La transition énergétique à l’épreuve des logiques d’usages : le cas des petites classes moyennes au Cap
p. 293-302
Texte intégral
1Notre travail s’inscrit dans un ensemble de réflexions et de recommandations portant sur le rôle de la maîtrise de la demande énergétique (MDE) dans la transition énergétique1 (Tissot-Colle, Jouzel, 2013). Cette politique de MDE combine deux volets complémentaires : la sobriété (réduction de la consommation de services énergétiques) et l’efficacité (réduction d’énergie pour un même service rendu). Nous nous intéressons ici à ce second volet en confrontant, d’une part, des outils et incitations mis en œuvre par les politiques publiques pour promouvoir, dans le secteur résidentiel urbain, de « bonnes pratiques » d’efficacité énergétique et, d’autre part, des usages de l’énergie2 de ménages issus de petites couches moyennes, potentiels destinataires de ces politiques.
2Nous sommes d’abord parties d’un constat a priori étonnant : alors que les contextes urbains, socio-économiques, énergétiques ou encore environnementaux diffèrent grandement, les politiques d’efficacité énergétique nationales (en particulier des pays occidentaux et des grands pays émergents) reposent sur quelques principes assez comparables. Retenons-en deux principaux.
3D’abord, les campagnes d’information visent des « changements de comportements » qui souvent se réduisent à de petits gestes individuels du quotidien (« éteindre la lumière », « fermer la porte du réfrigérateur », « limiter le temps de la douche »). Cette priorité accordée aux « écogestes » est pourtant simplificatrice : d’une part, elle présuppose la convergence vertueuse des petites interventions individuelles ; d’autre part, elle isole ces pratiques de leur gangue de routines, d’habitudes, mais aussi de contraintes. Or, la recherche en sciences sociales a montré que les ressorts de l’action, en matière de consommation d’énergie, répondent aussi à une pluralité de logiques sociales et culturelles (Subrémon, 2011) qui, si elles ne sont pas mobilisées, peuvent entraver la réussite des dispositifs mis en œuvre. Il apparaît aussi que le discours moralisateur qui accompagne les prescriptions d’usages et en appelle à l’autocontrôle et à la responsabilité (Pilo, 2014 ; Pautard, 2009) est un médiocre substitut à cette compréhension fine de l’enchâssement socio-culturel des usages.
4Même si elles s’inscrivent dans des registres de justification se référant plus ou moins explicitement aux enjeux partagés de protection de l’environnement, ces mesures d’efficacité énergétique insistent plus volontiers auprès des ménages sur les enjeux économiques individuellement appropriables des dispositifs et « bonnes pratiques » proposés : c’est ainsi la réduction de la facture d’énergie qui est vendue à travers l’amélioration de l’efficacité énergétique des équipements et des logements. Cette approche dominante repose sur le postulat d’une rationalité de l’acteur économique réagissant d’abord au signal prix et sur l’hypothèse qu’une augmentation des prix induit des changements de comportements visant des économies d’énergie. Bien que ce postulat soit aujourd’hui critiqué (Giraudet, 2011) et que des études aient montré que le recours à des outils complémentaires obtient de meilleurs résultats (Zélem, 2010), il reste au cœur des politiques d’efficacité énergétique.
5Il existe aujourd’hui une littérature critique, riche et diverse sur ces politiques. En s’intéressant aux pratiques sociales des consommateurs d’électricité, elle souligne le rôle clef des usages dans le fonctionnement des infrastructures et, donc, la nécessaire coopération des usagers dans toute démarche visant à transformer le fonctionnement de celles-ci (Shove et Walker, 2010). Toute évolution volontariste vers des modes de consommation et d’usage plus « durables » devrait donc associer le pouvoir d’innovation des technologies à celui d’un travail sur les routines et les pratiques existantes, seul à même d’ouvrir un espace d’opportunité pour de nouveaux types d’interactions entre les fournisseurs de services et les usagers (van Vliet et al., 2005 ; Shove et Walker, 2007). Une autre partie de la littérature met l’accent sur la diversité des publics destinataires, qu’il convient de segmenter pour adapter les contenus et les outils des politiques et penser des formes d’accompagnement et d’aides personnalisées (Zélem, 2010).
6Nous poursuivons dans cette approche critique en partant de l’hypothèse que les lieux et les inégalités sociales intra-urbaines expliquent aussi une part de l’inégale réception des politiques d’efficacité énergétique. Concernant les publics résidentiels visés, la catégorie « ménages » demeure souvent insuffisamment différenciée et segmentée, sinon pour en isoler les « précaires énergétiques », catégorie elle-même contestée (Cheveigné, 2011 ; Devalière, 2007, 2011). Or, les ménages, très hétérogènes au regard des usages de consommation, le sont aussi au regard des pratiques d’efficacité. Ils le sont encore plus si on prend en compte également leurs lieux de vie, à l’échelle desquels il serait souvent plus efficace de penser les mesures d’efficacité énergétique.
