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Autopsie du musée

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Agnès Callu

Figures

D’un Louvre moderne : le projet d’Henri Verne

Agnès Callu

Texte intégral

  • 1 Émile Biasini, Grands travaux : de l’Afrique au Louvre, Paris, Odile Jacob, 1995 et Jack Lang, Les (...)
  • 2 Pour reprendre une expression de Pascal Ory.
  • 3 Philippe Poirrier, « L’empreinte du Front populaire sur les politiques culturelles (1955-2006) » d (...)
  • 4 Laurent Rollet et Philippe Nabonnand (dir.), Les uns et les autres : biographies et prosopographie (...)

1À l’écart d’une narration biographique qui rappellerait les stances d’une vie ou les jalons d’une « entrée dans la carrière », ce développement, dynamique, espère rendre compte de la trajectoire du directeur des musées de France, Henri Verne (1880-1949), à l’origine des réflexions et travaux autorisant – au tournant des années 1930 – la construction du futur « Grand Louvre »1. Déterminer l’oubli de ce « vaincu de l’histoire »2 autant que les motivations socioculturelles de son engagement en faveur du changement intéresse. Effectivement, la personnalité de Verne, loin du profil de l’administrateur gestionnaire mu par le seul goût technocratique, est séduisante, car il est l’homme d’un « nouveau Louvre » (sic) où l’influence de la Culture dite populaire et du Front du même nom est rectrice3. Approcher Verne pour le replacer dans son milieu, sa génération et son époque4, oblige donc à contextualiser son profil social, mais à interpréter surtout des gestes résolument novateurs quand ils promeuvent la « modernité dans les musées » (sic).

  • 5 Archives des musées nationaux, dossier d’Henri Verne O31.
  • 6 Raymond Lécuyer, « M. Henri Verne à l’Institut », dans L’Illustration, 1er janvier 1938.
  • 7 Ibid.

2En dépit de sources très lacunaires5, il est possible de tracer à [trop] grands traits le parcours d’Henri Verne que Raymond Lécuyer, collaborateur régulier de L’Illustration depuis 1934-1935, qualifie de « vie de brillant et solide écrivain, une vie de grand fonctionnaire »6. Les legs et héritages familiaux sont difficiles à saisir dans la précision. Quant au tempérament – derrière l’éloge – le même Lécuyer vante chez Verne : « […] la lumineuse intelligence d’un Méditerranéen, l’affable subtilité d’un diplomate né, la patience souriante d’un sage, la volonté et l’optimisme des forts »7.

  • 8 Ibid.

3La formation intellectuelle de Verne est, une nouvelle fois, notée de façon lapidaire, au fil d’une unique mention : sait-on seulement qu’il suit une scolarité universitaire double, devenant licencié en Littérature et en Droit. Ses débuts sont marqués par un « apprentissage des Lettres et de la politique auprès de quelques-uns des personnages les plus remarquables du commencement du siècle »8. De fait, la première stance de son activité professionnelle, courant jusqu’au seuil des années 1910, demeure floue lorsque l’on dit de lui qu’il mène concurremment, dans l’empirisme, des activités de journaliste et d’homme de Cabinet.

  • 9 Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux (1870-1940) : genèse et fonctionnement, Paris, Honoré (...)
  • 10 Henri Verne est également nommé à l’Académie des beaux-arts de Lisbonne et membre des commissions (...)
  • 11 Discours de Jules Formigé à l’occasion des funérailles d’Adolphe Boschot, Paris, Institut de Franc (...)

4Immédiatement avant la Grande Guerre, les balises temporelles se resserrent. Verne « intègre les musées » (sic) puisqu’il entre au Louvre en 1910, devenant attaché d’administration. Cependant, le conflit interrompt le mouvement, fracture le temps et Verne est fait Capitaine, Croix de guerre aussi. Le médaillé revient ensuite au Louvre pour en devenir le Secrétaire général en 1917. Nommé directeur des musées en 1926, il succède à Jean d’Estournelles de Constant9 qui occupait la fonction depuis 1919 et cède son titre, en 1939, au futur résistant Jacques Jaujard. Verne est élu membre libre à l’Académie des beaux-arts en 193710, prenant la place du critique musical Adolphe Boschot (1871-1955) et laissant son fauteuil au napoléonien Jean Bourguignon, conservateur de La Malmaison11. Il meurt, onze ans plus tard, en 1949.

