Version classiqueVersion mobile

Autopsie du musée

 | 
Agnès Callu

Introduction

Agnès Callu

Texte intégral

1Il me faut expliquer pourquoi et comment l’objet « musée » refit surface dans mon travail de recherche alors que je l’avais traité, plusieurs années auparavant, pour ma thèse sur la Réunion des musées nationaux sous la IIIe République. J’adopterai ici le « JE », tant l’egohistoire a sa place et l’observation participante joue sa partition.

2À dire vrai, l’objet historique resurgit, actuel, car j’apprenais en septembre 2010 que j’allais travailler au musée des Arts décoratifs. Et là, immédiatement, je me dis que pour l’idée que j’avais à l’esprit, à savoir essayer de « comprendre le xxe siècle des musées », ma position serait rendue optimale. Presque à la manière d’une anamorphose, je pourrais constamment varier la focale. Dehors et en surplomb, analyser les permanences et les ruptures ; depuis le « dedans », observer, en sociologue et à partir de l’exemple microhistorique, la validité ou l’invalidité de thèses généralistes.

3Grâce à Jean-Michel Leniaud et à François Monnier, tous deux directeurs d’études à l’EPHE, je pus, comme chargé de conférences, diriger un séminaire à la manière d’une plateforme discursive. Travaillant sous ces deux directions, je m’autorisai un discours hybride, négociant une double appartenance, la leur, qui me convenait bien : l’histoire institutionnelle et l’histoire des arts.

4Avançant une analyse tout à la fois stratégique, identitaire et culturelle, nouée autour de la théorie des conventions, singularisant les réseaux et les modes de traduction ou circulation, j’inventais un programme de recherche titré exactement comme je me l’étais formulé à moi-même : « Comprendre le xxe siècle des musées ». Sollicitant sur un pied d’égalité l’Anthropologie historique, l’Histoire culturelle, la Sociologie des organisations et de l’art, ce projet réfléchissait à la fonction sociale et au capital symbolique du musée inscrit au carrefour et de la société culturelle et de la sensibilité culturelle.

  • 1 Frédéric Poulard, Conservateur des musées et politiques culturelles. L’impulsion territoriale, Par (...)

5Aussi bien, du côté de l’abscisse, de la société donc, sur un schéma binaire, ce programme questionnait le musée et le politique, le musée et l’économie, le musée et la société (du dedans et au dehors), enfin, une sociologie du travail au musée1.

6Du côté de l’ordonnée, se rapprochant des emotional studies, était examinée la place du musée non seulement dans les imaginaires sociaux, segmentés par le facteur générationnel, mais aussi à l’échelle du sentiment personnel de chacun.

7Dans ces perspectives, le projet pratiquait la sociologie des groupes et individus qui travaillent dans le musée en cohérence ou non, selon des habitus ou non, soudés ou non par des références et formations communes, etc. ; il pensait la place du « politique » dans le musée : les politiques publiques en faveur des musées, l’instrumentation politique du musée, l’engagement politique des décideurs ; il posait les interactions entre le musée et l’économie autour du binôme : combien coûte un musée et combien rapporte-t-il ?

8Aussi bien recomposait-il, en longue durée, des géographies dynamiques (création, renouvellement, perte de vitesse, réorientation, etc.) de lieux mythiques et symboliques : Le Louvre, Orsay, Beaubourg, Branly, Abu Dhabi ou Pompidou-Metz.

9Il inscrivait, dans l’épaisseur de parcours de vie et de trajectoires professionnelles, des figures charismatiques opérant sur des registres multiples. Grâce à la confrontation multigénérationnelle offerte par une recherche qui œuvrait sous le regard des témoins, quelques profils forts (portraits isolés ou de groupe) étaient ainsi observés et soumis à l’examen. Des concepteurs esthéticiens : Gaëtan Picon en surplomb ou dans l’ombre d’André Malraux autant que Roland Recht ; des politiques, comme Jack Lang ; des décideurs culturels prenant la figure aujourd’hui de Stéphane Martin, le talentueux directeur du Quai Branly, hier d’Henri Verne ou de Jacques Jaujard ; des conservateurs, presque « biologiquement » liés à l’institution qu’ils servaient, incarnaient parfois : Jean Cassou, Michel Laclotte, Germain Viatte ou François Mathey ; des collectionneurs qui habitaient le musée, par leurs largesses ou collections ; des galeristes qui agissaient, pour ou contre, en faveur ou en défaveur du musée ; des artistes qui « entraient au musée » pour exposer leur travail et/ou scénographier l’œuvre des autres.

10Le programme entendait enquêter sur les rites de travail, les liens interpersonnels, les circulations (encouragées ou bloquées) des informations. Il fut complexe, au reste, d’obtenir des discours non taiseux sur des pratiques culturelles, à l’évidence, délicates. Comment les « hommes de l’art » travaillaient-ils avec les « hommes d’argent » ? Comment les architectes urbanistes négociaient-ils avec les politiques ? Comment les possesseurs de savoirs dits académiques dialoguaient-ils avec les nouveaux créateurs davantage installés dans la sphère de la sensibilité que dans celle de la recherche scientifique ?

