1Il faut saisir maintenant à pleines mains l’interrogation lancée dans le titre même de ce livre, et l’éprouver. L’architecture de Jerf est-elle le miroir d’une société néolithique complexe ? Le défi que représente une telle déclaration résiste-t-il à l’analyse des données ?

2Jerf est un petit village, un microcosme dans lequel un groupe construit et reconstruit ses maisons et ses bâtiments communautaires pendant huit siècles environ. C’est ce village qui est notre terrain d’exploration. On peut s’arrêter longuement sur une maison, un bâtiment, et se demander si leur construction impliquait un groupe restreint de personnes, une famille par exemple, ou une fraction plus importante des villageois. On peut élargir le regard en cherchant, à travers la structure de l’espace construit, ce qui nécessite une organisation plus collective, qui traduit des clivages, voire des inégalités. C’est ce que nous avons tenté de faire dans le corps de ce livre.

3À présent, ce sont toutes nos observations réunies que nous allons essayer d’animer en parcourant l’Histoire de Jerf. L’architecture s’est-elle transformée ? S’est-elle complexifiée au cours des onze épisodes villageois, qui se traduisent pour nous en onze niveaux archéologiques successifs et superposés ? Ces épisodes ont rythmé l’histoire de ce petit village. Ils vont à présent structurer nos interrogations.

4Nous cheminerons, une dernière fois, du plus petit au plus grand, du particulier au général. De la construction d’une maison à l’organisation du village. En nous souvenant toujours que nos déductions, nos interprétations, ont une limite. Nous recherchons des signes, des reflets. Nous partons du principe que, plus les signes sont visibles et lisibles, plus la réalité qu’ils traduisent est ancrée dans les traditions d’une société. Ce faisant, nous sommes bien conscients du fait qu’il n’y a guère d’adéquation totale entre les signes de complexité que peut donner l’architecture et le degré de maturité de la société qui s’y projette.

5Il n’existe pas de mesure objective du niveau de complexité, c’est pourquoi il nous faut travailler dans le relatif plutôt que dans l’absolu. Il nous faut donc rechercher, dans le microcosme même de ce village, ce qui change avec le temps. D’où la façon de formuler nos questions. De niveau en niveau, ou plutôt de phase en phase, nous nous demanderons si les signes de complexité s’imposent avec de plus en plus de force et de précision à mesure que passe le temps.

6Le lecteur sera peut-être surpris par l’irruption, dans cette synthèse, d’un thème à peine effleuré dans le corps du livre. Ce thème est celui des pratiques funéraires, domaine particulièrement révélateur sur le plan des traditions et des croyances. Pourquoi avoir choisi de n’en parler que maintenant ? C’est que les morts sont singulièrement absents dans l’espace construit de Jerf el Ahmar. Outre des os humains de petite taille, disséminés partout, six individus seulement sont représentés, soit par leur crâne – pour cinq d’entre eux – soit, dans un seul cas, par leur corps, privé de crâne. Ces individus ont été trouvés en contexte collectif, principalement dans des bâtiments communautaires. Il s’agit donc de documents rares, associés à des contextes tout à fait particuliers. Sachant qu’ils donnent une part non négligeable de leur sens à ces bâtiments, nous avons choisi de les traiter exclusivement dans le cadre d’une réflexion approfondie sur ces lieux.

LA PHASE ANCIENNE. UN MODÈLE UNIQUE DE MAISONS DES CONSTRUCTIONS SUR UNE PENTE

7On ne sait pas grand-chose des fondateurs du village de Jerf el Ahmar. D’où viennent-ils ? De quelles traditions sont-ils imprégnés ? Les traces de leurs premières constructions n’ont été que partiellement mises au jour. Mais la technique de taille des pierres, dites « en cigare », qu’ils utilisent tout de suite, l’outillage et l’armement en silex qu’ils ont abandonnés derrière eux, sont signés. Ces nouveaux arrivants appartiennent à la tradition mureybétienne, avatar du PPNA dans le Nord du Levant, héritière de la culture khiamienne1. Leur origine exacte est difficile à préciser, mais il est très possible qu’on puisse la situer à Mureybet, ou dans son environnement, car les ressemblances entre les vestiges des deux sites sont particulièrement nombreuses et diversifiées2. D’autant que Mureybet, occupé bien avant Jerf el Ahmar, puis en même temps que lui, n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres au Sud, et sur la même rive de l’Euphrate. Les pionniers de Jerf el Ahmar [Fig. 1] ne sont probablement pas nombreux. On a tout lieu de penser3 qu’ils n’occupent pas plus de cinq maisons, toutes groupées vers le bas de la pente occidentale de l’Éminence Est.

8Les derniers niveaux de la phase ancienne sont mieux connus4. Sur le même versant qu’auparavant, au moins deux constructions perpétuent l’occupation première du bas de la pente, alors que le terrain construit s’étend désormais vers le haut. Deux autres maisons au moins y sont construites d’abord (V/E), puis trois (IV/E). D’après les sondages, au total l’agglomération ne compte sans doute pas, lors de cette première phase, plus de neuf maisons.

9Elles sont arrondies, construites selon le même « procédé »5, avec une fondation en moellons, des murs en pierres en cigare, et des radiers de pierre sur lesquels sont posés les sols en terre. Cette méthode est établie une fois pour toutes. Elle ne variera pour aucune des maisons du site, jusqu’à la fin de son occupation.

10Toutes les maisons sont petites et monocellulaires sauf, dans chaque niveau, une seule construction. Celle du niveau V/E, la mieux conservée, donne le premier signe d’une différenciation perceptible au niveau architectural. Nous y avons vu un prototype des bâtiments communautaires, car son espace est subdivisé par des murets disposés de façon radiale. Cette expression précoce d’un modèle de bâtiment, qui va s’affirmer peu après, ne surprend pas. Puisque les premiers habitants de Jerf el Ahmar sont les descendants des Khiamiens, ils connaissent ce modèle. Leurs proches ancêtres, si l’on se fie aux dates, ont déjà bâti des édifices à divisions radiales, aussi [Tableau 1] bien dans les lointaines steppes montagneuses du Bal’as6, qu’à Mureybet7 dont ils sont proches et, peut-être même, originaires.

11Malgré leur petit nombre, la répartition des maisons n’est pas quelconque lors de ces deux épisodes villageois. Elles semblent former deux groupes. En haut de la pente, trois maisons entourent un espace commun. Un épandage de cailloutis en assainit le sol, et un gros foyer central l’équipe. On peut avancer que cette petite aire est entretenue en commun, et que les habitants des trois maisons qui la partagent y préparent les aliments ensemble.

12À partir de ces quelques observations, on peut isoler deux types de signes qui nous semblent parlants au niveau de l’organisation du groupe à la phase ancienne. D’abord, l’existence d’une construction dont la fonction, très probablement, est d’ordre « collectif ». Ensuite, le « regroupement de maisons » autour d’un « espace entretenu », qui est « utilisé en commun ».

13On retiendra ces deux indicateurs dont on hésite encore à interpréter directement le sens en termes de complexité, comme les premiers d’une liste qui va s’enrichir de phase en phase.

LA PHASE MOYENNE. DIVERSIFICATION DES MODÈLES DE MAISONS. PREMIERS TRAVAUX COLLECTIFS : LES TERRASSES. PREMIERS BÂTIMENTS COMMUNAUTAIRES

14On compte un grand nombre d’innovations à la phase moyenne, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif. Mais les acquis et les traditions qui se sont développés lors de la phase ancienne sont loin d’être abandonnés.

Une créativité foisonnante : le niveau III/E

15Au début, cinq maisons sur sept sont encore monocellulaires et arrondies. Nous reviendrons sur l’une d’elles, car, malgré la simplicité de son plan, son contenu lui confère un statut particulier. Grande innovation, les « divisions intérieures » apparaissent dans deux autres maisons. La réalisation des premières « maisons pluricellulaires » date donc de ce moment de l’histoire du village.

16Cette nouvelle conception de l’architecture implique des avancées d’ordre technique. Elles ne concernent pas le contour de la maison, qui reste arrondi, même s’il s’allonge et se brise parfois en tronçons alignés. C’est l’intérieur que concerne l’innovation. Pour la première fois, un « mur rectiligne », reliant deux points du contour de la maison, et partageant ainsi son espace intérieur en deux pièces, est construit. On constate qu’il est bâti comme les murs extérieurs, avec un soubassement en moellons et une élévation en pierres en cigare. Il est vrai que des subdivisions intérieures étaient déjà apparues dans un bâtiment de la phase ancienne, mais elles ne partageaient pas totalement l’espace. On ignore si ce premier vrai « mur de refend » est accroché, par un « chaînage », au mur extérieur, c’est pourquoi nous avons attribué cet important progrès technique aux bâtisseurs du niveau suivant (II/E).