5La qualification identitaire livrée par Lécuyer est sommaire, mais livre cependant les deux directions qui seront arpentées par le futur directeur des musées. De fait, ce dernier a un profil scientifique, mais prend sa pleine mesure lorsqu’il est propulsé « manager » culturel.

  • 12 Voir, en particulier, Henri Verne, Le Palais du Louvre, Paris, Albert Morancé, 1923 ; Henri Verne (...)
  • 13 Indicateur des cours. Sorbonne. Collège de France. Faculté de droit. Muséum. École des hautes étud (...)

6Deux indicateurs témoignent de la position intellectuelle d’Henri Verne : il publie (mais sa fonction lui assure un certain nombre de productions qu’il signe « ès qualités », souvent à la manière d’une préface ou d’une introduction)12. Il enseigne à l’École du Louvre, ayant en charge dix-neuf cours en 1939 en plus des enseignements de muséographie : généralistes, ils traitent de l’histoire des collections, de l’Architecture ou des Arts décoratifs ; plus pointus, ils portent sur les Arts de l’Asie ou les Antiquités de Sumer13. Mais Henri Verne est avant tout un homme de terrain, profilé pour la prise de décision.

7Là, d’évidence, la modernité de son jugement et de ses initiatives le qualifient parce qu’il est le bâtisseur des grands travaux, l’inventeur des techniques innovantes, le promoteur de la pédagogie par le musée.

  • 14 Henri Verne, « Le plan d’extension et de regroupement méthodique des collections du musée du Louvr (...)

8Verne, pédagogue et soucieux d’expliquer les fondements de son projet pour le Louvre, propose dans la livraison du Bulletin des musées de France de janvier 1934 un long développement historique et projectif, aux allures d’un premier bilan de situation14.

  • 15 Vincent Dubois, « L’art et l’État au début de la IIIe République, ou les conditions d’impossibilit (...)

9Avant de proposer un plan-masse des travaux réalisés, des éléments analytiques et responsables de son discours – très marqué par un ton « IIIe République »15 et intégrant les contraintes du palais – méritent la citation :

[…] Ce serait mal aimer le Louvre […], le grand musée d’art, le musée de tous les arts, que de ne pas chercher à l’amender […]. Puisque nous croyons en lui, nous devons ressentir d’autant plus impérieusement le devoir d’accroître par une distribution logique et par le reclassement de ses collections, son pouvoir éducatif, par une meilleure présentation, son influence esthétique […]. Il s’agit donc […] de respecter absolument une façade essentielle à la physionomie de Paris […] puis, à l’intérieur, d’appliquer une règle plus souple qui consiste […] à respecter le Palais, mais sans le subir […]. Partout, il faut adapter et transformer […]. Au total, la présence dans un même local des peintures, des sculptures, des objets d’art classés chronologiquement, mais avec goût, reste sans doute la méthode d’organisation la plus efficace pour toutes les catégories de visiteurs et il ne fallait ni diviser, ni bouleverser le Louvre […].

  • 16 Biographie de Maurice Petsche sur la base de données des députés français depuis 1789, http://www. (...)
  • 17 Jean-Claude Daufresne, Louvre et Tuileries. Architectures de papier, Liège, Mardaga, 1995, p. 354.
  • 18 Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux…, op. cit., p. 206, 210, 268, 416.
  • 19 Voir la contribution d’Agnès Callu sur David David-Weill dans le même ouvrage.
  • 20 Michel Ragon et Françoise Choay, Dictionnaire des architectes, Paris, Albin Michel, 1999 et Maria- (...)

10Henri Verne souhaite s’associer les compétences de tous et montrer ainsi que, grâce à la mutualisation des savoirs, son projet – doté de 12 millions de francs en 1931 au titre de « l’outillage national » grâce au sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, Maurice Petsche16 – est valide. Ce chantier est conduit par l’architecte en chef du Palais, Albert Ferran17. Un conseil de conservateurs, présidé par le directeur général des Beaux-Arts, Paul Léon, a valeur d’expertise. Une sous-commission des Monuments historiques – dans laquelle figurent Paul Léon, toujours, mais aussi Marcel Aubert, Louis Hautecœur, Pol Neveux ou Paul Vitry – se prononce sur les questions pratiques et esthétiques18. Enfin, l’indispensable président du Conseil des musées nationaux, David David-Weill19 ainsi que les inspecteurs généraux des bâtiments civils, Camille Lefèvre et Emmanuel Pontremoli, apportent leur collaboration et validation au bon développement des travaux.20

11En 1934, Henri Verne est confiant pour l’avenir du Louvre, même s’il sait qu’il faut consolider et renouveler l’effort :

  • 21 Henri Verne, « Le plan d’extension et de regroupement méthodique des collections du musée du Louvr (...)

