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Conclusion
p. 357-360
Texte intégral
1Le lecteur qui nous aura suivie tout au long de ce livre aura fait preuve de persévérance et nous lui en savons gré. Il a été invité à participer à toutes les étapes de la construction de ce très vieux village. Rien ne lui aura été épargné, de la quête des matériaux de construction à leur mise en œuvre, au point qu’il sera sans doute capable, si l’envie lui en prend, de reconstruire une maison à la mode de Jerf et de l’équiper de pied en cap. Et même d’édifier un bâtiment communautaire, à condition, toutefois, qu’il s’assure, comme ses lointains prédécesseurs, d’une solide collaboration collective.
2La marche aura été longue, car elle s’est déroulée sur huit cents ans, entre l’arrivée des pionniers et l’abandon définitif du village par leurs lointains héritiers. Dix fois de suite, le lecteur aura vu se construire, se détruire et se reconstruire un village, de plus en plus grand, de plus en plus organisé.
3Mais, revenons à la question de départ, qui s’exprimait dès le titre de ce livre. L’architecture de Jerf el Ahmar est-elle le reflet d’une société néolithique complexe ? L’ensemble de ce qui a été écrit dans le corps de l’ouvrage répond-il positivement à la question ? La complexité, dans l’absolu, n’a pas grand sens. Une chose est complexe par rapport à une autre, qui l’est moins. C’est pourquoi notre véritable question est la suivante : l’architecture de Jerf el Ahmar est-elle le reflet d’une société de plus en plus complexe ?
4Pour y répondre, nous sommes partis des faits, sans en omettre aucun. Une société très lointaine peut se révéler de façon vivante, même si aucune histoire écrite ne la raconte. C’est dans le détail d’une observation que commencent à s’animer les traits d’une société sans écriture. Et un trait technique, en apparence anecdotique, signale des comportements, des traditions. Par exemple, la façon de tailler les pierres annonce déjà le goût pour les formes géométriques et symétriques, qui caractérise l’ensemble de la création architecturale du site.
5Qu’avons-nous extrait de l’analyse des faits ?
6Concernant les techniques de construction, c’est d’abord une impression de stabilité qui se dégage. Elle pourrait apparaître comme paradoxale, par rapport à la thèse d’une complexité croissante. Le choix des matériaux, leur préparation, les procédés de mise en œuvre sont fixés dès le départ. Construire à la mode de Jerf implique un savoir-faire précis, qui va du façonnage des pierres en cigare à la construction complexe d’un mur de soutènement monumental. Nous sommes dans une société qui maîtrise une tradition technique sophistiquée et qui la maintient.
7En fait, la complexité croissante va s’exprimer à travers un ensemble d’améliorations et de rares innovations, accompagnant la stabilité globale du système technique. L’innovation apparaît, en général, à l’échelle des constructions individuelles. C’est le cas, par exemple, du chaînage, inventé pour solidariser l’articulation entre deux murs rectilignes et perpendiculaires. Le procédé est mis au point à l’intérieur des maisons, quand elles commencent à être subdivisées.
8A l’échelle collective, l’innovation apparaît lorsque les maisons ne sont plus implantées directement sur la pente mais sur des terrasses. L’espace villageois, dans son ensemble, est alors profondément restructuré.
9Et, phénomène marquant, les murets rectilignes qui soutiennent le front de ces terrasses sont chaînés avec les murs des maisons elles-mêmes. L’innovation technique est sortie de la maison pour se retrouver à l’extérieur. D’une application à l’échelle individuelle, on est arrivé à une application collective. Le changement d’échelle est révélateur, il illustre un phénomène nouveau, la coopération devenue indispensable entre les membres du village, pour construire, collectivement, un ensemble de terrasses.
10À ce propos, peut-on parler d’une autorité, dont la présence serait indispensable pour qu’une telle coopération soit possible ? Tout dépend de ce que l’on entend par autorité. Il est hors de notre portée d’en définir les modalités. Un personnage, un groupe de personnes, une instance collective constituée d’une classe d’âge ? Tout est possible. Comme nous l’avons fait à propos du concept de complexité, c’est la gradation que nous allons rechercher, non la définition absolue. Quand s’édifient les premières terrasses, leur structure répond à un projet d’envergure et à un schéma d’ensemble précis. Leurs gradins ont tous la même hauteur, leur nombre est fixé une fois pour toutes, il ne variera plus. Les terrasses seront restaurées à la suite d’un grand incendie général, elles seront élargies à un autre moment, mais leur emplacement restera stable. Ce projet, comme son exécution, implique l’existence d’une autorité qui le conçoit et qui orchestre les travaux. Qu’elle soit individuelle ou collective, elle existe.