17Nous avons vu que les maisons pluricellulaires pouvaient correspondre à deux conceptions très différentes, selon que leur contour était prédéterminé ou pas. Les deux modèles architecturaux de maisons pluricellulaires qui sont créés au niveau III/E appartiennent à la première de ces conceptions. Leur contour est toujours prédéterminé.

18L’une de ces maisons pluricellulaires est une « maison à pièces en enfilade ». Elle compte deux pièces aux fonctions différentes. L’une d’elles est clairement spécialisée dans la préparation de nourriture, avec un ensemble d’aménagements domestiques encore solidement arrimés au sol. Deux, peut-être trois meules, une structure de combustion, un récipient lourd, montrent qu’on y préparait la nourriture. On ne connaît pas la fonction de la deuxième pièce, rien n’y a été conservé. L’autre maison est, très probablement, de modèle « tripartite ». Le doute qui persiste au sujet de son attribution typologique est dû au fait qu’elle est incomplète. C’est pourquoi nous plaçons l’invention de ce modèle entre deux niveaux : III/E et II/E.

19Mais c’est d’une simple maison monocellulaire, de taille ordinaire, que vient l’information la plus riche de ce niveau. Si la « maison aux bucranes » n’avait pas brûlé, comme toutes ses contemporaines, rien ne l’aurait distingué d’elles. Mais elle a brûlé, et son toit effondré, ses murs écroulés, ont enfermé et protégé ce qui fait son originalité : « trois massacres et un bucrane d’aurochs, suspendus aux murs ». Sans oublier que l’un des massacres est paré d’un collier composé de perles d’argile et d’un pendentif central en calcaire évoquant une « corne ». Il ne s’agit évidemment pas d’une maison ordinaire. Mais est-ce pour autant une maison dont la fonction est collective ? On n’a pas trouvé de bâtiment explicitement communautaire, à division radiale, dans ce niveau. Ce n’est pas une raison pour attribuer à ce lieu une fonction équivalente. Peut-on la considérer comme l’habitation d’un personnage investi d’une autorité particulière ? De dons particuliers ? On peut dire, en tout cas, que ceux qui habitent ce lieu ont une activité, ou une compétence, que symbolise l’aurochs. Cela pourrait être le chef du village, ou d’un clan, si l’aurochs en était le « totem ». Mais aussi, et pourquoi pas, un chasseur de grand talent. Ou enfin, sans employer le mot chamane qui a perdu beaucoup de son sens à force d’être adapté à toutes sortes de cultures, un de ces êtres d’exception qui, franchissant les limites du monde quotidien, naviguent avec aisance dans celui des symboles. Une chose est certaine. Dans ce niveau, une construction, une fonction – ou plusieurs combinées – se distinguent du commun. Et c’est à retenir pour nourrir les questions qui nous occupent.

20Les habitants du niveau III/E innovent aussi, plus largement, à l’échelle de l’espace habité. Ils sont les premiers à « modifier la pente » sur laquelle, jusqu’ici, se plaçaient les maisons, en la sculptant régulièrement en « terrasses ». Pour accomplir un tel projet, il fallait qu’il ait été conçu à l’avance. Mais, aussi, que la cohésion du groupe ait été assez forte pour qu’un nombre important d’individus agissent de concert, au moment de son exécution. En effet, la surface manipulée est d’au moins cinq cents mètres carrés et les trois terrasses qui nous sont connues ont la même hauteur d’un demi-mètre. Sept maisons, au moins, s’y étagent, elles étaient probablement une quinzaine au total. La structure en gradins est parfois prise en compte dans la construction même des habitations. Ainsi, l’aire d’activité gérée par la « maison aux bucranes » se place sur la terrasse qui la domine. De même, on peut avancer que deux maisons sont « construites à cheval sur deux terrasses », l’intérieur dominant la cour ou la dépendance d’une hauteur de gradin.

21Plusieurs indices d’une organisation sociale qui commence à se structurer, de façon plus complexe qu’auparavant, sont à retenir ici. La « capacité de concevoir un projet collectif d’envergure » paraît claire, pour la première fois. Avec son complément direct, le « travail collectif », qui permet de réaliser ce projet, de façon fidèle et suivie.

22Le bilan des avancées d’ordre technique et d’ordre sociologique est donc particulièrement riche, en ce qui concerne l’épisode villageois du niveau III/E. C’est la raison pour laquelle nous l’avons désigné pour marquer la transition vers une nouvelle phase de développement du site. Nous verrons que tout ce qui a été innové à cette étape-là sera réinvesti et développé tout au long de la phase moyenne et, au-delà, jusqu’à la fin de l’occupation du site.

23Le village qui correspond à ce niveau aura une triste fin, puisqu’un incendie général le détruit intégralement. Incendie que nous avons essayé d’interpréter, et dont on s’est demandé si le déclenchement avait été dû à une violence d’ordre intérieur ou extérieur. Mais faut-il à tout prix penser à un acte violent ? Nulle trace directe, en tout cas, de morts violentes, il n’y a pas le moindre squelette dans une construction incendiée, ni d’ailleurs, aucun reste humain qui puisse être attribué à ce niveau archéologique. Mais il est vrai que les morts sont presque absents du site. On ne peut donc retenir l’argument. En revanche, il faut se souvenir que des exemples d’incendies volontaires, allumés par les habitants d’un village quand ils le quittent, épisodiquement ou définitivement, sont connus dans plusieurs contextes historiques ou ethnographiques8. La motivation est souvent d’ordre rituel, le geste étant animé, par exemple, par la volonté de ne voir aucun étranger habiter sa maison en y installant ses propres dieux. Mais dans ce cas, les maisons sont en général vidées de leur mobilier9. Or, dans plusieurs maisons du niveau III/E, le mobilier est resté en place, notamment dans la « maison aux bucranes », au contenu chargé de sens. Et, d’autre part, ce qui se passe après cet incendie (au niveau II/E), ne donne pas vraiment l’impression d’une rupture. D’où notre embarras pour trouver une explication définitive à cette destruction intégrale par le feu. Seul son caractère volontaire nous paraît évident.

Une reconstruction générale. Une première différenciation architecturale : le niveau II/E

24Que se passe-t-il ensuite ? Au niveau II/E, le village est reconstruit, et nous avons toutes les raisons de penser que sa restauration est assurée par les survivants du niveau III/E. En effet, la continuité entre les deux épisodes est évidente, non seulement dans le domaine architectural, mais dans tous les autres domaines (technique, artisanal, symbolique) dans lesquels s’expriment les traditions de ce site.

25Avant de rebâtir, les villageois s’attaquent aux ruines brûlées, pour « remodeler le terrain ». Certains amas de terre à bâtir brûlée, provenant des toits effondrés, sont sortis des maisons et utilisés pour remblayer et surélever les terrasses existantes. Il s’agit de très gros travaux, exécutés selon un plan élaboré à l’avance. La conception n’en est pas aussi complexe que lorsqu’il s’agissait de modeler le terrain en terrasses pour la première fois. Mais, malgré tout, la tâche est d’envergure et implique, encore une fois, un travail à l’échelle de la communauté.

26La reconstruction fait apparaître plusieurs éléments nouveaux dans l’organisation du village et dans celle de cette société.

27Une douzaine de maisons s’étagent sur quatre terrasses. Au point le plus bas de ce village en gradins, à la limite occidentale du village, est édifié un grand « bâtiment communautaire à divisions radiales ». Cette position n’est pas usuelle. Comme on le constate dans la plupart des contextes archéologiques ou actuels, les édifices de prestige ou de culte sont en général placés au point culminant d’une agglomération. À Jerf el Ahmar, cette position basse s’accuse encore par le fait que ce bâtiment est totalement « enterré ». Et cette habitude, déjà connue au Khiamien, se perpétuera jusqu’à l’abandon du site.

28Si l’on pose, comme hypothèse de départ, que ce bâtiment communautaire constitue le point de ralliement du groupe, il faut se demander si sa position a une influence sur la structure de l’espace construit. Qui est proche, qui est éloigné de ce lieu prestigieux consacré au stockage de la communauté, mais aussi à des activités partagées et des réunions ? Qui le voit et qui ne le voit pas ? Tout un chacun en a-t-il l’accès ?