[…] Si j’ai eu la simple préoccupation de faire mon devoir de fonctionnaire pas trop indifférent aux chefs-d’œuvre dont il a la garde, en proposant un plan ambitieux, mais logique, l’évènement a prouvé que ce n’était point là se montrer trop présomptueux […]. Le programme est réalisé jusqu’au quart […]. Notre grand musée universel des Beaux-Arts est si cher aux amateurs et aux artistes de tous les pays, qu’il ne saurait être l’objet de trop de soins de la part du pays où il s’est formé selon notre méthode critique la plus libérale, avec l’aide généreuse de nos grands collectionneurs, pour devenir un des plus rayonnants foyers de cette culture spirituelle et artistique que la France propage avec tant de désintéressement21.

12Dans les faits, Verne – tel un bulldozer sur une période resserrée : une décade, les années 1926-1936 – agit en faveur non seulement d’un regroupement logique des collections du Louvre, mais aussi de leur présentation innovante, alternant la mise en valeur d’unica et celle de corpus sériels.

  • 22 Archives des musées nationaux, dossier d’Henri Verne, O31.
  • 23 Verne reclasse aussi en 1937 et 1938 les musées des Monuments français et Guimet. Il œuvre encore (...)

13La synthèse oblige à isoler quelques mesures fondamentales, symboliques aussi, annoncées, pour certaines, dans un prototype générique daté de 192722. En 1930, Verne initie le groupement scientifique des Musées napoléoniens (Malmaison, Compiègne, Fontainebleau) et du département des Objets d’art (Louvre, Cluny, Pau). Quatre ans plus tard, en 1934, il inaugure quarante salles reclassées au Louvre pour les Antiquités grecques, romaines, égyptiennes et coptes. 1936 voit l’ouverture d’espaces pour la Sculpture du Moyen Âge et de la Renaissance. L’année d’après, 1937, célèbre l’inauguration des dernières salles romaines voisines de la Cour du Sphinx où résonnent peintures, sculptures, mosaïques et Primitifs italiens. En 1938, sont ouvertes les nouvelles salles d’objets d’art du Moyen Âge et de la Renaissance dans la colonnade de Perrault ainsi que les premières salles assyriennes. Et sont annoncés, pour 1939, un ordonnancement/redéploiement des salles de mobiliers et objets d’art comme des Égyptiennes réunissant objets et sarcophages23.

  • 24 Et Verne ne néglige pas la réflexion des charpentes et des toitures du palais.

14En plus d’une intervention sur les lieux eux-mêmes24, Henri Verne s’implique, et là aussi l’effort est stratégique, à l’École du Louvre – espérée comme une « pépinière de conférenciers » (sic) (cf. infra) – dont il favorise l’agrandissement massif (deux nouvelles salles sont désormais disponibles) : en 1926, l’École pouvait recevoir 600 étudiants, neuf ans plus tard, elle enregistre une capacité d’accueil de 1 700 élèves.

  • 25 On lui doit, à partir de 1927, la publication d’un annuaire et d’un rapport annuel sur l’activité (...)
  • 26 Qui prend de l’ampleur en 1932 grâce à la donation Maïnini. Voir Laboratoire du musée du Louvre, I (...)
  • 27 « […] Un puissant élément réformateur est entré au Louvre : la lumière. Quelques fenêtres déjà se (...)

