Construire, équiper, et habiter à Jerf el Ahmar
p. 219-225
Texte intégral
1Faire un bilan rapide de ce que l’on sait des maisons individuelles et des bâtiments communautaires de Jerf el Ahmar consiste d’abord à rassembler ce qui, sous trois éclairages différents (technique, typologique, fonctionnel), a été présenté dans trois chapitres distincts. En ayant une idée générale des spécificités de l’architecture l'on pourra accéder à l'analyse de l’agglomération dans son ensemble avec une idée claire de ses composantes.
2Toutes les maisons du site, des plus anciennes aux plus récentes, sont construites selon les mêmes règles et avec les mêmes matériaux. Une technologie est fixée définitivement dès l’arrivée des fondateurs du village, et en partie héritée d’un passé khiamien très proche. Les techniques et les procédés de construction obéissent à des normes rigoureuses et invariables, qu’on peut résumer simplement. Les maisons sont fondées sur une assise en moellons. Leurs murs sont en pierres, taillées en cigare, disposées en assises séparées par des lits de mortier. Ils sont protégés, intérieurement et extérieurement, par des parements de terre. Leurs toits sont plats, en terre, soutenus par des charpentes en bois. [Fig. 76]
3À l’intérieur de ce cadre, les seules différences tiennent à la qualité de l’exécution. Celle-ci varie en fonction de deux paramètres : le temps et le type de maison. En fonction du temps, on suit des améliorations continues, depuis le début de l’occupation du site jusqu’à la fin de la phase récente, puis un relâchement à la phase de transition. Mais la qualité d’exécution dépend davantage d’un choix délibéré que d’une meilleure maîtrise du savoir technique. Le soin consacré à la construction varie surtout en fonction de son modèle. Parmi les maisons de même modèle on trouve même une large gamme de variations individuelles.
4Au début, durant la phase ancienne, toutes les maisons sont de même modèle, monocellulaire. L’impression générale est l’uniformité, aucune maison ne semblant mieux construite que les autres. Mais, dans chaque niveau, une seule construction, plus grande, mieux construite, se différencie. Nous avons interprété l’une d’elles comme un prototype de bâtiment communautaire.
5Les modèles commencent à se diversifier à la phase moyenne. À côté des maisons monocellulaires, deux types de maisons pluricellulaires sont créées dès le début (III/E). Elles sont tripartites, ou à pièces en enfilade. Néanmoins, sur le plan technique, l’homogénéité demeure. Les maisons sont plutôt soignées, et même la « maison aux bucranes », au demeurant minutieusement construite, avec des pierres en cigare petites et régulières, ne se distingue pas vraiment des autres.
6La différenciation, sur le plan de la qualité d’exécution, commence à s’affirmer au niveau II/E et elle s’accuse au niveau I/E. Les maisons tripartites se distinguent de toutes les autres –monocellulaires et pluricellulaires à pièces agglomérées – par une qualité d’exécution très supérieure. Quand est construite une maison tripartite, tout est mis en œuvre pour l’atteindre : la taille des pierres (régulières, souvent grandes), la régularité des mesures, la parfaite linéarité des murs, la symétrie. Plus finement encore, on détecte, à l’intérieur de ce groupe, des degrés dans la perfection. Une maison, par exemple, se distingue des autres : EA23, à partir même de la préparation du matériau mis en œuvre. Les pierres en cigare des murs peuvent atteindre un mètre de long, et les techniques les plus abouties leur sont appliquées. Les plaques utilisées pour le dallage sont taillées individuellement pour les rendre aussi jointives que possible. EA23 est aussi exceptionnelle par sa grandeur, ses proportions (plus large que profonde) et sa symétrie. Détectons-nous ici l’expression d’un choix individuel ? Ou d’un choix conforme au statut particulier de la maison et de son habitant ? Différentes explications doivent être envisagées.