29Quelques éléments de réponse émergent des données du niveau II/E, que l’on retrouvera, en plus étoffé et clair, par la suite. Deux ensembles de maisons se distinguent, comme l’annonçaient déjà les groupements modestes de la phase ancienne. Cette fois, la dissociation est plus accusée, car elle s’exprime, non seulement par la localisation, mais par l’appartenance typologique des maisons de chaque groupe.

30L’ensemble le plus éloigné – dit Groupe 2 –, perché sur les deux terrasses hautes, est composé de maisons qui ressemblent encore beaucoup à celles de la fin de la phase ancienne et du début de la phase moyenne. Elles leur sont d’ailleurs souvent superposées. Typologiquement homogène, il est constitué de maisons monocellulaires. Une seule comporte une sorte de dépendance greffée sur son contour, qui pourrait en faire un prototype de maison de conception pluricellulaire à contour non déterminé, agglutiné. Ces maisons simples s’agglomèrent autour d’une aire commune, connue depuis longtemps. C’est, en effet, au même emplacement, que se succèdent et se superposent sans interruption, depuis la phase ancienne, des aires entourées de maisons. Cette structure est donc restée dans les mémoires. Le lien avec le passé est solide, malgré le grand incendie.

31L’ensemble le plus proche du bâtiment communautaire – dit Groupe 1 – est localisé dans la zone qui a été le plus profondément remaniée après l’incendie. Il est, lui aussi, typologiquement homogène, car les maisons tripartites y dominent. Ces maisons n’entourent pas un espace commun et elles n’encerclent pas le bâtiment. Elles s’alignent sur les terrasses inférieures. Des murets relient trois d’entre elles. Le chaînage étant avéré entre ces murets et les murs des maisons, on peut en déduire que l’ensemble a été « bâti simultanément ».

32Le contraste est donc clair entre les deux groupes de maisons. Contraste qui s’accuse quand on considère la qualité de l’exécution et la régularité des plans. Certes, les techniques de construction sont les mêmes pour toutes, mais les pierres en cigare utilisées dans les maisons du Groupe 1 sont plus grandes, plus minutieusement façonnées. La symétrie dans ces maisons, sans être absolument rigoureuse, s’impose comme une règle déterminante. Plusieurs d’entre elles témoignent d’une nouveauté technique : la construction de « murs extérieurs rectilignes ».

33À l’intérieur du Groupe 1, une maison construite et aménagée avec soin, disposant d’une grande cour pavée, nous est apparue comme liée de façon privilégiée au bâtiment communautaire. Elle est à la fois la plus proche de ce bâtiment et la seule qui s’ouvre directement sur lui. Juste au débouché de sa cour, à un mètre à peine du bâtiment, une énorme fosse-foyer pourrait avoir servi à des préparations culinaires collectives.

34Quel bilan pour ce niveau ? La capacité à gérer de gros travaux collectifs se confirme, avec la réparation de toutes les terrasses et la reconstruction d’un village entier. Le lien avec le passé apparaît comme très solide, à travers l’implantation des maisons, des espaces communs, des terrasses, qui respectent les anciens emplacements.

35Mais c’est surtout la « différenciation entre deux Groupes » de maisons, et sans doute de leurs habitants, qui est à retenir comme reflet d’un changement d’ordre sociologique. Cette différenciation s’appuie sur la combinaison de paramètres de nature très différente, technique, typologique, topographique. L’implantation de chacun des groupes a des répercussions sur sa relation avec le bâtiment communautaire. Les habitants du Groupe 2, installés en haut du village, n’accèdent au bâtiment communautaire qu’en passant entre les maisons du Groupe 1, ou en contournant l’espace construit. Comme le bâtiment émerge à peine du sol, il est pratiquement invisible pour eux. En revanche, il est très visible, et plus facilement accessible pour les habitants du Groupe 1. Pas aussi directement qu’il n’y paraît pourtant, puisqu’une seule maison s’ouvre clairement en direction du bâtiment.

36Enfin, il faut préciser que, si les maisons de chaque groupe sont localisées dans deux secteurs bien séparés, elles ne sont ni éloignées, ni isolées les unes des autres.

37L’édification du « bâtiment communautaire » est un évènement majeur. Même s’il ne s’agit pas d’une création ex nihilo. Le modèle, avec ses divisions internes de directions radiales, est identique à celui, à peine plus ancien, de Mureybet. De plus, [Fig. 51] il ne faut pas oublier qu’à Jerf même, un prototype de ce genre de bâtiment est construit dès la phase ancienne (V/E).

38De ce bâtiment, il reste peu de chose, car il a été presque entièrement détruit – volontairement – par le feu, et ce geste marque la fin de l’épisode II/E. Ses ruines sont intégralement nettoyées par les habitants du niveau I/E, qui s’approprient la fosse qu’il occupait pour en reconstruire un nouveau, presque à l’identique. Compte tenu de sa conservation, nous ne nous attarderons pas sur l’interprétation de ce bâtiment, sa réplique récente se prêtant mieux à cette démarche. Mais on ne peut pas tout ajourner. Cet édifice recèle la plus ancienne attestation de « pratique funéraire » [Fig. 102] de Jerf el Ahmar. Il importe d’y réfléchir tout de suite, car le rituel qu’elle révèle, s’il se renouvelle au niveau I/E, s’exprime déjà dans ce premier bâtiment, et de façon tout à fait explicite.

39Cette pratique consiste en un « dépôt de crâne », qui a été effectué à un moment bien précis. La fosse dans laquelle s’inscrit le bâtiment est déjà consolidée par son mur de soutènement, l’espace intérieur est compartimenté. Il reste à monter la structure qui va soutenir le toit. Celui-ci va reposer principalement sur de gros poteaux enfoncés profondément dans le sol. Vers le Sud, à l’entrée d’une petite cellule [Fig. 102 : 1], deux trous adjacents, apparemment creusés en même temps, sont destinés à recevoir deux poteaux collés l’un à l’autre. Celui qui contient le dépôt funéraire révèle une astuce : pour éviter l’enfoncement du fût sous le poids du toit, un bassin cassé est placé au fond. La base du poteau y est posée et calée par des petites pierres. À côté du bassin, contre la paroi Sud du trou, un crâne humain est déposé avec une légère inclination, orienté Est-Ouest, regard vers l’Ouest.

40Tout indique qu’il s’agit d’un « dépôt de fondation ». Le bâtiment communautaire est, en quelque sorte, consacré par ce geste. Son statut, par rapport à la collectivité ne peut qu’en être renforcé.

Une organisation sociale clairement différentiée : le village du niveau I/E

41La séparation entre les deux groupes de maisons s’accuse fortement au niveau I/E. Elle est d’autant plus nette que les deux ensembles n’évoluent pas de la même façon au moment de la transition d’un épisode à l’autre. En haut du village, occupé par les maisons du Groupe 2, des nouveautés caractérisent ce nouvel épisode, aussi bien au niveau individuel, avec l’apparition de types architecturaux inédits, qu’au niveau collectif, avec une nouvelle organisation spatiale. En bas, la structure de l’habitat reste inchangée, elle se raffermit seulement, et gagne en cohérence et en régularité. Voyons ce qui se passe sur les hauteurs.

42Il n’y a pas davantage de constructions qu’auparavant pour former le Groupe 2, mais si l’on compte le nombre de pièces et si l’on considère la surface occupée par les maisons, la croissance est évidente. Elle pourrait bien correspondre à une augmentation du nombre d’habitants dans ce secteur du village. Une seule maison monocellulaire se superpose à une maison de même modèle. Toutes les autres sont remplacées par des maisons pluricellulaires. À part une maison à deux pièces en enfilade, le modèle « pluricellulaire à contour indéterminé » s’impose avec deux maisons. Établies côte à côte, toutes deux ont quatre pièces agglomérées, ou plutôt deux pièces et deux dépendances. Malgré une forme globale différente et une évidente irrégularité, l’agencement identique des quatre éléments qui les composent montre qu’un modèle précis a guidé les constructeurs.

43Dans la partie basse de l’établissement, les nouvelles maisons du Groupe 1 ne changent ni d’emplacement ni de type. Toujours tripartites, reconstruites à l’identique, ou presque, leur exécution s’améliore, tant sur le plan de la qualité des matériaux que sur celui de la régularité des plans. La seule maison monocellulaire qui existait au niveau II/E est remplacée par une maison tripartite. Il n’y a donc plus que des maisons de ce type à cet endroit.

