Chapitre II. Conception des constructions. Une typologie des structures
p. 117-179
Texte intégral
1Des murs aux toits et des toits aux sols, nous avons exploré les techniques architecturales de Jerf el Ahmar dans le moindre détail. Les habitants de ce site, armés d’un solide bagage technique hérité du Khiamien, l’ont notablement enrichi. Si, au cours du temps, ils ont perfectionné leurs compétences de bâtisseurs, leurs traditions techniques sont restées remarquablement stables. Il est temps maintenant de découvrir à quelles constructions était destiné ce savoir-faire. Sont-elles toutes conçues sur le même principe ? Appartiennent-elles à plusieurs modèles différents ? Assurent-elles la même fonction ?
2Grâce au fait qu’un grand nombre d’architectures (près de quatre-vingts) ont été exposées par la fouille, la dernière de ces questions a reçu rapidement une réponse claire. À côté des « habitations » – ou « maisons », il existe à Jerf el Ahmar des « bâtiments collectifs » – ou « bâtiments communautaires ». Le lecteur connaît déjà l’existence de ces deux groupes, car il était impossible d’analyser les techniques de construction sans les évoquer. Tout, en effet, distingue un bâtiment collectif d’une maison, depuis son implantation jusqu’à son équipement, en passant par sa construction, sa forme et ses dimensions.
3Ces deux groupes ne sont pas homogènes. Chacun réunit des constructions de formes différentes. Est-il pour autant facile de les classer ? Pas tout à fait, car, selon les critères que l’on privilégie, la classification varie. Il a donc fallu, en premier, choisir les critères de base qui allaient la structurer. À partir de là, une grille a été montée, dans laquelle se placent les différents types de constructions et leurs variantes. Ainsi se trouve fixé le cadre, terminologique et logique, qui sert d’ossature à l’ensemble de notre étude. Ce cadre typologique permet seul de suivre l’apparition, les transformations, l’abandon des modèles de construction du début à la fin de l’occupation du site.
4Mais un classement n’est qu’un outil. Il n’est établi que pour faciliter une exploitation rigoureuse, mais aussi ouverte que possible, des données. C’est ainsi que seront abordés différents thèmes particuliers. Comment s’organise la circulation à l’intérieur de la maison ou du bâtiment communautaire ? Qu’en est-il des ouvertures vers l’extérieur ? Peut-on parler de géométrie quand on considère globalement les formes et la structuration de ces constructions ? Les réponses à ces questions seront rassemblées à la fin de ce chapitre, dont le but essentiel est de comprendre la conception générale des constructions à Jerf el Ahmar et l’esprit qui les caractérise.
TYPOLOGIE DES MAISONS INDIVIDUELLES
Classification des maisons individuelles
5Chaque modèle – ou type – de construction est une combinaison originale de caractères d’ordre technique, morphologique, métrique, fonctionnel. Dans certaines cultures, il existe un nombre fini de modèles imposés, que les bâtisseurs intègrent et appliquent. Dans de tels contextes, l’architecture est standardisée. Ce n’est pas vraiment le cas à Jerf el Ahmar où, au contraire, l’architecture donne l’impression d’un foisonnement de formes dont le nombre ne fait qu’augmenter avec le temps. Toutefois, ce foisonnement se laisse ordonner très naturellement en un nombre restreint de modèles architecturaux dont la conception et la structure sont tout à fait spécifiques. Ces modèles se distinguent les uns des autres sans ambiguïté. Réciproquement, toutes les maisons exposées par la fouille correspondent à l’un de ces modèles.
Conception architecturale
6En examinant chacun de ces modèles, on détecte d’emblée trois catégories. Celles-ci [Fig. 38] font appel à trois conceptions différentes du mode de construction.
7[Fig. 38 : 1] La première catégorie correspond aux constructions « monocellulaires ». Le plan est déterminé à l’avance, aucune subdivision ne vient compartimenter l’intérieur. On ne peut pas parler de structure dans ce cas, à moins de considérer qu’il s’agit d’une « structure simple », au sens géométrique du terme, c’est-à-dire non composée.
8Les deux autres catégories concernent les constructions « pluricellulaires ». Celles-ci [Fig. 38 : 2, 3] sont construites selon deux logiques qui ont été distinguées dès les années 1940 par André Leroi-Gourhan1 qui s’exprime ainsi : « Pour se diviser, l’habitation a procédé de deux manières très différentes. Dans l’une, la masse centrale, unique, se cloisonne pour donner les pièces intérieures. » « La seconde manière est le bourgeonnement de constructions annexes. »
9La première conception, la plus fréquente à Jerf, réunit plusieurs modèles de constructions. Toutes ont un contour continu, matérialisé par l’assise de fondation du mur extérieur. Le creusement de la tranchée de fondation constitue le premier geste de la chaîne opératoire, la future maison est ainsi dessinée, ancrée dans le sol. Les maisons pour lesquelles on a procédé de cette façon sont des « maisons pluricellulaires au contour prédéterminé ». [Fig. 38 : 2]
10Ce qui caractérise la deuxième conception, c’est que le contour extérieur n’est pas fixé à l’avance. Il résulte de l’addition, pour former un ensemble cohérent, de plusieurs cellules indépendantes qui s’agglutinent les unes aux autres à partir d’une pièce de départ. On identifie facilement les habitations qui résultent de cette conception, leur contour n’est pas continu, mais multilobé. Nous retiendrons l’essentiel de ce qui les oppose aux précédentes, et qui en fait des « maisons pluricellulaires au contour non prédéterminé ». [Fig. 38 : 3]
Structure des constructions
11La structure des maisons pluricellulaires dépend du choix entre ces deux conceptions. Quand la construction a un contour prédéterminé, subdivisé en un nombre variable de pièces, les murs intérieurs qui les séparent dessinent une figure géométrique. Cette figure structure la maison. Or, à Jerf, cette structuration obéit à des règles assez strictes. Elle a donné lieu à la création d’un nombre limité de modèles architecturaux.
12Quant aux constructions au contour non prédéterminé, on considère qu’elles répondent à une seule façon de structurer l’espace. Même si l’on peut trouver des constantes dans le nombre ou l’agencement des cellules qui les composent, rien ne nous a paru justifier la création de plusieurs modèles.
13Dans notre classement, nous avons donné priorité, non au contour, mais à la conception (d’abord) et à la structure intérieure (ensuite) des constructions. Sur quoi se fonde le choix du deuxième critère, alors que la forme du contour est, le plus souvent, choisie comme base dans la classification typologique habituelle des architectures ? Parce que nous avons recherché les invariants qui, seuls, déterminent de façon fiable la discrimination entre types différents. Or, tout au long de l’occupation du site, la forme globale des constructions se transforme de façon non linéaire. Une même forme peut apparaître, disparaître, réapparaître. Alors que la structure intérieure, une fois fixée, demeure invariable. La structure intérieure est le seul paramètre stable. Pour cette raison, elle est devenue le critère de classification déterminant.
14Notre typologie repose sur ce critère. Mais, pour que ce choix prenne tout son sens, il fallait se demander si ces modèles correspondaient à des catégories clairement établies, assimilées et respectées par l’ensemble du groupe. Et si, pour aller plus loin, le choix de bâtir selon un modèle donné était déterminé par l’appartenance du constructeur à une fraction donnée du groupe. Nous éprouverons ces hypothèses de travail tout au long de ce livre, car les questions qui seront posées, d’un chapitre à l’autre, constitueront autant d’occasions de les tester. Si cette classification fait, mieux qu’une autre, ressortir l’évolution des options au cours du temps. Si elle livre des indications d’ordre sociologique claires. Si elle correspond à des différences d’ordre fonctionnel. Si enfin elle permet de mieux comprendre le passage des formes rondes aux formes quadrangulaires, dont on fait depuis plusieurs années un critère majeur du progrès architectural au Néolithique, nous estimerons qu’elle correspond bien à une réalité.
Typologie des maisons de jerf el Ahmar. Les types et leurs variantes
Les constructions monocellulaires : maisons et annexes
15Modèle le plus simple, modèle le plus ancien, les constructions « monocellulaires [Fig. 38-40] arrondies » caractérisent les premières occupations de Jerf el Ahmar. Où trouvet-on leur origine2 ? Au Proche-Orient, les premières constructions connues appartiennent à ce modèle. Elles datent de la fin du Paléolithique (Kébarien, vers 14000 [Tableau 1] cal BC) et il ne s’agit peut-être, à l’époque, que d’abris3. Au Natoufien, on peut véritablement parler de maisons4. Elles sont semi-enterrées, et la plupart du temps rondes. C’est le cas encore au Khiamien, mais les premières maisons construites de plain-pied s’ajoutent aux constructions enfouies. Marquant l’entrée dans l’Horizon PPNA5, les plus anciennes maisons construites à Jerf prolongent donc bien une tradition continue de plus de trois mille ans. Cette fois il n’y a plus de maisons enterrées, elles sont toutes bâties de plain-pied.
16Ces premières maisons de Jerf sont, soit rondes, soit elliptiques. Ces formes ont en [Fig. 39 : 1 ; Fig. 40 : 1] commun d’être sans rupture. La continuité se retrouve dans le geste du bâtisseur. Le mur qui décrit une ellipse ou un cercle est fait d’un seul tenant, et c’est pour cela d’ailleurs qu’il tient.
17Après les cinq niveaux d’occupation pendant lesquels on ne trouve que des contours arrondis, commencent à s’ajouter (au niveau III/E) des formes nouvelles. Une tendance se dessine, qu’on suit jusqu’à l’abandon du site : les lignes courbes que décrivaient les murs tendent petit à petit à se redresser jusqu’à devenir des lignes droites. Mais rien n’est simple, car aucune forme ne disparaît au moment où s’en crée une nouvelle. Au contraire chaque nouvelle forme s’ajoute aux autres, et le patrimoine architectural s’enrichit. Simplement, plus on avance dans le temps, plus les formes arrondies sont délaissées pour des contours plus rectilignes et plus anguleux.
18Toutes les constructions monocellulaires sont-elles des maisons ? Il a parfois été possible de répondre à cette question et les réponses donnent de solides indications d’ordre chronologique. Lors des phases ancienne et moyenne (niveaux VII/E à I/E), les constructions monocellulaires semblent bien être des maisons. Mais lors de la [Fig. 39 : 1-7] phase récente (niveaux III/W et II/W), toutes s’accrochent à une autre construction, parfois domestique, parfois communautaire. Ce ne sont pas des maisons, mais des « annexes ». [Fig. 39 : 8, 9]
19Il y a donc lieu de créer deux types de constructions monocellulaires. Le critère qui les différencie est uniquement fonctionnel, il n’est pas – a priori – d’ordre morphologiques.
Les maisons monocellulaires
20Dans les quatre plus anciens niveaux du site, on ne trouve donc que des « maisons monocellulaires arrondies ». La plus ancienne, EA46 (VII/E), est mal conservée, d’où l’incertitude qui persiste sur son plan exact. Elle est très petite (2,5/1,5 m). Il est vraisemblable que la maison EA45, appartenant au niveau suivant (VIE), soit ronde. Mais là aussi les restes sont trop partiels pour l’affirmer. À partir du niveau V/E les choses deviennent plus claires. Plusieurs maisons arrondies, non subdivisées, se côtoient (EA31a, EA31b et EA41). Toutes sont petites, avec un diamètre de 2 m à 3 m. La tradition continue au niveau IV/E, avec des maisons toujours aussi petites (EA26, EA9a, EA31b, EA32b, et EA33), leur diamètre se situant aussi entre 2 m [Fig. 40 : 1] et 3 m. Seule EA28 se différencie de toutes les autres avec un diamètre de 4,6 m. Il n’est pas impossible que cette construction légèrement enfouie ne soit pas une maison, mais un bâtiment communautaire. Elle est trop abîmée pour qu’on puisse l’affirmer.
21À partir du niveau III/E, qui marque le passage entre la phase ancienne et la phase moyenne de Jerf, on constate deux changements. D’abord les maisons monocellulaires ne sont plus les seules à être construites. Les premières subdivisions internes apparaissent, et donc les premières maisons pluricellulaires. Ensuite, même si la plupart des maisons monocellulaires sont toujours arrondies (EA9b, EA67a, EA68), un pas est franchi car, pour la première fois, des ruptures dans le contour en brisent [Fig. 39 : 3, 4] la continuité. Deux maisons en témoignent : EA47 qui est biconvexe et EA8 qui est polygonale. Le mur de EA47 a été construit en deux arcs opposés. Quant à EA8, son contour se dissocie en une suite irrégulière de segments rectilignes ou curvilignes [Fig. 40 : 2, 3] qui s’inscrivent dans un cercle.
22Au niveau II/E, même s’il existe encore des maisons monocellulaires arrondies (EA67b et EA81), on commence à distinguer, dans le contour extérieur, des murs franchement rectilignes. C’est un changement important, mais il est parfois difficile de décider si une maison monocellulaire est quadrangulaire à côtés curvilignes [Fig. 39 : 5-7] ou quadrangulaire à angles arrondis. Le contour, par exemple dans la maison EA44, reste curviligne, mais il est rompu en quatre côtés. Alors que le contour de EA49, avec deux petits côtés curvilignes, deux grands côtés rectilignes, est plus proche du rectangle. Identique à EA49 puisqu’elle y est directement superposée, la maison EA42 indique que les maisons monocellulaires existent encore au niveau I/E, avec un contour presque rectangulaire et des angles arrondis.
23L’évolution des contours, des formes arrondies aux formes quadrangulaires, est donc réelle et suit des étapes bien définies. Mais cette suite logique n’est qu’une abstraction imaginée par l’archéologue. Les habitants de Jerf el Ahmar n’en avaient évidemment pas conscience. Ils inventaient la maison rectangulaire, mais ne le savaient pas. Alors, pourquoi ces transformations ? La question, nous le verrons, se pose pour chaque type de maisons.
24Nous avons énoncé d’emblée que lorsqu’une construction monocellulaire devenait vraiment rectangulaire elle cessait d’avoir fonction d’habitation. Comment sommes-nous arrivés à cette conclusion ?
Les annexes monocellulaires
25Six constructions monocellulaires se distinguent de toutes celles que nous venons de passer en revue, par leur position dans l’espace construit et leur contour largement ouvert à un ou plusieurs endroits. Elles appartiennent toutes à la phase récente et ne se rencontrent que sur l’Éminence Ouest. Elles sont accrochées, soit à un bâtiment communautaire, soit à une maison et toutes communiquent avec leur construction [Fig. 39 : 8, 9 ; Fig. 41-42] d’attache. C’est la raison pour laquelle nous les avons considérées, non pas comme des maisons indépendantes, mais comme des annexes6.
26La plus ancienne, EA63 (niveau III/W), a un contour irrégulier, plus ou moins polygonal. Cette petite cellule est accrochée au bâtiment communautaire EA29. [Fig. 42 : 1, 3] Exactement dans la même configuration, EA57 (niveau II/W) se superpose à EA63, et s’accroche au bâtiment communautaire EA30. [Fig. 42 : 2, 3]
27À partir du niveau II/W, les annexes sont toutes rectangulaires. EA57, que nous venons d’entrevoir, comme les deux autres annexes qui sont associées à des maisons. L’annexe EA12 est presque carrée. Elle se situe tout contre l’angle SO de la maison [Fig. 41 : 1-3] EA11, mais ne la touche que par l’intermédiaire d’une petite ante. Les deux constructions ont des ouvertures qui se font face, elles communiquent donc facilement. On retrouve exactement la même configuration pour la maison voisine (EA13), à laquelle s’accroche, selon la même orientation, l’annexe EA14. Seulement, cette fois, l’accrochage [Fig. 41 : 3] est direct, le mur de la maison et celui de l’annexe étant chaînés. Les deux maisons et leurs annexes sont voisines et parallèles. On ne peut qu’être frappé par la similitude des deux couples de constructions : les deux maisons sont de même type, la situation et l’orientation des annexes sont les mêmes. [Fig. 41 : 1]
28Il résulte de ces observations qu’aucun niveau stratigraphique ne comporte simultanément des maisons et des annexes monocellulaires. Pour les maisons, l’attachement aux formes curvilignes reste toujours présent, ne serait-ce que par les angles. Pour les annexes, sauf une exception, les formes sont rectilignes, et les angles bien droits.
