronts Unifiés de l’Azawad (mfua) dans les différents corps en uniforme de l’État. À cet effet, il est prévu de mettre sur pied, pour une année, des unités spéciales des forces armées majoritairement composées d’anciens rebelles. Dans le même ordre d’idées, doit être institué un corps de sécurité intérieure associant les habitants de la région à la Gendarmerie et à la Police pour servir les Autorités locales indépendamment de tout critère de compétence. Il y a là virtuellement un nouvel ordre politico-administratif et militaire censé se mettre en place.

34En pratique, l’application du Pacte national pose cependant de nombreux problèmes qui vont motiver une quatrième rébellion (toujours sous l’égide des Kel Adagh), de 2006 jusqu’à la tenue d’élections présidentielles au Mali en 2007. Une médiation de l’Algérie vise alors à aplanir les difficultés. Des Accords sont ainsi signés à Alger le 4 juillet 2006 entre l’État malien et les représentants touaregs de l’Alliance du 23 mai pour le changement. Ils prévoient de mettre en place une autonomie informelle accordant aux trois régions du Nord des privilèges que n’ont pas les autres parties du pays. Mais les Accords d’Alger sont à leur tour contestés parce qu’ils privilégient les Kel Adagh et reviennent à retirer l’armée malienne d’une partie importante du territoire national. Candidat malheureux aux présidentielles de 2002, Ibrahim Boubakar Kéïta (actuel Président de la République du Mali) dénonce ces accords, notamment le processus de délocalisation des casernes militaires, repliées dans les zones urbaines, et la création d’unités spéciales composées uniquement d’anciens rebelles : il y a de facto une partition politique (voire ethnique) sur le territoire national contrôlé par des forces non républicaines.

Le mouvement de libération nationale

35La cinquième rébellion touarègue, initiée par le mnla, marque alors une rupture car elle se développe dans un contexte très différent sur les plans local, régional et international.

36Au niveau local, on observe la disparition de l’ordre social qui avait prévalu auparavant et, dans une moindre mesure, pendant la colonisation. En témoignent l’émergence et l’autonomisation politique de groupes autrefois dominés comme les imghad et les Touaregs noirs. Dans un tel cadre, l’ancienne aristocratie a recours aux armes pour tenter de restaurer sa domination perdue.

37Aux niveaux régional et national, on relève également une banalisation des activités criminelles, notamment des trafics de cocaïne et de cannabis qui augmentent considérablement à partir de 2004-2005, avant d’être relayés par la branche saharienne d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (aqmi) lorsque celle-ci se sanctuarise à partir de 2007 dans le djebel Timedrine, à l’ouest de l’Adagh. Bénéficiant de complicités jusqu’au plus haut niveau d’un État qui n’a plus qu’une présence symbolique à Tombouctou, Gao et Kidal, ces phénomènes se développent dans l’immensité désertique d’une zone de non-droit où règnent l’impunité et la corruption.

38Au niveau international, enfin, le Mali est victime des conséquences de l’intervention militaire franco-britannique puis de celle de l’otan en 2011, qui y déverse son contingent d’armes sophistiquées acheminées par les djihadistes d’aqmi ou par les Touaregs à l’origine de la création du mnla24. Le renversement du régime de Kadhafi participe de beaucoup au processus de déstabilisation de l’espace saharo-sahélien dont le Mali constitue le maillon faible.

39C’est dans ces contextes qu’intervient la création du mnla. Il résulte de la fusion de plusieurs petits mouvements dont l’importance et la durée de vie varient sensiblement. Parmi eux, les plus significatifs sont l’Alliance du 23 mai pour le changement (adc), apparu en 2006, le reliquat de l’Alliance Touareg Niger-Mali (atnm) fondée en 2007 et le Mouvement national de l’Azawad dont le premier et unique congrès s’est tenu à Tombouctou les 31 octobre et 1^er novembre 2010. Deux tendances, qui recouvrent des appartenances tribales différentes, s’affrontent pour définir les orientations du mnla : soit combattre aqmi dans le cadre provisoire d’un État malien dont les contours juridiques restent à préciser, soit s’attaquer à l’armée malienne en vue d’acquérir l’indépendance. Or beaucoup considèrent que la bataille contre Al Qaïda est inégale et conduirait à la défaite. La tendance sécessionniste l’emporte donc, orientant le mouvement vers une sorte d’alliance de circonstance avec la nébuleuse djihadiste.