44Signe de cohésion de ce Groupe 1, la liaison entre plusieurs maisons s’affirme encore. Plusieurs maisons individuelles sont construites en même temps. Alignées, et parallèles, elles sont accrochées les unes aux autres par des murets. Comme auparavant, ces murets, chaînés aux maisons qu’ils séparent et lient en même temps, correspondent à des fronts de terrasses et servent de marches. Le travail individuel de construction d’une maison se combine avec un travail collectif. Que les opérations se soient déroulées simultanément ou alternativement, tout a eu forcément lieu au cours d’une même séquence. On peut penser que l’ensemble des actions, de l’apport des matériaux à la construction terminée, a été orchestré dans le cadre d’un projet unique, probablement géré par une autorité désignée.

45Cet ensemble de maisons du Groupe 1 forme comme un front devant le bâtiment communautaire et semble l’isoler. Derrière lui, l’espace vide a été volontairement élargi. Et il rassemble autour de lui les habitations du Groupe 2, faisant fonction de place. Mais ce bloc des maisons tripartites n’est pas un barrage, il n’empêche pas la fraction des villageois qui réside dans la partie haute de se diriger vers le lieu le plus chargé, socialement et symboliquement, de l’agglomération. Tout, au contraire, est prévu pour laisser passer, certes de façon canalisée, ceux du haut vers le bas. Les passages, ponctués de marches, semblent bien avoir été prévus pour conduire les habitants du Groupe 2, depuis leur aire commune, jusqu’au bâtiment communautaire.

46Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas une sorte de contrôle sur ce passage. Même si l’on sait que les habitants des maisons tripartites sortent de leur maison dans la direction opposée au bâtiment et n’y accèdent qu’au prix d’un détour, l’emplacement de leurs maisons reste privilégié. Rien ne s’interpose entre eux et le bâtiment communautaire. Ils peuvent en voir la partie émergée, ce qui n’est pas le cas pour ceux des maisons éloignées. Et ce regard a certainement de l’importance sur le plan social. Toutefois, une seule maison y accède directement. Comme on pouvait s’y attendre, elle est superposée à la maison qui bénéficiait du même privilège lors de l’épisode villageois précédent.

47[Fig. 102] Et le bâtiment communautaire lui-même ? Nous avons vu que les habitants du niveau I/E en avaient pris possession après sa destruction par le feu, déblayant les ruines, détruisant les structures intérieures considérées comme gênantes, et les reconstruisant. C’est là qu’il faut lever une ambiguïté, en se posant une question qui peut d’ailleurs être posée à chaque fois que l’on passe d’un épisode villageois au suivant. Qui sont ces habitants du niveau I/E ? Pour nous, compte tenu de toutes les informations que nous avons détaillées à propos de leurs architectures, il n’y a que deux possibilités. Soit ce sont les habitants mêmes du niveau II/E, qui auraient détruit leur bâtiment communautaire par le feu et reconstruit leur village. Soit ce sont leurs descendants, totalement imprégnés par les mêmes traditions, qui auraient décidé d’une reconstruction d’ensemble.

48L’une de ces traditions, que l’on voit ainsi se perpétuer, est d’ordre rituel. Avant de préparer la couverture du bâtiment, un acte symbolique est exécuté, exactement de même nature et au même endroit que lors de l’épisode précédent.

49En effet, alors que la construction du nouveau bâtiment est terminée, à l’exception des porteurs et du toit, une fosse ovale (80/50cm) à fond plat, de 30 cm seulement de profondeur, est creusée juste au-dessus du trou de poteau qui contenait déjà un dépôt de crâne. Auparavant, ce gros trou de poteau a été soigneusement comblé. [Fig. 102 : 2] Un crâne est déposé vers l’une des parois de la fosse, sur un petit replat, orienté N-S (regard vers le sud). Il n’en reste que la calotte crânienne, très écrasée, et des fragments abîmés des mandibules. Ce nouveau dépôt funéraire constitue donc un signe fort de continuité dans l’usage de ce bâtiment, et des rituels qui lui donnent son sens. A chaque fois, le dépôt est associé à un point névralgique du bâtiment, le soutien du toit. C’est un symbole en soi. Faut-il, comme dans le premier épisode, parler ici d’un rite de fondation ? Peut-être ne s’agit-il cette fois que d’une « reconsécration ». Quoi qu’il en soit, une même pratique précède, deux fois de suite, et au même endroit, la mise en fonction du bâtiment. Avant même qu’il ait été couvert, on y a déposé, en le dissimulant, un crâne humain prélevé ailleurs sur un corps déjà réduit à l’état de squelette.

50Revenons à l’architecture de ce bâtiment. L’usage très développé du bois pour le soutien du toit confirme la filiation avec les traditions techniques de Mureybet, dont le bâtiment communautaire le mieux connu n’avait que des porteurs en bois10. Mais, déjà, l’on s’achemine vers des solutions techniques mieux adaptées à de plus grandes surfaces de toit, forcément plus lourdes. Un véritable « mur porteur de bois » et, face à lui, un « mur porteur composite » fait de gros blocs, avancent vers le milieu de l’espace pour constituer les soutiens principaux de la couverture. Des poteaux relaient le portage au centre de l’espace, mais ils se multiplient à mesure que le temps passe, ce qui signifie que la solution n’a pas été satisfaisante. L’on verra d’ailleurs qu’elle sera abandonnée à la phase récente, au profit de nouveaux procédés.

Bilan de la phase moyenne

51Les innovations architecturales les plus marquantes caractérisent cette phase, et nous avons souvent évoqué à leur propos l’image d’une « explosion créatrice ». Le modèle unique de la maison arrondie et monocellulaire est abandonné, au profit de plusieurs conceptions, plusieurs modèles, de maisons pluricellulaires. Le nombre de pièces est de trois au maximum. Mais le besoin de disposer d’un espace supplémentaire se fait sentir, et l’on y répond de deux façons différentes, soit par une « cour » intégrée dans le volume global de la maison, soit par des « dépendances » qui s’y greffent.

52Pour ce qui est de la vie collective, les indices de cohésion et de gestion collective s’accumulent : construction de grands bâtiments communautaires, construction simultanée de maisons chaînées les unes aux autres. Enfin, les premiers signes de différenciation apparaissent. Deux groupes de maisons, nettement séparés l’un de l’autre abritent, selon toute probabilité, deux fractions bien individualisées de la communauté.

53Il est logique, et tentant, de loger dans les maisons du Groupe 1 une fraction de la population qui occuperait une position privilégiée dans l’organisation de cette petite société. Leurs maisons sont les mieux construites. Elles répondent à des normes strictes, appliquées dans le cadre d’un seul modèle architectural. Surtout, elles sont les plus proches du bâtiment communautaire. Mais ce n’est pas pour autant que leurs habitants y accèdent directement. Les habitants de toutes les maisons, sauf une seule, doivent suivre des chemins détournés pour s’en approcher. Doit-on voir, dans le privilège d’un accès direct, réservé aux habitants d’une seule maison, les signes d’un deuxième niveau de différenciation sociale, au sein même de ce Groupe 1 ?

54L’autre fraction de la communauté, se répartirait entre les maisons du Groupe 2, plus disparates, moins bien construites, plus éloignées du bâtiment communautaire, et occuperait une position moins favorisée au cœur de la population.

55Nous proposons donc d’interpréter l’émergence de ces deux groupes distincts d’architectures domestiques, comme le reflet d’une réalité sociologique. Ce qui revient à dire, que l’on voit, pour la première fois, au sixième épisode villageois de Jerf el Ahmar, s’exprimer une bipartition de la population qui l’habite. Poussant encore plus loin l’interprétation, il nous semble que se dessine là un nouveau palier dans la complexité de l’organisation sociale, complexité qui se reflète aussi dans la réalisation concertée d’un bâtiment communautaire très puissant, de conception élaborée. Pour tester cette proposition, la meilleure méthode est de voir si le même genre de structure se détecte dans les occupations de la phase récente voire, mieux encore, si elle s’y impose encore plus clairement.

LA PHASE RÉCENTE. NOUVELLE STRUCTURE DE L’ESPACE CONSTRUIT. INVENTIONS CUMULATIVES. CONSOLIDATION DES TRADITIONS

56C’est à partir de la phase récente que l’on commence à distinguer un lien entre les deux collines de Jerf el Ahmar. Cependant, le processus exact d’extension de l’espace construit reste difficile à reconstituer avec précision.