15Le sens moderne de Verne, bon administrateur25, se lit aussi dans son intelligence des « nouvelles technologies ». En effet, il s’en saisit avec intuition et habileté, singulièrement dans trois secteurs. Souhaitant accroître qualitativement la restauration des œuvres, il crée, en 1926, le Laboratoire d’étude scientifique26 qui permet « l’analyse authentifiant par des preuves matérielles, mettant en lumière les techniques et servant à établir pour chaque œuvre un dossier rendant compte de l’œuvre photographiée et radiographiée ». Il s’applique à optimiser la sécurité des collections : ainsi, sont successivement mis en place des colonnes sèches contre l’incendie en 1926, le téléphone dans les salles autorisant de meilleures liaisons et donc un gardiennage renforcé dès 1932, le chauffage urbain en 1938. Enfin, obsédé par la lumière27, il espère, dès 1926, une valorisation des œuvres par une luminosité adaptée et renforcée : l’éclairage électrique est installé dans la salle des Antiques en 1937 et dans celle des Sculptures du Moyen Âge en 1938.

  • 28 Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux…, op. cit., p. 317-331. À signaler, en particulier, q (...)

16Enfin, Verne, naturellement actif au sein de la RMN, se montre très intéressé par le développement des services commerciaux, c’est-à-dire par la réflexion à conduire autour de l’optimisation de la vente des catalogues ainsi que des produits de la Chalcographie et de l’Atelier de Moulages28.

  • 29 Antoine Prost, Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.

17À se fier à une première lecture, cette trajectoire de profil, sinon banale, peut-être techno-administrative, peut conduire au diagnostic un peu court : Henri Verne, en homme de son temps, aurait été séduit par la rationalisation des espaces et leur perfectionnement nécessitant un usage massif de la technique. Mais son parcours déborde très largement quand, aux fondements d’une telle recomposition, préexiste une conscience politique « très 1936 ». Et la raison du succès d’Henri Verne réside sans doute là : son projet rencontre pleinement les idéaux du Front populaire. Effectivement, comme Georges-Henri Rivière d’ailleurs – les deux hommes fréquentent en 1937 l’entourage de Jean Zay29 – Henri Verne considère le musée comme un lieu d’éducation républicaine qui ne saurait être réservé à une élite intellectuelle et/ou artistique.

18Le projet de Rivière, pour les Arts et Traditions populaires en 1937, est, à cet égard, explicite :

  • 30 Ibid., p. 395-396.

[…] Le musée pour le peuple ne sera pas une simple collection d’objets : non seulement il sera un musée de synthèse, constitué à l’aide des objets les plus caractéristiques, mais il associera constamment par les procédés muséographiques les plus modernes, à la présentation des choses, la figuration ou l’évocation des réalités sociales et des croyances, des traditions idéologiques et collectives du peuple […]30.

  • 31 Henri Verne, L’organisation du loisir ouvrier en Allemagne. Les bibliothèques populaires et œuvres (...)
  • 32 Pascal Ory, La belle illusion : culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, (...)

19Henri Verne, de son côté, conçoit le musée comme un outil de connaissance élargi. Et cette version-là, Verne lui donne la préférence dès 1911 dans son opuscule titré L’organisation du loisir ouvrier en Allemagne31. Aussi bien les sources de son projet sont depuis longtemps imaginées de telle sorte qu’elles peuvent être formulées, présentées et dès lors entendues lorsqu’elles rencontrent les politiques publiques alors mises en œuvre32. Verne considère que le musée ne peut donner sa pleine mesure que s’il est directement, immédiatement compréhensible par les visiteurs. Sur ce plan, la conjonction de deux facteurs est, selon lui, déterminante : d’abord, l’usage d’une scénographie lumineuse « avant la lettre » au service des œuvres ; ensuite, la mise en place d’un dispositif savant.

  • 33 Henri Verne et Jean Vergnet-Ruiz, Le Louvre la nuit, op. cit. [ici, un fragment de la version dact (...)

20Lyrique dans Le Louvre la nuit33, Verne explique, une nouvelle fois, son engouement pour une lumière participant d’une intelligence élargie des collections. Les développements qu’il propose autour des Antiquités égyptiennes et de « La Vénus de Milo » réclament la citation quand ils sont exemplaires :