Les maisons pluricellulaires
29Les maisons pluricellulaires n’apparaissent pas à Jerf el Ahmar avant le niveau III/E, c’est-à-dire au début de la phase moyenne. Les « maisons pluricellulaires au contour prédéterminé » sont les plus nombreuses. Elles se répartissent entre trois modèles-types. Ce sont les « maisons pluricellulaires tripartites agencées en T », les « maisons [Fig. 43-45] pluricellulaires à pièces en enfilade » et les « maisons pluricellulaires à quatre pièces en croix ». Les « maisons pluricellulaires au contour non prédéterminé » sont plus rares et nous les avons toutes réunies en un seul type : les maisons pluri [Fig. 46] cellulaires à pièces agglutinées.
30D’après les aménagements domestiques qui les équipent, on a pu vérifier que toutes les constructions pluricellulaires de plain-pied étaient véritablement des habitations. Il est probable que chacune abrite une unité familiale, mais on ne peut guère aller plus loin, l’évaluation du nombre d’individus et des liens exacts qui les unissent n’étant nourrie par aucune attestation concrète (et notamment par aucune sépulture en contexte domestique).
31Les maisons pluricellulaires comportent de deux à cinq espaces séparés, certains pouvant jouer le rôle de cour ou de dépendance. Nous allons à présent aborder chacun des modèles, dans l’ordre de leur apparition, en commençant par toutes les maisons dont le contour est prédéterminé. Même si elles apparaissent assez tôt, nous ne traiterons qu’ensuite les maisons à contour non prédéterminé. Deux modèles-type apparaissent en même temps, au début de la phase moyenne, les maisons pluricellulaires tripartites structurées en T et les maisons à pièces en enfilade.
Les maisons pluricellulaires tripartites structurées en T
32La structure interne de toutes les maisons de ce type s’organise autour de deux murs perpendiculaires qui dessinent un T majuscule. Elles sont tripartites, car les deux [Fig. 43] murs qui les cloisonnent déterminent trois espaces. Le mur qui trace l’axe vertical du T se place (plus ou moins) sur l’axe de symétrie de la maison, la séparant en deux pièces adjacentes. Mais, avant d’atteindre la limite de la maison, il est interrompu par le mur qui trace la branche transversale du T. Ce mur limite un troisième espace qui occupe toute la largeur de la construction. Au niveau fonctionnel, si les deux espaces séparés par la branche verticale du T sont toujours des pièces d’habitation, le troisième est tantôt une pièce, tantôt une cour.
33On peut attribuer la première construction de ce type au début de la phase moyenne [Fig. 37 : 1, 2] (niveau III/E), même si la maison qui le représente (EA25) a été mutilée par de gros travaux postérieurs. La structure qui la compartimente n’est pas simple. Est-ce la première fois qu’on la rencontre ? Peut-être pourrait-on voir, dans certaines maisons du Natoufien final de Mallaha, l’« idée » qui est à l’origine de ce modèle, comme le remarque très justement F. Valla7. Mais, pour le moment, aucun autre site de l’époque ne montre l’adoption de ce modèle, et on perd sa trace au Khiamien. Au PPNA, le fait de ne pas en trouver à Mureybet ne signifie pas grand-chose, vu la faible amplitude de la surface fouillée. Mais une des maisons de Wadi Tumbaq 1, dans le Bal’as, prouve que ce type de structure était déjà répandu, puisqu’il est adopté ailleurs, assez loin de la vallée de l’Euphrate8.
34Plusieurs maisons de ce modèle coexistent au niveau II/E. On en compte au moins quatre (EA2, EA5, EA83, EA23a), mais deux seulement ont été totalement [Fig. 43 : 1, 2] exposées par la fouille. Ces deux maisons représentent les deux variantes principales du modèle. EA5, en forme d’ellipse, a trois pièces. Les murs de refend partagent l’espace intérieur de façon symétrique. EA2, en forme de parabole, a deux pièces et une cour. Le mur du fond est curviligne, mais les murs latéraux sont rectilignes, parallèles au mur de refend qui sépare deux pièces allongées et égales. L’une des pièces a une petite subdivision supplémentaire. Enfin la cour, située en contrebas, est rectangulaire. [Chap. III : Fig. 70]
35Au niveau I/E, au moins cinq maisons de ce type se côtoient (EA1, EA6, EA23b, EA43 et EA77). La plupart des murs extérieurs sont désormais rectilignes, mais ils s’articulent par l’intermédiaire d’angles arrondis. Le contour est donc quadrangulaire à angles arrondis. Seules deux de ces maisons ont été entièrement exposées, toutes deux ont deux pièces et une cour, mais leurs proportions sont très différentes. EA1 est rectangulaire à petits côtés et angles arrondis. Comme dans EA2 sur laquelle [Fig. 43 : 3] elle se superpose, sa cour se situe en contrebas par rapport à l’intérieur subdivisé en deux pièces allongées et inégales. EA23, une des plus grandes maisons qui aient été [Chap. IV : Fig. 81 : 4] trouvées à Jerf, est beaucoup plus large que profonde, et ces proportions particulières [Fig. 27 ; Fig. 35 ; Fig. 43 : 4] se retrouvent dans les deux pièces et dans la cour.
36Enfin, à la phase récente (niveaux 0/E et III/W), le contour des maisons tripartites devient strictement quadrangulaire. Ainsi EA17, qui a deux pièces et une cour, est rectangulaire avec des angles chaînés. [Fig. 43 : 5]
37Comme c’était le cas pour les constructions monocellulaires, la transformation des contours va de l’arrondi au quadrangulaire. Mais l’innovation, à l’intérieur de ce modèle, est cumulative. Les différentes formes, si elles se suivent dans le temps, ne se substituent pas l’une à l’autre, toutes se retrouvent à la fin de l’occupation du site. C’est pourquoi, à partir du niveau II/W, nous trouvons, parfois côte à côte, [Fig. 43 : 6, 7] des maisons tripartites arrondies et des maisons tripartites rectangulaires.
38Justement, dans l’agglomération du niveau II/W, les trois maisons tripartites qui [Fig. 43 : 7] ont été exposées sont différentes. EA10 est strictement rectangulaire, avec deux pièces et une cour subdivisée en deux. EA12, qui a trois pièces, est certes rectangulaire, mais elle a deux angles droits et deux angles arrondis. De plus, elle est la seule [Fig. 41] maison tripartite dissymétrique. EA13, elle aussi, a trois pièces, mais elle est ovale.
39La variété des formes, alliée parfois à un certain relâchement au niveau de la régularité des contours, caractérise la période de transition PPNA-PPNB. Une seule maison tripartite à trois pièces (EA64, niveau –II/E), est régulière et bien construite, [Fig. 38 : 3, 4 ; Fig. 43 : 8] avec un contour curviligne, en ovale tronqué. Seul le mur de la pièce transversale est rectiligne, ce qui donne à cet espace un contour rectangulaire. Pour les deux autres (EA79 et EA80), trouvées par T. Mc Clellan, nous ne disposons que d’un relevé imprécis. Elles comportent deux pièces et une cour et paraissent irrégulières.
40Dans ce type de maisons, les contours se transforment donc avec le temps, mais la structure est invariable. Celle-ci s’adapte aussi bien aux contours arrondis des débuts qu’aux contours de plus en plus rectilignes et anguleux qui s’imposent avec le temps, malgré des retours aux formes arrondies. Ces maisons se distinguent de toutes les autres à plusieurs titres. Il n’est pas encore temps de dévoiler chacune de leurs spécificités, nous les découvrirons progressivement, d’un chapitre à l’autre. Nous avons déjà constaté, en abordant les techniques de constructions, qu’elles étaient particulièrement bien bâties. On a pu voir, avec l’illustration qui accompagne ce chapitre, que leurs contours, aussi bien que leurs subdivisions, dessinent en général des formes géométriques régulières, presque toujours symétriques. En abordant les équipements domestiques (Chapitre III) et, enfin, leurs emplacements dans le village (Chapitre IV), nous verrons que leur originalité ne cessera de s’affirmer.
Les maisons pluricellulaires à pièces en enfilade
41Nous n’avons trouvé dans aucun site, ni plus ancien ni contemporain de Jerf el Ahmar, de « maisons à pièces en enfilade ». À Jerf, elles apparaissent en même temps que les maisons tripartites, soit au début de la phase moyenne. Leur structure est simple. Leur forme est toujours allongée, mais quels que soient leurs proportions [Fig. 44] et le nombre de leurs pièces, elles sont subdivisées transversalement. Les premières attestées ont deux pièces, les plus récentes sont compartimentées en quatre espaces, le dernier étant plus vraisemblablement une cour qu’une pièce. Les maisons à deux pièces en enfilade apparaissent en premier. De forme elliptique ou en rectangle curviligne, elles sont régulières, plutôt bien construites. Malheureusement, on n’en a trouvé que trois (EA48 : III/E ; EA34 : I/E et EA38 : III/W), et une seule : EA48 (III/E), en forme de rectangle curviligne, est assez complète pour que le nombre de pièces soit démontré. [Fig. 44 : 1]
42À la phase récente, sur l’Éminence Ouest, une maison de ce type (EA84, niveau II/W), [Fig. 44 : 2] au contour en forme de parabole, est subdivisée en trois espaces alignés. Les deux premiers sont des pièces fermées. Le troisième, largement ouvert sur l’extérieur, semble être plutôt une cour. Plus tard, lors de la phase de transition, une nouvelle maison est construite sur ses ruines (EA56 niveau I/W). Elle est de même modèle, mais plus grande. Sa forme est grossièrement trapézoïdale, avec des grands côtés rectilignes et des petits côtés inégaux et curvilignes. La première pièce est subdivisée [Fig. 44 : 3] en deux, la pièce intermédiaire est presque carrée. Enfin un dernier espace s’ouvre largement vers l’extérieur. Le mur qui l’entoure n’est pas construit de la même façon que ceux qui limitent le reste de la maison. Cette pièce devait être, soit une entrée, soit une cour. Toujours à la phase de transition, une dernière maison de ce type comporte quatre espaces en enfilade (EA72 : niveau –II/E). Elle s’en distingue par sa grande taille, sa forme en rectangle curviligne, et ses proportions. Les murs qui la compartimentent sont rapprochés, les espaces qu’ils déterminent sont ainsi plus larges que profonds. On ignore si le dernier espace était une pièce ou une cour. [Fig. 44 : 4]
43Contrairement aux maisons à pièces en enfilade les plus anciennes, les constructions des phases récentes ont en commun d’avoir été bâties avec un minimum de soin. Les matériaux mis en œuvre sont hétéroclites, les contours mal définis. À travers les rares exemplaires dont nous disposons, il se dégage de cet ensemble une certaine unité. Celle-ci ressort non seulement de la facture « relâchée » plutôt rare dans le site, mais aussi de l’existence presque systématique d’une cour, largement ouverte sur l’extérieur. Ces particularités sont-elles liées à la fonction de ces constructions ou au statut de leurs occupants ? Ces questions seront reprises en considérant leur emplacement dans l’espace construit et leurs liens avec d’autres maisons (Chapitre IV).
Les maisons pluricellulaires à quatre pièces en croix
44La partition en quatre des maisons pluricellulaires est tardive à Jerf el Ahmar. [Fig. 45] Aucune maison n’est structurée en croix avant la phase récente (niveau III/W), soit presque à la fin de l’occupation PPNA du site, et ce modèle y reste en usage pendant la phase de transition PPNA-PPNB. À Mureybet, à peu près au même moment, est construite une maison rectangulaire à quatre pièces égales, munie d’une cour9, qui ressemble tout à fait à celles de Jerf, en un peu plus petit.
45D’emblée, les contours de ces maisons sont strictement rectangulaires. C’est le cas, par exemple, de deux maisons superposées et identiques (EA15a : III/W et EA15b : II/W). La plus récente est carrée (4 m/4 m), avec quatre pièces presque [Fig. 45 : 1] égales. Les murs latéraux et le mur de refend qui leur est parallèle se prolongent vers l’est en antes assez courtes. Cette maison possède donc une petite cour subdivisée en deux. Sa voisine EA51 lui ressemble beaucoup. Très bien construite, particulièrement régulière, elle est presque carrée (4,40/4,20 m) et ses quatre pièces [Fig. 45 : 2] sont égales.
46Durant la phase de transition, deux constructions de ce type se différencient, tant par les techniques de construction que par la forme des contours. La première, [Fig. 45 : 3] EA54 (niveau I/W), superposée à EA15b, est parfaitement rectangulaire et construite avec soin. Ce n’est pas le cas de sa contemporaine : EA59 (niveau -II/E). Aux quatre pièces habituelles s’ajoute une dépendance (ou une entrée) qui se greffe sur un côté. [Fig. 45 : 4] Le contour général est discontinu, multilobé. Cela vient du fait qu’au lieu de commencer par élever les murs extérieurs, les bâtisseurs ont construit en premier les murs de refend. Ceux-ci sont bien droits, perpendiculaires, et même égaux. On a ensuite fermé la maison en les reliant par quatre murs distincts, plus ou moins courbes, plutôt irréguliers et faits de matériaux hétéroclites. La chaîne opératoire inversée de cette maison n’a été remarquée que pour elle. Mais le relâchement qu’on y constate dans l’exigence de qualité, tant sur le plan technique que dans la recherche de formes régulières, correspond bien à une tendance qu’on retrouve dans plusieurs constructions domestiques de cette phase tardive.
Les maisons pluricellulaires à pièces agglutinées
47[Fig. 38 : 3 ; Fig. 46] En abordant ces maisons, on change de système. On a vu que le contour extérieur résulte de l’addition de plusieurs cellules indépendantes, qui s’agglutinent les unes aux autres à partir d’une pièce de départ. On ignore si toutes les cellules ont été construites au moment de l’édification de la maison ou si elles ont été ajoutées progressivement, au fil des besoins, les deux scénarios pouvant aussi se combiner. Les habitations qui résultent de cette conception ont un contour discontinu, multilobé. Certaines pièces, dont celle de départ, sont habitables. D’autres, très petites et parfois largement ouvertes sur l’extérieur, pourraient être des dépendances. Pour le moment, Jerf el Ahmar est le seul site PPNA où ce genre d’habitations ait été identifié. Mais l’idée de greffer une nouvelle pièce à une construction déjà construite n’est pas nouvelle. Il existe déjà, dans le Natoufien final, des maisons monocellulaires auxquelles s’agglutine une sorte d’appendice10.
48C’est sous une forme similaire qu’apparaissent les deux premières maisons à pièces agglutinées à Jerf el Ahmar. Elles appartiennent au début de la phase moyenne et ont deux pièces. Il y a de fortes chances, en fait, pour que nous ayons à faire ici à des maisons monocellulaires, auxquelles on a ajouté une dépendance ou une cour. Ainsi, EA36 (II/E) comporte au départ de la construction une grande pièce arrondie, à laquelle se greffe une pièce étroite en forme de rectangle curviligne, qui était sans doute ouverte. On retrouve la même configuration chez sa voisine EA82, mais cette [Fig. 46 : 1] fois la pièce de départ est plus petite que la pièce ajoutée.
49Au niveau I/E, deux maisons appartenant à cette conception se côtoient. Toutes deux sont sans doute quadrilobées11. Entièrement dégagée, EA19 est faite de l’agglomération de quatre pièces inégales. Sur le plan fonctionnel, il s’agit probablement [Fig. 38 : 5, 6 ; Fig. 46 : 2] de deux pièces et deux petites dépendances. Une première pièce arrondie, plutôt irrégulière, se voit adjoindre une plus grande pièce, de forme ovale. Puis, sont collées successivement deux très petites pièces. La première est accrochée à la cellule de départ, et la deuxième se greffe sur elle et sur la très grande pièce. Ces deux petites cellules ont la même forme.
50Cette conception architecturale se perpétue jusqu‘ à la phase récente, au niveau 0/E avec un seul exemple : une maison à quatre pièces agglutinées (EA20) qui se superpose à EA22, sans doute identique. Elle est immense, et agencée selon la même [Fig. 46 : 3] logique que EA19. Une première pièce quadrangulaire plus ou moins curviligne, assez petite, est d’abord construite. On y ajoute une plus grande pièce, ovale, qui l’enveloppe en partie. Puis on y agglomère deux petites cellules accolées de même taille. L’une s’accroche en chevauchant le point de jonction entre les deux pièces d’origine. L’autre ne se colle qu’à la deuxième pièce et s’ouvre vers l’extérieur. Il se pourrait qu’elle comporte un petit foyer.
51Voyons à présent si les bâtiments communautaires de Jerf el Ahmar se prêtent au classement et comment celui-ci s’organise.