Des modifications de structure à l’Est : le niveau 0/E

57Sur l’Éminence Est, il subsiste, vers le sommet, un groupe de trois maisons, presque collées les unes aux autres, et un probable bâtiment communautaire. L’une des maisons, tripartite, indique que le modèle qui, autrefois, se cantonnait au bas de l’agglomération, gagne les hauteurs. Pour la première fois, ce modèle se décline sous une forme strictement « rectangulaire ». Innovation importante pour l’histoire de l’architecture, le contour quadrangulaire implique la connaissance du « chaînage des assises aux angles de la construction ». Cette technique est en fait acquise dès la phase moyenne, et pratiquée pour l’accrochage des murs intérieurs.

58Contraste frappant, contre cette maison rectangulaire et symétrique, une énorme construction de type agglutinant, aussi irrégulière que possible s’établit sur les ruines d’une maison du niveau I/E, presque identique. Cette superposition montre qu’il n’y a pas de rupture entre les deux phases, moyenne et récente.

59On ne sait pas grand-chose de la structure du village, sauf que les terrasses remodèlent toujours la pente et que l’occupation est très étendue. Quelques observations pourraient révéler des modifications profondes dans la conception de l’espace construit. La présence de la maison tripartite EA17 à côté d’une maison de type agglutiné montre que le clivage, entre les deux groupes architecturaux, ne fonctionne plus comme avant. Le clivage sociologique, entre les deux fractions de la population, se serait-il affaibli ? La question doit être posée, d’autant que cet ensemble hétéroclite est proche d’un bâtiment communautaire enterré. Mais elle reste ouverte, car nous ne disposons, dans ce cas, que d’une représentation infime de l’espace construit. En revanche, le bâtiment communautaire (non fouillé) est révélateur d’une nouveauté. Il est, pour la première fois, situé en haut de pente. En ce sens il marque l’amorce d’un déplacement du centre de l’agglomération vers le haut de l’Éminence Est, qui va s’accuser à la phase de transition.

Une nouvelle conception de l’espace construit : Le niveau II/W

60La phase récente est bien mieux représentée sur l’Éminence Ouest. Au niveau II/W, la structure de l’agglomération est tout à fait différente de celle qui caractérisait la phase moyenne sur l’Éminence Est. Elle se déploie sur une aire à peu près plate. Le bâtiment communautaire est à la fois au centre et à la limite sud de l’ensemble.

61Héritiers de tous les modèles architecturaux inventés lors de la phase moyenne, les habitants de la phase récente conçoivent un seul nouveau type de maison, dont la rigueur géométrique est frappante. Les « maisons quadripartites à structure en croix » sont parfaitement symétriques par rapport à un point, correspondant à l’intersection des murs intérieurs. Alors que la symétrie par rapport à un axe était connue, jusqu’alors, dans la plupart des réalisations domestiques ou collectives du site, la « symétrie par rapport à un point » est nouvelle. Et, si la première est presque naturelle, voire imposée par les contraintes techniques de la construction, la deuxième est plus sophistiquée et difficile à projeter à grande échelle avec précision. Cette innovation marque donc un saut dans la maîtrise, toujours accrue, des techniques et des formes.

62Autour du bâtiment communautaire, deux modèles de maisons dominent : les maisons quadripartites et les maisons tripartites. Parmi ces dernières, l’une d’elles se distingue de toutes les autres. Plus grande, elle est la plus proche du bâtiment. Ses [Fig. 103 : 1] deux pièces ont des fonctions différentes. La première, vide de tout équipement, recèle dans son sous-sol un dépôt de cornes de gazelles et deux cistes dont le contenu a disparu. L’autre, suréquipée, sert à l’évidence à la préparation de nourriture, depuis [Fig. 103 : 2] la mouture jusqu’à la formation de boulettes prêtes à cuire. Mais la cuisson se fait dans la cour.

63Quand le bâtiment communautaire est incendié – volontairement – elle prend feu. Accidentellement et par contamination ? Tout porterait à le croire, car le mobilier, le matériel, les restes de nourriture abandonnés donnent l’image d’une fuite précipitée. Mais comment exclure un incendie conjoint du bâtiment qui représente la communauté et de cette maison ? Cette hypothèse impliquerait que ceux qui l’occupaient avaient un statut social privilégié, en relation directe avec le bâtiment communautaire. Ce n’est pas la première fois que nous évoquons cette possibilité. Nous l’avons émise déjà à propos de la phase moyenne, en nous basant sur plusieurs arguments (proximité d’un foyer énorme, position de ces maisons, accès direct au bâtiment). Les mêmes arguments peuvent servir ici, en plus décisif. Cette maison, [Fig. 103 : 2] dont une pièce révèle une intense activité d’ordre culinaire, possède dans sa cour un four énorme dont l’usage semble disproportionné par rapport aux besoins d’une simple unité familiale. D’autre part, dans l’autre pièce, vide, des cornes et des massacres de gazelle sont enterrés près de plusieurs cistes. Certes, ils sont bien plus petits que les massacres d’aurochs de la « maison aux bucranes », et moins impressionnants, mais ils pourraient être chargés de la même signification d’ordre symbolique, masculine, qui souvent caractérise les cornes11. Une fois tous ces témoins d’ordre quotidien et d’ordre symbolique rassemblés, accorder un statut particulier à cette maison et, surtout, à ses habitants, devient vraisemblable. Ce statut serait d’ordre communautaire, ce qui donnerait du poids à l’hypothèse d’un incendie volontairement dirigé, à la fois, vers le bâtiment et cette maison.

64[Fig. 104] Et le bâtiment communautaire lui-même, a-t-il été quitté précipitamment ? Sans doute pas, les silos ayant été soigneusement vidés avant la mise à feu. Mais certes brutalement, si l’on en juge par la présence d’un squelette écrasé sous les décombres [Fig. 105] du toit brûlé. Comme il y a assez de vestiges pour reconstituer le scénario qui s’est joué à cet endroit, il peut être raconté. Si l’on se laisse aller quelques instants au jeu de l’imagination, on peut y voir une véritable mise en scène tragique. De là à en comprendre le sens, on verra qu’il y a encore bien du chemin à faire.

65Comment a pu se dérouler la scène ? En premier, presque tout ce que contenait le bâtiment est vidé, en particulier le contenu des silos. Un cadavre de jeune fille est [Fig. 104 : 2] jeté depuis le toit (restitution). Un feu est allumé en plusieurs points, peut-être même alimenté. Tous ceux qui s’y trouvaient évacuent le bâtiment. Le feu est intense, le toit s’écroule en grande partie. Le cadavre est recouvert par les décombres incandescents [Fig. 105 : 1-3]. Il est brûlé « jusqu’à l’os » en ce qui concerne au moins un bras. Quelques mois plus tard – au minimum –, avant que la totalité du toit se soit effondrée, recouvrant le sol – et le cadavre – de plus d’un mètre de déblais, on revient dans le bâtiment et l’on prélève le crâne. Le reste du toit tombe. Enfin, la ruine est abandonnée et elle est engloutie sous des apports éoliens de limon qui, peu à peu, comblent la fosse qui les piégeait.

66Que penser de cet enchaînement ? Avant d’essayer de l’interpréter, il nous faut évoquer les restes humains associés au bâtiment et les rapporter aux informations dont nous disposons à propos des pratiques funéraires du site12.

67Jusqu’à présent, nous n’avons évoqué que les deux crânes qui avaient consacré la fondation d’un bâtiment communautaire de la phase moyenne. Or, voilà que nous [Fig. 102] retrouvons des restes humains dans le même contexte. Laissons en attente l’énigmatique squelette de la jeune fille, pour évoquer deux crânes – aucun n’appartenant à la jeune fille – qui ont été déposés, également, dans ce bâtiment. L’un, entier avec [Fig. 106] sa mâchoire, est celui d’un adulte. Il a été dissimulé dans une encoignure, presque [Fig. 106 : 2, 4] contre l’ouverture du silo, dans une logette peu profonde, que recouvre le parement [Fig. 106 : 1, 3] de terre du mur. Ainsi, peut-on situer le moment de son dépôt. Il a lieu sans doute quand le bâti en pierre des murs et des murets est terminé et qu’il reste à les enduire. On ne peut exclure qu’il ait été déposé lorsque le bâtiment était déjà en usage et que le mur ait été réenduit. Sa localisation répond à la même règle que celle des dépôts de la phase moyenne, puisque ce crâne est contre un des murs porteurs. Sa proximité avec le silo fermé, là où justement sont le mieux protégées les ressources collectives du groupe, est également chargée de sens.

