Conclusion : l’Europe de la science
Remarques et questionnements
p. 187-190
Texte intégral
1Les textes rassemblés dans ce volume tissent une sorte d’écheveau où viennent converger de multiples problèmes et interrogations tout en suggérant une grande diversité de questionnements.
2Quatre axes ou thèmes émergent avec netteté portant sur des questions historiques, mais aussi sur d’autres, d’ordre plus méthodologique, voire philosophique :
L’internationalisation de la science
La construction de l’espace scientifique européen
La guerre froide
La définition et la conception de la science
3L’internationalisation de la science et le projet conjoint de mettre en place « un espace européen de la recherche » constituent, me semble-t-il, le centre de gravité de ce recueil. Rappelons que le concept d’« espace européen de la recherche » que je viens d’introduire est apparu à plusieurs reprises, après la Seconde Guerre mondiale, sous des formes différentes. Il doit cependant être principalement associé à l’action de trois commissaires européens de la recherche : Ralf Dahrendorf (1970-1974), Antonio Ruberti (1993-1994) et Philippe Busquin (1999-2004). En septembre 1984, la déclaration finale de la conférence des ministres européens de la Recherche, organisée par le Conseil de l’Europe à Paris, appelait à la création d’un « espace scientifique et technique européen ». La conférence s’est conclue par l’adoption de deux résolutions : l’une portant sur « les réseaux européens de coopération scientifique et technique » et l’autre, sur « la mobilité des chercheurs en Europe ». En outre et parallèlement, un lien fort et explicite associe la politique industrielle de l’Europe et la coordination des politiques nationales de recherche comme en portent témoignage les célèbres Programmes-Cadres de Recherche et Développement (PCRD). Une certaine Europe de la science semble naître, façonnée de toutes pièces tant par les événements politiques (comme la guerre froide et l’influence directe états-unienne) que par un souci conjoint d’une coordination européenne nourrie d’ambitions techniques et industrielles.
4Un peu d’histoire s’impose.
5L’idée, voire la réalisation, d’un espace géographique européen d’échanges de connaissances ne date pas de 1945 ni de 1984. Il est indispensable de le rappeler, non que cela ait été négligé dans ce volume – son objet était ailleurs-, mais parce que l’espace européen pensé et imaginé à partir de 1945 semble bien différent de celui ou de ceux, mis en place lors de périodes antérieures et, ainsi, le rappel des uns permettra de mieux éclairer l’autre.
6Les vicissitudes politiques du xixe siècle, et plus encore du xxe siècle, le développement des nationalismes, la pluralité des langues vernaculaires en lieu et place du latin, les guerres, la généralisation des frontières et des contrôles après la Première Guerre mondiale ont quelque peu écorné l’idée qu’une communauté de pensée et de culture s’était constituée du bassin méditerranéen jusqu’à la Baltique et l’Atlantique pendant plus de deux millénaires. Il convient aussi, corrélativement, de garder à l’esprit que si une « science » a comme « surgi » après 1945, il y a bien longtemps qu’une « science » s’était développée au cœur du bassin méditerranéen, entre Athènes et Alexandrie, Bagdad, Rome et Cordoue avant que s’établisse une sorte de première Europe, celle de l’empire carolingien de Charlemagne. De telle sorte qu’ensuite s’élabore progressivement, pendant la période dite médiévale, l’espace géographique d’une pensée et d’une culture particulières traversées d’apports grecs, arabes et byzantins, repensés, réfléchis, christianisés et reconstruits au gré de la redécouverte des textes anciens.
7Cet espace des savoirs devient un terreau pour les transformations conceptuelles des xviie et xviiie siècles, prolongées et enrichies aux xixe et xxe siècles, transformations conceptuelles qui s’affirment d’emblée dans une dynamique internationale : voyage des savants à travers l’espace géographique européen, création des académies à travers toute l’Europe, naissance des périodiques scientifiques, importance considérable prise par les correspondances dans l’échange des résultats et la discussion scientifique.
8Un vaste espace de savoirs scientifiques partagés se fait jour, appelé un temps la République des Lettres. Il s’est constitué dans la longue durée, par l’échange, la connivence et une certaine sociabilité. Cette dynamique intellectuelle s’est prolongée, un peu contre vents et marées au xixe siècle, jusqu’au début de la Première Guerre mondiale qui voit l’effondrement de ce que certains appelleront ensuite le « monde d’hier ».
9Quel espace européen de la science et de la recherche s’est-on proposé de construire après 1945 ?
10Un espace bâti à marche forcée où la politique prend le pas sur la vie scientifique à travers l’idée d’intégration, négligeant souvent les liens académiques traditionnels, et par la construction prioritaire et corrélative de grands réseaux et de structures imposantes : le CERN en physique des particules, l'ΕΜΒΟ en biologie moléculaire et l’ESO en astronomie.