7C’est aussi à la phase moyenne (II/E) que sont identifiés, de façon certaine, les premiers bâtiments communautaires à divisions radiales. Leur construction répond tout de suite à des normes techniques qui seront encore appliquées à la fin de l’occupation, quand des bâtiments d’un tout autre type, non subdivisés et spécialisés, seront construits. Comme pour les maisons, ces normes sont héritées du Khiamien, mais avec des modifications et des améliorations très sensibles. Et comme pour les maisons, elles sont presque inamovibles. Les bâtiments communautaires sont enterrés au fond de fosses profondes, dont les parois sont consolidées par des murs de soutènement structurés en colombage. L’ossature du colombage est en bois, le remplissage des hourdis est en pierres. Enfin, le mur se prolonge d’un demi-mètre environ à l’air libre, et c’est sur cette partie en élévation que se pose le toit. Celui-ci est en terre, posé sur des poutres. Mais les options divergent à propos des toits et de leur portage, selon le modèle. Avant de définir ces différences, ajoutons seulement à propos des normes communes, que les techniques s’améliorent avec le temps. Notamment, les pierres s’agencent de plus en plus régulièrement dans les hourdis et ces derniers, de plus en plus étroits, gagnent en solidité.
8À la phase récente, il y a peu d’innovations d’ordre typologique, puisqu’un seul modèle est créé. Il s’agit des maisons quadripartites, qui sont structurées de façon proche des maisons tripartites. Mais c’est la symétrie par rapport à un point qui, remplaçant la symétrie axiale, ordonne leur conception, et ce type de structure est tout à fait nouveau.
9On peut considérer que, sur le plan des formes, un pas notable est accompli avec la réalisation des premières maisons rectangulaires. Cependant, il faut relativiser l’importance de cette innovation pour au moins quatre raisons. D’abord, l’invention technique qui l’autorise – le chaînage des angles – est acquise depuis le niveau II/E de la phase moyenne. Ensuite, cette forme nouvelle est l’aboutissement d’une évolution progressive, continue, des contours : arrondis, puis polygonaux, puis rectangulaires à angles arrondis. Elle s’applique à des modèles déjà connus : monocellulaire ou pluricellulaire tripartite, aussi bien qu’à des types nouveaux (tel le quadripartite). Enfin, et surtout, l’adoption des formes quadrangulaires n’est pas reconnue par le groupe comme incontournable, puisque des maisons de plusieurs types continuent à être construites avec des murs curvilignes.
10Dans leur mode d’exécution, comme dans la perfection géométrique de leurs plans, les bâtiments communautaires subdivisés atteignent leur apogée avant de disparaître. La partition intérieure y est parfaitement symétrique, par rapport à un axe qui passe entre les deux murs porteurs. L’organisation géométrique de cette partition contraste avec celle de la poutraison. La charpente s’organise de façon parallèle. Deux poutres parallèles la subdivisent, et les trois espaces ainsi créés sont remplis par des solives courtes, parallèles entre elles. Au sol, la partition est radiale. La structure du sol n’est en rien le reflet de celle du plafond.
11Vient enfin la phase de transition qui signale le passage au PPNB. Les architectures domestiques ne témoignent d’aucune nouveauté. On trouve alors des maisons conçues à partir de presque tous les anciens modèles connus. On rencontre tous les degrés de qualité d’exécution et on ne constate plus aucune concordance entre le modèle choisi et le soin apporté à la construction. Les maisons tripartites peuvent être parfaites (EA64), ou d’une frappante irrégularité (EA79, EA80). Même une maison quadripartite, modèle de symétrie, peut être rectangulaire et tirée au cordeau (EA54), aussi bien que curviligne, multilobée, au point de ressembler à une maison de conception agglutinée (EA59). La tendance est plutôt au relâchement, on ne retrouve pas la régularité qui caractérisait, de façon constante et croissante, les autres phases d’occupation.