L’Azawad : du terrain de parcours consommé au territoire revendiqué. L’imposture historique

40L’acception ethnogéographique de cet espace comprend les pâturages et terrains de parcours des pasteurs nomades maures Bérabich et Teurmoz, occupant 380 km² entre Tombouctou et Araouane. L’acception administrative, quant à elle, recouvre les circonscriptions de Tombouctou, Gao et Kidal. À des fins de propagande, le mnla transforme une région administrative en un territoire (au sens politique du terme) présenté par ce mouvement comme le berceau ancestral des Touaregs, prétendument accaparé par le Mali colonisateur et que l’objectif est de reconquérir (et non de conquérir). Il existe cependant une ambiguïté lourde de conséquences. En effet, le Pacte national signé au mois d’avril 1992 et qui a couronné le retour à la paix à l’issue de la rébellion de 1990-1995, mentionne : « Les dispositions du présent Pacte sont applicables dans le Nord du Mali appelé 6^e, 7^e et 8^e Régions par le Gouvernement et Azawad par les mouvements et fronts unifiés de l’Azawad. Le gouvernement de la République du Mali n’est pas opposé à l’appellation “Azawad” pour ces régions… » (Pacte national, avril 1992, Titre 1, paragraphe 4).

41Il n’y a pas d’acception historique car il n’existe ni chefferie, ni royaume, ni empire de l’Azawad. On a là une construction politique érigée en outil de propagande à destination des médias occidentaux et qui ne peut se prévaloir d’aucune antériorité historique. Il s’agit donc d’une imposture et d’une histoire manipulée, en même temps que d’un factoïde politique diffusé par une radio spécialisée dans l’international lors des années 1990-199525.

42Ces cinq rébellions, qui recèlent chacune des éléments originaux, se produisent lorsque le pouvoir étatique est amoindri et qu’elles obtiennent des soutiens occultes de l’extérieur. Elles constituent le symptôme du passage d’une forme d’organisation politique nationale à une autre, fortement influencée par la domination des pays occidentaux. Celle de 1916 intervient lorsque le pouvoir colonial apparaît sensiblement affaibli. En 1963-64, l’État indépendant est en construction et ne se ramifie pas encore sur l’ensemble du territoire national, lui-même en formation. En 1990-95, l’insurrection opère lors de la Conférence nationale souveraine pendant laquelle l’État est mis entre parenthèses. En 2006-2007, le septentrion malien devient une zone de non-droit où l’État n’exerce plus sa souveraineté. En 2011-2012 se produit une implantation pérenne des forces djihadistes. Elle constitue un réceptacle approprié à l’arrivée des Touaregs maliens et libyens qui fuient la chute de Kadhafi et réactive les groupes armés narcodjihadistes contre lesquels le Colonel libyen avait mené de sévères combats. La partition territoriale est provisoirement accomplie et les deux tiers du pays se trouvent sous occupation des groupes armés26.

43À travers ces quatre entités (aqmi, mujao, Ansar Eddin, mnla) théoriquement autonomes mais fréquemment imbriquées, s’affrontent trois conceptions antagoniques ou pour le moins divergentes :

• celle de l’État-nation soutenue par l’immense majorité des Maliens. Elle se prévaut d’une légitimité démocratique et constitutionnelle qui relève de la notion d’État de droit, et elle a le soutien de la communauté internationale et des organismes régionaux tels que la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ;
• celle d’un État théocratique de droit divin visé par les groupes qui forment la nébuleuse djihadiste et cherchent à imposer la chariya sous ses formes extrêmes (flagellation publique, amputation, lapidation…) ;
• celle d’un État déclaré laïc et indépendant, à caractère ethnique sous domination touarègue, qui revendique un territoire : l’Azawad.