Fig. 38. Conception des maisons individuelles de Jerf el Ahmar.

Fig. 39. Maisons et annexes monocellulaires.

Fig. 40. Les maisons monocellulaires de la phase ancienne sont arrondies.

Fig. 41. Annexes monocellulaires de maisons.

Fig. 42. Annexes monocellulaires de bâtiments communautaires.

Fig. 43. Maisons pluricellulaires tripartites structurées en T.

Fig. 44. Maisons pluricellulaires à pièces en enfilade.

Fig. 45. Maisons pluricellulaires à quatre pièces en croix.

Fig. 46. Maisons pluricellulaires à pièces agglutinées.
TYPOLOGIE DES BÂTIMENTS COMMUNAUTAIRES
52Jerf el Ahmar est le premier site PPNA à propos duquel le terme de « bâtiment communautaire » a été proposé12. C’est, en effet, dans ce site que des constructions enterrées, très grandes et parfaitement conservées, ont permis d’avancer cette interprétation qui semblait, pour tous les participants de la fouille, s’imposer d’elle-même13. Ce qui ne veut pas dire qu’elles étaient inconnues. De telles constructions avaient été trouvées à Mureybet, mais elles avaient été vues comme des maisons, voire comme le modèle même des maisons PPNA de ce site14. Les bâtiments communautaires de Jerf el Ahmar ne sont pas restés seuls très longtemps, non seulement le terme a été accepté, mais de nouvelles découvertes l’ont rendu indispensable15.
53Deux modèles-types de bâtiments communautaires - qu’on appellera aussi « bâtiments collectifs » - se succèdent dans le temps sur le site. La distinction s’est faite exactement sur la même base que pour les maisons, et avec la même facilité, tant la conception et la structure des deux modèles se distinguent clairement. Tous les bâtiments ont, en effet, la même forme arrondie, tous sont totalement enterrés, tous sont très grands. Leur construction a nécessité des efforts importants, un savoir-faire sophistiqué. La seule chose qui les différencie est leur structure. Les plus anciens sont structurés par des divisions internes. Les plus récents sont monocellulaires. On voit d’emblée que le parcours est inverse de celui des maisons, puisque nous avons vu que les plus anciennes étaient monocellulaires et les plus récentes, subdivisées.
54Mais est-ce si simple que cela ? L’examen attentif de l’ensemble des bâtiments de Jerf nous rapproche d’une réalité plus complexe. C’est pourquoi, avant d’aborder les deux modèles-types bien clairs que sont les « bâtiments communautaires à divisions radiales » et les « bâtiments communautaires non subdivisés », nous allons chercher à savoir s’ils ont été précédés par des constructions qui pourraient les annoncer, soit par leur structure, soit à cause d’éléments ajoutés qu’on ne trouve jamais associés à de simples maisons. Nous commencerons par le second cas.
La maison aux bucranes
55EA47 est une maison monocellulaire arrondie-biconvexe du niveau III/E. Elle est [Fig. 47 : 1, 2] petite (3,5 m de diamètre) et si le mobilier qu’elle contenait n’avait pas été conservé, grâce à un incendie, rien ne l’aurait distinguée de n’importe quelle maison ordinaire. Elle est unique. Toutes les maisons de ce niveau ont été incendiées, plusieurs ont livré du très beau matériel in situ, mais aucune n’a révélé l’ornementation impressionnante qu’on y découvre. De quoi s’agit-il au juste ? Sous l’amas brûlé du toit, [Fig. 47 : 3-5] mêlés à des pans de murs, trois massacres et un bucrane d’aurochs ont été trouvés sur le sol. Deux massacres sont intégralement conservés, avec leurs chevilles osseuses reliées par l’os frontal, le troisième est réduit à une cheville osseuse portant des [Fig. 47 : 4] traces de rupture. Quant au bucrane, il est complet, du bout des chevilles osseuses jusqu’à l’extrémité des naseaux. Nous avons déduit de la position au sol de ces « bucranes »16 qu’ils étaient, à l’origine, suspendus au mur.
56[Fig. 47 : 3] L’un des massacres a été rehaussé d’un ornement, un collier qui s’est défait en tombant avec lui, comme le montre clairement la position des cinquante-cinq perles en terre et du pendentif central en calcaire qui le composent17. La position du pendentif est la plus révélatrice : il est resté fiché obliquement sur place, contre le milieu du frontal. Les perles ont roulé plus ou moins loin selon leur forme (cylindrique ou aplatie) et leur poids. Les plus lourdes et les plus plates sont restées proches du point de chute. Parmi elles, des écarteurs à deux trous indiquent que le collier avait deux rangs. De l’ensemble de ces observations, il découle qu’un collier à deux rangées de perles, avec pendentif central, était suspendu au milieu de ce massacre.
57Il se pourrait que les massacres et le bucrane aient été suspendus au mur de façon symétrique. On ignore dans quelle position exacte le bucrane complet était orienté. [Fig. 47 : 2] Mais tel qu’il est tombé, son museau désigne le nord. On doit rappeler que les dépôts de bucranes18 sont fréquents à l’époque, et qu’ils sont presque toujours trouvés dans des contextes collectifs. Mais, le plus souvent, ces dépôts sont enfouis, dissimulés. L’originalité de l’ensemble trouvé à Jerf est d’être visible, au moins pour ceux qui sont autorisés à pénétrer dans cette maison.
58Quel était le statut de cette construction ? Son ornementation, qui devait être impressionnante vu sa petite taille, empêche d’y voir une maison ordinaire. Le fait qu’elle contienne un petit foyer, autour duquel se concentre de l’outillage, n’est nullement en contradiction avec cette hypothèse. La présence de nombreuses molettes, alors que toutes les meules se trouvent groupées à l’extérieur, dans un espace ouvert, évoque des activités collectives. Une hache en basalte à tranchant poli, type d’outil dont on ne connaît pas d’autre exemple à cette époque, pourrait [Fig. 69 : 4] être un objet de prestige. Enfin, une concentration d’orge semble indiquer qu’une bonne quantité de grains a été stockée, peut-être dans un récipient en matière périssable (bois, cuir ou vannerie). Nous voyons, à ce stade du développement du village, deux possibilités. Soit il s’agit d’une maison occupée par un personnage investi d’un prestige ou d’une autorité sociale particulière. Soit il s’agit d’un lieu utilisé de façon collective. Dans les deux cas, la fonction de l’endroit est en relation avec la vie collective, et comprend sans doute une composante symbolique liée à l’aurochs.
EA37, prototype des bâtiments communautaires a divisions radiales ?
59Les maisons de Jerf restent monocellulaires jusqu’au début de la phase moyenne (niveau III/E). Il y a pourtant une construction qui fait exception. Datant du niveau V/E (phase ancienne), elle est beaucoup plus grande que toutes les maisons de ce niveau. Elle a été remaniée durant son utilisation, notamment par une réfection [Fig. 40 : 1] de ses radiers qui permet d’y distinguer deux états. L’emplacement couvert par les deux radiers successifs révèle des subdivisions de l’espace. Celles-ci, matérialisées par des soubassements de murs en gros moellons, dessinent une figure radiale. [Fig. 48 : 1-2] La structure intérieure de ce bâtiment, avec ses partitions périphériques qui ménagent au centre un espace polygonal, évoque déjà celle des bâtiments communautaires à divisions radiales, qui n’apparaissent sur le site qu’à la phase moyenne. C’est pourquoi [Fig. 48 : 3] nous proposons de voir dans EA37 une sorte de prototype de ces bâtiments. On pourrait rétorquer que, si c’était le cas, on aurait sans doute trouvé d’autres constructions de ce genre dans les niveaux IV/E et III/E. C’est exact, mais c’est ailleurs qu’il faut aller chercher les prototypes les plus explicites de ce type de bâtiments.
Les bâtiments communautaires a divisions radiales (polyvalents)
60La définition de ce type de bâtiment communautaire devient aisée à établir quand ils apparaissent, sous leur forme la plus aboutie, à Mureybet IIIA (Mureybétien-PPNA) et à Jerf el Ahmar (phase moyenne ; niveau II/E). Mais le modèle est créé plus tôt que cela. Nous l’avions repéré dans les niveaux Khiamiens de Mureybet tout en émettant certaines réserves, car les documents qui en avaient gardé la trace (photos, plans) étaient peu explicites19. Il s’agissait d’un grand bâtiment de 5,70 m de diamètre (maison 54), rond, enterré, et subdivisé par plusieurs murets rectilignes partant de la périphérie et suivant des directions rayonnantes.
61La découverte récente de tels modèles dans un site de même époque, dans la région du Bal’as20, fait maintenant tomber nos doutes. C’est, en effet, dans les niveaux Khiamiens du site de Wadi Tumbaq 1 que la « maison à la chouette » montre, aussi nettement que possible, une organisation radiale de l’espace intérieur. La [Fig. 49] construction est placée en contrebas d’une grotte. Elle est étagée. L’intérieur de la partie basse est subdivisé en cinq cellules périphériques séparées par des murets de directions radiales. Elles entourent un espace central qui débouche vers l’extérieur par une sortie étroite, en couloir. L’espace central communique aussi avec la grotte. Une double marche naturelle y conduit. La paroi de la marche basse est sculptée avec, notamment, une représentation de rapace (probable chouette).
62Il faut donc attribuer la conception des bâtiments communautaires à divisions [Tableau 2] radiales aux bâtisseurs Khiamiens. On sait (dates C14) que les constructeurs du bâtiment EA37 leur sont à peu près contemporains, ce qui donne une grande cohérence à l’ensemble. En effet, à Jerf el Ahmar, deux niveaux seulement séparent EA37, prototype de ce genre de bâtiment, de EA7a, dont l’appartenance à ce modèle est parfaitement claire. À partir de cette époque, il devient assez courant d’en rencontrer, aussi bien en Syrie du Nord que dans la région du Bal’as où plusieurs bâtiments enterrés PPNA du site de Wadi Tumbaq 321 montrent une [Fig. 50 : 1] compartimentation radiale intérieure. Un peu plus tard sans doute, le bâtiment [Fig. 50 : 3, 4] communautaire à divisions radiales de Mureybet22 (« maison 47 ») se place à un stade avancé du PPNA (niveau 14, phase IIIA), alors que des édifices de structure très comparables sont construits dans le site de Tell ‘Abr 3, à proximité de la frontière turque23.
63[Fig. 51] Revenons aux bâtiments communautaires à divisions radiales de Jerf. Presque intégralement conservés, ils vont nous aider à construire la définition de ce concept architectural, dont les attributs principaux semblent particulièrement stéréotypés, même quand ils apparaissent dans des sites éloignés les uns des autres.
64Tous sont arrondis, plutôt elliptiques que circulaires, et enterrés. Leur diamètre varie entre 6 m et 7 m, ceux de Jerf el Ahmar étant plus grands que ceux de Mureybet. L’intérieur est subdivisé par des murs et des murets qui, partant de la périphérie, convergent vers le centre comme autant de rayons. Mais aucun n’atteint le centre. Leurs extrémités ponctuent une deuxième ellipse (virtuelle) semblable, concentrique et, bien entendu, plus petite que celle du contour. Ces divisions sont reliées par des murets qui limitent un espace central polygonal. Le contour étant simple, on peut insister sur le caractère invariable de la structure intérieure de tous ces bâtiments qui, elle, est complexe. Elle est rayonnante et composée de deux parties distinctes. La première se présente comme une couronne continue de petits espaces fermés (cellules) ou ouverts (plateformes) qui s’appuie contre le mur de soutènement. La deuxième est un espace vide et polygonal, réservé au centre.
65Sur le plan fonctionnel, ces bâtiments sont « polyvalents ». Certaines cellules sont destinées au stockage des récoltes. D’autres à des activités d’ordre artisanal. Les plateformes se prêtent aussi à ce genre d’activités, mais également à des réunions. Enfin, l’espace central, à certains moments, peut être consacré à des rituels. C’est bien à des rituels que l’on pense d’ailleurs quand on considère les dépôts funéraires qui caractérisent ces bâtiments (Chapitre VI) et le fait qu’ils aient été volontairement incendiés, dans tous les sites où ils sont connus (Chapitre V).
66Le premier de ces bâtiments, attesté avec certitude à Jerf el Ahmar, date de la phase moyenne, et appartient au niveau II/E. Il reproduit presque exactement le plan de [Fig. 51 : 3-4] la « maison 47 » de Mureybet qui lui est à peu près contemporaine24. Ce bâtiment [Fig. 51 : 1, 2 ; Tableau 2] EA7a a été presque entièrement démoli par les bâtisseurs du niveau I/E qui profitent de la fosse énorme creusée par leurs prédécesseurs pour y installer un nouveau bâtiment, presque identique : EA7b, partiellement tronqué par l’érosion. De forme [Fig. 28] elliptique proche du cercle, il a un diamètre intérieur de 6,8 m environ et n’est enterré qu’à 1,6 m de profondeur. Il est subdivisé en cinq cellules périphériques et une plateforme, elle-même subdivisée en deux. L’espace central forme un polygone irrégulier.
67À la phase récente, sur l’Éminence Ouest, deux bâtiments communautaires de ce modèle se succèdent, en s’emboitant (encore une fois) l’un dans l’autre. EA29 [Fig. 42 : 1] (niveau III/W), dont les cellules occupent une moitié de la périphérie, est suivi par EA30 (II/W). Ce nouveau bâtiment, retrouvé presque intact à l’exception du toit, décrit une ellipse de 7,8/6,8 m et il est enterré à 2 m de profondeur. Il comporte six [Fig. 42 ; Fig. 51 : 5, 6] cellules et deux plateformes d’inégale hauteur. Des aménagements particuliers (escalier, hublot) le caractérisent.
Les bâtiments communautaires non subdivisés (spécialisés)
68Les « bâtiments communautaires non subdivisés » succèdent aux bâtiments communautaires à divisions radiales. Leur apparition date de la phase de transition. Nous les avons également appelés « bâtiments communautaires spécialisés », car, contrairement aux bâtiments plus anciens, ils ne présentent aucun aménagement dévolu au stockage. Seule une banquette atteste la tenue de réunions dans cette [Fig. 52] nouvelle version des bâtiments communautaires. Nous n’en avons dégagé que deux, dont un très partiellement. Il existe ailleurs, à Tell Abr’3 et à Göbekli25, des bâtiments contemporains ou plus tardifs qui se rattachent étroitement à ce modèle, dont nous donnons ici la définition en nous basant uniquement sur Jerf el Ahmar. Le bâtiment communautaire non subdivisé se définit par sa forme circulaire et son implantation enterrée. Aucun mur intérieur ne le structure, seule une banquette est construite sur toute la périphérie. Adossée au mur, elle est ponctuée par des poteaux porteurs. Cet aménagement réserve, au centre, un vaste espace vide, qui probablement n’est pas couvert.
69Comme c’était le cas pour les bâtiments à subdivision radiale, une même fosse contient toujours deux bâtiments successifs. Ainsi, EA53 s’encastre dans un bâtiment plus ancien (EA101). Celui-ci n’est visible que par son mur de soutènement, car le nouveau bâtiment se construit après nettoyage de tout ce qui équipait l’intérieur (c’est-à-dire la banquette). Presque strictement circulaire, avec un diamètre [Fig. 52] intérieur de 7 m, EA53 est enterré de 2 m. La banquette, large d’environ un mètre, dessine un hexagone équilatéral de 2,50 m de côté, qui s’inscrit dans un cercle virtuel parallèle à celui de l’édifice. Cette forme hexagonale est déterminée par six gros poteaux destinés à soutenir la toiture et par de lourdes dalles en craie posées de chant, qui les relient tout en consolidant le front de la banquette. Ces dalles sont soigneusement taillées, polies et décorées d’une frise de triangles en relief et de lignes brisées. Le décor n’est pas interrompu par les poteaux. On le retrouve sur [Fig. 52 : 4] l’enduit de terre qui les recouvre. En l’absence de tout autre aménagement, seule la banquette guide l’interprétation fonctionnelle de ce bâtiment. Il était entièrement dédié à des réunions. Celles-ci avaient, notamment, un caractère cérémoniel.
70[Chap. VI : Fig. 110] En effet, un bâtiment enterré de forme inconnue26 (EA100 : 0/W) présente un décor explicitement symbolique. Ce bâtiment était plus grand que EA53, mais de même type, avec banquette et dalles27. Ces dalles portent, comme dans EA53, une frise de triangles, mais des figures anthropomorphes encadrées par des stèles sculptées en forme de têtes de rapace, s’y ajoutent.

Fig. 47. La « maison aux bucranes ». Construction ordinaire. Fonction communautaire ?

Fig. 48. EA37 prototype des bâtiments communautaires à divisions radiales ?

Fig. 49. Les bâtiments communautaires à divisions radiales du Khiamien.

Fig. 50. Les bâtiments communautaires à divisions radiales PPNA : Mureybet et Wadi Tumbaq 3 (Bal’as).

Fig. 51. Les bâtiments communautaires à divisions radiales. Des figures géométriques semblables.

