Idéologies publiques et savoir-faire domestique
Les réponses aux questions techniques et pratiques soulevées par la consommation du gaz naturel
p. 253-262
Texte intégral
1En France, à la fin des années 1950, la mise en exploitation du gisement de gaz de Lacq a permis au distributeur de l’époque, Gaz de France, d’abandonner progressivement la fabrication et la distribution du gaz manufacturé. Aux yeux des utilisateurs de l’époque, le gaz de Lacq apparut comme une substance naturelle, extraite du sous-sol de la terre. Une fois libéré, le gaz rejoint le lieu, industriel ou domestique, où il sera consommé comme énergie. Il traverse une succession d’installations mais aussi, et sans que cela soit clairement connu du public, subit quelques transformations matérielles en vue de sa consommation. Sur le plan anthropologique, la reconstitution du cheminement du gaz, depuis son lieu d’extraction jusqu’au brûleur dessine un dispositif1. Le rapprochement entre substance naturelle et source d’énergie compose les différentes étapes d’un phénomène d’appropriation matérielle, juridique et symbolique du gaz2. Ces étapes sont : extraction, fabrication, distribution, vente et combustion. L’appropriation équivaut alors à la domestication d’une substance, définie à travers un imaginaire plus ou moins partagé entre ce qui est sauvage, inquiétant, dangereux et ce qui ne l’est pas3. La domestication est appropriation. Elle est passage d’une propriété à l’autre, ici celle de la nature considérée comme ensemble de parties appropriables, et celle de l’usager du gaz, défini, lui aussi à partir de ses propriétés psychologiques ou culturelles4. Reste, évidemment, à décider du degré d’universalité de cette distinction établie entre ce qui est sauvage et ce qui ne l’est pas (P. Descola, 2005, p. 81). L’appropriation relève de pratiques cognitives et corporelles liées à des institutions humaines, et grâce auxquelles elles acquièrent une signification partagée. L’appropriation peut aussi être comprise socialement, dans la mesure où l’on fera l’hypothèse que les modes de représentations sont influencés par des histoires et des positions sociales individuelles.
2La présence symbolique du gaz prend forme et sens à travers des pratiques techniques et sociales. Elles concernent le confort, lorsqu’il s’agit, par exemple, de cuire les aliments, de chauffer les pièces d’habitation, ou encore la sécurité quand une manipulation inadéquate est jugée capable de provoquer une explosion. Le gaz se rappelle également à travers la dépense que sa consommation entraîne, ou par les événements politiques que provoquent son extraction, sa circulation, son stockage, parfois même les diverses phases et conditions de sa distribution. Ces pratiques s’articulent à la présence ou la manipulation d’artefacts. Dans l’espace domestique, la présence du gaz hantera le compteur, son passage se concrétisera par la rotation plus ou moins vive d’un disque cranté ou des chiffres qui défilent. Le gaz se fera discret dans les tuyaux qui circulent le long des murs, il réapparaîtra par la veilleuse qui brillera dans la cuisine ou reléguée à la cave. Il surgira de la cuisinière et ses brûleurs. Le thermostat de chauffage, l’aération ou la ventilation rappelleront la maîtrise que chacun cherchera à exercer sur ses effets : anticiper, réagir.
3Il y a environ dix ans, nous avons réalisé une étude concernant l’utilisation du gaz dans l’espace domestique. Le distributeur cherchait à mieux connaître les comportements adoptés par ses clients en matière de sécurité. En recensant les manières de faire des usagers, gestes d’entretien ou de dépannages des machines ou des circuits, l’étude permit de mieux cerner les enjeux de représentation liés à ce qui peut être compris comme un ensemble d’activités aussi bien matérielles que symboliques de domestication du gaz. Ces activités faisaient partie des manières de vivre adoptées par les habitants. Pour ces derniers, leur description permettait de préciser l’idée que ces habitants se faisaient du logement au sein duquel le gaz prenait place. Ces enjeux furent confirmés par une seconde enquête (2012), même si, pour cette dernière, la question du gaz ne fut soulevée qu’indirectement dans le cadre du recueil des représentations de la réhabilitation de logements par leurs occupants. L’ensemble de ces travaux nourrit le thème de l’intrusion au sein de l’espace domestique5 : intrusion du distributeur au titre de la sécurité nécessaire à la présence et à la consommation du gaz ; intrusion des bailleurs sociaux dans les logements, via la mise en œuvre d’artefacts et de procédures technico-administratives destinées à réduire la consommation d’énergie.