12L’inventivité et la recherche de perfection sont ailleurs, dans une conception nouvelle du bâtiment communautaire. EA53, en est le modèle. Sa forme est parfaitement circulaire. Sa structure interne répond à une stricte symétrie par rapport au centre. Une banquette étroite en fait le tour. Elle est consolidée par un front de dalles ornées, ponctué par des poteaux, décorés eux aussi, qui portent la toiture. Ces six poteaux matérialisent les sommets d’un hexagone équilatéral. Quant à la toiture, elle est sans doute partielle, et conçue comme un auvent qui n’abrite que la banquette.
13Il faudra encore pétrir et combiner les observations réunies dans ce bilan, pour avoir une idée de la conception des architectures domestiques et des architectures collectives de Jerf el Ahmar. Nous ne les reprendrons qu’au moment de la synthèse finale de ce livre (Chapitre VI), car toutes doivent être replacées dans leur contexte villageois pour être comprises. Mais, auparavant il nous reste, ici même, à faire revivre un peu ces constructions en nous demandant de quelle façon on les habitait, et quelles activités s’y déroulaient.
14Suivons, une fois de plus, le cours du temps. On ne sait qu’une seule chose des maisons de la phase ancienne. Des foyers leur sont associés intimement, qu’ils soient établis à l’intérieur ou contre le mur, à l’extérieur. La cuisson des aliments se fait donc dans la sphère intime. Mais il existe aussi, déjà, des foyers communs à plusieurs maisons. Tout n’est donc pas cuit dans le cadre de la cellule familiale.
15L’habitude de cuire les aliments dans le cadre intime disparaît rapidement. À partir de la phase moyenne, le cadre des structures de combustion est, soit ambigu, soit collectif. Un seul foyer intérieur est signalé dans une maison du niveau III/E, mais nous sommes dans le contexte particulier de la « maison aux bucranes ». À part ce cas isolé, quand une structure de combustion se situe à l’intérieur, il s’agit vraisemblablement d’un foyer secondaire, insuffisant pour assurer la cuisson. Il y a, jusqu’à la fin de la phase récente, des foyers, et même un four, dans les cours des maisons. Mais on note que les seules maisons à disposer de ces équipements dans leur cour sont systématiquement proches du bâtiment communautaire. Ces structures de combustion sont-elles destinées à un usage collectif, tout en étant gérées dans le cadre d’une maison ?
16Ainsi plus le temps passe, plus la cuisson des aliments se déplace vers l’extérieur. Et plus elle semble s’effectuer de façon collective, même si ce terme doit être compris à différentes échelles, allant d’un groupement de familles alliées à des fractions plus importantes, voire à toute la communauté. Toutefois jamais aucune forme de cuisson n’est effectuée dans un bâtiment collectif à Jerf el Ahmar.
17L’activité d’ordre alimentaire la plus régulièrement attestée à l’intérieur des maisons est la mouture. Mais, encore une fois, on est en droit de se demander si ce travail [Fig. 76] est vraiment destiné à la cellule familiale. À partir de la phase moyenne, en effet, les groupements de plusieurs meules, accompagnés d’autres outils et aménagements complémentaires, concernent des maisons tripartites ou quadripartites, de grandeur imposante et de facture soignée. Pour réfléchir à l’échelle, privée ou collective, des activités de mouture, il faut élargir la question au stockage.