Fig. 52. Les bâtiments communautaires non subdivisés, typiques de la phase de transition PPNA-PPNB.
LE PROBLÈME DES OUVERTURES
71Les vestiges architecturaux de Jerf sont très bien préservés, compte tenu de leur âge. De nombreux murs tiennent encore debout sur plusieurs assises. Ils devraient normalement présenter des interruptions correspondant à des ouvertures. Or, cela arrive très rarement. Mais alors, où sont les portes ? Avant de chercher des explications à cette quasi absence, nous ferons le bilan du peu d’attestations directes dont nous disposons. Faute de mieux, nous exploiterons aussi tous les indicateurs indirects qui peuvent aider à situer d’éventuelles ouvertures, qu’elles donnent sur l’extérieur ou qu’elles permettent la circulation de pièce en pièce. Par la suite, nous poserons à nouveau le problème des accès lorsque nous aborderons la structure de l’espace villageois (Chapitre IV).
De la maison à l’extérieur : accès direct ou indirect
72Bien entendu, la première question qui se pose concerne le passage entre l’extérieur, espace commun à tous, et l’intérieur, espace intime, domestique, quand il s’agit d’une maison. Mais on ne passe pas toujours directement de l’intérieur à l’extérieur. Les cours, prévues dans certains types de maisons, sont des espaces intermédiaires, des sas entre le monde intime et le monde social. Leur présence facilite beaucoup la localisation des ouvertures.
La phase ancienne : le grand silence des ouvertures
73Il n’y a pas la moindre trace de porte dans les murs des douze maisons attribuées à la phase ancienne. Toutes, rappelons-le, sont monocellulaires et arrondies. Seul EA37, possible prototype des bâtiments à divisions radiales, est compartimenté, mais là non plus, rien ne permet de situer la porte. Il faut dire que les constructions de ce niveau sont toutes très arasées, et que parfois même on ne connaît leurs murs qu’à travers l’assise de fondation.
La phase moyenne : quelques indices
74Malgré les incendies qui ont affecté toutes les constructions du niveau III/E (Chapitre V), et qui contribuent à la bonne préservation de leurs murs, on ne sait rien des ouvertures. On peut seulement supposer que les aménagements extérieurs de EA47, la « maison aux bucranes », étant situés principalement au nord de la construction, l’ouverture ait été de ce côté-là du mur.
75À partir du niveau II/E, quelques indices apparaissent. La maison EA2 fait partie [Fig. 53] des rares constructions pour lesquelles les ouvertures sont directement lisibles. Cette maison tripartite est posée à cheval sur deux terrasses (Chapitre IV). L’intérieur proprement dit, composé de deux pièces, dont une subdivisée, surplombe la cour de près d’un demi-mètre. Le mur de séparation entre intérieur et cour se superpose [Fig. 53 : 1] au mur de soutènement qui consolide la terrasse supérieure. Or, ce mur de fermeture de la maison ne traverse pas toute sa largeur. Il ne borde qu’une seule pièce [Fig. 53 : 2] (P1). À la limite de l’autre pièce (P2), rien ne surmonte le mur de soutènement au-delà du niveau du sol. Cette pièce est donc totalement ouverte sur la cour. Et de la cour vers l’extérieur ? La sortie est grandement ouverte, mais canalisée. Latéralement, on bute contre les antes qui prolongent les murs de la maison. Frontalement, un gros foyer creusé à la limite de la cour, sur son axe médian, constitue un obstacle qu'il faut contourner pour sortir.
76Aucune autre maison de ce niveau ne montre la moindre trace d’ouverture. Il faut attendre le niveau suivant, I/E, pour retrouver des indices. Ils sont plus faibles, et ne proviennent que d’une maison. Celle, justement qui se superpose à EA2 et qui, comme elle, s’étage sur deux terrasses. Il se pourrait que ses issues se placent aux mêmes endroits, mais cela reste à prouver. D’autant qu’un nouvel élément intervient. Au lieu de se superposer au mur de soutènement de terrasse, le nouveau mur de fermeture de la maison se colle contre lui. Ainsi, au fond de la cour, le soutènement (50 cm de haut) est transformé en une banquette, sur laquelle on peut s’asseoir en s’adossant au mur. Servait-elle aussi de marche pour faciliter l’accès à la maison ? On l’ignore, en revanche on voit bien se dessiner l’issue vers l’extérieur. La cour, entourée par un mur courbe, n’est ouverte que d’un seul côté.
77Finalement, aucune maison de la phase moyenne ne présente une interruption franche dans un mur, indice décisif de l’emplacement d’une porte. Seule la présence d’une cour, nettement ouverte vers l’extérieur, oriente l’interprétation. Même lorsque certaines maisons agglutinées possèdent des dépendances largement ouvertes [Fig. 46] (EA19 ou EA22), celles-ci ne renseignent en rien sur la position des portes de la maison proprement dite. Il faut donc se saisir des informations recueillies dans les maisons tripartites à cour, même si elles sont indirectes. EA23 en est un nouvel [Fig. 54 : 1, 2] exemple. Cette grande maison possède une cour presque fermée. Pour en sortir, il faut emprunter les passages de part et d’autre du mur qui la limite et sert à soutenir un auvent. A droite et à gauche de ce mur, les passages ont la même largeur.
La phase récente et la phase de transition : diversification des indices et des solutions
Les maisons
78À la phase récente, les informations s’enrichissent et se diversifient, car elles concernent plusieurs types de maisons pluricellulaires. Comme rien de nouveau ne caractérise la phase de transition, il n’y a pas lieu d’en parler séparément, d’autant que les données restent rares. En l’absence presque totale de témoins directs, c’est toujours la présence d’une cour ou d’une annexe qui guide la reconstitution des issues.
79Pour les habitants de la maison EA17 (niveau 0/E), la sortie de la cour à l’extérieur se fait par deux issues symétriques qui encadrent – une fois de plus - un obstacle central. Cette fois, c’est un poteau calé sur une meule recyclée qui doit être contourné. [Fig. 54 : 3, 4] Ces deux passages prolongent-ils le cheminement qui s’amorce depuis l’intérieur de la maison, pour sortir dans la cour ? On ne voit aucune trace d’ouverture dans les murs conduisant aux pièces situées derrière eux, mais des traces trouvées dans une autre maison de même type, et contemporaine, semblent bien l’indiquer. EA10 (niveau II/W) dispose, sur le devant, d’une cour séparée en deux par le prolongement [Fig. 54 : 5, 6 ; Fig. 55 : 1, 2] de son mur de refend. Une échancrure, située exactement au centre de chacun des murs séparant l’intérieur de la cour, marque l’emplacement très probable d’une ouverture. Pour cette maison, comme pour EA17, il reste à savoir comment on passe d’une pièce à l’autre, ce que nous ne manquerons pas d’examiner.
80Les maisons tripartites ne sont pas toujours conçues pour avoir deux pièces contigües et une cour. Que se passe-t-il lorsque les trois espaces correspondent à trois pièces ? Des réponses nous sont apportées lorsque ces maisons sont pourvues d’annexes. Comme on pouvait le prévoir, l’ouverture de la maison fait alors face à celle de cette construction complémentaire. Nous avons déjà rencontré les deux maisons voisines du niveau II/W qui illustrent ce cas. L’issue ne se fait pas à partir de la pièce [Fig. 41] non subdivisée (équivalent topographique de la cour), mais à partir d’une des deux pièces adjacentes. Pour passer de EA11 à son annexe EA12 on sort par la plus grande de ses deux pièces. Pour une fois, la trace de la porte est vraiment nette, l’ouverture part du sol même. La situation est différente dans le cas de EA13. Comme les deux pièces adjacentes communiquent entre elles, l’ouverture vers l’annexe EA14 se fait à proximité de ce passage intérieur, et se combine avec lui. [Fig. 55 : 3, 4]
81Pour les maisons à pièces en enfilade et les maisons quadripartites qui apparaissent à la phase récente et se perpétuent à la phase de transition, l’information, indirecte, est une fois de plus guidée par la présence d’une cour. On sort sans doute de EA84 (II/W) et de EA16 (I/W), maisons à trois pièces, en passant par un espace largement échancré vers l’extérieur, qui ressemble à une entrée ou une petite cour. [Fig. 44 : 2]
82Avec les maisons quadripartites tout dépend de la présence ou non d’une cour. La cour d'EA15 (niveau II/W) est subdivisée par le prolongement d’un de ses murs [Fig. 45 : 1] de refend. Malgré la hauteur conservée des murs (un demi-mètre), on ne peut qu’imaginer un double cheminement, canalisé par cette ante et par un foyer qui lui fait face. En revanche EA54 (I/W) n’a pas de cour. Comme pour EA13, l’issue est en relation avec une ouverture intérieure, qui se place à l’extrémité d’un des [Fig. 55 : 5, 6] murs de refend.
Les bâtiments communautaires
83En l'absence de la moindre trace d’accès aux bâtiments communautaires, il faut [Fig. 29-33] tenter d’imaginer les entrées les plus plausibles en étudiant les toits.
84Pour les bâtiments communautaires à divisions radiales, l’accès par une trappe et [Fig. 29 : 2] une échelle à partir du centre du toit est envisageable. Cette hypothèse est alimentée par ce que nous savons des kiva28 – tout en ayant conscience des limites de l’analogie ethnographique, surtout à grande distance – et par des arguments archéologiques. Par exemple, l’emplacement et la position du squelette acéphale qui a été trouvé dans l’espace central de EA30 (II/W) pourraient indiquer que le corps ait été jeté depuis une ouverture pratiquée au milieu du toit (Chapitre VI). Autre argument, on trouve peu de morceaux de toit en terre au centre, mais, par [Fig. 29 : 1, 3, 4] contre beaucoup de charbons de bois. Il ne faut toutefois pas rejeter la possibilité d’un accès latéral, les murs s’élevant de près de 60 cm au-dessus du sol, hauteur suffisante pour permettre d’y percer un accès praticable. Mais nous ne retiendrons pas la proposition de placer l’entrée au niveau de l’annexe29. Celle-ci conduirait à l’intérieur d’une cellule fermée jusqu’au toit, à partir de laquelle il est impossible de passer dans l’espace central du bâtiment.
85Quant aux bâtiments communautaires non subdivisés, nous sommes arrivés à la [Fig. 32-33] conclusion qu’ils étaient probablement presque à ciel ouvert. L’accès ne devait poser aucun problème. Nous ne l’avons pas identifié pour autant.
La circulation à l’intérieur des maisons et des bâtiments communautaires
Les maisons
86La documentation relative à la circulation dans les maisons est si pauvre que nous allons la traiter sans la dissocier par phases. Pour en tirer le meilleur parti, nous considérerons chaque attestation en relation avec les issues vers l’extérieur. Nous avons déjà suggéré qu’il puisse y avoir un rapport entre circulation intérieure et issues vers l’extérieur, qu’en est-il au juste ?
87À la phase moyenne, la maison EA2 (II/E) est une des rares constructions qui autorise sans risque une reconstitution du cheminement intérieur. Depuis la pièce P1 [Fig. 53] (au NE), on passe facilement dans P2, car le mur de refend qui sépare ces deux pièces s’interrompt à 70 cm du fond de la maison. La pièce P2 est subdivisée par un muret qui n’est pas un obstacle, car il s’interrompt, ménageant un passage de 50 cm de largeur, contre le mur de refend. Ensuite, la sortie vers la cour est largement ouverte puisque, comme nous l’avons vu, cette pièce n’est pas limitée par un mur. Enfin, une fois dans la cour, on sort en contournant une fosse-foyer.
88Il faut attendre la phase récente pour avoir d’autres attestations aussi explicites. Deux maisons du niveau II/W permettent de reconstituer le cheminement intérieur et, en relation avec lui, l’issue vers l’extérieur. Nous avons déjà évoqué les issues de ces maisons, nous ajouterons seulement ici quelques détails concernant la circulation intérieure Dans le cas de EA13, le mur de refend séparant les deux pièces [Fig. 55 : 3, 4] contiguës de la maison, s’interrompt avant d’atteindre le mur extérieur. On passe d’une pièce à l’autre par une ouverture d’un mètre de large. La sortie vers l’annexe est juste en face d’elle, il suffit de pivoter d’un quart de tour pour l’emprunter. On trouve exactement la même configuration dans la maison EA54 (niveau I/W, phase de transition). Deux des quatre pièces de cette maison structurée en croix communiquent tout près du mur extérieur, par une ouverture de 60 cm de largeur. La porte [Fig. 55 : 5, 6] extérieure, de même largeur, est percée en face d’elle.
89La rareté des attestations d’ouvertures à l’intérieur des maisons peut s'expliquer de deux façons. Soit elles sont placées très haut dans le mur, soit elles n’existent pas. La première possibilité est la plus vraisemblable, mais nous verrons que dans certains cas il est évident que certaines pièces ne communiquent pas entre elles. Cette éventualité pourrait expliquer aussi l’absence d’ouvertures dans ce qui nous reste de murs extérieurs. On ne trouve presque aucune porte. Or il fallait bien entrer ! À moins qu’on ne pénètre dans les maisons par le toit ? Rien dans la configuration du terrain ni dans celle du tissu villageois ne vient étayer cette possibilité30.
90Dans certains cas, il semble difficile, voire impossible de placer une porte entre deux pièces. C’est le cas, par exemple, de la maison tripartite EA10, dont les murs sont conservés sur une bonne hauteur, et dans laquelle l’équipement domestique est encore en place. Comme nous le verrons (Chapitre III), celui-ci encombre l’une des [Fig. 63] pièces, au point que tout passage depuis l’autre pièce se fait au risque de mettre les « pieds dans le plat » (au sens propre du terme) ou de se brûler la plante des pieds. En effet, meules, plats, et foyer se concentrent contre le mur de séparation. On peut en déduire que les deux pièces, autonomes, possédaient seulement les issues vers la [Fig. 55 : 1, 2] cour que nous avons déjà évoquées. On peut proposer exactement la même solution pour la maison EA23. Toutes les installations domestiques s’alignant le long [Fig. 62] du mur de séparation (Chapitre III), elles entravent le franchissement de ce mur. Pour passer d’une pièce à l’autre, au moins dans ces deux maisons tripartites, il fallait d’abord sortir dans la cour.
Les bâtiments communautaires
91À Mureybet, dans la « maison 47 », bâtiment semblable à ceux de Jerf, mais un peu plus ancien, la circulation intérieure est attestée entre deux cellules et l’espace [Fig. 50 : 3, 4] central qui sont largement ouvertes vers le centre. Une troisième cellule est accessible, malgré son muret fermé, grâce à la construction de deux marches que nous avons repérées grâce aux relevés31. C’est donc aux bâtisseurs de Mureybet qu’il faut attribuer la plus vieille attestation connue d’un escalier au Levant Nord. Nous verrons que ceux de Jerf el Ahmar ont repris cette invention à leur compte.
92EA7 (phase moyenne) possède une cellule complètement ouverte vers l’espace central. [Fig. 28 : 1] Cette configuration va disparaître à la phase récente. En effet, toutes les cellules sont closes dans EA30, ce qui ne veut pas dire que la circulation est bloquée. [Fig. 56 : 1, 2] Dans ce bâtiment, presque toutes les cellules communiquent avec l’espace central. Une seule ouverture permet de passer d’une cellule à l’autre, elle a été percée tardivement. De la périphérie au centre, du centre à la périphérie, la circulation se fait selon une logique radiale qui est celle des partitions de ce bâtiment. Mais comment passe-t-on puisque les cellules sont fermées ?
93Une cellule, en tout cas, reste inaccessible de l’intérieur, la cellule C5, considérée [Fig. 56 : 3] comme un silo. Si l’on y entrait à partir d’une petite construction annexe, on ne [Fig. 42] pouvait pas en ressortir, car cette cellule est prise entre les deux murs porteurs du [Fig. 56 : 1] bâtiment qui, par définition vont jusqu’au toit. Et le petit mur fin qui les relie est [Fig. 56 : 3] percé d’un hublot à travers lequel même un enfant ne pourrait passer. On rétorquera que ce mur, dont on n’a pas la totalité, s’arrêtait peut-être assez bas pour permettre le passage. On peut en douter, car ce mur est très fragile, qu’il atteint au moins 1,50 m de haut, et qu’aucun aménagement n’est prévu pour aider à l’enjamber. Alors que des dispositifs, construits dans ce seul but, ont été placés à deux endroits, facilitant le passage vers toutes les autres cellules.
94Le premier de ces dispositifs est un petit escalier de deux marches maçonnées en pierre, recouvertes d’un épais enduit de terre. Il facilite l’accès aux cellules C2, C3 et C4. Chaque marche a une hauteur de 30 cm, ce qui est confortable. Ces trois cellules [Fig. 56 : 4, 5] n’ont sans doute pas la même fonction. Les cellules C2 et C3, qui communiquent entre elles à la fin de l’occupation du bâtiment, servent à des activités artisanales, comme le montre la présence d’une meule où de l’ocre a été écrasée, et d’outils en os et en silex. La cellule C4 est vraisemblablement dédiée au stockage. Et pourtant, on y accède facilement, alors que la cellule C5, on l’a vu, est solidement protégée. Cette question se pose aussi à propos du deuxième dispositif. Celui-ci consiste en une marche de 40 cm de haut, destinée à faciliter le franchissement des murets qui entourent les cellules C6 et C7. Or la cellule C6 est, à notre sens, elle aussi destinée au stockage. En revanche, la cellule C7 (double à l’origine), dont sols et radiers ont été refaits plusieurs fois, montre tous les signes d’une fréquentation normale : présence de matériel et d’outils divers. Malheureusement, il ne reste, dans aucune des cellules supposées être des silos, suffisamment de végétaux carbonisés pour nous assurer directement de leur fonction.
Un bilan un peu maigre
95Pour compléter et étendre les modestes informations réunies à propos de la circulation et des issues, nous les reprendrons lorsque nous examinerons la structure du village (Chapitre IV). En changeant d’échelle, nous verrons quelles relations peuvent être établies de maison à maison, et de maison à bâtiment communautaire. C’est alors qu’apparaîtront peut-être des constantes et que nous pourrons proposer une reconstitution des ouvertures.
96En attendant nous allons aborder un dernier aspect des constructions de Jerf el Ahmar : la régularité géométrique des contours et de leurs subdivisions. Nous avons déjà fait allusion à la possibilité d’assimiler ces formes à des figures géométriques. Ces figures, depuis Euclide, ont reçu des noms et nous sont familières. Ira-t-on jusqu’à parler, pour cette époque, de « géométrie intuitive » ?