11Ces travaux collectifs ne sont pas les seuls à l’attester. Lors de la même phase, deux autres éléments démontrent la nécessité de son existence. C’est, en effet, à ce moment-là, que la structuration spatiale de l’habitat en deux quartiers s’accompagne d’une différenciation nette entre les types de maisons qui les constituent. C’est à ce même moment que sont édifiés les premiers bâtiments communautaires.
12La structuration spatiale de l’habitat en deux quartiers distincts, caractérisés par des différences notables dans le modèle et la régularité géométrique des maisons, le fini de leur construction et leur emplacement privilégié à proximité du bâtiment communautaire, est à notre sens le reflet d’une structuration sociale. Ce ne sont pas seulement deux groupes de maisons qui se dissocient, l’un établi en haut de l’établissement, l’autre en bas. Ce sont deux fractions de la communauté. Certes, ces deux fractions ne sont pas coupées l’une de l’autre. Mais pour accéder au bâtiment communautaire, les gens du haut doivent passer entre les maisons des gens du bas, le passage est donc contrôlé. Et c’est une des maisons du bas qui, seule, a l’accès vraiment direct au bâtiment communautaire. Hiérarchie dans la hiérarchie ? On n’oserait l’affirmer. Il suffit de souligner qu’on ne peut pas envisager une telle organisation sans lui associer l’existence d’une autorité, qu’elle soit individuelle ou collective.
13Le bâtiment communautaire en est l’expression centrale. S’il est consacré par un rituel de fondation, s’il est détruit volontairement par le feu, il n’apparait pas, dans ses premières manifestations, comme un lieu exclusif de culte. Au contraire, subdivisé et polyvalent, il semble principalement conçu pour stocker les réserves collectives de grain. On s’y réunit, on s’y active, mais on n’y prépare pas de repas communs. Ceux-ci sont vraisemblablement élaborés à l’extérieur, dans la cour et l’environnement proches d’une maison bien déterminée, dont les occupants ont un lien privilégié avec le bâtiment communautaire. Dont les occupants, peut-être, détiennent l’autorité.
14Les transformations du bâtiment communautaire témoignent d’un usage de plus en plus spécialisé, et d’une différenciation de plus en plus marquée entre ceux qui détiennent le pouvoir et les autres. Ainsi, le dernier bâtiment communautaire subdivisé, bâti au centre d’une agglomération particulièrement bien organisée, est détruit par le feu à la suite d’un probable sacrifice. On s’achemine, semble-t-il, vers une conception davantage centrée vers une fonction d’ordre rituel, décidée et organisée collectivement.
15Cette tendance va s’affirmer de façon éclatante à la fin de l’occupation du site. Les bâtiments communautaires, dans leur expression la plus récente, cessent d’être des silos. Impressionnants par la simplicité de leur plan et sa perfection géométrique, ils sont désormais spécialisés, dédiés à loger des assemblées délibérantes, à l’abri des regards. Assis comme on l’est dans une arène, les personnages qui s’y réunissent ne sont en effet pas vus de l’extérieur, malgré l’absence, presque totale, de toit. Ces bâtiments sont décorés, ils le seront de plus en plus, et de façon de plus en plus impressionnante et monumentale. Bien évidemment, il ne s’agit pas là d’une esthétique gratuite, le décor est chargé d’une signification d’ordre symbolique. Cela ne veut pas dire que ces bâtiments sont devenus exclusivement des lieux de culte. Dans ces sociétés, tout est intimement lié, et l’autorité sociale implique, selon toute vraisemblance, également une certaine forme d’autorité spirituelle.
16On le voit, c’est non seulement une société de plus en plus coopérante dont témoigne l’architecture de Jerf, tout au long de ses huit cents années d’occupation, mais une communauté qui, à la fois, coopère et se fracture en strates sociales. Et, plus encore, qui ne peut manquer de fonctionner sous l’égide d’une autorité organisatrice, sans laquelle la réalisation des travaux collectifs, nécessaires à la mise en œuvre de techniques élaborées, serait inconcevable.
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Le village de Jerf el Ahmar (Syrie, 9500-8700 av. J.-C.)
Ce livre est cité par
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Le village de Jerf el Ahmar (Syrie, 9500-8700 av. J.-C.)
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Le village de Jerf el Ahmar (Syrie, 9500-8700 av. J.-C.)
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