4Le rapprochement de ces enquêtes nous a permis de comprendre l’importance du rôle de l’énergie disponible dans la définition de l’espace domestique. Il nous a également permis de nous interroger sur l’évolution des représentations de cet espace6 par ceux qui l’occupaient qu’ils soient propriétaires ou locataires. Trois questions seront au cœur de notre interrogation. Comment décrire la place symbolique de l’énergie, notamment celle du gaz dans la construction sociale de l’espace domestique ? En quoi le rôle joué par le gaz témoigne-t-il de la construction non seulement de l’espace domestique mais aussi de celle de l’espace privé7 entendu ici comme espace symbolique personnel délimitant ce que chaque individu considère comme ce qui lui est propre ? La manière dont s’articulent espace domestique et espace privé dépend-elle en partie des pratiques d’appropriation du gaz ?
5L’espace domestique contient des objets et des machines utiles à l’habitation du logement. Il contient les formes de manipulation de ces objets. Ces dernières sont bien différentes de ce que peut en dire le droit ou les règles fonctionnelles imposées par exemple par les distributeurs, les propriétaires ou les assureurs. Il équivaut en quelque sorte à une jurisprudence des pratiques, c’est-à-dire à une succession de savoir-faire et de représentations adaptés à des situations particulières, inhérentes à cet espace. En se répétant, en se diffusant, savoir-faire et représentations se généralisent et se stabilisent suffisamment longtemps pour constituer des normes culturelles et sociales8.
6L’utilisation du concept de dispositif nous a permis d’organiser et de présenter les résultats des deux enquêtes auxquelles nous venons de faire allusion pour comprendre l’évolution culturelle de l’espace domestique via l’usage de l’énergie et particulièrement celui du gaz9. Il a permis d’esquisser et d’ordonner quelques règles sociales de distribution des réponses apportées aux questions techniques et pratiques concernant l’usage domestique du gaz. La discussion des résultats de ces enquêtes portera sur la transformation de l’espace domestique et de ses usages à partir des dynamiques d’appropriation qui alimentent l’idée que chacun se fait de son quant-à-soi.
Le gaz, une présence devenue discrète
7Dans l’espace domestique, la présence du gaz se manifeste par différents objets. Certains ont des appartenances peu explicites. Comment un néophyte reconnaîtra-t-il un tuyau de gaz d’un tuyau d’eau s’il ne voit pas à quoi il est rattaché ? Toutefois une partie de la tuyauterie semble plus typée. Il s’agit du tuyau flexible permettant de relier l’installation rigide et l’appareil de cuisson. Certains portent une date de péremption, indiquant qu’il doit être obligatoirement remplacé10. Mais d’autres objets ne renvoient pas aussi clairement à une règle précise. Les bouches d’aération basses et hautes ne sont pas physiquement reliées à l’installation dans laquelle circule le gaz. Elles ne le sont pas toujours symboliquement, alors qu’elles sont officiellement des artefacts de cette installation, puisqu’elles ont pour fonction d’évacuer les résidus de la combustion du gaz. Elles font, à ce titre, l’objet d’une réglementation. Toutefois, les usagers perçoivent cette dernière à travers des images variables, allant de : « il ne faut jamais les boucher » jusqu’à : « ça ne sert à rien, sinon à donner du froid ! ».
8Les objets qui composent l’installation sont hétérogènes. Leur présence est soulignée par les usages ou l’expression de représentations mentales, mais aussi par les rôles de ceux qui bénéficient de leurs fonctionnalités. Quand les résidents parlent d’installation, ils évoquent d’abord le chauffe-eau ou la chaudière, notamment quand cette dernière est installée dans le logement lui-même. Ils oublient bien souvent les ventilations et, parfois même, les appareils de cuisson tant la fiabilité de ces derniers atténue leur présence quotidienne. Il faut attendre qu’une porte de four soit disjointe ou qu’un piezo soit détérioré pour entendre évoquer spontanément la présence d’une cuisinière. L’installateur a, bien sûr, une vision plus complète de l’installation. Elle est dictée par les différentes obligations qui orientent son travail. Pour lui, les ventilations, généralement détachées de l’imaginaire des résidents, en constituent un élément à part entière, comme d’autres objets faisant l’objet de réglementations.
9Quatre machines ont retenu notre attention : le compteur à gaz, la chaudière, le chauffe-eau et la cuisinière. Le compteur bénéficie d’une situation et d’un statut particulier. La plupart du temps, il se trouve à l’extérieur du logement et n’évoque pas chez l’usager de sentiment d’appartenance. Il marque officiellement la séparation entre le réseau de distribution public et l’espace domestique. Cette distinction n’est pas toujours marquée. Elle s’efface parfois, quand tel propriétaire appellera le distributeur quand, par exemple, sa chaudière tombera en panne.