Fig. 53. EA2 (niveau II/E, phase moyenne). Un des rares exemples de circulation intérieure.

Fig. 54. Les maisons tripartites, rares témoins d’une ouverture vers l’extérieur.

Fig. 55. Ouvertures et circulation.

Fig. 56. Circulation intérieure et ouverture vers l’extérieur. Le cas du bâtiment communautaire EA30 (niveau II/W).
GÉOMÉTRIE ET SYMÉTRIE
97Les constructions préhistoriques n’ont jamais des contours très compliqués. Ces contours se rapprochent plus ou moins des formes géométriques de base : cercle, ellipse, rectangle. En fait, jusqu’au xxe siècle, jusqu’à ce que les bâtisseurs se libèrent des contraintes mécaniques grâce à l’utilisation du métal, tous les plans de maisons rentrent soit dans une forme géométrique simple, soit dans une forme résultant de la juxtaposition de formes géométriques simples. Mais faut-il, pour autant, employer ce terme pour des périodes qui précèdent de très loin la conceptualisation scientifique qui en a fait une des branches des mathématiques ?
98Le recours à la géométrie a d’abord été pour nous une méthode efficace. Puisque la géométrie euclidienne est une systématisation des formes, nous pouvions l’appliquer au classement des architectures, de façon assez rigoureuse pour qu’il soit possible de suivre l’évolution des choix au cours de l’occupation. C’est ainsi qu’en examinant les transformations progressives des plans, nous avons essayé de comprendre par quelles manipulations successives une forme déterminée se retrouvait, à un moment donné, transformée en une autre forme.
99Mais il ne suffit pas d’effectuer un classement pour comprendre le rapport qu’entretient un groupe ou une culture avec l’univers des formes. Le contour d’une construction peut s’intégrer dans des figures géométriques avec plus ou moins de précision. Le degré de coïncidence entre un contour et une forme géométrique est un critère en soi, et qui donne des indications de différents ordres : technique, sociologique, chronologique. Lorsque l’on construit, la précision des formes dépend du matériau et, surtout, d’une maîtrise technique suffisante. Mais il faut se méfier des conclusions trop simples. Nous avons souvent constaté qu’à partir du moment où un savoir-faire est acquis, rien n’oblige celui qui le détient à l’utiliser. On peut donner pour exemple un domaine technique très éloigné de celui de l’architecture. Lorsque, entre le Natoufien et le Khiamien, toutes les techniques nécessaires pour réaliser des outils en os très élaborés sont acquises, on entre dans une phase où la « liberté » de les utiliser ou de les ignorer devient possible. Le fabricant opte pour des techniques et des chaînes opératoires plus ou moins difficiles, longues ou complexes. Son choix se fait en fonction du type d’outil ou d’arme qu’il cherche à réaliser, de la durée de son utilisation, et du prestige qui leur est associé32.
100On a recherché, d’un modèle architectural à l’autre et d’un niveau à l’autre, les critères permettant d’évaluer la correspondance entre la figure que dessine une construction, et une figure géométrique régulière. L’un de ces critères est la symétrie.
101L’architecture traditionnelle, l’architecture religieuse, semblent y avoir beaucoup tenu. Qu’en est-il à cette époque ou l’architecture s’invente ? Il est vrai que la symétrie s’impose en architecture, rien que pour des raisons techniques. Mais elle est loin d’être une obligation. C’est pourquoi on a évalué, indépendamment de la forme du contour, le degré de symétrie de chaque maison et de chaque bâtiment. Les figures que dessinent les contours des constructions et celles que tracent leurs divisions intérieures ont été examinées indépendamment. Car la régularité d’un contour ne se traduit pas forcément par celle de ses subdivisions. De même, la symétrie d’un contour n’oblige nullement à le subdiviser en respectant les règles de la symétrie. Différentes combinaisons existent, il faut en tenir compte.
102À travers les critères testés, nous avons essayé de savoir si certains modèles, plus que d’autres, se concrétisaient sous forme de constructions rigoureusement géométriques et, éventuellement, symétriques. Ou, à l’inverse, si certaines constructions échappaient à ce genre d’exigences. Indépendamment du type, les contours gagnaient-ils en régularité au cours du temps ? Se rapprochaient-ils progressivement de figures géométriques euclidiennes ou de figures symétriques ? À l’intérieur d’un type déterminé, assistons-nous à une diversification des formes au cours du temps ? Quelles sont les formes d’origine ? Quelles formes s’ajoutent ? Quelles formes disparaissent ? Quelles formes reviennent ?
103Nous allons adresser ces questions à la documentation ordonnée en fonction de la stratigraphie. Pour que la réflexion ne se disperse pas trop, nous considérerons les données, non par niveau, mais à l’intérieur de chacune des quatre grandes phases d’occupation du site.
La phase ancienne. Le temps des maisons monocellulaires arrondies
104Du niveau VII/E au niveau IV/E, on ne trouve à Jerf el Ahmar que des maisons monocellulaires arrondies. Elles ne sont pas très régulières et elles s’inscrivent dans des cercles ou des ellipses très ramassées. Il n’est pas question d’évaluer, dans leur cas, le degré de symétrie. EA37 (niveau V/E), fait exception. Elle est structurée de façon assez symétrique, par rapport à un axe longitudinal. Celui-ci se dessine [Fig. 69 : 1, 2] quand on relie le centre du foyer intérieur au milieu de l’espace central, qui est rectangulaire.
La phase moyenne. Diversité architecturale. Premiers bâtiments communautaires a divisions radiales
Le niveau III/E
105Le niveau III/E se présente comme un temps de transition, au cours duquel plusieurs innovations font franchir à l’architecture un pas décisif. Presque tous ces acquis seront repris et parfois améliorés par la suite.
106Les constructions monocellulaires arrondies restent majoritaires, mais nous avons vu que s’amorçait une tendance vers la discontinuité des contours, qui se décomposent parfois en plusieurs segments. C’est ainsi que EA8 est contenue par un mur composé de la succession de sept ou huit segments, droits ou curvilignes, s’inscrivant dans un cercle. La forme polygonale qui en résulte est loin d’être régulière, et [Fig. 40 : 2, 3] encore moins symétrique. Par contre, EA47 montre un contour biconvexe symétrique par rapport à un axe qui passe par le centre de la construction. Cette symétrie s’accuse, quand on considère la position des massacres et du bucrane originellement suspendus aux murs. Il y a de fortes chances pour qu’ils aient été [Fig. 47] placés symétriquement sur le mur.
107À côté des maisons monocellulaires, des maisons pluricellulaires apparaissent alors. L’innovation est décisive. Elle l’est même si, au Khiamien (Mureybet, Wadi Tumbaq 1) et dans la phase ancienne de Jerf el Ahmar (EA37, V/E), il existait déjà des constructions compartimentées. Car ces bâtiments plus anciens étaient (probablement) dédiés à un usage collectif alors que, cette fois, l’innovation concerne des constructions à usage individuel. Ses effets sur l’architecture domestique sont puissants. À partir de ce moment-là, on assiste à une explosion créatrice qui n’a pas de précédent dans le domaine architectural préhistorique. Elle a été largement évoquée en montrant que la diversité des modèles de maisons pluricellulaires s’enrichissait avec le temps, du début à la fin de l’occupation du site. Le phénomène mérite d’être souligné, sachant surtout qu’il se tarira par la suite. Dès le PPNB ancien, c’est-à-dire immédiatement après l’occupation de Jerf el Ahmar, les modèles de maisons deviennent standardisés.
108Dans les maisons pluricellulaires construites en ce début de la phase moyenne, les murs de refend rectilignes structurent l’intérieur selon deux logiques qui donnent naissance à deux modèles qui se perpétueront jusqu’à la fin de l’occupation. Malgré le fait que les deux constructions qui les illustrent ont été partiellement amputées, on peut les identifier sans trop de risques. Pour l’une d’elles, EA48, la perte d’information est faible. Un seul mur de refend partage l’espace intérieur de cette maison de forme elliptique. Il est transversal, ce qui fait de [Fig. 44 : 1] EA48 la première maison à pièces en enfilade. Cette configuration est très rare à Jerf el Ahmar, elle correspond à une structure intérieure organisée par rapport à un axe longitudinal.
109Pour l’autre maison, EA25, le dommage est plus grave, car une pièce entière a disparu. [Fig. 37 : 1, 2] Mais on peut affirmer que cette construction est au moins structurée en deux pièces à peu près égales, symétriques par rapport à un axe longitudinal, matérialisé par un mur de refend bien droit.
Les niveaux II/E et I/E. Une coexistence d’architectures de conceptions différentes
110Les architectures des niveaux II/E et I/E sont souvent superposées et donc identiques (Chapitre V). On peut donc regrouper les réflexions qui les concernent, d’autant qu’elles ont en commun une caractéristique qui les marque tout particulièrement. Deux tendances coexistent dans la création architecturale. Elles s’expriment dans deux groupes de maisons nettement différenciés (Chapitre IV). Dans le premier groupe, on trouve des maisons de conception pluricellulaire au contour prédéterminé, de modèle tripartite structuré en T. Dans le deuxième groupe sont réunies des maisons de conception monocellulaire et des maisons de conception pluricellulaire au contour non déterminé de type agglutiné. Seul ce type constitue une innovation attribuable aux bâtisseurs du niveau II/E.
111En plus de ces maisons, les bâtiments communautaires à partition radiale, parfaite expression d’un modèle géométrique très élaboré, sont attestés pour la première fois.
La géométrie des maisons du Groupe 1 : régularité et symétrie
112Le modèle tripartite structuré en T s’impose au niveau II/E, sous plusieurs formes. Toutes se caractérisent par une grande exigence de qualité technique et de rigueur géométrique. Quatre maisons s’y rattachent, dont deux seulement ont été suffisamment exposées pour que l’on puisse juger de leur géométrie. C’est d’abord la maison EA2, qui comporte deux pièces et une cour. L’ensemble du contour décrit une [Fig. 43 : 1] parabole dont le sommet correspond au fond de la maison et la base, ouverte, la limite de la cour. Ses murs latéraux sont rectilignes et parallèles, enserrant à la fois les pièces et la cour. Ils s’incurvent progressivement, pour se rejoindre en arc de cercle au fond de la maison. C’est la première fois qu’on rencontre sur le site des murs extérieurs droits. Un mur de refend, parfaitement rectiligne, sépare l’intérieur en deux pièces inégales. Ici la symétrie par rapport à un axe n’est donc pas rigoureuse, même si cette maison offre à l’œil une apparence de grande régularité. EA1, au niveau I/E se superpose à EA2. Sa forme est presque identique. La structure [Fig. 43 : 3] intérieure, cette fois encore, n’obéit pas strictement aux règles de la symétrie. Les deux pièces qui partagent l’espace sont inégales, mais l’impression de régularité domine, malgré cette approximation.
113EA5 (II/E) est plus petite que EA2. Elle a trois pièces et une forme qui se rapproche [Fig. 43 : 2] d’un rectangle curviligne. Cette fois, la symétrie par rapport à un axe longitudinal, matérialisé par un mur de refend bien droit, est mieux respectée, mais elle n’est pas absolue. C’est aussi le cas d’une autre petite maison : EA6, en forme de rectangle à angles arrondis.