44En Afrique subsaharienne, au moment des indépendances, le territoire (qui deviendra national) préexistait globalement à la formation de la nation et à la construction de l’État. Tel fut le cas au Mali dont le premier président, Modibo Kéïta, s’attela à enclencher une conscience nationale qui visait à structurer un cadre politique unitaire et un destin commun. Tel n’est pas le cas pour la « fabrication » de l’État de l’Azawad qui ne concerne pas un territoire au sens politique du terme. Pour cette raison, le mnla n’est pas porteur d’une identité collective ethnique susceptible de bâtir une communauté de destins, ni donc a fortiori une identité multiethnique. Il ne représente que lui-même. S’y oppose l’immense majorité des Kel Tamacheq qui condamnent les objectifs et les méthodes de ce mouvement rebelle considéré comme un ramassis de « bandits armés et apatrides » par une partie importante du peuple malien.

45L’effondrement de la Jamahiriya libyenne en octobre 2011 et le coup d’État militaire perpétré par le capitaine Hamadou Aya Sanogo le 22 mars 2012, ont nettement profité aux rébellions armées à dominante touarègue et aux groupes armés narcodjihadistes, en affaiblissant la souveraineté et l’autorité de l’État malien déjà sérieusement inexistant dans sa partie septentrionale.

46Le mnla, intellectuellement boiteux et dont le « projet de société », si l’on ose ainsi le désigner, présente des carences idéologiques et s’assortit de discours victimaires annonciateurs de génocides, vise le public occidental. Il est relativement bien structuré militairement et dispose d’une force de frappe inédite, mais sa composition sociologique est très hétéroclite (djihadistes, narco-trafiquants et militants de la cause). À cela s’ajoute un fort déficit de soutiens populaires, hormis chez une partie de la population de Kidal et de l’Adagh. Ce vide sociétal a généré la fuite en avant dans une logorrhée politique revendiquant l’indépendance mais désavouée par l’immense majorité des Kel Tamacheq maliens, a fortiori par les autres populations du septentrion, par les Kel Tamacheq des autres États (Niger, Algérie, Burkina Faso) et par la communauté internationale.

47D’une très grande complexité, les enjeux politiques et économiques de l’espace saharo-sahélien combinent organiquement trois niveaux : local, national et international. Ils sont anthropologiques, géopolitiques et animés par de multiples acteurs.

Les fraudes

48Par delà la banale fraude alimentaire et celle de produits de consommation courants (carburant divers) en provenance d’Algérie depuis l’indépendance et la création des coopératives à Tamanrasset, par-delà aussi les trafics d’êtres humains (acheminement de migrants via l’Algérie vers l’Europe), de cigarettes et de voitures, les trafics de drogues illicites sont de loin les plus importants (Blin, 2009). Celui de la cocaïne nourrit le blanchiment d’argent (notamment dans le foncier et les transports nationaux et internationaux) et le fonctionnement de réseaux polyvalents à caractère mafieux. L’événement le plus spectaculaire fut celui du crash d’un Boeing (5 novembre 2009) surnommé « Air cocaïne » qui transportait entre huit et dix tonnes de cette drogue et ne réussit pas à décoller. Il y fut mis le feu après que des dizaines de véhicules 4 x 4 aient rapidement dispatché la cocaïne.

49Selon un des rapports de l’Office des nations unies contre la drogue et le crime (onudic), 18 tonnes de cocaïne auraient transité par l’Afrique de l’Ouest en 2010, après un pic de 47 tonnes en 2007. D’autres sources avancent une moyenne oscillant entre 40 et 80 tonnes. La valeur totale de la cocaïne ayant traversé depuis dix ans le Sahara avoisinerait les 15 milliards d’euros. Le Sahara devient le « grenier-carrefour de la coke du désert » d’Afrique de l’Ouest, se positionnant ainsi entre les pays andins et les marchés juteux des consommateurs européens et, dit-on, à un degré moindre, des Proche et Moyen-Orientaux, sans compter les trafics d’armes…

La géopolitique saharo-sahélienne

50Après avoir mis à genoux le Mali, les groupes armés narco-djihadistes et le mnla ont été chassés par l’intervention de l’opération militaire française Serval. Celle-ci a été légitimée par la résolution 2100 du conseil de sécurité de l’onu et légalisée par la demande du Président de transition qui sollicita l’entremise militaire de la France. Le succès de cette opération qui évita la création d’un « Sahélistan », a permis le contrôle militaire (sans doute ponctuel) par une force d’interposition (la minusma) de la quasi-totalité du territoire national à l’exception de l’enclave de Kidal et de sa région (Adagh) administrée par le mnla. Ce contrôle procède d’une militarisation du Sahara sous des formes et à des degrés variables, subordonnée aux intérêts des puissances occidentales, et notamment de la France.