Ouvrir le Louvre la nuit ! C’est une expérience qui a réussi […]. La grande majorité de nos visiteurs vient à nous pour voir le musée lui-même, plus commode et plus aimable peut-être, mais aussi plus instructif […]. L’idée du musée du soir n’était pas nouvelle. Je suis de ceux qui l’ont prêchée et médiocrement appliquée il y a presque trente ans dans les universités populaires. J’en ai traité dans deux brochures sur l’organisation des loisirs ouvriers publiés par le Musée social en 1910 […]. C’est là un point essentiel […], il importe de rappeler que […] les musées austères, voire ennuyeux, sont désormais les temples où la clarté des artifices modernes sert magnifiquement la clarté spirituelle qui rayonne des plus belles œuvres humaines […]. Aux sculptures égyptiennes […] a été distribuée seulement une lumière diffuse […]. Cette vaste et tranquille clarté orientale, surprenante à force de rester égale à elle-même, évoque assez agréablement de longs jours durement ensoleillés et convient aux sculptures symboliques de tel sarcophage comme à tels ornements précieux de monastères coptes ou à telle allée de sphinx […]. Au plus célèbre des chefs-d’œuvre, à « La Vénus de Milo », qu’il eût été fâcheux d’aplatir sur un fond d’ombre sous un jet de lumière trop dure, on a tenté de donner la forme claire d’une blanche apparition, en l’éclairant à l’aide de plusieurs projecteurs qui l’entourent de leurs rayonnements variables […] pour suivre, envelopper et arrondir ses contours, comme le ferait un jour d’atelier au gré du sculpteur […].

  • 34 Henri Verne et Jean Vergnet-Ruiz, Le Louvre la nuit, op. cit.

21Cependant Henri Verne connaît les limites d’une lumière artificielle se saisissant des œuvres pour, presque à la manière de performances, les théâtraliser, ou espérer inventer, a posteriori, une atmosphère contemporaine : « […] Je ne crois pas qu’il suffise d’illuminer brillamment ou mystérieusement des œuvres d’art pour faire un bon musée du soir […] »34.

  • 35 Jean-Marie Mignon, Une histoire de l’éducation populaire, Paris, La Découverte, 2007. A contrario,(...)
  • 36 La médiation prend deux formes : celle d’une explication verbale donnée par un conférencier, une a (...)
  • 37 Dominique Poulot, Une histoire des musées de France, xviii-xxe siècles, Paris, La Découverte, 2008

22La contextualisation esthétique est nécessaire, la savante, fondamentale. Très imprégné du binôme Culture et Connaissance, croyant à la compréhension de la première par le seul instrument de la seconde, il veut faire « apprendre les œuvres »35. Chez lui, certes, l’émotion aux œuvres n’est pas déniée, mais il appartient d’abord au musée, comme à l’école, d’apprendre à tous les richesses artistiques du monde. Comme un atlas ou un manuel de l’art, le musée doit expliquer les œuvres et ne pas se contenter de les expliciter. Sa position sur le sujet est invariable puisqu’elle emprunte deux voies rhétoriques : il promeut la médiation intellectuelle entre l’œuvre et son public36 ; animé d’une conscience sociale égalitaire, il souhaite briser l’image du musée élitaire pour le transformer en lieu citoyen que sa création républicaine, depuis toujours, attend de lui37 :

  • 38 Henri Verne et Jean Vergnet-Ruiz, Le Louvre la nuit, op. cit.

[…] Notre musée doit prendre avant tout un caractère pédagogique qui peut être satisfaisant au fond pour tous les esprits puisqu’il rend la visite facile et utile […]. Le musée cesse d’être un répertoire de pièces plus ou moins rares accumulées […], il devient au contraire une demeure séduisante […] à qui l’on rêve de rendre visite en raison même de l’agrément de l’intérieur et la séduction de ses hôtes […]. C’est indispensable, un guide parle. Mais ce n’est pas un guide bavard pérorant […] pour conter des anecdotes ridicules […] ; c’est un conférencier instruit, érudit même, qui, avec précision, nomme, date, déchiffre, lit chacune des œuvres, la décrit pour apprendre au spectateur à la bien regarder, à analyser sa forme, sa couleur, son expression, à comprendre ce qu’elle évoque […]38.

23Quelle n’est pas la joie de Verne quand l’expérience lui désigne un Louvre pour tous, à l’échelle des goûts, apprentissages et talents de chacun :

[…] Regardez ce public avide de s’instruire. Il est composé de jeunes gens, de quelques amateurs […], de braves gens désœuvrés et déjà de beaucoup de travailleurs de toutes les catégories : commerçants, employés, ouvriers, qui, pour un droit d’entrée modeste […] peuvent enfin apprécier le musée attrayant […]. Quelque amateur raffiné ou quelque esthéticien sublime nous moqueront-ils d’entreprendre une œuvre vaine, chimérique, d’oser mettre à la portée du nombre qui n’y entendra jamais rien l’art, privilège de quelques-uns ? Peut-être en effet tous nos visiteurs ne tireront-ils du Louvre et de nos autres musées, ni les hypothèses subtiles du savant, ni les enchantements délicats du connaisseur ; mais s’il se trouve parmi nos auditeurs spectateurs, quelques collectionneurs inattendus et un seul grand artiste inespéré, cela n’est-ce pas notre récompense, notre belle récompense ?