114Mais le plus bel exemple de régularité géométrique est donné par la grande maison [Fig. 43 : 4] EA23a (II/E) à deux pièces et cour, à laquelle se superpose la maison EA23b (I/E). Sa forme est celle d’un rectangle à angles arrondis. C’est la seule maison de ce type dont les pièces sont bien plus larges que profondes. Tous les murs sont parfaitement rectilignes. La symétrie du contour est parfaite, renforcée par l’aspect de la cour, enserrée par les antes recourbées de ses murs. Deux ouvertures symétriques les interrompent, séparées par un mur isolé court, placé exactement sur l’axe de symétrie de la maison. Cet axe coïncide avec le mur de refend qui sépare deux pièces presque égales. La différence entre elles est tellement faible qu’elle n’efface en rien l’impression d’une recherche évidente de symétrie.
La géométrie des maisons du Groupe 2 : irrégularité et asymétrie
115Contrairement à celles du premier groupe, les maisons du second sont construites avec un tel manque de préoccupation pour la géométrie, que leur existence suscite des questions de fond. Comment des architectures répondant à des principes si différents peuvent-elles être construites par les habitants du même village ? Leur fonction est-elle différente ? Nous ne nous priverons pas de revenir sur ces questions lorsque nous changerons d’échelle, en abordant la structure de l’agglomération dans son ensemble (Chapitre IV).
116Dans ce groupe de constructions, les maisons monocellulaires ne sont pas nombreuses, et elles sont relativement régulières. Au niveau II/E, il s’agit de deux maisons arrondies (EA81 et EA82) et d’une maison quadrangulaire curviligne (EA49), à laquelle succède, en se superposant, une maison identique (EA42, I/E).
117Les maisons pluricellulaires à pièces agglutinées, qui apparaissent donc au niveau II/E pour la première fois, sont d’abord bilobées puis, à partir du niveau I/E, parfois [Fig. 46] quadrilobées. La plus ancienne (EA36, II/E) est composée de deux espaces arrondis. EA22, construite au niveau I/E est sans doute quadrilobée, tout comme sa contemporaine et voisine EA19. Il n’est pas question, pour ces maisons, de parler [Fig. 46 : 2] de géométrie ni de régularité.
Un modèle géométrique très élaboré : les bâtiments communautaires à partition radiale
118En même temps que se créent des modèles d’architectures individuelles si contrastés que l’on peut même se demander s’ils sont conçus par les mêmes fractions du groupe, une réalisation d’envergure rassemble la communauté.
119Nous avons vu que le plus ancien bâtiment communautaire retrouvé à Jerf el Ahmar n’était pas le premier de ce type. Il est une version plus grande, plus aboutie, d’un bâtiment construit à Mureybet : la « maison 47 ». Ce bâtiment, édifié au niveau II/E, est reconstruit au niveau I/E. En remarquant que les deux versions successives sont non seulement presque identiques, mais qu’elles sont semblables au bâtiment de Mureybet, on touche déjà au domaine de la géométrie. Il faut en effet avoir un sens [Fig. 51 : 1-4] des formes très développé pour être capable de reproduire aussi fidèlement, à près de 60 km de distance et sans doute une cinquantaine d’années plus tard, un modèle [Tableau 2] architectural d’une grande complexité. Comment s’était transmise la tradition ? La similarité est en tout cas frappante, d’autant qu’on retrouve ce modèle un peu plus tard, à Tell ‘Abr 3, où il sera décliné avec quelques modifications33.
120Le sens de la géométrie des habitants de Jerf el Ahmar s’exprime à la perfection dans ces bâtiments communautaires à divisions radiales. Au niveau I/E, le bâtiment EA7b est de forme elliptique, régulière. Les divisions intérieures sont matérialisées [Fig. 28] par deux murs porteurs et des murets, tous de directions radiales. Partant de la périphérie, ils s’interrompent en atteignant une ellipse virtuelle, parallèle à celle du contour. L’espace réservé au centre du bâtiment forme un polygone irrégulier. Mais la partition intérieure, pourtant très régulière, n’est pas vraiment symétrique. Nous verrons qu’elle le deviendra plus tard.
La Phase récente. Premières maisons rectangulaires et diversité des modèles
Le niveau 0/E et les premières maisons rectangulaires
121Au niveau 0/E, qui met fin à l’occupation PPNA sur l’Éminence Est (avant la transition vers le PPNB ancien), on retrouve la même opposition entre des maisons pluricellulaires tripartites structurées en T et des maisons pluricellulaires à pièces agglutinées. Malheureusement, très peu de maisons ont été exposées, la portée de ce qu’on déduit de leurs formes est donc limitée. Deux faits sont à signaler. D’abord, on ne voit plus de maisons monocellulaires. Ensuite, les maisons rectangulaires, à angles extérieurs parfaitement orthogonaux et chaînés apparaissent pour la première fois.
122[Fig. 54 : 4] EA17 en est le plus bel exemple. Partagée en deux pièces égales, elle est remarquablement symétrique de part et d’autre d’un axe longitudinal qui coïncide avec le mur de refend. La cour, presque aussi vaste que l’intérieur, est limitée par les antes recourbées des murs latéraux qui ne se referment pas complètement, afin de permettre le passage. Celui-ci contourne un poteau posé exactement dans le prolongement du mur de refend et donc sur l’axe de symétrie.
123[Fig. 46 : 3] EA20, complète elle aussi, est très vaste et composée de quatre unités agglutinées. L’agencement est exactement le même que celui de EA19 (niveau I/E). Ces maisons ont toujours deux grandes pièces, l’une englobant l’autre, et deux petites, collées l’une à l’autre sur un seul côté. Fonctionnellement, il s’agit sans doute d’une seule pièce d’habitation, une grande cour et deux petites dépendances. Cette homologie montre que, même pour ces architectures dont les formes paraissent aléatoires, on se conforme malgré tout à un modèle.
Le niveau II/W. Apogée de la diversité des formes
124Dans le niveau II/W34, peut-être contemporain du niveau 0/E, ou à peine plus tardif, la diversité des modèles de maisons est frappante, mais aussi la qualité de la construction et la régularité des formes. Nous avons vu que les seules constructions monocellulaires n’étaient pas des maisons, mais des annexes. Enfin un bâtiment communautaire à divisions radiales, intégralement conservé, montre de grands perfectionnements au niveau de la géométrie.
Les maisons tripartites à structure en T
125Le modèle le mieux représenté est celui des maisons tripartites structurées en T. Elles sont particulièrement intéressantes sur le plan géométrique, car une certaine [Fig. 43] liberté est prise avec le modèle et les contours sont loin d’être standardisés. Il y a d’abord la version rectangulaire. L’expression la plus réussie de cette option est donnée par EA10, très grande maison formant un rectangle rigoureux, structuré selon [Fig. 58 : 1] une symétrie presque parfaite par rapport à un axe. Cette maison donne l’impression de disposer, non de trois, mais de quatre espaces, car la cour est, elle aussi, partiellement subdivisée.
126Il y a ensuite la version mixte. Elle est illustrée par EA11, maison à trois pièces dont [Fig. 41 : 1] deux angles sont droits, les deux autres curvilignes. Il n’est pas question de symétrie ici, les pièces qui sont séparées par le mur de refend longitudinal sont résolument inégales.
127Enfin, il y a la version curviligne, réalisée pour une maison particulièrement bien conçue et construite avec soin : EA13, à trois pièces. Configuration originale, la pièce transversale est aussi grande que les deux autres réunies. Le contour extérieur est ovale et donc symétrique par rapport à un axe, celui que décrit son grand diamètre. Les divisions intérieures respectent-elles cet axe de symétrie ? Ce n’est pas le cas, mais il nous semble que la symétrie a été retrouvée de façon indirecte. Comment ? [Fig. 57] Le mur de refend longitudinal (branche verticale du T) est nettement décalé vers l’Ouest. Mais, parallèle à lui, vers l’Est un autre axe, virtuel celui-ci, se dessine. Il relie deux bases de poteaux puis se partage en Y pour rejoindre deux autres bases. Ce dispositif a été vraisemblablement ajouté, préventivement ou a posteriori. Tout se passe comme si, constatant que le grand mur de refend, du fait de sa position décalée, n’assurait pas convenablement le soutien du toit, l’on avait résolu le problème en établissant un axe secondaire de portage. La symétrie, il faut s’en souvenir, est aussi une nécessité technique. C’est finalement une bande rectangulaire, et non une simple droite, qui joue ici le rôle d’axe de symétrie.
Un nouveau modèle : les maisons quadripartites structurées en croix
128Un nouveau modèle de maison s’impose dans l’ensemble architectural du niveau II/W35. C’est celui des maisons quadripartites structurées en croix. Qu’elle soit rigoureuse [Fig. 45 : 1, 2] ou approximative, la symétrie en est une des caractéristiques les plus frappantes. Deux maisons l’illustrent au niveau II/W, toutes deux rigoureusement [Fig. 58 : 3] rectangulaires. Les quatre pièces de EA15 sont inégales, alors que celles de EA51 sont presque identiques.
129Avec ce modèle, on accède à une nouvelle forme de symétrie. C’est en effet la première fois (si l’on exclut le cas des maisons rondes monocellulaires) qu’une construction est structurée en fonction d’une symétrie centrale. C’est peut-être une nouvelle conception des formes qui se met en place. Nous verrons comment ce mode de symétrie est décliné par la suite, lors de la phase de transition PPNA-PPNB. [Fig. 58 : 4]
Mais toujours des maisons asymétriques
130Malgré une nette tendance à construire des formes régulières, les habitants de cette phase montrent qu’ils conçoivent aussi des habitations selon une logique différente. En témoignent des maisons à pièces en enfilade, dans lesquelles toute préoccupation de symétrie semble absente. C’est ce que l’on constate en examinant EA84, en forme de trapèze irrégulier. [Fig. 44 : 2]
Les bâtiments communautaires : un exemple de géométrie complexe et de symétrie
131Le bâtiment communautaire à divisions radiales du niveau II/W : EA30, et surtout son prédécesseur, EA29 (III/W), illustrent la capacité des bâtisseurs de l’époque [Fig. 58-60] à réaliser des architectures d’une symétrie axiale presque parfaite. EA30 s’est construit en s’encastrant dans un bâtiment plus ancien : EA29. Les partitions intérieures de ce premier bâtiment ont toutes été détruites, mais il en est toujours resté des traces : assise de fondation des murs porteurs, bases de murets. Cette conservation, volontaire, s’explique par le fait que de nouveaux murs se sont superposés aux murs anciens. Il s’y ajoute de nouveaux murs et des plateformes. En examinant la structure intérieure de ces deux édifices on peut voir comment la géométrie et, plus particulièrement, la symétrie évoluent de l’un à l’autre.
132[Fig. 59 : 1] EA29, construit en premier, a un contour en ellipse. L’axe de symétrie du contour, aussi bien que de la structure intérieure, coïncident avec le petit diamètre de l’ellipse. La symétrie est parfaite des deux côtés de cet axe qui passe au milieu de la cellule C5, qu’enserrent les murs porteurs. Les cellules qui l’encadrent sont strictement homothétiques. La cellule C5 est encadrée par deux cellules quadrangulaires semblables (C4 et C6). Et les deux petites cellules triangulaires qui s’y accolent (C3 et C7) sont semblables entre elles. Ces cinq cellules successives occupent moins de la moitié du bâtiment. Un très vaste espace vide leur fait face.