68Le contexte de l’autre dépôt, un crâne d’enfant, est plus problématique. Il a été trouvé dans les décombres d’effondrement du toit, au milieu de morceaux de poutres brûlées et de pierres détachées du mur de soutènement, dont il est proche. Malgré ce contexte ambigu, il nous semble qu’il mérite une certaine attention. Car d’autres objets ont été trouvés dans le même genre de situation, en d’autres points du bâtiment, notamment des groupements de beaux outils. Il est tout à fait possible que ce crâne ait été dissimulé dans le mur de soutènement. Ou encore qu’il ait été placé dans une cache, calée entre les poutres.

69Un squelette sans crâne et un crâne – ou deux – sont donc présents dans ce bâtiment. Comment ne pas voir la complémentarité entre ces restes, même si leur dépôt n’est rien moins que simultané et que deux individus au moins y participent ? Cette complémentarité oriente l’interprétation vers un acte rituel, plus facilement que vers un acte de pure violence. D’autant que l’incendie du bâtiment n’a rien d’exceptionnel. Tous les bâtiments communautaires du site sont incendiés. Plus encore, tous les bâtiments communautaires connus au PPNA sont détruits par incendie, que ce soit à Mureybet13 ou à Tell‘Abr 314. Pour retenir l’hypothèse d’une violence extérieure, il faudrait lui associer une sorte de rite (systématique au PPNA) consistant à brûler le bâtiment communautaire au moment de l’assaut. Ce n’est pas invraisemblable, mais l’explication nous semble incompatible avec ce que l’on sait par ailleurs de l’évolution du site. Enfin, rien dans cette hypothèse n’expliquerait la présence d’un corps de jeune fille, introduit dans le bâtiment juste avant l’incendie, et encore moins le prélèvement de son crâne plusieurs mois plus tard. Ce scénario guerrier nous paraît bien compliqué à défendre.

70Nous pensons plus plausible que le rituel de mise à feu du bâtiment collectif ait pris, dans ce cas précis, une forme encore plus intense. L’idée d’un acte sacrificiel n’est pas à exclure, et un choix judicieux de comparaisons ethnographiques aurait vite fait de lui donner du poids. Une fois de plus, il faut limiter nos suppositions.

Un bilan pour la phase récente

71L’avancée technique la plus notoire que l’on puisse attribuer aux bâtisseurs de la phase récente, est la réalisation des premières « maisons à angles droits ». Deux modèles de maisons en témoignent. L’un, tripartite, est déjà connu depuis le début de la phase moyenne. Les maisons de ce modèle se distinguent toujours par leur qualité d’exécution et par leur emplacement dans des zones privilégiées. L’autre modèle, « quadripartite », est nouveau. Mais on pourrait le considérer comme issu du premier, par simple adjonction d’un rang supplémentaire de pièces. Lui aussi correspond à des maisons bien situées, aussi près que possible d’un bâtiment communautaire. Enfin, les angles droits caractérisent les annexes monocellulaires de la phase récente, celles qui complètent des maisons particulières aussi bien que celles qui s’accrochent à un bâtiment communautaire.

72Par ailleurs, la typologie des maisons reste toujours très variée. Elle ne l’a même jamais été autant, puisque, à part les maisons monocellulaires, les modèles inventés au cours des phases précédentes sont encore en usage. Nous avons même vu que des contours variés, curvilignes ou quadrangulaires, coexistaient dans la même agglomération. La conservation des anciens modèles nous a fait dire que, dans ce site, « l’invention était cumulative » et non substitutive. Si l’on regarde de près les plans du niveau II/W, on constate même qu’il n’y a pas deux maisons strictement identiques. Cette variété pourrait révéler une absence de pression sociale sur le modèle de la maison individuelle. Dès le PPNB ancien, c’est-à-dire tout de suite après l’abandon du site de Jerf el Ahmar, un modèle unique d’architecture domestique sera imposé, les maisons seront standardisées. Mais peut-on, pour autant, parler de liberté de choix ? On a vu, en effet, surtout à la phase moyenne, que les types de maisons ne se répartissaient pas n’importe comment dans l’espace villageois. Il faut donc envisager aussi qu’une règle sociale ordonne cette apparente liberté.

73La règle, en tout cas, est stricte quand il s’agit d’édifier des bâtiments communautaires. Lors de la phase récente, leur modèle – à divisions radiales – répond strictement au standard que nous avons vu se mettre en place à la phase moyenne. Et ce modèle se retrouve, presque à l’identique, dans plusieurs autres sites proches et contemporains.

74Les innovations ne sont pas nombreuses à la phase récente, et il nous semble que la phase moyenne reste, à Jerf el Ahmar, celle où la créativité, dans le domaine architectural, est la plus dynamique. De même, sur le plan de la structure de l’espace bâti, on peut parler de transformations, mais pas vraiment d’améliorations. Au niveau II/W, les maisons, orientées de façon presque parallèle, enveloppent le bâtiment communautaire. Sa situation, comme à la phase moyenne, est à la fois centrale et marginale. [Fig. 107] Au-delà de sa limite, vers le sud, il n’y a plus de constructions, mais des aires dévolues aux déchets, qui s’accumulent sur plusieurs mètres.

75Sur le plan sociologique, rien de nouveau n’apparaît, mais la répartition des architectures reflète un renforcement des différenciations sociales qui, déjà, se révélaient à la phase moyenne. Plus les maisons sont proches du bâtiment communautaire, plus leur plan est régulier et leur exécution soignée. Nous avons même proposé d’attribuer à l’une d’entre elles un « statut communautaire », comme le bâtiment qu’elle surplombe. Poussant plus loin cette interprétation, on pourrait penser que ses habitants seraient investis d’un certain « prestige », voire d’une forme d’« autorité ».

76Justement, au niveau II/W, la structure de l’habitat est conçue de façon plus rigoureuse que jamais, ce qui peut être interprété comme un signe de renforcement de cette autorité. Le bâtiment communautaire s’est agrandi et sa conception suit, au plus près, les normes établies et les exigences de la symétrie. On comprend mieux qu’il est destiné à plusieurs fonctions, mais que le stockage des récoltes communes [Fig. 107] est sa fonction principale. Son rôle symbolique n’est évoqué que par la présence des morts. Dépôts fondateurs ou dépôts de consécration, les crânes y sont systématiquement enfouis. Aux dépôts de crânes, attestés depuis la phase moyenne s’ajoute, à la phase récente, un corps jeté au sol, dont on vient chercher le crâne bien après la destruction du bâtiment. Les interrogations que soulèvent la présence et la posture de ce corps ne seront vraisemblablement jamais élucidées. Nous n’avons pas retenu l’hypothèse d’une agression extérieure, guerrière, qui somme toute, aurait été la plus simple. Les autres explications impliquent une organisation, et sans doute une volonté collective qu’on ne peut attribuer qu’à une autorité forte. En effet, tout se tient dans une intrication très puissante. La mort – ou l’exécution – de la jeune fille est de nature collective, puisque le corps est déposé dans ce bâtiment. Déposé sans ménagement, semble-t-il, sa position traduisant plutôt une chute depuis l’ouverture [Fig. 104] du toit. Toujours est-il que ce corps est laissé dans cette position naturelle, sans qu’aucun geste ne soit tenté pour ordonner ses membres, comme on le fait la plupart du temps, lorsqu’il s’agit d’une sépulture. De sépulture, il n’y en aura guère, à moins d’imaginer que le bâtiment tout entier puisse être considéré comme une sépulture. Sépulture, ou lieu de crémation ? Le corps est indubitablement destiné à être brûlé, car le feu est mis au bâtiment communautaire, sans doute très rapidement. Il faudra déblayer une partie des ruines du bâtiment quand on y reviendra, pour séparer le crâne du squelette, et l’emporter ailleurs. Évènement d’ordre social ou pratique rituelle, quoi qu’il en soit, l’organisation de l’ensemble est loin d’être simple. Pour revenir au fil qui guide notre interrogation globale, nous pensons que pour concevoir, ordonner et réaliser un tel enchaînement de gestes, il fallait que la société soit déjà bien structurée, sous l’égide d’une autorité investie d’un certain pouvoir.