  • 2 Ainsi, certains témoins invités préfèrent ne pas livrer de texte à l’issue des débats – parfois te (...)

11En définitive, que voulait montrer le musée, quels acteurs sollicitait-il pour le faire ? Était-il un corps autonome et homogène ou bien davantage une stratification d’individus qui peinaient à échanger, car les langages experts se croisaient, inintelligibles, parfois, pour les uns, pour les autres ? Au sein du musée, les espaces de dialogue étaient tendus, car souvent dépourvus de charnières ou d’interfaces : conservateurs versus communicants, entreprises et mécènes, administrateurs, artistes ou « staff » d’artistes. La tentation était grande pour les témoins invités de livrer une narration idyllique sur le musée, laissant entendre que tout fonctionnait « à merveille », alors même que les relations internes comme externes étaient problématiques en raison d’évolutions sociétales lourdes, déjà identifiées par une historiographie en construction2. La doxa, on le sait, est impitoyable. Les efforts doivent être rentables ; le pouvoir « s’énarchise » et hiérarchise à l’extrême la prise de décision ; le travail se parcellise, segmentant les tâches et infantilisant les individus ; l’exécutif se radicalise : loin du mode discutionnel, il impose, souvent, le seul autoritarisme du « pouvoir solitaire » ; les violences sociales, nées de sédimentations de mépris (mépris des administrateurs pour les profils scientifiques – mépris des scientifiques pour les énarques, jugés éloignés de toute spécialisation) se durcissent.

12Partant, je regardais le musée – une exception culturelle française autant qu’une copie déséquilibrée d’un modèle mondialisé – comme l’entreprise qu’il est devenu. On y fait des « référentiels métiers » – il faut entendre le néologisme toujours plus présent –, des bénéfices parfois. S’y fabriquent des compartimentages, de contenus comme de contenants, parfois plus destructeurs que de novation créatrice. Les hiérarchies traditionnelles vacillent : l’étude des collections semble reléguée loin derrière l’hypervalorisation qui, dans le même temps, escompte autant que la séduction massive d’un public élargi l’engrangement de recettes toujours espérées plus denses.

  • 3 Agnès Callu (dir.), Les élites culturelles locales : cartographie et sociographie, Paris, Éditions (...)

13Les conclusions de ce travail triennal sont aujourd’hui publiées par les Éditions du CNRS avec le soutien du Labex CAP (Création, arts, patrimoines). En définitive, ce livre est une première brique, presque obsolète à l’heure où il paraît. Cependant, il fait valeur, car il ouvre le champ immense d’un débat sur la redéfinition actuelle du musée, sa fonction et ses cadres. Désormais extrait du champ des connaissances, le musée, aux mains du mécénat et de la presse, dirigé par des conservateurs dont on attend une politique managériale à l’écart d’un parcours savant, devient une industrie culturelle produisant une économie, tractant des échanges de prêt, scrutant l’appui des puissances d’argent privées pour « monter des évènements », souvent loin des « collections-trésors », devenues ancillaires ou monnaie d’échange. Les universitaires travaillant sur les contenus font peur et, trop souvent, laissés à la bordure quand la gestion technique des mouvements d’œuvres se prétend scientifique. Les bouleversements sont lourds et témoignent d’une spécificité française hélas ! clivante quand elle refuse l’étude approfondie, feignant de la mépriser parce qu’elle n’est pas/plus maîtrisée3.

  • 4 Christophe Charle et Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France : Tome 2, de 1914 (...)

14C’est pourquoi remettre, dans une dynamique multiscalaire, les enjeux géostratégiques à leur place, repositionner les acteurs dans leur rôle (ce qui ne veut pas dire contraindre les profils, mais éviter les guerres de périmètres en valorisant les savoirs experts de chaque corporation), conserver l’excellence d’un discours savant français au lieu de l’araser quand il dérange, attirer le mécénat pour sauver, valoriser les collections et non les « gadgétiser », penser aux publics avec, en surplomb, la devise « l’élitisme pour tous », voilà le programme des musées pour un xxie siècle que l’on attend exigeant, expert et novateur4.

Notes

1 Frédéric Poulard, Conservateur des musées et politiques culturelles. L’impulsion territoriale, Paris, La Documentation française, 2010.

2 Ainsi, certains témoins invités préfèrent ne pas livrer de texte à l’issue des débats – parfois tendus – engagés pendant le séminaire.

3 Agnès Callu (dir.), Les élites culturelles locales : cartographie et sociographie, Paris, Éditions du CNRS, [à paraître fin 2017].

4 Christophe Charle et Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France : Tome 2, de 1914 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2016.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search