133Quand EA30 est construite, cinq nouvelles cellules se superposent aux cellules de EA29. Mais deux nouvelles cellules carrées (C7 et C2), égales entre elles, sont ajoutées [Fig. 59 : 2] aux deux extrémités de cette enfilade d’espaces fermés. Il y a donc cette fois sept cellules au lieu de cinq. Elles font face à une plateforme subdivisée en deux plateaux, l’un plus haut que l’autre. La périphérie du bâtiment est maintenant totalement occupée, soit par des cellules, soit par des plateformes. L’espace central dessine un polygone régulier. La structure – sauf au niveau de la plateforme – reste symétrique, malgré la complexité accrue des subdivisions.
134Mais l’histoire de ce bâtiment ne s’arrête pas là. Nous avons vu (Chapitre I) qu’à la suite d’un éboulement, une partie du mur de soutènement avait été reconstruit, [Fig. 59 : 3] provoquant l’épaississement de la nouvelle paroi. D’où l’impression de dissymétrie qu’il donne, dans son état final. Ce n’est pas tout. À l’aplomb de la partie reconstruite, deux cellules : C7a et C7b, devenues trop exiguës, ont été réunies en un seul espace. Est-ce par souci de symétrie que leurs pendants : C2 et C3, autrefois séparées, sont reliées par une ouverture ? Nous n’en serions pas étonnés, vu l’omniprésence de cette préoccupation chez les bâtisseurs de ce bâtiment.
135Enfin on ne peut qu’être frappé par la précision géométrique de la structure générale, unique, des deux bâtiments. Elle est particulièrement explicite quand on prolonge virtuellement les murs porteurs et les murs de division des cellules qui les [Fig. 60] encadrent. Les droites ainsi déterminées se croisent en un point unique de la périphérie des bâtiments. Et ce point se trouve exactement à l’intersection entre l’axe de symétrie de la construction et le contour.
La Phase de Transition. Continuité et décadence de l’architecture domestique. Innovations et perfection des bâtiments communautaires
136Nous avons vu que l’architecture de cette phase se caractérisait par un contraste marqué entre la conception des architectures domestiques et celle des bâtiments communautaires. Dans l’architecture domestique, on ne note aucune innovation, et on observe un net relâchement dans la géométrie des contours. Au contraire, un nouveau modèle de bâtiment collectif est créé sur un modèle géométrique rigoureux.
L’architecture domestique
137On continue à trouver des maisons tripartites agencées en T. Comme à la phase récente, les formes quadrangulaires côtoient les formes curvilignes. La seule maison dont la forme et la structure sont symétriques a un contour curviligne (EA64), [Fig. 43 : 8] en forme de parabole.
138Le modèle des maisons quadripartites en croix, qui date de la phase récente, se décline de façon contrastée. Si, sur l’Éminence Ouest (niveau I/W) il s’applique de façon strictement rectangulaire, d’une rare perfection sur le plan de la symétrie, avec une maison telle que EA54, il en va tout autrement sur l’Éminence Est (niveau – [Fig. 45 : 3] II/E). Là, deux maisons (EA59 et EA61) montrent une nette indifférence à l’égard des formes géométriques précises. Chaque pièce est cernée par un mur plus ou moins courbe, et le contour de la maison ne montre aucune unité, il est quadrilobé. Mais, alors que chaque arc du mur extérieur est construit indépendamment, les deux murs de refend sont faits d’un seul tenant, se croisent selon un angle droit parfait, et délimitent quatre pièces presque égales. La maison est symétrique. On a là un bel exemple de la souplesse des comportements chez les bâtisseurs de Jerf el Ahmar. Toutes les combinaisons sont possibles entre régularité des contours et symétrie. Ici, le contour est irrégulier, mais la symétrie n’est pas absente, elle résulte de la régularité des divisions intérieures. [Fig. 45 : 4]
139Pas de surprise, en revanche, lorsqu’on aborde les maisons à pièces en enfilade, toujours aussi incompatibles avec l’exigence de symétrie (EA72, EA56). [Fig. 44 : 3, 4]
L’architecture collective
140Un nouveau modèle de bâtiment communautaire s’impose au moment où se fait la transition entre le PPNA et le PPNB sur le site. Pour le moment, c’est à Jerf qu’on voit apparaître pour la première fois cette conception nouvelle d’un lieu qui n’a d’autre fonction que de réunir une assemblée. Dans leur forme et leur structure, les bâtiments communautaires non subdivisés annoncent des bâtiments plus impressionnants, mais conçus sur les mêmes bases, qui illustrent la fin du PPNA et le PPNB ancien de Syrie du Nord (Dja’de, Tell ‘Abr 3) et surtout d’Anatolie du SE (Göbekli)36.
141EA53 (niveau –II/E), intégralement conservé, est circulaire. Le front de la banquette qui court au pied du mur de soutènement, sur la totalité du pourtour, s’inscrit dans un cercle concentrique à celui du bâtiment. Ce front n’est pas circulaire, car, en six points équidistants, six gros poteaux de bois marquent les six sommets d’un hexagone équilatéral. Cet hexagone prend une existence concrète du fait que le front de la banquette est consolidé par des dalles décorées qui relient – de façon rectiligne – un poteau à l’autre.
142Or la symétrie par rapport à un point est attestée pour la première fois à la phase récente. Cette innovation s’exprimait alors dans la conception d’une maison individuelle. À la phase de transition, elle prend de l’ampleur en s’appliquant à la réalisation [Fig. 58 : 4] d’un bâtiment communautaire.
CONCLUSION : LA CONCEPTION DES CONSTRUCTIONS DE JERF EL AHMAR
143À l’époque à laquelle le village de Jerf el Ahmar s’établit, les architectures domestiques connues au Proche-Orient sont arrondies et monocellulaires. Les rares exemples de partitions intérieures datent du Khiamien et concernent uniquement des bâtiments exceptionnels, vraisemblablement à vocation collective. Or, le Khiamien était, soit contemporain de la phase ancienne de notre site, soit un peu plus ancien. Quoi qu’il en soit, les constructions de la phase ancienne du site rentrent parfaitement dans le modèle Khiamien. Elles sont arrondies et monocellulaires. Un seul [Tableau 4] bâtiment fait exception, avec une première division de l’espace intérieur, et il semble bien que ce bâtiment ne soit pas une simple maison.
144Immédiatement après, à la phase moyenne, une première explosion créatrice donne naissance aux maisons pluricellulaires, avec tout de suite plusieurs modèles différents (Tableau 4). Cette créativité ralentit à la phase récente. À la phase de transition rien de nouveau n’est inventé, au contraire, les réalisations sont moins soignées, comme si un certain désintérêt s’installait chez les bâtisseurs. Mais ce désintérêt ne touche que les maisons individuelles. Les bâtiments communautaires à divisions radiales, édifiés d’abord à la phase moyenne et perfectionnés de façon magistrale à la phase récente, sont abandonnés. Leur succèdent des bâtiments communautaires spécialisés, non subdivisés, dont la simplicité des formes s’accompagne d’une perfection géométrique inégalée, tant au niveau du contour que de la structure intérieure.
145À propos de la conception des constructions de ce site et de l’évolution des formes, on peut considérer que le critère arrondi/quadrangulaire est insuffisant pour discriminer des types, l’évolution du curviligne au rectiligne n’étant qu’une tendance. Il ne faut pas nier cette tendance, elle est nette. Mais elle est instable, et à la fin de l’occupation du site elle se brouille même. Car aucune forme ne disparaît au moment où s’en crée une nouvelle. Au contraire, chaque nouvelle forme s’ajoute aux autres, et le patrimoine architectural s’enrichit. Simplement, plus on avance dans le temps, plus les formes arrondies sont délaissées pour des contours plus rectilignes et anguleux.
146Une autre constante diminue encore la portée de ce critère longtemps considéré comme déterminant. Une même structure intérieure, formée par les murs de refend, peut être contenue aussi bien par un contour aux lignes arrondies, que par un contour aux lignes droites, voire par une combinaison des deux. À Jerf el Ahmar, c’est avant tout la division de l’espace intérieur qui importe, bien plus que la forme du contour. De plus en plus nombreux à mesure que le village se développe, au fil de onze épisodes villageois successifs, les types ne dépassent pas le nombre de cinq. Mais leurs caractéristiques sont très tranchées. Nous combinerons tout ce que nous savons : matériaux, techniques de construction, respect des formes géométriques, équipements, pour chacun d’eux plus tard pour conclure la première partie de ce livre. Puis nous verrons comment les maisons de chaque modèle se placent dans le tissu villageois et ce que cela révèle, sur le plan sociologique (Chapitre IV). Enfin, nous réfléchirons sur cette structure villageoise, et sur ce qu’elle révèle sociologiquement (Chapitre VI).
147Pour le moment, ce qui nous semble important d’extraire de notre analyse, c’est qu’il n’y a pas une conception unique de l’architecture à Jerf el Ahmar, mais plusieurs. Déjà, la différence de conception entre une maison à contour déterminé qu’on cloisonne, et une maison dont la pluralité des pièces résulte d’une agglomération de cellules indépendantes, est radicale. Or, ces deux conceptions coexistent. Ensuite, la tendance à réaliser des formes rigoureuses n’est pas une règle générale, elle ne se vérifie que pour certains modèles, qui réunissent des constructions au contour et aux subdivisions révélant un goût marqué pour la symétrie. Pour d’autres types de maisons, appartenant pourtant au même niveau archéologique, la préoccupation de régularité géométrique paraît absente.
148Quelle que soit sa conception, le choix d’un modèle donné est toujours un choix clair. Il n’y a pas de types intermédiaires, pas d’ambiguïté. L’attribution d’une construction à un type donné est donc simple. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’y a pas deux maisons identiques. Toutes diffèrent dès lors qu’on les regarde de près et qu’on les mesure. Que ce soit par la forme du contour, la structuration, la surface totale, la proportion entre les différentes pièces, la régularité géométrique, chaque maison est une réalisation unique.
149Il n’y a donc pas de standardisation des architectures domestiques à Jerf el Ahmar. Et ceci, à deux points de vue. D’abord, plusieurs modèles coexistent. Ensuite, à l’intérieur d’un modèle donné, il y a autant de figures différentes que de maisons. Il n’y a même pas d’évolution vers une standardisation accrue, au contraire. Puisque jamais un modèle connu n’est abandonné, plus le temps avance, plus l’architecture domestique du site est variée.
150Mais, si la société de Jerf el Ahmar n’a pas généré le modèle unique de la maison individuelle, il en va tout autrement pour les bâtiments communautaires. Ici, tout est standardisé, et très strictement. Aussi bien pour la forme que pour la structuration [Fig. 60] intérieure. Cette standardisation, pour ce qui est des bâtiments communautaires [Fig. 51] à division radiale, s’élargit à plusieurs sites. Pour les bâtiments spécialisés, il s’agit d’un prototype qui sera décliné en plus puissant et plus complexe dans les sites plus septentrionaux et plus tardifs d’Anatolie, comme Göbekli.
Tableau 4. Conception des constructions. Évolutions des formes