7Pour tester cette hypothèse, une enquête sur les usages de l’énergie des petites couches moyennes dans la ville du Cap (Afrique du Sud) et la manière dont ils sont impactés par les mesures d’efficacité énergétique a été conduite3 dans le cadre d’un programme plus large consacré à la gouvernance énergétique de quelques grandes villes de pays émergents (Jaglin, 2012). Le choix des petites couches moyennes procède d’un double constat. D’abord celui, général, d’un renouvellement des analyses suscité par les transformations économiques, sociologiques et culturelles qui affectent les classes moyennes, notamment urbaines, qu’il convient d’analyser dans leurs espaces (Authier et Vermeersch, 2012). Ce renouveau du débat scientifique au Nord4 se double d’une redécouverte du rôle des classes moyennes dans les villes du Sud, notamment en Afrique subsaharienne (voir le dossier « Les classes moyennes en Afrique » in Afrique contemporaine, 2012/4), où la recherche académique autant que les études institutionnelles se sont concentrées ces dernières décennies sur les pauvres. Ce regain d’intérêt ne lève évidemment pas d’emblée les incertitudes de définition et d’interprétation du phénomène (Darbon et Toulabor, 2011), mais il incite à réinvestir l’analyse de ces groupes sociaux qui paraît ici d’autant plus pertinente que leurs comportements de consommateurs d’énergie est un impensé des politiques d’efficacité. Tandis que les incitations économiques et les technologies performantes de plus en plus largement accessibles par le marché s’adressent directement aux plus riches, des politiques de lutte contre la précarité énergétique sont conçues pour les pauvres. Les couches moyennes, et particulièrement les plus modestes d’entre elles, souvent endettées par l’achat d’un logement, fragilisées par les évolutions du marché du travail autant que portées par les nouveaux emplois, incitées à de nouvelles dépenses par des pratiques de consommation marchande plus diversifiées, demeurent en revanche mal connues, mal appréhendées voire oubliées par les politiques publiques.
8Si la littérature en sciences sociales n’a pour l’heure que peu contribué à l’étude de situations dans des villes de pays émergents, pour lesquelles un cadre conceptuel et opératoire reste à penser, nous faisons l’hypothèse que la difficulté à embarquer des populations urbaines dans un ensemble de changements cohérents (au profit d’une transition vers des usages énergétiques plus efficaces) est d’autant plus grande que ces populations ont des niveaux de vie, des expériences d’usage, mais aussi des représentations de l’électricité très hétérogènes. La connaissance fine de leurs pratiques et de la manière dont différents types d’incitation peuvent les infléchir, est donc particulièrement stratégique. C’est ce que nous montrerons avec l’exemple des politiques d’efficacité énergétique développées au Cap.
Réponses institutionnelles à la crise énergétique : des leviers très classiques
Le Cap : un territoire énergétique vulnérable
9L’Afrique du Sud est confrontée, depuis la fin des années 2000, à une crise de son système électrique. Historiquement fondé sur la production nationale d’un charbon à bas coût (90 % de l’électricité), ce dernier a jusqu’à présent produit une énergie électrique abondante et très bon marché, favorable au développement d’une industrie minière puissante et, plus généralement, d’une économie industrielle exportatrice très intensive en énergie. Ce modèle semble avoir aujourd’hui atteint ses limites. À une période de surcapacité du parc de production dans les années 80 et de très bas tarifs, succède une période de sous-investissement, de tensions sur les infrastructures en réseau et, en 2008, de crise de l’approvisionnement qui se traduit par de nombreux délestages. En réponse, l’entreprise nationale d’électricité Eskom relance un vaste programme d’investissement et obtient de substantielles augmentations des tarifs. Parallèlement, elle promeut des mesures d’efficacité énergétique et d’économie d’énergie.
10Cette crise a révélé la vulnérabilité de l’approvisionnement électrique de la ville et de la province du Cap, en position géographique de « bout de ligne » dans un réseau national centralisé (la production locale d’électricité est reversée dans le réseau national), tandis que la production décentralisée d’énergie renouvelable demeure marginale (2 à 3 % d’éolien en 2010), même si elle est amenée à croître.
Des campagnes d’économie d’énergie centrées sur le levier économique
11La ville du Cap et l’entreprise nationale d’électricité Eskom sont toutes deux à l’origine de campagnes d’efficacité énergétique et de sensibilisation aux économies d’énergie qui se rejoignent sur un point principal, celui de privilégier le levier économique. Leur message est clair : la vertu principale de la sobriété énergétique serait de faire économiser de l’argent à ceux qui la pratiquent.
12Les leviers privilégiés restent classiques :
13– L’augmentation du prix de l’électricité : + 25 % par an depuis 20085. En 2013, l’augmentation a été atténuée à + 16 %. C’est la contrepartie des investissements importants que l’entreprise Eskom a réalisés ces dernières années.
14– Des campagnes d’information et de sensibilisation, qui visent à promouvoir les éco-gestes auprès des ménages : éteindre la lumière, éteindre son chauffe-eau dans la journée, l’entourer d’une couverture pour améliorer son inertie thermique, utiliser des ampoules basse consommation, etc. Selon ces campagnes, ces gestes cumulés assurent une diminution de la facture d’électricité. De son côté, la municipalité du Cap mène également une campagne pour améliorer l’efficacité énergétique des logements, encourage l’installation de chauffe-eau solaires et réfléchit, depuis plusieurs années, à une politique locale de subvention qui, pour l’heure, n’a pu aboutir.
ANNEES | AUGMENTATIONS |
2002 | 6,20 % |
2003 | 8,43 % |
2004 | 2,50 % |
2005 | 4,10 % |
2006/7 | 5,10 % |
2007/8 | 5,90 % |
2008/9 | 27,50 % |
2009/10 | 31,30 % |
2010/11 | 24,80 % |
2011/12 | 25,80 % |
2012/13 | 16 % |
Tableau récapitulatif des hausses des prix de l’électricité en Afrique du Sud (Source : Eskom, http://www/eskom.co.za).