51La déstabilisation de l’Algérie, dont les prémices se font jour lors des interventions militaires en Libye, se poursuit par des tentatives de détachement du Sahara algérien (attentats du mujao, affrontements Maures/Touaregs à la frontière algéro-malienne) et par les revendications du Mouvement des fils du Sahara pour la justice islamique créé en 2007 à partir des provinces du sud algérien. Ce mouvement se conforme à l’idéologie salafiste djihadiste et exige l’application de la chariya. Son siège se trouve dans le nord du Mali mais ses actions ne visent que le régime algérien. Cette idéologie s’inscrit dans le cadre d’une compétition entre la Jamahiriya libyenne et l’Algérie pour le leadership sous-régional (Mansouria, 2012). Les relations algéro-libyennes sont rugueuses de longue date. Elles se sont déclarées dans les années 1980 à propos du Groupe islamique armé (GIA) qui, au cours de la guerre civile et selon l’Algérie, se serait procuré des armes à la frontière libyenne. Toutefois, c’est à l’issue des interventions militaires franco-britanniques et de celles de l’onu otan en Libye, que l’Algérie révisa sa position en craignant un chaos à ses frontières.

52Lors des grandes sécheresses de 1969-73 et 1983-84, un nombre important de populations touarègues trouva refuge en Libye, perçue comme un Eldorado. C’est ainsi que le Colonel Kadhafi recruta des mercenaires touaregs (maliens et nigériens) dans les légions « vertes » (islamiques) pour établir des pressions politiques et ethniques sur les pouvoirs considérés comme dictatoriaux. Ces mercenaires firent le coup de feu au Tchad, au Liban, en Palestine. À la disparition de ces légions en 1987, ils furent intégrés dans l’armée libyenne.

53La Libye, à la différence de l’Algérie, a développé une politique concrète à l’égard des populations touarègues maliennes et nigériennes. Elle renvoie à une conception qui visait à intégrer la communauté berbère-bédouine au monde arabo-musulman. L’Algérie, quant à elle, s’est limitée à intervenir en tant qu’État médiateur lors des rébellions armées à dominante touarègue de 1995 et 2006. Par ailleurs, elle adopta une attitude bienveillante à l’égard des rebelles qui, blessés au combat, recevaient des soins médicaux à Tamanrasset ou à Djanet.

54Dans les années 1990, Kadhafi, devenu indésirable pour les Britanniques et les Étasuniens à l’issue de ses échecs successifs27, réoriente sa politique d’influence vers les peuples subsahariens qui le soutiennent et devient « panafricaniste ». Il contrebalancera cette réorientation panafricaniste en créant, en 2006, la Ligue sociale et politique des tribus sahariennes, création suivie de près par l’insurrection de la rébellion touarègue qu’anima l’Alliance du 23 mai pour le changement. On assistera à une mise en réseau des rebelles, fondée sur des alliances éphémères ou plus durables reposant sur des économies parallèles à caractère mafieux (drogues, trafics d’êtres humains, de cigarettes, d’armes, de véhicules 4x4). L’effondrement de la Libye marque un tournant historique dont les conséquences immédiates se manifestèrent sur le Mali et particulièrement sur sa partie septentrionale où prévalait une zone de non-droit, règne de l’impunité et de tous les trafics.

55Enfin, on se contentera ici de mentionner les relations très conflictuelles entre l’Algérie et le Maroc à propos du Sahara Occidental et de la République arabe sahraouie démocratique (rasd), en soulignant la nouvelle stratégie marocaine visant à prendre rang dans l’espace saharo-sahélien pour y concurrencer l’influence algérienne – conflit d’influences, entre autres, sur la confrérie musulmane Tidjanya.