  • 39 Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux, op. cit., p. 381 et sq. Verne félicite les membres d (...)
  • 40 Voir la contribution d’Agnès Callu sur David David-Weill dans le même volume.
  • 41 Voir, en particulier, Michel Laclotte, Histoires de musées : souvenirs d’un conservateur, Paris, S (...)
  • 42 Ieoh Ming Pei, Émile Biasini et Jean Lacouture, L’invention du Grand Louvre, Paris, Odile Jacob, 2 (...)

24Le « chantier Verne » est vertigineux. Pourtant, malgré le déploiement d’une énergie hors du commun au profit de résultats tangibles, la figure de l’homme a presque disparu. Devant l’injustice historiographique, une raison première, contemporaine, peut être avancée. Au tournant des années 1930, les activités de la Direction des musées et celles de la RMN (par son Conseil) sont poreuses. Aussi bien, le bilan de Verne doit beaucoup à la RMN. Alors que l’établissement public – audité au seuil du second conflit, car dans l’œil du cyclone du ministère en raison d’une gestion comptable douteuse et d’un absentéisme redoutable au sein de son Conseil –, connaît la crise, Verne le soutient. Non seulement il est de toutes les séances, mails il applaudit le développement des services commerciaux, favorise la nouvelle politique d’expositions de la Réunion qui démarre en flèche post 1930, rend possible la mise en place d’une politique tarifaire qui, astucieusement conduite, propose des ressources financières considérables39. En définitive, Verne, à l’esprit collectif, « corporate », se retrouve un homme parmi les autres au sein d’une RMN, qui même comptablement chancelante, acquiert une visibilité qui pousse les frontières de l’hexagone. C’est à elle, et à raison, que l’on attribue les succès des expositions de l’Orangerie et non à Verne ; c’est elle que l’on salue, à raison encore, pour sa politique d’acquisitions et de subventions des fouilles et non Verne. Henri Verne, trop honnête ou trop institutionnel, a-t-il donc été la victime d’un logo et absorbé par les figures écrasantes (celle de David David-Weill40 singulièrement) qui le portent ? Rien n’est moins vrai et la réintégration méritée de Verne dans la réussite du « Grand Louvre » est dissociée dans le temps. Ce sont ces successeurs, à divers titres et fonctions : Michel Laclotte, Gaëtan Picon ou Henri Seyrig, qui lui rendent l’hommage dû41 : soit celui d’être l’artisan des premiers assemblages et extensions qui permirent le succès multiplexe et international de 198942.

Notes

1 Émile Biasini, Grands travaux : de l’Afrique au Louvre, Paris, Odile Jacob, 1995 et Jack Lang, Les batailles du Grand Louvre, Paris, RMN, 2010.

2 Pour reprendre une expression de Pascal Ory.

3 Philippe Poirrier, « L’empreinte du Front populaire sur les politiques culturelles (1955-2006) » dans Xavier Vigna, Jean Vigreux et Serge Wolikow (dir.), Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front populaire, Paris, Éditions sociales, 2006, p. 349-360.

4 Laurent Rollet et Philippe Nabonnand (dir.), Les uns et les autres : biographies et prosopographies en histoire des sciences, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2012.

5 Archives des musées nationaux, dossier d’Henri Verne O31.

6 Raymond Lécuyer, « M. Henri Verne à l’Institut », dans L’Illustration, 1er janvier 1938.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux (1870-1940) : genèse et fonctionnement, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 268.

10 Henri Verne est également nommé à l’Académie des beaux-arts de Lisbonne et membre des commissions d’art ancien et d’art moderne des musées royaux de Belgique, de la Museum Association, du Conseil de l’Office international des musées (Institut de coopération intellectuelle, SDN).

11 Discours de Jules Formigé à l’occasion des funérailles d’Adolphe Boschot, Paris, Institut de France, 1955 et Jean Bourguignon, Malmaison, l’histoire et la visite du château, Paris, Didot, 1937.

