Conclusion générale
p. 143-148
Texte intégral
1Au terme de cette étude, il nous a semblé opportun de replacer dans une perspective diachronique les faits stylisés élaborés dans les trois parties de cet ouvrage ainsi que leur schème explicatif figuré dans les trois tableaux de synthèse qui suivent (Tableaux 13, 14 et 15).
2La Balagne est un ensemble territorial géographiquement et historiquement identifié, profondément rural, qui va passer de la quasi-autarcie au xie siècle à une interaction croissante avec son environnement à partir de l’émergence de la première forme urbaine au xiiie siècle. Ce « système territorial » est composé d’un sous-système urbain littoral et d’un arrière-pays traversé d’une maille villageoise concentrée sur le piémont et dominant des plaines cultivées ou de parcours pastoraux. Quelle que soit la période retenue, il concourt à remplir certaines finalités essentiellement d’ordre géopolitique et/ou économique (Tableau 13).
3Il a été démontré que l’émergence et le développement des villes portuaires a constitué en un « fait urbain majeur » assimilable à une perturbation du système dans sa globalité (Tableaux 13 et 14). Ainsi le sous-système urbain littoral articulé autour des villes portuaires joue un rôle central dans l’évolution générale du système territorial à chaque période considérée. Les impacts du « fait urbain majeur » sur les fonctions de production et d’échange du système, sur la fonction d’habiter mais aussi sur la fonction géopolitique ont été identifiés et analysés pour chaque phase (Tableau 14). En particulier, l’évolution de l’occupation des sols reflète l’impact des modifications de la fonction d’habiter et de la fonction économique de la ville (Tableaux 14 et 15). L’analyse de l’articulation entre le littoral et l’arrière-pays à chaque période retenue remet en cause une de nos conjectures initiales : cette articulation ne se traduit pas forcément par une complémentarité entre les deux parties du territoire comme nous le pensions initialement. Des relations de complémentarité-concurrence, politiques et économiques, apparaissent à toutes les époques entre ces deux sous-systèmes mais aussi au sein même du sous-système littoral urbain : entre Calvi et Algajola au Moyen Âge, entre L’Île-Rousse et Calvi ensuite (Tableau 14).
4Le sous-système urbain littoral assure, comme nous l’avions supposé, une fonction de transmission des changements de l’environnement au sein duquel il est inséré. Il semble acquérir en effet au cours du temps des propriétés de transmission et d’amplification de perturbations exogènes en provenance de l’environnement global comme, par exemple au xixe siècle, la diffusion de nouvelles techniques importées du continent ou la concurrence de productions agricoles extérieures.
5Ont pu être repérés les marqueurs de la relative capacité d’adaptation du « système territorial ». Il s’agit de mutations ou de permanences en matière d’occupation des sols sur la longue période. Ainsi, si l’on considère la création de Calvi au xiiie siècle, qui vient perturber une économie agraire quasi autarcique et stationnaire depuis des siècles, on constate une résistance initiale à laquelle se substitue au cours du temps, une forme d’adaptation qui, bien que contrainte par une politique de colonisation, se traduit par une mise en valeur agricole de type spéculatif. Au xvie siècle, l’emprise économique de Calvi sur son arrière-pays est effective et le système s’est adapté. Mais il aura fallu trois siècles. Si l’on prend le cas de la création de L’Île-Rousse qui s’opère de manière autoritaire mais de nature endogène, on constate que les villages environnants réorganisent rapidement leurs réseaux d’échanges, modifient la nature de leurs activités et continuent de prospérer jusqu’à la fin du xixe siècle, le déclin démographique des villages ne s’enclenchant qu’après 1896. Là encore, une capacité de résilience entendue comme une adaptation est identifiable.
6Ainsi, au fil de ce travail, il apparaît aussi et surtout qu’un système donné ne semble jamais remplacer totalement et définitivement un système antérieur.
7Nous constatons en effet sur la longue période la persistance de certains modes d’occupation de l’espace tant du point de vue de l’habitat que de l’exploitation économique des sols. À titre d’exemple, nous citerons d’abord l’habitat rural groupé – le village – qui perdure jusqu’à aujourd’hui malgré l’émergence des villes au xiiie et au xviiie siècle, la déprise rurale entre la fin du xixe siècle et les années 1960 et le développement d’une économie urbano-touristique dans la seconde partie du xxe siècle. Non seulement ces villages sont une caractéristique paysagère majeure de la Balagne mais leur activité est même aujourd’hui revivifiée par une relocalisation des actifs en leur sein. Nous constatons aussi la permanence de pratiques spatiales agro-pastorales qui privilégient le libre parcours des troupeaux et qui soulèvent à chaque période étudiée, des conflits d’usages76. Ces conflits d’usages sur le foncier balanin sont le reflet d’un affrontement séculaire entre des modes de production aux logiques divergentes : extensif vs intensif ou encore productif vs spéculatif. À la période contemporaine, la pression spéculative liée au développement touristique semble avoir remis en cause les modes d’occupation pastoraux du passé. Enfin, il doit être également souligné la permanence des fonctions commerciales et portuaires des deux villes, même si au cours du temps une nouvelle redistribution des rôles entre les deux ports s’est opérée, ainsi que le rôle prégnant des marchands ou commerçants dans la tenue de ces fonctions depuis l’époque génoise.