15Dans leurs approches de la question, ces politiques publiques n’ont manifestement qu’une idée peu précise et peu documentée des marges de manœuvre des différentes catégories de ménages. Beaucoup d’attention est légitimement apportée aux plus pauvres : l’urgence de l’électrification des quartiers pauvres, la mise en œuvre de la gratuité du service universel et, aujourd’hui, les conséquences des hausses tarifaires mobilisent politiques, experts et chercheurs. En revanche, les actions publiques semblent réduites à des incitations un peu « aveugles » pour les autres catégories de la population.
16Ces actions présupposent en outre que bénéfices individuels et collectifs vont dans le même sens. Là encore, ce présupposé repose sur une connaissance superficielle de la manière dont les « efforts » demandés aux ménages peuvent ou non être « récompensés » par des gains économiques comme l’affirment les campagnes d’information. Dans les faits, les politiques d’efficacité énergétique misent de manière mécanique sur un enchaînement vertueux entre accessibilité maîtrisée, consommation raisonnée et gains économiques pour promouvoir les changements d’usages nécessaires à la transition énergétique.
17L’étude des petites couches moyennes du Cap permet, on le verra, d’identifier en quoi ces points aveugles sont potentiellement un frein aux changements souhaités de pratiques et un facteur de fragilisation supplémentaire des ménages.
Quels ressorts de changement ? Enquête sur les usages des petites couches moyennes à Hanover Park
Pourquoi travailler sur les couches moyennes ?
Les couches moyennes face à de nouveaux périls de précarisation
18En Afrique du Sud, comme ailleurs, la consommation d’électricité est étroitement corrélée aux revenus et constitue un marqueur essentiel des inégalités sociales. Au Cap, les hauts revenus sont peu nombreux et consomment beaucoup, les bas revenus sont très nombreux et consomment peu, tandis que les couches moyennes, qui représentent un tiers de la population selon diverses classifications, consomment un peu plus de 30 % de l’électricité (CCT 2011).

Répartition des consommations d’électricité par niveau de revenus. Source : CCT 2011.
19En termes d’usages, les moyens et hauts revenus du Cap consomment beaucoup d’énergie pour l’eau chaude (l’on pense évidemment à l’eau chaude sanitaire, mais également aux piscines individuelles en ville), tandis que les plus bas revenus privilégient la cuisson des aliments (CCT, 2007). Une telle configuration souligne l’importance de la précarité énergétique d’une grande partie de la population de la ville, les grandes inégalités de consommation et la responsabilité des ménages les plus riches dans l’intensité énergétique croissante.
20L’augmentation des tarifs de l’électricité a aussi des effets différenciés sur ces différentes catégories de ménages. Pendant plusieurs décennies, les tarifs de l’électricité ont été parmi les plus bas du monde et les premières augmentations ont peu affecté les ménages à hauts revenus. Compte tenu de leurs fortes consommations, les hausses tarifaires encore à venir pourraient inciter cette catégorie de ménages à modifier leurs usages, par exemple en adoptant des chauffe-eau solaires, sans pour autant que leurs modes et niveaux de vie en soient affectés. Les pauvres, très exposés aux hausses tarifaires, sont en partie protégés par une politique nationale garantissant un panier de services essentiels gratuits. Au Cap, depuis 2005, cette politique donne droit à 50 kWh gratuits aux abonnés facturés au tarif domestique 2 et consommant moins de 400 kWh par mois (Dubresson et Jaglin, 2011). Si cette dotation mensuelle gratuite ne permet pas de couvrir les besoins minimaux d’un ménage, estimés à environ 150kWh/mois, elle réduit néanmoins le prix moyen du kWh d’un tiers pour des ménages qui conservent, pour certains usages, le pétrole lampant subventionné.
Cluster group | Key characteristics | Nber of hholds | % of total hholds |
Silver spoons | Elite, largest consumers, getting richer | 54,630 | 7 |
Middle suburbia | Tight budgets, mid-level jobs, bargain hunters, big spending on educating children | 77,380 | 10 |
Township living | Old places, few jobs, youth culture, soul of the new SA, buzzy, vulnerable | 80,980 | 11 |
Stratification sociale des espaces résidentiels du Cap. Source : Swilling 2006 p. 34.
21Restent les petites couches moyennes (qui ont basculé dans le (presque) tout électrique en même temps qu’elles accédaient à la propriété) dont les consommations spécifiques et les pratiques sont relativement mal connues au Cap comme ailleurs, et que la hausse des coûts de l’électricité vulnérabilise sans qu’aucune mesure politique ne leur soit véritablement adressée.
Une cible mal identifiée par les campagnes institutionnelles de sensibilisation et d’information
22Malgré l’intention affichée d’adresser les campagnes de sensibilisation et d’information à l’ensemble de la population du Cap (Smart Living Handbook, 2011), les canaux de communication principaux de la ville et d’Eskom privilégient de fait des populations non pauvres avec des discours ciblant des habitants de maisons « en dur » et des propriétaires de leur logement, dotés d’une capacité à investir dans la rénovation ou dans l’amélioration de l’équipement de leur habitation. Cette « cible » n’est pourtant clairement identifiée ni par la municipalité ni par Eskom, qui considèrent que les conseils prodigués sont adaptés à tous.
23Or, les gisements d’économie résident principalement dans la qualité et l’usage des objets électriques, la rénovation des logements, l’acquisition de systèmes de production individuelle d’énergie solaire thermique. Les campagnes recommandent notamment de s’équiper de chauffe-eau solaires et d’acheter des lampes basse consommation. Ces équipements sophistiqués sont certes disponibles sur le marché local, mais à des prix qui les rendent inaccessibles aux plus pauvres. Ces derniers ont bénéficié dans certains cas de distributions gratuites (qui ne règlent pas la question de l’usage dans la durée). En revanche, les petites couches moyennes sont exclues des installations subventionnées et il n’est pas certain qu’elles puissent s’équiper à leurs frais : les politiques insistent sur le bon retour sur investissement de ces équipements dont le coût est récupéré en quelques années par les économies réalisées sur les consommations et donc les factures, mais l’investissement initial demeure un problème pour les petites couches moyennes.