11La seule lecture des textes rassemblés dans ce volume permet de ressentir le poids des enjeux politiques, financiers et administratifs, de ressentir aussi que la science n’est plus vraiment portée par l’idée de l’accroissement des connaissances – une vieille idée des Lumières – mais par le poids des diverses hégémonies politiques et industrielles, le souci de la rentabilité et du paraître (déjà la communication mime trop souvent la connaissance et l’entraîne dans l’insignifiance). On voit se dessiner une conception générale sous-tendue par une inspiration très largement utilitariste et positiviste.
12Je ne veux pas suggérer que jadis tout était parfait, loin de là ; mais après 1945, sous le double poids de la guerre froide et de la bombe atomique, les enjeux sont devenus différents.
13La rationalité elle-même s’est transformée en devenant plus instrumentale, formelle, obsédée par les algorithmes et l’optimisation. La science, que l’on pouvait plus ou moins rattacher à l’idée de connaissance et de visée de vérité, se trouve piégée par l’emprise des technosciences. John Krige n’hésite pas, dès les premières lignes de son article, à parler de la « reconstruction des technosciences en Europe » après 1945.
14L’influence du style états-unien dans la fabrique de la science européenne a joué un rôle considérable. Ce n’est pas tant le transfert des connaissances qui a prévalu et qui, pour une large part, a eu lieu sans trop de réticences, mais bien plutôt une certaine façon de faire de la science qui s’est (ou qui a été) imposée. Cette façon de procéder, déjà présente au cours des années 1930, s’est définitivement cristallisée pendant la Seconde Guerre mondiale avec la mise en œuvre du Manhattan Project. Ce programme de recherches finalisé, ayant pour but la réalisation de la première bombe atomique, a fourni un modèle d’organisation du travail scientifique qui s’est imposé par la suite à la communauté scientifique sur toute la planète. En entrant dans la voie industrielle, la recherche a certes gagné en efficacité, mais elle a grandement perdu en créativité, en nouveautés conceptuelles et surtout en valeur de connaissance.
15Les procédures et les normes de la recherche se sont trouvées standardisées et orientées vers des objectifs de rendement quantifiable en termes de résultats expérimentaux. La science est devenue la technoscience. Elle ignore les enjeux de pensée et l’argumentation philosophique qui régissent les rapports de la connaissance scientifique aux autres modalités de la vie intellectuelle et de l’action.
16Les premières années du xxie siècle confirment cette tendance en Europe où l’innovation forcenée hante les esprits et accapare les budgets au détriment d’une recherche plus fondamentale et surtout plus libre.
17L’étude historique de la reconstruction de l’Europe après 1945 est une tâche essentielle. Elle permettra peut-être d’éclairer les raisons des difficultés actuelles et d’en comprendre les enjeux. Aborder, comme c’est le cas dans ce volume, cette reconstruction par le biais des politiques de la recherche et de l’enseignement me semble une entreprise très prometteuse, car cette perspective permet de dégager nombre de soubassements philosophiques et idéologiques majeurs et révélateurs d’un style de pensée.
18D’entrée de jeu, dès les années 1950, on a vu se profiler et s’imposer un mouvement technocratique mettant en place, parfois avec des réussites, une administration articulée en un ensemble de réseaux, de liens, de projets. Tout cela participe davantage d’enjeux formels et politiques que d’un choix déterminé visant l’accroissement des connaissances ou d’un choix que les peuples auraient pu faire concernant leurs modes d’existence.
19La pensée a besoin de temps, la guerre froide imposait l’urgence. Pour autant pareille « militarisation » du travail scientifique était-elle indispensable ? D’autant qu’au regard des articles de ce volume, s’il y eut bien guerre froide, le conflit qui opposait les grandes puissances au cours des décennies n’avait rien de monolithique. Des failles, des interstices se sont fait jour, comme autant de brèches offertes pour mieux penser, échanger et créer enfin de nouveaux concepts.
20Ne serait-il pas temps, aujourd’hui, de s’interroger – ces textes nous y invitent – sur ce travail scientifique trop lié à l’industrie et au politique ? Un type de travail scientifique qui dépossède la conscience citoyenne des choix de son existence et de sa vie démocratique au profit d’orientations politiques déclinées en programmes de recherche et développement conformes aux intérêts propres et souvent mêlés des États et des grands groupes industriels et financiers.
21Que reste-t-il aujourd’hui pour l’accroissement des connaissances et la liberté des peuples ?
Auteur
Philosophe et historien des sciences. Directeur de recherche émérite au CNRS et Président du Comité pour l’histoire du CNRS. Publications : Penser avec l’infini de Giordano Bruno aux Lumières, Paris, Vuibert, 2010 ; Quand la Recherche était une République. La Recherche à la Libération, Paris, Armand Colin, 2011 ; Les ordres du Chef. Culte de l’autorité et ambitions technocratiques : le CNRS sous Vichy, Paris, Armand Colin, 2012 ; Dieu, la nature et l’homme. L’originalité de l’Occident, Paris, Armand Colin, 2013 ; L’existence au risque de l’innovation, Paris, CNRS Éditions, 2014. Penser ou cliquer. Comment ne pas devenir des somnambules, Paris, CNRS Éditions, 2016.
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