12 Voir, en particulier, Henri Verne, Le Palais du Louvre, Paris, Albert Morancé, 1923 ; Henri Verne et René Chavance, Pour comprendre l’art décoratif moderne en France, Paris, Hachette, 1925 ; Henri Verne et Louis Hautecoeur, Le musée du Louvre. Les chefs-d’œuvre de la peinture, Paris, Lapina, 1928 ; Henri Verne, Les achats du musée du Louvre et les dons de la Société des Amis du Louvre, 1922-1932, Paris, RMN, 1933 ; Henri Verne, Rubens, Paris, Flammarion, 1936 ; Henri Verne et Jean Vergnet-Ruiz, Le Louvre la nuit, Grenoble, B. Arthaud, 1937 ; Charles Mauricheau-Beaupré et Henri Verne, Versailles, Angers, Art et Tourisme, 1937 ; Henri Verne, La peinture anglaise, xviiie et xixe siècles, Paris, RMN, 1938 ; Henri Verne et Pierre Darras, Les musées de Paris présentés par leurs conservateurs, Paris, DAP, 1939 ; François de Hérain et Henri Verne, Les grands écrivains critiques d’art. Diderot, Stendhal, Musset, Baudelaire, Proudhon, Taine, Zola, Tolstoï, Valéry, Paris, Mercure de France, 1943 ; René Huyghe et Henri Verne, Le Louvre : les chefs-d’œuvre de la peinture du xive au xxe siècle, Paris, Éditions Nomis, 1947.

13 Indicateur des cours. Sorbonne. Collège de France. Faculté de droit. Muséum. École des hautes études. École des langues orientales vivantes. École du Louvre. Institut catholique, etc., 1938-1939, Paris, Lahure, 1939.

14 Henri Verne, « Le plan d’extension et de regroupement méthodique des collections du musée du Louvre : les travaux de 1927 à 1934 », dans Bulletin des musées de France, janvier 1934, p. 1-20 [comporte des plans et illustrations]. Les projets entrepris dès 1927 sont déjà présentés – accompagnés de plans et dessins de Camille Lefèvre – en 1929, cf. Henri Verne « Projet pour le Louvre », dans L’Illustration, 21 décembre 1929.

15 Vincent Dubois, « L’art et l’État au début de la IIIe République, ou les conditions d’impossibilité de la mise en forme d’une politique », dans Genèses, sciences sociales et histoire, 23 juin 1996, p. 6-29.

16 Biographie de Maurice Petsche sur la base de données des députés français depuis 1789, http://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/.

17 Jean-Claude Daufresne, Louvre et Tuileries. Architectures de papier, Liège, Mardaga, 1995, p. 354.

18 Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux…, op. cit., p. 206, 210, 268, 416.

19 Voir la contribution d’Agnès Callu sur David David-Weill dans le même ouvrage.

20 Michel Ragon et Françoise Choay, Dictionnaire des architectes, Paris, Albin Michel, 1999 et Maria-Ludovica Cantelli, L’illusion monumentale, 1872-1936, Liège, Mardaga, 1991.

21 Henri Verne, « Le plan d’extension et de regroupement méthodique des collections du musée du Louvre… », art. cit.

22 Archives des musées nationaux, dossier d’Henri Verne, O31.

23 Verne reclasse aussi en 1937 et 1938 les musées des Monuments français et Guimet. Il œuvre encore en faveur des musées de province, faisant procéder à l’inventaire des œuvres premières en vue du rattachement de l’Inspection des musées de province à la Direction des musées de France.

24 Et Verne ne néglige pas la réflexion des charpentes et des toitures du palais.

25 On lui doit, à partir de 1927, la publication d’un annuaire et d’un rapport annuel sur l’activité scientifique et administrative des musées de France.

26 Qui prend de l’ampleur en 1932 grâce à la donation Maïnini. Voir Laboratoire du musée du Louvre, Institut Maïnini, L’œuvre d’art et les méthodes scientifiques, Paris, RMN, 1949.