24On doit dès lors s’interroger sur l’ampleur réelle des gisements d’économie d’énergie auprès de cette petite classe moyenne qui n’a pas les moyens de faire de grands investissements et qui hésite à remplacer ses équipements électroménagers tant qu’ils fonctionnent. Au-delà, on peut s’interroger aussi sur la pertinence d’un discours standardisé qui répond très certainement à des prescriptions techniques, mais qui ne semble pas prendre en considération la réalité des usages de l’énergie d’une catégorie de population particulièrement exposée aux hausses des tarifs.
25Pourtant, les scénarios de baisse de la consommation d’énergie d’ici 2050 concentrent une partie de leurs espoirs sur les couches moyennes, comme en témoigne ce graphique d’une publication de la municipalité du Cap.

Économies cumulées attendues suite aux interventions sur l’efficacité énergétique envisagées jusqu’en 2025.
Source : Cape Town, State of Energy and Energy Futures Report, 2011.
26De fait, cette disjonction entre une politique cherchant à normaliser les pratiques par des instruments technico-économiques indifférents aux variations socio-économiques des ménages et l’hétérogénéité des situations domestiques dans lesquelles s’enracinent les usages, nous a conduites à interroger l’efficacité de ces instruments au regard de l’ensemble des contraintes situées qui conditionnent les usages électriques des petites couches moyennes. L’objectif de l’enquête conduite à Hanover Park était donc double : identifier les usages de ces petites couches moyennes et repérer les facteurs de contrainte ; interroger l’(in)adaptation des campagnes d’efficacité énergétique pour cette cible résidentielle particulière.
Hanover Park
27L’enquête de terrain socio-anthropologique s’est déroulée dans le quartier de Hanover Park, situé dans les Cape Flats, à l’est du centre-ville du Cap. Ce quartier, construit dans les années 1960-1970, a été attribué à la population coloured. À l’époque, situé aux franges de la ville, il a accueilli des familles du centre-ville expulsées par l’administration sud-africaine dans le cadre de la planification urbaine d’apartheid.

Inégalités socio-spatiales au Cap et localisation de Hanover Park (2010).
28Aujourd’hui, plus de 98 %6 de la population du quartier appartiennent à la catégorie raciale coloured7. Le profil sociodémographique issu du recensement fait apparaître une population jeune et scolarisée, ce qui n’empêche pas le quartier de souffrir d’un très fort taux de chômage (près de 40 % en 2001). Cette situation ne semble pas s’améliorer malgré les efforts déployés dans le système éducatif, en particulier pour l’orientation des élèves. Au vu des revenus déclarés par ménage en 2001, le quartier n’est pourtant pas parmi les plus pauvres de la ville, même si les revenus restent bas. Le recensement de 2011 n’a pas encore publié la totalité de ses données, mais il met en évidence une nette progression des revenus de la population coloured au Cap (2011 Census, Cape Town).
29Le quartier s’organise autour de deux parties distinctes :
- une partie composée de petites maisons individuelles construites pour la plupart dans les années 1960 et 1970 ;
- une autre partie se compose de petits immeubles d’un ou deux étages qui accueillent des familles plus pauvres et regroupent, aux dires des habitants, l’essentiel de la criminalité endémique du quartier.
30Les logements sont pour l’essentiel des maisons « en dur » raccordées aux réseaux d’électricité et d’eau de la ville. Il existe également un ramassage des déchets ménagers régulier et encadré par la municipalité. Les contours d’Hanover Park sont, pour ainsi dire, « stabilisés » et formalisés dans la mesure où il n’y a pas d’extensions de type bidonville aux abords directs des maisons existantes. Néanmoins des extensions des logements existants, s’apparentant à des « shacks8 », accueillent le plus souvent la famille élargie.
31Les maisons individuelles sont construites de plain-pied sur des parcelles assez identiques. Elles sont toutes protégées de murets rehaussés par certains propriétaires pour décourager les cambrioleurs. L’espace habitable est assez variable, mais peut comprendre une centaine de mètres carrés et de trois à cinq pièces. Les résidents des maisons individuelles sont, pour la plupart, propriétaires de leur logement ou y logent à titre gratuit, accueillis par la famille. Ces maisons, construites dans les années 1960, sont d’assez mauvaise qualité. Elles sont peu ou pas isolées : il n’y a pas, le plus souvent, de fondation ou de véritable chape qui les isolerait du sol, ni non plus de toiture isolée. Ces dernières sont des tôles ondulées posées sur une charpente. Le plus souvent, toutefois, l’intérieur du logement est protégé par un faux plafond qui permet de gagner un peu (et à moindres frais) en isolation. Toutes les familles ont opéré des aménagements dans leur logement. Aucune ne nous a en revanche indiqué avoir réalisé des améliorations thermiques ou envisagé de le faire dans le futur.
Des pratiques d’économie sous contrainte
L’électricité est chère et les arbitrages difficiles
32Les interviewés partagent d’abord une même préoccupation : l’énergie (synonyme dans les entretiens d’électricité9) est chère et son prix ne cesse d’augmenter. Ils sont d’autant plus inquiets des hausses régulières du prix de l’électricité que celle-ci fait partie des charges fixes du ménage. Ainsi, dès qu’est abordée leur consommation d’énergie, spontanément, c’est d’abord la cherté des « units » – la conversion en unité de la somme consacrée à l’énergie – qui est évoquée en tout premier lieu.