LA PHASE DE TRANSITION. CONTINUITÉ ET RUPTURES. DE NOUVEAUX HORIZONS

77Quand on approche de l’abandon du site, que le village se reconstruit encore pour deux, peut-être trois derniers épisodes, des changements appréciables se détectent dans plusieurs domaines. Ils annoncent les traditions que l’on retrouvera dans les sites du PPNB ancien, qui succèdent à Jerf el Ahmar. C’est pourquoi nous avons nommé cette phase, attestée sur les deux collines du site, « phase de transition »15.

78Dans l’architecture domestique, aucun nouveau modèle n’apparaît. Mais on observe, à une ou deux exceptions près, un relâchement généralisé au niveau de l’exécution, qui contraste avec le soin apporté à la construction des maisons des phases moyenne et récente. Les maisons, aux contours mal définis, non symétriques, utilisant des matériaux recyclés, dominent. En revanche, les bâtiments communautaires, d’un type nouveau, sont réalisés avec énormément de soin et ornés, au niveau même des éléments architecturaux, pour la première fois.

Équipements communs et activités communes

79Dès la phase moyenne, nous avons vu qu’à l’exception de quelques foyers construits dans les cours, les structures de combustion se situaient surtout dans les espaces communs. Il était déjà impossible d’attribuer ces fosses-foyers aux habitants d’une maison déterminée, on ne pouvait qu’en déduire l’habitude de cuire la nourriture collectivement. Pas forcément à l’échelle de toute la communauté, mais au moins à celle d’un groupe d’unités familiales. Des signes de préparation préalable à l’intérieur des maisons existaient pourtant, puisqu’on trouvait des meules à l’intérieur de constructions individuelles. Vers la fin de l’occupation du site, les foyers extérieurs deviennent énormes et augmentent en nombre. Ils atteignent un mètre de diamètre, un mètre de profondeur. On peut y cuire des bêtes entières, un aurochs même16. Et l’on continue pourtant à trouver des meules, groupées par trois, dans les maisons.

80S’agit-il d’activités complémentaires, toutes dirigées vers une consommation commune, dont les premières étapes seulement se feraient à l’abri d’une construction ? Il est tentant de répondre positivement à cette question, et il est possible de trouver des arguments pour valider la réponse. Mais il faut se garder d’oublier d’autres possibilités, comme celle de préparations différenciées, domestiques d’une part et collectives d’autre part.

81Ce qui est clair, en revanche, c’est la gradation. De la phase moyenne à la fin de la phase de transition, il y a de plus en plus de foyers extérieurs, et ils sont de plus en plus grands. Actuellement, dans le petit monde des néolithiciens, surtout chez ceux qui travaillent au Proche-Orient, on parle beaucoup de festins. L’image est haute en couleur et l’on aimerait bien imaginer de belles ripailles autour des foyers de Jerf el Ahmar. Nous nous contenterons de l’évocation plus floue, peut-être plus familière, de préparations et de repas communs. Elle témoigne déjà suffisamment, surtout si on l’ajoute à tout ce qui a été dit sur l’aménagement du village et des maisons, des capacités des habitants de Jerf el Ahmar à vivre ensemble.

Les bâtiments communautaires spécialisés : des lieux de réunion d’ordre social et symbolique

82Le changement le plus frappant, dès le début de cette phase, est la transformation, aussi bien typologique que fonctionnelle, du bâtiment communautaire. Plus qu’une transformation, il s’agit d’une conception nouvelle. Toutefois, les techniques de construction, héritées du passé, restent en vigueur. Toujours enterré dans une fosse, il est armé par un solide mur de soutènement en colombage, dont l’exécution montre de réelles améliorations.

83Plus grand qu’auparavant, le bâtiment n’est plus subdivisé et ne recèle plus de silo pour stocker les récoltes. Son seul aménagement est une banquette qui court le long de ses parois, et dont le devant est orné. C’est à partir de ces deux nouveautés, qui le différencient du bâtiment communautaire à divisions radiales, que nous l’avons nommé « bâtiment communautaire non subdivisé, à banquette ».

84Sur l’Éminence Est, deux bâtiments de ce type, emboîtés l’un dans l’autre, et appartenant à deux niveaux successifs de la phase de transition, ont été dégagés. Le plus récent, parfaitement conservé, sert de base à nos réflexions. Une anecdote nous paraît révélatrice de l’impression qui se dégageait encore de ce bâtiment, lors de sa fouille. Les ouvriers qui y ont travaillé, en 1999, l’ont tout de suite qualifié de majles, l’interprétant comme un lieu de réunion villageois, chargé d’un certain prestige17. Cette impression vient notamment de l’harmonie qui résulte de sa géométrie, parfaitement symétrique, et du décor des dalles et des poteaux, registre continu de [Fig. 108] triangles et de lignes brisées.

85On a la preuve que l’assistance est assise sur la banquette qui s’adosse au mur (restitution) [Fig. 109]. Les dalles qui en consolident, en l’ornant, le devant sont usées sur leur [Fig. 108 : 5, 6] rebord jusqu’à faire disparaître certaines gravures. Sans comprendre le sens du geste, et encore moins celui du symbole, on constate que certaines des personnes assises [Fig. 108 : 7] ont gravé à la pointe fine des graffitis sur le dessus usé des dalles. À partir de là, et compte tenu de nos interprétations sur l’étendue du toit, on peut tenter d’animer cet espace, en partant évidemment de sa structure. Les personnages assis sur la banquette regardent vers le centre et vers ceux qui, sans doute, donnent à voir et à [Fig. 109 : 2] entendre. L’auvent n’abrite que ceux qui ont pris place sur la banquette. Le centre est découvert. Mais les autres habitants du village, qui sont restés à l’extérieur, ne [Fig. 109 : 1] peuvent voir que le haut du corps de personnages debout devant la banquette. Ils peuvent entendre, mais ne voient, ni les personnages assis ni, surtout, la scène qui se déroule au centre. L’essentiel leur est donc dissimulé.

86Déduction logique presque évidente, seules les personnes investies d’un statut et d’un rôle important se réunissaient dans ces bâtiments à l’abri presque total des regards.

87Un autre bâtiment, partiellement fouillé sur l’Éminence Ouest, nous oriente vers [Fig. 110] des célébrations dont le caractère rituel paraît très affirmé. Le décor, dans lequel se combinent des personnages acéphales, des représentations de rapaces, des signes de forme rayonnante, est cette fois nettement d’ordre symbolique. Et ce caractère va en s’amplifiant dans les bâtiments communautaires de sites du nord de la Syrie et de l’Anatolie, comme Tell‘Abr 3 et, surtout, Göbekli18.

88Ainsi, est-on passé des bâtiments communautaires polyvalents, destinés principalement au stockage, à des bâtiments spécialisés dans la réunion des membres les plus éminents de la communauté.

89Une référence ethnographique nous semble suggérer que cette modification importante de la fonction des bâtiments communautaires trouve sa source, déjà, dans les bâtiments subdivisés, dont la fonction est polyvalente. Malgré la distance immense, dans le temps comme dans l’espace, qui sépare l’Amérique du Nord subactuelle et nos néolithiques de Jerf el Ahmar, on ne peut éviter de penser aux kivas19 des cultures pueblo, dont l’architecture et la situation dans l’habitat est proche de celles de Jerf el Ahmar. Les jours ordinaires, les kivas, grands bâtiments enterrés communautaires, sont des lieux ouverts à tous. On s’y réunit, on fabrique divers objets, on y stocke de la nourriture. Mais les jours de cérémonie, l’endroit devient sacré et seuls certains initiés, chargés des rituels, s’y retrouvent. Il n’est pas impossible que cette alternance ait concerné, de façon similaire, nos bâtiments communautaires à divisions radiales.

90Nous avons d’ailleurs déjà constaté leur caractère rituel à propos des pratiques funéraires. En réfléchissant sur le caractère spécifique de ces pratiques, basées sur une « séparation de la tête et du corps », se dessine un lien fort entre les traditions de toutes les phases PPNA de Jerf el Ahmar, et celles de la phase de transition.