8Notre conclusion principale est donc que le système territorial balanin a été résilient jusqu’au xixe siècle. Malgré des conflits politiques et militaires incessants, le système s’est réadapté à la nouvelle donne politique ou économique de chaque période. L’arrière-pays a joué un rôle important dans cette évolution dans le sens où il a assuré le maintien de certains modes d’occupation de l’espace, de production et d’habiter. Presque paradoxalement, c’est lorsque L’Île-Rousse est fondée dans une logique d’émancipation politique et économique vis-à-vis de l’occupant génois, ouvrant la porte du littoral quasiment sans entraves aux villages de piémont, que le système devient plus vulnérable. La ville ouvrira ensuite totalement le système territorial aux changements qui accompagnent l’entrée de la Corse dans le giron français. En particulier, l’exposition du « système territorial » aux forces concurrentielles extérieures est telle à la fin du xixe siècle qu’il ne peut résister à la baisse des prix agricoles et aux effets conjugués d’un régime douanier incertain77, comme il ne peut résister à la déferlante des flux touristiques dans les années 1960. Depuis les années 2000, il est soumis à la spéculation immobilière qui perturbe fortement son fonctionnement interne comme ses frontières et remet en cause la durabilité de son développement.
9Une question se pose alors : comment un système territorial qui a su s’adapter durant plusieurs siècles tout en maintenant une forme d’équilibre territorial a-t-il pu péricliter aussi vite à la fin du xixe, puis à la fin du xxe siècle ? Les causes sont multiples. Elles ne sont pas propres à ce territoire. Tout d’abord le développement des transports et des techniques à partir du xviiie siècle accélère les processus de changement qui fragilisent d’autant plus les économies vulnérables et faiblement compétitives qu’elles sont de petite taille et fortement exposées aux échanges internationaux. Au xxie siècle, la forte mobilité des flux financiers et la recherche d’opportunités de profit rapide conduisent au développement d’une spéculation sur des territoires qui n’ont d’autre choix que de se spécialiser dans des activités dites de rente comme le tourisme, l’extraction d’une ressource naturelle ou des activités financières. La Balagne, « Jardin de la Corse », territoire au fort capital environnemental, entre dans la première catégorie en devenant attractive sur le plan touristique. Mais il reste que le fait urbain littoral a été un catalyseur de ces transformations drastiques qui, d’ailleurs, n’ont pas affecté avec la même force d’autres territoires ruraux de la Corse.
10Aux prémices de notre recherche, nous avions aussi posé la question suivante : l’évaluation de la soutenabilité du développement actuel peut-elle s’appuyer sur cette analyse rétrospective des mécanismes qui ont permis au système territorial balanin de s’adapter au cours du temps aux différents chocs ? Deux enseignements principaux tirés de cette recherche viennent y répondre.
11Tout d’abord, il apparaît que les complémentarités entre zone littorale et zones rétrolittorales à la période contemporaine sont finalement très faibles alors qu’elles ont été fortes dans les périodes antérieures même si elles furent empreintes de relations conflictuelles et concurrentielles. Elles semblent avoir été mises à mal depuis la fin du xixe siècle par l’intrusion de nouveaux modes de production (capitalistique, industriel) et d’une nouvelle logique spéculative. Réintroduire des formes de complémentarité entre littoral et rétrolittoral, entre urbain et rural pourrait être une piste de réflexion à soumettre aux décideurs publics en charge de l’aménagement et du développement du territoire, dans le sens où cette articulation vertueuse a été pendant plusieurs siècles le socle de la résilience du territoire.
12Ensuite, les permanences qui dénotent une forme de cristallisation des pratiques en matière d’occupation des sols et qui ont permis la transmission du patrimoine paysager jusqu’à la génération présente, méritent une attention toute particulière. La préservation des circoli, des chemins de servitude et des parcours pastoraux, le renouveau des giardini doivent interpeller le décideur en matière d’aménagement durable du territoire dans un contexte de pression foncière accrue et de nouveaux conflits d’usages.
13Forte de ces enseignements, la démarche diachronique, pluridisciplinaire et systémique adoptée dans ce travail pourrait être répliquée sur d’autres territoires littoraux méditerranéens confrontés à une pression résidentielle et touristique fortement déstabilisatrice. Dans une perspective qui se voudrait alors prospective, elle pourrait contribuer à évaluer l’habitabilité future du littoral méditerranéen par l’étude sur le temps long des mécanismes de résilience dont ont su faire preuve certaines de ses parties.

Tableau 13 : Caractérisation du système territorial balanin et définition des chocs.
NB : nous définissons l’état zéro du système avant le premier choc, fin xiiie (fondation de Calvi)

Tableau 14 : Évolution du système territorial balanin du xie au xxie siècle au regard de ses fonctions de production et d’habiter.

Tableau 15 : Les impacts du fait urbain sur l’occupation des sols et les mécanismes de leur amplification.
Notes de bas de page
76 Cas des terres maraninche au xvie siècle mis en évidence dans la première partie, cas de L’Île-Rousse et sa périphérie au xixe étudié dans la deuxième partie, cas des conflits entre agriculteurs et promoteurs au xxe siècle rappelé dans la troisième partie.
77 Cf. sur ce point Coppolani J.-Y., Orsini L., « De quelques idées reçues à propos de l’histoire fiscale et douanière de la Corse », Annales Méditerranéennes d’Économie, no 1, 2008, p. 95-128.
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