33Toutefois, dans les entretiens, la hausse des prix de l’électricité est toujours associée à la hausse des prix en général et à celle de l’ensemble des dépenses du ménage (l’alimentation, le transport, l’eau, le téléphone). Les ménagères intègrent d’emblée le prix de l’électricité dans la gestion globale du budget familial. Elles doivent en effet faire face à des surcoûts imprévus et à des réajustements permanents de leurs dépenses pour y répondre. L’électricité n’est ainsi qu’un « poste de dépenses » parmi d’autres.
34Ici, la limite du levier économique de l’énergie est manifeste. Les conséquences de l’augmentation du prix de l’énergie ne s’observent pas exclusivement sur les usages quotidiens. Elles pèsent sur l’ensemble du budget familial et entraînent des restrictions sur les achats alimentaires, la capacité à payer ses factures, etc. Au-delà des contraintes manifestes qui pèsent sur les ménages à moyens et bas revenus, ce résultat d’enquête pourrait venir alimenter la réflexion de politiques publiques qui n’appréhendent pas toujours la complexité des arbitrages à l’œuvre dans la consommation d’énergie des ménages.
Les ménagères se restreignent beaucoup
35Dans le quartier d’Hanover Park, comme dans de nombreux autres quartiers du Cap, la majorité des ménages dispose d’un compteur à prépaiement dans son logement. Chaque ménage achète l’électricité et se voit délivrer un code spécifique qui, une fois enregistré dans le compteur, comptabilise l’électricité achetée. Ce système de compteurs à prépaiement, installé depuis longtemps, amène les ménages à acheter régulièrement (le plus souvent une fois par semaine) de l’électricité. Un écran digital leur indique en temps réel le montant des unités disponibles : il permet de surveiller les unités d’énergie décomptées lors de l’usage d’un appareil fortement consommateur d’énergie et de gérer le « budget électricité » en fonction de la nécessité des tâches domestiques et du jour de la semaine. Les ménagères rencontrées expliquent ainsi savoir exactement ce que coûte de lancer une machine à laver le linge, d’utiliser le four à microondes plutôt que le four traditionnel ou encore de repasser :
« Quand je fais du repassage, je sais que j’utilise au moins 10 unités. » (Juleiga)
36Elles développent des pratiques de « surveillance » du compteur, de planification des tâches domestiques (reportées à plus tard s’il manque des « units »), d’économies d’échelles en maximisant l’électricité consommée pour la préparation des repas (elles ne cuisinent pas tous les jours) ou pour le lavage du linge (elles lancent de grandes machines une à deux fois par semaine). Elles n’hésitent pas à reporter à plus tard une machine de linge s’il leur faut préparer le dîner. Elles réchaufferont un plat cuisiné ou adapteront le menu du soir en fonction du nombre d’unités restantes pour boucler la semaine sans avoir à racheter de l’énergie. On observe aussi des changements des manières de faire la cuisine, qui dépendent largement du prix de l’électricité et de la capacité d’évaluer le nombre d’unités nécessaires à la préparation d’un plat. Ainsi, toutes les femmes ou presque indiquent cuisiner un jour sur deux ou sur trois pour économiser l’énergie. L’habitude de préparer des plats en sauce (les « pots », les currys) nécessitant de longs temps de cuisson à feu doux se maintient, mais elle n’est plus quotidienne. Les restes des repas de la veille sont réchauffés.
« Non ! Je ne cuisine pas tous les jours. Je cuisine tous les deux soirs. C’est ça que je fais. Et puis je le réchauffe au micro-ondes. » (Amiena)
Une « sobriété » incorporée dans les représentations
37L’arrivée dans les logements de nouveaux appareils est, en premier lieu, un signe d’amélioration du confort et de distinction sociale. La présence d’un chauffe-eau, par exemple, n’était pas chose courante dans les maisons au moment de leur construction. Aujourd’hui elle l’est. Il représente, par conséquent, une hausse certaine du niveau de confort du logement et une hausse de la consommation d’énergie. La bouilloire concentre également beaucoup d’attention. Elle est un équipement très commun dans les foyers sud-africains. Il est désormais admis qu’il faut remplir la bouilloire en fonction du nombre de tasses de thé à préparer. L’eau chauffée inutilement est considérée comme du gaspillage. D’autres règles collectives visant à contenir la consommation du ménage ont été mentionnées dans les enquêtes : les bains sont très rares ; l’usage de petits radiateurs électriques, l’hiver, est réservé aux personnes âgées ou aux chambres d’enfants pendant de courtes périodes, celui des ventilateurs, l’été, reste très exceptionnel ; les lumières doivent être éteintes dans la journée et le soir quand on regarde la télévision ; il n’y a pas ou peu de préparation de repas à l’heure du déjeuner pendant la semaine,
38Ces habitudes d’économie ne sont nullement interprétées comme étant de la radinerie ou une baisse de niveau de vie (comme ce peut être le cas chez les couches moyennes dans les pays du Nord : Desjeux et al., 1996). Au contraire, elles dénotent plutôt, au dire des femmes, une bonne gestion domestique. Être une bonne ménagère, c’est savoir maîtriser son budget, ne pas consommer trop d’énergie et ne pas être paresseuse pour les tâches ménagères. Le bon usage des objets électriques va de pair avec la bonne gestion domestique : derrière l’usage d’équipements et la consommation d’électricité se jouent des positions familiales et sociales, des rôles sexués reportés sur des tâches et des responsabilités réparties au sein du cercle familial : les femmes (l’essentiel de l’échantillon de cette enquête) sont à la fois les gestionnaires de l’économie domestique et en charge de la quasi-totalité des tâches ménagères. En présence de plusieurs générations, la femme qui réunit dans son logement ses parents, ses enfants et possiblement ses frères, sœurs ou belle-famille, tient ce rôle. Les hommes travaillent et apportent le revenu principal de la famille, les enfants et les personnes âgées ne sont sollicités qu’à la marge.