91En effet, la découverte d’un bâtiment communautaire très orné (EA100) donne à [Fig. 110] ces pratiques une nouvelle dimension. L’une des dalles qui consolident la banquette de ce bâtiment, encadrée par deux stèles en forme de rapace, est gravée de trois représentations [Fig. 110 : 1, 3] humaines acéphales. Aussi acéphales, de toute évidence, que le squelette [Fig. 110 : 1, 2, 4] gisant sur le sol de EA30, à la phase récente. Ainsi, des premières manifestations [Fig. 104 ; Fig. 105] d’ordre funéraire, jusqu’à ces représentations, les corps sont toujours séparés de la tête. C’est le cas, à la phase moyenne, avec les dépôts de crânes. Cela reste vrai à la [Fig. 102] phase récente. Et c’est vrai enfin d’une forme de représentation dont nous n’avons pas encore parlé, les figurines en pierre. Réduits à la tête, mais munis d’un dispositif [Fig. 105 ; Fig. 106] de fixation, ces petits objets en ronde bosse pourraient avoir été rattachés à un corps amovible. Comme nous l’avons synthétisé en une image, cette tradition de [Fig. 111 : 1, 2] séparation entre le corps et la tête est solidement ancrée à Jerf el Ahmar, du début à la fin de son occupation.

La phase de transition : une nouvelle expression de la vie commune

92Le contraste entre des maisons pour lesquelles l’investissement technique et la recherche de régularité décroît, alors que les bâtiments communautaires qu’elles entourent prennent une ampleur et une solennité inédites, inspire une première réflexion. C’est vers le bâtiment construit pour la communauté tout entière que se focalise l’attention et la créativité du groupe. Ce bâtiment pourrait être le reflet d’une centralisation accrue de l’autorité. Destiné à des réunions, peut-être à des célébrations, seuls quelques individus y pénètrent. Ce qu’ils y font est à peine visible, [Fig. 109] malgré le fait que le toit soit largement ouvert.

93[Fig. 110 ; Fig. 111 : 4] À l’intérieur même du site, le bâtiment EA100 (niveau inconnu, Éminence Ouest), plus récent sans doute que EA53 et bien plus orné, montre comment l’on s’achemine vers la création de lieux consacrés à la vie symbolique du groupe, pour ne pas parler de sanctuaires. Or, si cette tendance s’amorce à Jerf el Ahmar, on la suit aisément en observant les sites contemporains, ou à peine plus tardifs, qui se développent vers le nord. Les habitants de Tell‘Abr 3, à moins de 60 km de Jerf el Ahmar, conçoivent et créent des bâtiments communautaires dans lesquels les dépôts de bucranes, les banquettes et les plateformes ornées, se combinent à des peintures murales. L’organisation de ces éléments, les rituels et les croyances qu’ils suggèrent, correspondent à un degré élevé d’élaboration20. Par contraste, et comme on le voit s’amorcer à Jerf el Ahmar, l’architecture domestique de Tell‘Abr 3 est aussi simple que possible, montrant même un retour vers des formes arrondies, plutôt stéréotypées. Plus au nord encore, Göbekli21, dont on ne connaît pas les maisons, recèle des bâtiments communautaires impressionnants, structurés par des piliers mégalithiques magnifiquement sculptés, pesant des dizaines de tonnes.

SOUMETTRE L’ARCHITECTURE DE JERF EL AHMAR A LA QUESTION

94D’une poignée de maisons rondes, simples et toutes pareilles, au village composite, organisé autour d’un bâtiment communautaire, le chemin parcouru en huit cents ans, dans ce village des rives de l’Euphrate, est ponctué de découvertes et d’innovations. Parallèlement, la société qui se met en place se structure progressivement.

95À sa tête, une autorité capable de gérer le développement du village, de la préparation du terrain à la construction des maisons et des bâtiments communautaires, s’affirme de plus en plus nettement.

96Le nombre des habitants de Jerf el Ahmar croît progressivement et le village s’agrandit. Pour répondre à la pression que ne manque de constituer un tel accroissement, il faut bien que l’organisation sociale se transforme, elle aussi. Ainsi voit-on, de phase en phase, une emprise de plus en plus forte du collectif sur l’individuel.

97À la racine même, des travaux entrepris en commun remodèlent la structure naturelle des collines sur lesquelles sont établies les constructions. Dès la phase moyenne, les terrasses répondent à un projet clairement préétabli, et elles sont bâties collectivement. Si, chaque maison est réalisée par ses occupants, les liens qui chaînent plusieurs d’entre elles rappellent que le collectif intervient, même dans la sphère individuelle. L’édification des premiers bâtiments communautaires n’est qu’une facette de la cohésion sociale du groupe, mais l’image de ce qu’ils représentent pour lui est déjà puissante.

98Très vite deux groupes de maisons se dissocient à tout point de vue et nous y avons vu le signe de la dissociation de la population en deux fractions. Résistant à la tentation de parler à leur propos d’inégalité, nous avons limité notre interprétation à la notion de différenciation sociale. Mais il n’est pas interdit de penser qu’il est assez prestigieux d’habiter dans un quartier presque attenant au bâtiment de la communauté, dans une grande et belle maison. Sans compter qu’il suffit d’une décision collective des habitants de ce même quartier, pour qu’une fermeture des passages qui s’intercalent entre leurs habitations condamne, à ceux du quartier le plus éloigné, l’accès direct à ce bâtiment.

99Une période sans invention majeure, mais où tous les acquis sont capitalisés pour s’exprimer de façon plus cohérente encore, caractérise la phase récente. C’est peut-être l’aboutissement d’une continuité traditionnelle qui s’exprime pour la dernière fois, avant que la communauté n’entame sa transformation vers un nouveau type de culture. L’espace construit et ses composantes, maisons aussi bien que bâtiment communautaire, donnent l’image d’une société bien organisée, qui se projette dans les architectures qu’elle crée et qu’elle agence. [Fig. 112]

100La phase de transition ne montre aucun signe de décroissance au niveau de la complexité de ses réalisations. Mais, déjà, on se situe dans un monde différent, où le bâtiment communautaire a gagné encore en prestige, et semble avoir focalisé toute l’attention de l’autorité. Il peut sembler intrépide d’énoncer un tel constat à partir des données de Jerf el Ahmar. Si nous nous hasardons à le faire, c’est que l’on connaît ce qui va se passer par la suite, et plus au nord. Il faut tout de même que l’autorité qui gère un site tel que Göbekli, par exemple, appartienne à une société extrêmement bien organisée, et que son pouvoir soit fort, pour que soient construits des monuments aussi énormes, compliqués et chargés de sens que ceux de ce site. Or Göbekli appartient à la même aire culturelle que Jerf el Ahmar, et son occupation est à peine plus récente.

101Sur quelle base s’appuie cette proposition de communauté culturelle ? Sur un ensemble de points communs très précis. Plutôt que d’en faire l’inventaire ici, il suffit sans doute d’en évoquer deux, les plus frappants. Le premier est celui des bâtiments communautaires de la phase de transition de Jerf el Ahmar. Leur forme ronde, leur implantation enterrée, leur structure non subdivisée, avec une banquette périphérique et des poteaux porteurs disposés en cercle, se retrouvent à Göbekli, où ces bâtiments prennent alors une mesure monumentale, avec un décor mégalithique.

102Le second n’a pas de lien direct avec l’architecture. Il touche le monde imaginaire et symbolique. Ce sont les mêmes thèmes que l’on retrouve dans les deux sites, mais également dans plusieurs autres sites de la période. Ces thèmes s’expriment partout sous forme de petits objets gravés où se combinent figures et signes. À Göbekli, ils sont sculptés aussi, de façon magistrale, sur les piliers sculptés. Or, ces combinaisons de signes et de figures résument des récits ou des rituels, c’est pourquoi nous les avons qualifiés de pictogrammes22. Ils sont fixés, transmis et compris dans une aire qui couvre le nord de la Syrie au sud-est de l’Anatolie.

103Se fondant sur l’ensemble de ces éléments, on peut considérer que Jerf el Ahmar fait partie d’une vaste aire culturelle, où l’expression d’une culture commune s’impose de façon de plus en plus puissante. À l’intérieur de cette aire, les populations se comprennent et échangent des idées, des savoirs, des matières premières. C’est toute cette époque de la seconde moitié du XI^e millénaire, au moins dans la région du nord du Levant, mais certainement ailleurs également, qui fait preuve d’une élaboration plus poussée de ses structures sociales que ce qui était imaginé jusqu’ici.

104Si l’architecture de Jerf el Ahmar nous a guidés pour percevoir ce degré d’élaboration, il ne faut donc pas oublier que ce site est une illustration, un établissement parmi d’autres, où les premiers gestes agricoles s’accompagnent de profondes mutations d’ordre sociologique.