La ligue populaire et sociale des tribus du Grand Sahara

56Elle est créée le 10 avril 2006 à Tombouctou (Mali), le jour de la fête du Mouloud qui lui confère une symbolique bien significative. Cette date marque en effet la naissance d’une entité politique potentielle associée à celle du prophète et de l’islam soufi à Tombouctou, la ville aux 333 saints vénérés, manière d’attribuer un caractère divin à cette ligue.

57Dirigée à partir de Syrte (Libye) par le Libyen Rafa Madani et placée sous la présidence suprême du Colonel Kadhafi, l’association regroupe des représentants de tout l’espace saharien du Maroc au Soudan, mais également d’autres pays tels que Djibouti et Oman, qui considèrent la péninsule arabique, la Syrie et la Mésopotamie comme composantes lointaines de cet espace. Selon les visées de Kadhafi, il s’agissait de réunir à terme tout le Sahara en un seul État. Ce projet grandiose qui, comme bien d’autres, ne se réalisa pas, suscita l’opposition de l’Algérie et de l’Aménokal (chef suprême) des Touaregs algériens.

58Le fonctionnement de cette ligue ambitieuse reposait sur la tenue de forums annuels. Le deuxième et le troisième revêtirent une importance particulière. Le deuxième forum se tînt en 2007 à Agadez (Niger) à la faveur des fêtes du Mouloud (Gaani). Il vit l’intronisation de Kadhafi comme « leader des sultans touaregs » recevoir le titre amghar (« chef ») des Touaregs et l’emblématique « tambour du Grand Sultan », symbole du pouvoir sur l’ensemble des tribus touarègues. Ce cérémonial, supposé consacrer la création (plus virtuelle que réelle) d’une entité touarègue unique devant allégeance au « guide de la révolution libyenne »28 et plaçant l’avenir des Touaregs entre ses mains, laissa des traces dans l’imaginaire politique de certains d’entre eux. L’objectif était de consolider l’unité entre les différentes tribus pour mieux contrôler le Sahara qui devenait une zone de non-droit sillonnée par des trafics de toute nature. C’est à l’issue de ce deuxième forum que de sérieuses accusations furent portées à l’encontre de la Ligue et de son président suprême, car ce fut après le Mouloud d’Agadez, en 2007, que la rébellion touarègue du Mouvement national pour la justice éclata au Niger. Elle suivit celle de l’Alliance du 23 mai pour le changement, au Mali, qui s’était déclarée après la même fête un an auparavant. Ces deux rébellions chronologiquement (et sans doute politiquement) imbriquées, contribuèrent à fragiliser (et à déstabiliser à terme) sensiblement les États concernés. Le troisième forum (19 mars 2008) se tînt à Kampala (Ouganda) en présence de 6000 participants représentant les tribus mais aussi les musulmans d’Europe, des USA et du Golfe. Ce forum, dont la composition illustre une forme d’internationale musulmane, se fixe pour objectif de régler les crises des septentrions malien et nigérien ainsi que celle du Darfour, afin de convaincre les rebelles et le gouvernement tchadien d’établir un gouvernement d’union nationale.

59De ces deux forums, il ressort que l’assise ethnique et territoriale de cette ligue concerne essentiellement les Touaregs du Mali et leurs chefferies, mais que son influence s’exerce sur l’ensemble des sociétés touarègues à l’exception de celles d’Algérie. Kadhafi y apparaît comme la personne ad hoc pour résoudre les conflits armés en conformité avec sa conception de la démocratie directe et avec cet « État des masses » (Jamahiriya) qu’il entend incarner à lui seul… C’est aussi la fonction de « leader des sultans touaregs » qui lui a été assignée. Il s’oppose ainsi à l’Algérie qui assure un rôle de médiateur en tant qu’État et dont l’influence est prépondérante sur l’ensemble de la sous-région. La nature des relations que les Touaregs maliens et nigériens entretiennent avec l’Algérie et la Libye diffèrent sensiblement. Elles participent de la compétition diplomatique et politique entre ces deux pays, l’Algérie étant frontalière avec eux, contrairement à la Libye dépourvue de frontière avec le Mali.