27 « […] Un puissant élément réformateur est entré au Louvre : la lumière. Quelques fenêtres déjà se sont rouvertes dans des salles aveugles et tristes et quelques verrières refaites, aérées, entretenues, transparentes admettent enfin autant que possible le soleil proscrit. Mais nous ne saurions changer la latitude de Paris et tant d’autres musées, même modernes, nous ont donné l’exemple, que nous n’osons enregistrer comme un évènement imprévu l’entrée de la lumière électrique au Louvre. Enfin elle est là, elle règne déjà dans quelques régions du Palais, tantôt dirigée sur une apparition, tantôt puissante et bleuie comme le jour, diffusée sans ombre par un miracle apollinien qui ressuscite les couleurs et les formes […] », in Henri Verne, « Le plan d’extension et de regroupement méthodique des collections du musée du Louvre… », art. cit., p. 4.

28 Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux…, op. cit., p. 317-331. À signaler, en particulier, que c’est à Verne que l’on doit le rétablissement de la publication du Bulletin des musées de France à partir de 1927, désormais publié par le service commercial de la RMN.

29 Antoine Prost, Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.

30 Ibid., p. 395-396.

31 Henri Verne, L’organisation du loisir ouvrier en Allemagne. Les bibliothèques populaires et œuvres diverses, Paris, A. Rousseau, 1911.

32 Pascal Ory, La belle illusion : culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon, 1994 et, en longue durée, Philippe Poirrier, Pour une histoire des politiques culturelles dans le monde, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2011.

33 Henri Verne et Jean Vergnet-Ruiz, Le Louvre la nuit, op. cit. [ici, un fragment de la version dactylographiée, cf. Archives des musées nationaux, dossier d’Henri Verne O31].

34 Henri Verne et Jean Vergnet-Ruiz, Le Louvre la nuit, op. cit.

35 Jean-Marie Mignon, Une histoire de l’éducation populaire, Paris, La Découverte, 2007. A contrario, sur l’absolue séparation entre Connaissance et Culture, voir Philippe Urfalino, L’invention de la politique culturelle, Paris, Pluriel, 2011 et Agnès Callu, Gaëtan Picon (1915-1976) : Esthétique et Culture, Paris, Honoré Champion, 2011.

36 La médiation prend deux formes : celle d’une explication verbale donnée par un conférencier, une autre, écrite, transmise par des produits dérivés. Sur ce dernier point, Henri Verne souhaite la multiplication de publications vulgarisées (petites guides, journaux et reproductions), accompagnant le visiteur dans son parcours, lui faisant réinvestir le musée, dans un après de longue durée. Verne défend cette thèse au Conseil des musées nationaux en 1930 : « le groupement des services techniques et financiers en un organisme unique, géré selon des méthodes rationnelles, a bénéficié au public et aux musées eux-mêmes. Les visiteurs trouvent maintenant dans chacun des musées nationaux des reproductions presque toujours excellentes des œuvres d’art dont ils désirent emporter le souvenir : ils peuvent compléter leur éducation artistique grâce à un choix varié d’ouvrages d’histoire de l’art. Ils ont également la possibilité d’embellir à peu de frais leur cadre de vie en achetant le produit des ateliers de la Chalcographie et des Moulages », cf. Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux…, op. cit., p. 404.

37 Dominique Poulot, Une histoire des musées de France, xviii-xxe siècles, Paris, La Découverte, 2008.

38 Henri Verne et Jean Vergnet-Ruiz, Le Louvre la nuit, op. cit.

39 Agnès Callu, La Réunion des musées nationaux, op. cit., p. 381 et sq. Verne félicite les membres du Conseil des musées nationaux : « […] Ils ont réussi là où toujours a échoué inévitablement l’entreprise trop étroite d’un seul homme, si vaste que fût son esprit, si vifs qu’aient été ses sentiments artistiques. C’est qu’il ne s’agit point de composer des collections qui plaisent à un amateur, ni même celles qui peuvent contenter personnellement nos contemporains. Il ne s’agit de rien de moins que de réparer les lacunes passées dans nos galeries et d’acquérir pour l’avenir […] ».

40 Voir la contribution d’Agnès Callu sur David David-Weill dans le même volume.

41 Voir, en particulier, Michel Laclotte, Histoires de musées : souvenirs d’un conservateur, Paris, Scala, 2003 et Agnès Callu, Gaëtan Picon…, op. cit., p. 373 et sq.

42 Ieoh Ming Pei, Émile Biasini et Jean Lacouture, L’invention du Grand Louvre, Paris, Odile Jacob, 2001.

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