39D’autres recherches ont montré que l’acquisition et l’usage de certains appareils (comme le lave-linge) pouvaient être associés à une forme de paresse par certaines ménagères (Meintjes, 2001). Ce n’est pas le cas des ménagères de notre échantillon, lesquelles considèrent l’usage des appareils électroménagers comme l’expression d’un confort moderne qui ne les dessaisit pas de leur identité de ménagère en charge de la totalité des tâches domestiques. Bien que ces changements récents et rapides dans l’équipement du logement et dans les manières de faire son ménage soulèvent des tensions et des résistances, l’idée qu’un foyer bien tenu est un foyer maîtrisant ses dépenses est à la fois largement partagée et profondément intégrée. La bonne gestion de sa consommation d’électricité, comme toute autre dépense inévitable, démontre qu’on n’est pas pauvre, qu’on tient sa maison et son budget, qu’une certaine moralité n’est pas étrangère à sa condition de classe moyenne.
Injonctions et pratiques quotidiennes coïncident… seulement partiellement
40Ces pratiques d’économie ne correspondent pourtant qu’en partie aux recommandations des campagnes officielles d’efficacité énergétique. Il est difficile d’identifier avec certitude les canaux de communication (radio, télévision, journaux, programmes scolaires…) par lesquels l’information parvient aux familles. Néanmoins, il est évident que celles-ci ne restent pas insensibles aux arguments économiques avancés, même si le message semble parfois manquer de clarté. Bien qu’informées, les ménagères composent avec le discours générique sur les économies d’énergie en lui opposant des observations de « bon sens » et des habitudes de bonne gestion domestique. Il y au moins deux raisons à cela établies par nos enquêtes : les économies monétaires ne se vérifient pas toujours empiriquement ; l’environnement urbain sélectionne bonnes et mauvaises pratiques en fonction d’impératifs non énergétiques.
D’introuvables économies monétaires
41Les ménagères ne constatent pas toujours empiriquement les effets attendus. Par exemple, elles ont toutes entendu dire qu’éteindre le chauffe-eau pouvait réduire la consommation d’énergie. Certaines le font, d’autres pas, arguant qu’éteindre puis rallumer un chauffe-eau froid leur revient plus cher que de le garder chaud toute la journée.
« Quand ils vous disent d’éteindre votre chauffe-eau, ils ne vous disent pas que l’eau va se refroidir ! Et après cela prend deux fois plus de courant pour réchauffer l’eau. Moi, je ne l’éteins pas. C’est allumé tout le temps. Je laisse aussi la lumière allumée quand il n’y a personne à la maison pour éviter de me faire cambrioler. » (Nadia)
42Alors que les standards techniques prescrivent des logiques d’usages auxquelles se conformer, l’observation et la pratique des ménagères en appellent souvent d’autres. Les yeux rivés sur leur compteur à prépaiement, elles sont particulièrement attentives au décompte rapide des units quand des appareils énergivores sont en marche. De fait, les compteurs sont souvent dans des pièces très fréquentées, à la vue de tous. Une petite lumière s’allume par intermittence d’autant plus vite que les units sont plus rapidement consommées. La mise en marche d’un chauffe-eau, l’usage d’un lave-linge ou d’un fer à repasser, correspondent à des moments d’attention particuliers puisque les units sont rapidement dépensées.
43La confrontation de ces deux logiques a aussi pour conséquence que d’autres appareils, peu consommateurs (télévision, ordinateur, appareils en veille), peuvent être maintenus allumés toute la journée sans que cela ne constitue, pour les interviewés, une dépense inutile d’énergie. Les logiques qui prévalent dans les habitudes seraient davantage nourries de « bonne gestion domestique » plutôt que d’une logique standardisée jugée souvent peu adaptée aux contraintes spécifiques du logement et de la famille. D’ailleurs, nos interlocuteurs ne notent aucune différence notable dans l’usage et dans la consommation d’électricité depuis l’installation des ampoules basse consommation. S’ils notent que les nouvelles ampoules sont plus chères que les anciennes mais semblent durer plus longtemps, ils sont en revanche, dans les entretiens, plutôt sceptiques sur leur capacité à produire de réelles économies de kWh.
44Globalement, les personnes interrogées ne remarquent aucun changement dans leurs dépenses d’électricité, malgré la vigilance quotidienne dans les usages. L’augmentation du prix de l’électricité est si importante chaque année qu’elle semble totalement annuler, au moins dans les représentations des ménages, les éventuels gains issus des restrictions imposées à la consommation domestique, si bien que les ménagères ne savent pas comment économiser davantage.