Algérie, Libye : leurs relations avec les Touaregs

60Dans ses relations avec les rébellions armées touarègues, l’Algérie se positionne dans un rôle de médiateur institutionnalisé en cherchant à affirmer son influence incontournable sur la sous-région sans passer par une réorganisation (interne ou non) des territoires nationaux. La Libye, quant à elle, élabore la stratégie exprimée lors du discours prononcé à Ubari dans lequel Kadhafi annonçait un remodelage géopolitique passant par l’émergence de nouvelles entités politico-territoriales, cohérent avec sa conception politique d’un tiers-mondisme mâtiné de panafricanisme.

61Les objectifs et stratégies politiques respectifs de ces deux puissances régionales qui se disputent l’influence sur les États-nations de la sous-région, renvoient aux différences de la nature de l’État. L’un, l’Algérie, est un État centralisateur disposant d’une armée forte et d’une population importante (38 millions d’habitants), et dont l’indépendance a été acquise à l’issue d’une guerre de libération de huit ans (1954-1962)29. L’autre, la Libye, issue d’un coup d’État perpétré par le Colonel Kadhafi en 1969, est peuplée de 6 à 8 millions d’habitants et fonde son organisation politique sur le Livre vert consignant les modalités de fonctionnement organisationnel de la société libyenne, cette dernière ancrée dans une « démocratie directe » qui induit des interventions directes (cf. Congrès d’El Homs du 08/09/1980) et le soutien à la formation d’un mouvement politique touareg. Ce type d’organisation ouvre la voie à la tribalisation du politique déjà exprimée à travers le recours aux structures traditionnelles et aux figures du pouvoir issues des chefferies locales. Les systèmes politiques touaregs sont plus proches du « modèle » libyen de l’« État des masses » et de la construction d’une nation sans État centralisateur. L’histoire montrera que cette conception conduira à la personnalisation du pouvoir et à des dérives dictatoriales.

62Quant aux poussées identitaires pacifistes, elles sont écartelées entre la mondialisation et le retour des féodalités. Au Mali, ces poussées identitaires cycliques passent par le retour aux armes, ce qui n’est pas le cas des « printemps arabes » qui ne procèdent ni de l’arabité ni de l’islam mais d’une soif de démocratie et de justice. On constate que la démocratie et la guerre sont consubstantielles mais à géométrie variable. En effet, c’est au nom de la démocratie qu’on fait la guerre aux groupes armés narcodjihadistes (Mali et Afrique saharo-sahélienne) et, simultanément, c’est au nom de la guerre contre ce qu’il est convenu d’appeler les dictateurs (Libye, Syrie) que l’on instrumentalise les salafistes djihadistes…

Bilan provisoire des transformations

63Les transformations en œuvre au Sahara comme ailleurs s’inscrivent dans des processus d’urbanisation touchant aux nouvelles formes de contrôle et de gestion des frontières qui se font jour avec la notion de « villes frontières ». Celles-ci marquent un déplacement du politique et des centres de décision à ses périphéries territoriales, assimilables à la notion de confins précédemment mentionnée, et des lieux de contrôle des échanges.

64Dans un contexte où l’ethnicité et l’ethnicisme réapparaissent à la faveur de graves crises politiques et économiques mondiales conduisant à un enfermement identitaire, les frontières ont tendance à devenir « ethniques ». C’est ainsi qu’en Libye, lors des affrontements meurtriers entre Toubous et Arabes Ouled Slimane, le Conseil national de transition déclara vouloir fermer ses frontières méridionales. Les Toubous indépendantistes déclarèrent alors que ces frontières étaient les leurs et non celles de la Libye… L’émergence de « frontières ethniques » procède d’un maillage et d’un dépeçage du territoire national.

65Il en va de même dans le septentrion malien où les processus d’urbanisation génèrent d’importants enjeux fonciers incluant le périurbain. Ils se trouvent renforcés par le trafic de cocaïne et le blanchiment d’argent qui les accompagnent. Les territoires ne sont plus simplement des espaces de vie mais des enjeux de compétition animés par des stratégies locales de leadership qui transforment le territoire en lieu d’opérateurs économiques, lieu politique et relativement égalitaire jusqu’au début du xxi^e siècle.