18Comme on le voit dès la phase moyenne, le stockage des céréales semble bien, à Jerf, avoir été communautaire. Plus nettement encore, à la phase récente, il est clair que la principale destination des bâtiments communautaires à divisions radiales est celle d’un stockage massif, très bien protégé. Si l’on maintient l’idée que la présence des meules dans les maisons signifie qu’on y traite les grains pour la nourriture d’une unité familiale, il faut résoudre le problème du passage d’un stockage collectif à une préparation individuelle1. Les céréales étaient-elles redistribuées ? Ou y avait-il plusieurs sources d’approvisionnement, les unes collectives à partir des champs, les autres individuelles, à partir de la cueillette ? Et, dans ce cas, existait-il deux modes de préparation, dissociés à la fois dans l’espace et dans le temps ? Les céréales cultivées, seules à être stockées collectivement, étaient peut-être moissonnées et préparées, voire consommées en commun. Alors que la récolte des céréales dans les champs sauvages – usage sans doute encore bien vivant à cette époque du tout début de l’agriculture – était effectuée plus individuellement, et acheminée vers une préparation et une consommation familiale. À l’inverse, si l’on met en doute le caractère individuel de l’usage des meules à l’intérieur des maisons, il ne faut plus garder en mémoire qu’une seule chaîne opératoire, entièrement collective. Cette question est importante, c’est la raison pour laquelle nous y reviendrons, en considérant l’emplacement de ces « maisons à meules » par rapport à l’ensemble villageois (Chapitre IV et VI).
19Parmi les lieux où se sont exercées les activités d’ordre domestique, les cours, les dépendances et les annexes semblent tenir une place importante. Les cours sont incluses dans le bâti et ne se distinguent des pièces que par l’absence de couverture et une large ouverture vers l’extérieur. Les dépendances, petites cellules surajoutées au bâti principal, se greffent sur le contour extérieur de certaines maisons. Les annexes enfin, constructions indépendantes, s’accrochent ou communiquent avec des maisons ou des bâtiments communautaires. Vingt-trois des maisons pluricellulaires, sur un total de quarante-cinq, comportent une dépendance, une cour ou une annexe. La proportion de ces espaces est élevée. Assuraient-ils les mêmes fonctions ?
20Dès la phase moyenne, les cours font partie de la conception même des maisons tripartites. À partir de la phase récente, d’autres types de maisons en disposent. Dans les maisons à pièces en enfilade, la dernière pièce, très ouverte, est très probablement une cour. Enfin, des cours très petites complètent certaines maisons quadripartites. Toutes ces cours témoignent d’une grande activité, qui laissent des traces sous forme de déchets (faune, parfois déchets de taille de silex) et de vidanges de foyers. Plus rarement, des petites structures de stockage peuvent y prendre place.
21Les dépendances ne sont pas identifiées avant la fin de la phase moyenne (I/E). Elles sont toujours très petites. Elles ne se greffent qu’à des maisons de structure agglutinée et à une seule maison quadripartite (de la phase de transition) qui, au demeurant, ressemble à une maison de type agglutiné. Quant aux annexes, elles apparaissent à la phase récente, et l’association se fait toujours avec des maisons tripartites dont l’espace transversal, au lieu d’être ouvert et utilisé comme une cour, sert de troisième pièce. La surface de ces annexes est assez grande, relativement à celle des maisons qu’elles complètent. Contrairement aux cours, aucune trace d’activité ne nous éclaire sur l’utilisation des dépendances et des annexes rattachées aux maisons. Au point que nous nous sommes demandé si elles n’étaient consacrées qu’au rangement ou à certaines formes de stockage, par exemple dans des récipients en matière périssable.
22L’interrogation demeure aussi à propos des annexes associées aux bâtiments communautaires, à partir de la phase récente. Nous avons proposé pour elles une fonction liée au stockage collectif qui se tient à l’intérieur de ces bâtiments, par exemple le gardiennage ou la conservation provisoire des grains avant de les entreposer.
23Il y aurait encore beaucoup à dire sur la conception des architectures et la façon dont elles évoluent. Mais il vaut mieux ajourner questions et réflexions. Lorsque l’espace villageois sera abordé dans sa globalité, elles trouveront leur juste place.

Fig. 76. De la construction à la maison habitée. L’exemple de EA10 (niveau II/W, phase récente).
Notes de bas de page
1 Soulevée très justement par Frédéric Abbès (communication personnelle 2009).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010