« Je ne sais pas. J’économise déjà beaucoup. J’ai un chauffage, mais je ne m’en sers pas. Je ne peux pas l’utiliser parce que cela revient trop cher. Quand nous étions à Strandfontein nous pouvions, mais nous ne pouvons plus. Je ne vois pas où je pourrai économiser. Je dois laver mon linge. Je dois cuisiner. Je dois pouvoir allumer ma cuisinière. Je n’ai pas d’aspirateur. Et je ne fais le repassage qu’une fois par semaine, pas tous les jours. D’ailleurs je dis à mes filles “ne donnez pas tout à repasser, mais que ce qu’il y a de nécessaire”. » (Desire)
Au-delà de la contrainte budgétaire : la vie collective et la protection des biens
45Dans ce quartier, connu pour sa criminalité importante, les signes de « petite prospérité » sont réduits a minima, de peur d’attirer les regards… et les cambrioleurs : l’extérieur des maisons subit peu de modifications, les voitures neuves sont rangées dans un garage fermé à clef, les abords immédiats des maisons sont peu mis en valeur. Il faut fermer la porte à clef derrière soi pour éviter toute intrusion, faire installer des grilles sur le pas de la porte pour laisser passer un courant d’air tout en protégeant les biens à l’intérieur du logement. Dans la partie sud du quartier, pour protéger des cambriolages, des clôtures de deux mètres de hauteur ont souvent été érigées et sont parfois surmontées de fils électriques. Enfin, on laisse la lumière allumée toute la nuit en l’absence des occupants, pour dissuader les voleurs.
46Cette protection des biens et des personnes se manifeste également par le temps passé à l’intérieur du logement, qui permet d’ajouter un niveau supplémentaire de surveillance : la rue n’est pas un endroit sûr. Le fort « taux d’occupation » des logements, qui a des causes multiples10, participe à l’intensité d’usage des appareils. Il est accentué par la présence sous un même toit ou sur une même parcelle, de la famille élargie. Cette cohabitation, qui apparaît comme une évidence dans le discours des interviewés, n’est cependant pas sans engendrer des tensions autour du contrôle des comportements et du partage des dépenses générales, d’électricité en particulier. Beaucoup des hébergés ignorent le prix de l’électricité et l’équivalent de leur consommation, ou ne comprennent pas le montant forfaitaire qui leur est demandé par le titulaire du compteur.
47Aux côtés de la contrainte budgétaire, la consommation d’énergie est ainsi conditionnée par les conditions de la vie collective et les règles de sécurité dans le quartier, que les recommandations et conseils prodigués dans les campagnes d’efficacité énergétique prennent peu ou pas en compte. Leur discours valorise en effet une responsabilisation individuelle plutôt que collective. Alors que le Smart Living Handbook (CCT, 2011) insiste sur la nécessité d’une prise de conscience et de gestes individuels pour faire baisser la facture, il n’est pas rare, lors des entretiens et visites des logements, d’observer des situations de tension, plus ou moins explicites, entre des dynamiques individuelles et des logiques collectives, tantôt choisies tantôt subies. Cette tension s’exprime, par exemple, dans la multiplication des appareils à usage individuel. Chacun possède une télévision dans son espace privatif (la chambre à coucher) et visionne son propre programme (à l’exception des événements sportifs, regardés en commun dans le salon). Des appareils sont très souvent allumés toute la journée, ou au moins dès le retour de l’école des enfants, pour les garder à la maison. La prise des repas n’est pas toujours collective : il arrive que les membres d’une famille mangent en semaine chacun de leur côté sans partager ni le budget alimentaire, ni le moment du repas et l’usage du four à micro-ondes semble, sous réserve d’études plus précises sur cette question, inciter à l’individualisation de la prise des repas.
48Ainsi, tandis que, d’un côté, les ménagères déploient des tactiques lucides et contraignantes pour réduire les consommations liées à certains usages de l’électricité, de l’autre, elles tolèrent voire encouragent d’autres pratiques à l’origine, sinon de gaspillages, du moins de surconsommations. Loin d’exprimer leur « ignorance », qu’une campagne d’information pourrait lever, la coexistence de ces pratiques traduit les arbitrages réalisés par des ménages sous contrainte, entre des priorités et des paramètres hétérogènes, en partie extérieurs à la question énergétique (par exemple l’insécurité).
Conclusion
49Loin d’être passifs, les ménages enquêtés établissent des compromis avec les normes collectives qui règlent leur vie quotidienne : ils interprètent et détournent les injonctions, parfois avec des conséquences inverses de celles qui sont attendues ; ils s’approprient les dispositifs selon des modes d’utilisation imprévus. On ne constate pas une inertie, mais des processus d’adaptation qui ne sont pas d’emblée vertueux et qui témoignent de mécanismes d’adhésion, d’inadaptation et de résistance. Dès lors, la notion même d’efficacité énergétique doit être retravaillée autour d’une co-construction associant technologies performantes, incitations économiques et usages dans une succession de compromis et d’ajustement vers une transition énergétique dont l’aboutissement n’est pas du tout certain.