66À partir du début des années 2000, des ruptures successives (sans doute irréversibles) se cumulent et s’enchevêtrent mais s’autonomisent aussi sous l’effet de la nébuleuse djihadiste, de la rébellion armée du mnla et des trafics en tous genres. Ces ruptures induisent de nouvelles territorialités qui procèdent d’un découpage-maillage des régions septentrionales, et génèrent des phénomènes d’ethno-territorialisation avec la formation de « poches ethniques » spécialisées dans les itinéraires d’acheminement des drogues illicites. À ces découpages viennent s’ajouter de nouveaux espaces définis par les sociétés de prospection minière. Dans les territoires, l’enchevêtrement et la flexibilité qui dominent n’excluent pas la tendance à la spécialisation, c’est-à-dire à l’appropriation de couloirs d’acheminement des produits illicites. On assiste de la sorte à des formes de hiérarchisation de territorialités au sein desquelles s’installent des « noyaux durs » ethniques. Cette hiérarchisation, inachevée, matérialise de nouveaux espaces aux lignes de démarcation floues car flexibles, en adéquation d’ailleurs avec les dynamiques des sociétés pastorales dans leurs rapports aux ressources naturelles. Elle concrétise de nouvelles inégalités sociales et devient la source d’enjeux politiques et économiques stratégiques à tous les niveaux (local et international). L’insécurité dans la bande saharo-sahélienne n’est-elle pas instrumentalisée pour s’implanter d’abord militairement puis économiquement dans cette partie de l’Afrique ? Le sommet de l’Élysée pour la paix et le développement qui s’est tenu à Paris les 6 et 7 décembre 2013 semblerait l’attester.

67Les systèmes politiques locaux, arabes et touaregs, relèvent des systèmes segmentaires et du factionnalisme qui demeurent actifs à la faveur des enjeux politiques mondialisés, avec l’émergence de figures de pouvoirs locaux formant une nouvelle classe politique. C’est au sein de ces systèmes que la tribalisation du politique revêt sa pertinence et son efficacité analytiques. Elle génère des alliances ponctuelles face à un ennemi commun, le temps d’établir un rapport de force politico-militaire autour de la parentèle (étroit réseau de solidarité inaltérable) et de ses satellites.

68Sur ces systèmes politiques locaux viennent se greffer les enjeux géopolitiques d’un système d’interactions fluctuantes qui privilégient des acteurs locaux opérant dans une gangue tribale à présent flexible, puisque les anciens rapports sociaux qui régissaient les sociétés touarègues sont devenus caduques. Les transformations sociales se traduisent par une autonomisation de ces rapports qui tendent à se réorganiser sous des formes communautaires témoignant de ruptures irréversibles dans l’édifice sociopolitique des sociétés touarègues. C’est ainsi que les imghad – au statut juridique d’hommes libres mais au statut politique de tributaires par rapport à l’aristocratie guerrière et au phénotype « méditerranéen » – tendent à s’organiser, selon les lieux, en une communauté identificatoire soustraite à la domination des anciens aristocrates guerriers. Il en va de même pour les anciens esclaves au phénotype subsaharien (les Bellah, selon la catégorisation songoye la plus usitée), sans existence sociale dans le système et les représentations politiques touarègues à ancrage biologique. La formation de ces communautés aux compositions sociologiques dissemblables n’a pas débouché sur une alliance, même ponctuelle, entre les tributaires et les anciens esclaves à l’encontre de l’ancienne aristocratie guerrière.

69De 2003-2005 jusqu’à 2011, le septentrion malien apparaît comme une zone de non-droit où prévalent l’impunité et une corruption généralisée qui gangrène les appareils d’État à un niveau très élevé30. Cette zone de non-droit deviendra le siège d’une recomposition des aires d’influence et constituera un terrain favorable aux conséquences directes des interventions militaires en Libye.

70Des analyses précédentes, on notera un déclin des centres et l’affirmation des dynamiques de plus en plus chaotiques des territoires politiques nationaux, propres à la situation actuelle du capitalisme et à la mise en œuvre d’un nouvel ordre mondial.