Fig. 57. EA13 (niveau II/W) : un défaut de symétrie compensé.

Fig. 58. Symétrie par rapport à un axe. Symétrie par rapport à un point.

Fig. 59. Symétrie des bâtiments communautaires à divisions radiales.

Fig. 60. Les bâtiments communautaires EA29 et EA30. Une même structure intérieure.
Notes de bas de page
1 Leroi-Gourhan André 1945, p. 283-284.
2 Les premières maisons « en dur » datent du Paléolithique supérieur. Des habitations presque rectangulaires ont été trouvées dans le Gravettien européen. Mais ces attestations n’ont pas de lendemain et elles sont bien éloignées du Proche-Orient.
3 C’est le cas à Ein Guev 1 (vallée du Jourdain) d’une « cabane » enfouie (Stekelis, Bar Yosef 1965).
4 Valla 2008.
5 Les premières phases de Jerf el Ahmar pourraient être contemporaines des phases khiamiennes de Mureybet. Si ce n’est pas le cas, et que la création de Jerf succède au Khiamien, ou peut dire au moins que cette période khiamienne se termine à peine quand commence l’occupation PPNA de Jerf.
6 Il se pourrait qu’il existe aussi des annexes à la phase de transition, mais leur mauvais état de conservation nous empêche de les intégrer à l’ensemble. Il s’agit de deux petites constructions rectangulaires qui pourraient s’accrocher au bâtiment communautaire EA53 (niveau –II/E).
7 Valla 2008, p. 123 et 124 : « Si on se tourne vers le Néolithique, le rôle de jalon des maisons du Natoufien final est remarquable. Leur plan d’ensemble ovale annonce celui des constructions de Netiv Hagdud (…). Plus surprenant peut-être, il annonce celui des plus anciennes maisons de Jerf el Ahmar, sur l’Euphrate. On trouve en effet sur ce site des maisons dites à antes qui évoquent tout à fait celles de Mallaha. Une fois les murs extérieurs un peu redressés, il suffit de remplacer les petites structures alignées sur la corde par un mur pour passer des premières aux secondes : même espace antérieur opposé à un espace intérieur. Plus tard les divisions tri-ou quadripartites rappellent aussi ce que préfiguraient les axes qui permettaient d’ordonner les petites structures dans les maisons du Natoufien final ».
8 Abbès 2014.
9 Cette maison de 3,5/3,5 m a été trouvée dans le niveau XIV des fouilles Van Loon (Van Loon 1968 : Fig. 6, et 16) ; Stordeur, Ibañez 2008 : Fig. 39 et p. 87.
10 Cet appendice n’est pas réellement une pièce : Valla 2008.
11 Il y a un doute en ce qui concerne la maison EA22. Elle n’a pas été totalement dégagée, mais il y a toutes les chances pour qu’elle ait été quadrilobée, comme la maison qui lui est superposée : EA20 (0/E).
12 Stordeur et al. 1997 ; Stordeur 1998 ; Jammous, Stordeur 1999 ; Molist, Stordeur 1999.
13 La tour de Jéricho, depuis longtemps présentée comme un ouvrage collectif (Kenyon 1957 et 1981). restait un exemple unique, et l’interprétation de sa fonction n’était pas celle d’un bâtiment communautaire. De même, on connaissait déjà des constructions particulières à Nemrik, Qermez Dere, Çayonu ou Göbekli, mais elles étaient plutôt considérées comme des lieux de culte. C. Perlès, présente sur le site, a comparé ces bâtiments aux kivas des Pueblos d’Amérique du Nord.
14 Cauvin J. 1977, 1978, 1980 ; Aurenche 1980.
15 Au nord de la Syrie et en Anatolie orientale, ce sont notamment Tell ‘Abr 3 (Yartah 2005a, 2005b, 2013), Dja’de el Mughara (Coqueugniot 2014), Göbekli (Schmidt 2002, 2007).
16 Nous aurions dû l’appeler « maison au bucrane et aux trois massacres ». Nous avons usé d’un raccourci. Le terme est souvent utilisé de façon générique, alors que dans la plupart des cas il s’agit de massacres.
17 Le collier suspendu à l’un d’eux a été étudié en détail, avec essais de reconstitution (Alarashi 2014).
18 Les références sont nombreuses, d’autant que l’aurochs joue un rôle majeur dans le symbolisme de l’époque (Cauvin J. 1994 ; Stordeur 2010).
19 Stordeur, Ibañez 2008.
20 Abbès 2014.
21 Abbès 2014.
22 Cauvin J. 1978, p. 38 ; Aurenche 1980 ; Stordeur, Ibañez 2008 ; Aurenche 1980.
23 Yartah 2005a, 2005b, 2013.
24 Stordeur 2006 ; Stordeur, Evin 2008.
25 Yartah 2005a, 2005b, 2013 ; Schmidt 2002, 2007.
26 Trouvé lors d’une opération de sauvetage, ce bâtiment n’a pas pu être fouillé entièrement, ni dessiné, ni mesuré. Nous ne disposons pour toute documentation que d’une série de photographies. Il faut remercier ici Benoit Bireaud pour la qualité des photos, prises pourtant dans l’urgence).
27 Stordeur, Brenet, Yarta 2000.
28 Talayesva 1959 ; Brody 1993.
29 Emplacement parfois suggéré : Aurenche 2006.
30 C’est l’hypothèse qui a été faite pour Çatal Hüyük (Mellaart 1967). Mais les maisons de ce site sont étagées et agglutinées, on pouvait donc cheminer de toit en toit et pénétrer ainsi dans chaque maison.
31 Les cotes, repérées sur plan, sont révélatrices. Celle du sol est de 914, une marche est à 896, l’autre à 883. Elles ont donc entre 13 et 18 cm de haut. La cote du mur à franchir est 840. Enjamber 43 cm est facile, d’autant que le sol de la cellule est surélevé d’une vingtaine de centimètres.
32 Stordeur 1999.
33 Yartah 2005a, 2005b.
34 Nous ne parlerons du niveau III/W qu’à propos du bâtiment communautaire EA29 et de son annexe EA63, aucune maison de ce niveau n’ayant été complètement dégagée.
35 Il apparaît au niveau III/W.
36 Respectivement : Yartah 2005a, 2005b ; Coqueugniot 2014 ; Schmidt 2002, 2007.
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