50L’exemple des ménages d’Hanover Park suggère qu’il est utile d’intégrer dans cet effort deux démarches méthodologiques complémentaires : l’une consiste à segmenter le « public » des ménages de manière plus fine pour améliorer la compréhension des diverses formes de vulnérabilité requérant des formes d’accompagnement et d’aide spécifiques ; l’autre invite à prendre en compte l’espace résidentiel de ces ménages comme facteur explicatif de certains usages et donc aussi comme ressource éventuelle des mesures d’efficacité à des échelles d’action collectives plutôt que strictement individuelles. L’étude de cas confirme aussi que le levier économique, au cœur des discours institutionnels, renvoie à des gains réels très variables selon les circonstances dans lesquelles il est appliqué : la disponibilité d’une capacité initiale d’investissement est souvent un préalable nécessaire et, pour les petites couches moyennes, un facteur bloquant ; le mix énergétique auquel recourent les ménages par pragmatisme, et qui leur permet de reporter certaines dépenses sur des sources d’énergie différemment subventionnées ou soumises à des politiques tarifaires non coordonnées, est aussi un facteur perturbateur ; les rythmes de vie et la distribution du travail domestique dans les ménages peuvent amplifier ou limiter les effets de nombreuses mesures (le chauffe-eau solaire sans back-up électrique est ainsi d’une efficacité très limitée pour les douches matinales de ménages qui partent au travail à 4 ou 5 h le matin…). Faute d’un ciblage plus fin des campagnes de sensibilisation, la promesse des économies et le discours moralisateur ne suffisent pas à réarticuler efficacement les injonctions normatives et les inerties propres aux manières d’habiter d’une population sous forte contrainte. Enfin, il apparaît clairement, dans l’exemple d’Hanover Park, que les enjeux de sécurité (et leurs conséquences sur les besoins d’éclairage ou d’offre télévisuelle à domicile) prévalent sur les seules considérations de consommation énergétique. Dans une certaine mesure, cette insécurité est territorialement produite ou, à tout le moins, présente une déclinaison et des particularités territoriales, échelles auxquelles il conviendrait aussi de rechercher des réponses adaptées.
Notes de bas de page
1 Par transition énergétique, nous entendons un processus de substitution d’un modèle énergétique par un autre (en l’occurrence un modèle à haute teneur en carbone par un autre moins carboné, plus sobre et présentant un bouquet plus ouvert aux énergies renouvelables).
2 Par usages de l’énergie (que l’on distingue résolument du comportement et du geste) nous désignons les habitudes quotidiennes, les façons de faire qui impliquent une consommation d’énergie. Par usage (et son étymologie latine us), il faut également entendre ce qui se fait, autrement dit, ce qu’il convient de faire, ce qu’il est normal de faire dans une société donnée. Penser les usages de l’énergie, c’est donc approcher le quotidien, l’ordinaire, l’insignifiant et le signifiant.
3 L’enquête de terrain a été réalisée par H. Subrémon lors de deux missions au Cap en octobre 2011 et avril 2012. Elle a bénéficié d’un financement de l’ANR dans le cadre du programme Termos (« Trajectoires énergétiques dans les Régions Métropolitaines des Suds »), piloté au Latts par S. Jaglin, et a bénéficié d’une bourse de l’IFAS pour la mission de 2012. Seize entretiens ont été réalisés auprès de ménages d’Hanover Park, les interlocuteurs étant principalement des femmes au foyer. Pour identifier des ménages que leurs revenus classent dans les petites couches moyennes, nous avons suivi les conseils de Karen Small, en charge du bureau des statistiques à la mairie du Cap : il n’y a pas de revenus minimum en Afrique du Sud mais, dans les politiques publiques, un revenu inférieur à 3 500 rands/mois situe le ménage sous le seuil de pauvreté et ouvre droit à l’attribution d’un logement gratuit. Les ménages ayant un revenu entre 3 500 et 7 000 rands/mois n’ont pas accès à ce dispositif bien qu’ils restent vulnérables. Les ménages dont les revenus se situent entre 7 000 rands et 10 000 rands sont identifiés comme les petites couches moyennes, avec toutefois de fortes variations inter-individuelles.
4 Colloque international Les classes moyennes dans la ville contemporaine/Middle Classes in the city, organisé à l’Hôtel de ville de la Mairie de Paris les 21 et 22 novembre 2013, organisé par le Laboratoire Architecture Ville Urbanisme et Environnement (UMR CNRS 7218, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense).
5 source Eskom : http://www/eskom.co.za
6 Données du recensement 2001.
7 Qui représente 48 % de la population totale du Cap.
8 Terme employé en Afrique du Sud pour désigner des logements auto-construits à partir de divers matériaux récupérés et localisés à l’arrière des parcelles légalement loties et bâties.
9 Les maisons ont toutes accès à l’électricité, source d’énergie quasi exclusive.
10 Mauvaise réputation du quartier, restrictions budgétaires qui incitent à rester chez soi, difficultés de déplacement (les femmes n’ont pas toutes le permis de conduire, le coût des transports publics hors trajet domicile-travail est important), urbanisation des modes d’habiter.
Auteurs
Professeur de géographie et d’aménagement à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, chercheur au LATTS (Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés) et directeur de l’école doctorale Ville, Transports et Territoires de l’Université Paris-Est. Elle est titulaire d’un doctorat en urbanisme (1991). Ses recherches portent sur les questions sociales et spatiales associées à la régulation et aux réformes des industries de services publics urbains des pays en développement. Son travail récent a porté sur la gestion des eaux urbaines en Afrique sub-saharienne (services d’eau en Afrique Subsaharienne : la fragmentation urbaine en question, CNRS Éditions, 2005) et sur la gouvernance métropolitaine au Cap. Ses recherches actuelles portent sur les questions énergétiques urbaines des pays émergents.
Université Paris-Est Marne-la-Vallée, LATTS
Anthropologue de l’énergie, chercheur contractuelle à l’UMR CNRS LATTS (Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés). Ses recherches portent sur les usages de l’énergie (Anthropologie des usages de l’énergie. Un état des lieux, Éditions du PUCA, 2011, Prix de l’AARSHE 2012) et plus récemment sur la vulnérabilité énergétique des ménages à bas revenus. Ses terrains de recherche sont la France, l’Europe et l’Afrique du Sud à l’occasion de sa participation à l’ANR Sud TERMOS coordonnée par Sylvy Jaglin.
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