10La fonction de chaque machine est définie par ce que chacune produit au sein du foyer. Si, pour beaucoup, la chaudière ou le chauffe-eau gardent un caractère complexe, qualifié généralement de « technique », c’est-à-dire, dans ce cas, qui peut apparaître étrange, le fonctionnement de la cuisinière apparaît plus simple, sans doute parce que plus familier11.
11Les qualités attribuées aux machines dépendent pour beaucoup de l’expérience qu’en ont les usagers. Deux modalités dominent : celle de la fiabilité des machines et celle de leur panne ou de leur inefficacité. Quand les usagers cherchent à dépanner ces machines, ils en appellent à différentes justifications. Par exemple, rabroué par un réparateur professionnel, l’un considérera qu’il n’avait pas le choix et que la nécessité de « tenter quelque chose » s’imposait à lui. Un autre déclarera agir « aussi bien qu’un professionnel ». Dans beaucoup de témoignages, la question de la sécurité est peu soulevée, ou alors de manière inattendue. Ainsi, le fait que des réparations de fortune marchent et « tiennent le coup », ou que des installations vétustes ne fuient pas, alimente le sentiment de sécurité, pour aujourd’hui comme pour demain.
12Objets, machines et usagers se retrouvent en interactions dans de multiples situations. La seule préoccupation fonctionnelle que porte l’installation comme ensemble des objets et machines est loin d’être centrale dans les préoccupations des usagers. S’il existe des actions définies par la matérialité des objets et des machines (ouvrir, fermer, régler…), d’autres actions s’apparentent d’abord aux usages qui en sont faits (entretenir, vérifier, adapter…). Selon les cas, leur orientation s’inspire du calcul économique, des risques encourus, de l’esthétique, de la justice, voire de la morale. Objets et machines nourrissent des institutions qui maintiennent dans la durée les relations que les résidents entretiennent au sein du foyer domestique comme dans des bâtiments collectifs. Par exemple, vouloir respecter les réglementations inhérentes aux installations à gaz croisera d’autres intentions et d’autres rationalités que celles traduites, par exemple, par le droit ou la réglementation. Ainsi, tel résident entretiendra « sa » chaudière au nom de compétences qu’il se sera attribué, alors même qu’il sait que cet entretien doit être assuré par un professionnel. Tel tuyau souple dont la date de péremption sera dépassée sera laissé en place, celui devant le remplacer ayant jugé la dépense excessive. Il trouvera donc inutile de le faire, « puisque le tuyau n’est pas prêt de fuir ! » et que la date indiquant l’obligation de changement relèvera, selon lui, d’un abus d’autorité d’origine commerciale ou étatique.
13Des représentations individuelles et collectives s’articulent aux manipulations des objets et des machines liés à la consommation de gaz. Elles donnent sens à ces gestes, les orientent par la réflexion, les livrent à la justification sociale. L’exemple du compteur à gaz illustre cette réciprocité du sens agi. Les usagers pointent les usages les plus fonctionnels du compteur : compter, c’est-à-dire chiffrer et relever la consommation de gaz, contrôler l’arrivée du gaz en agissant sur la valve d’ouverture ou de fermeture. L’approche de la dimension symbolique du compteur apparaît plus équivoque. Pour certains usagers, le compteur équivaudra à une véritable frontière entre l’espace public dans lequel se déploie le réseau du distributeur et l’espace de l’installation privée, définissant des droits et des devoirs réciproques. Ils ne supporteront pas la perspective d’un « compteur intelligent » ou « communicant » capable de repérer finement leurs habitudes de consommation12. D’autres usagers, au contraire, voudront prendre rendez-vous avec le distributeur afin de faire réparer une chaudière en panne, confondant la responsabilité des uns et des autres. D’autres confusions existent : des usagers voudront préserver en même temps la chaleur de leur logement, le respect de la réglementation qui concerne les bouches d’aération et l’appel aux économies d’énergie. Ils décideront de colmater les bouches basses, celles « qui glacent les jambes quand on est à table » ! Bien évidemment, ils ignoreront ou négligeront les caractéristiques physiques du gaz, plus lourd que l’air ambiant.
Enjeux politiques de la maîtrise fonctionnelle des espaces
14Quel rôle politique joue le gaz dans la construction des espaces et des relations sociales ? D’un point de vue anthropologique, différentes logiques d’action peuvent être distinguées. Si elles s’opposent, c’est que certaines dénotent de la rationalité technique appliquée à la prévention des risques, alors que d’autres traduisent plutôt l’art des précautions13 inhérent à toute vie domestique.
15Le premier mouvement d’institutionnalisation apparaît dans l’utilisation de l’énergie au sein du foyer domestique. Il concerne l’exacerbation ou l’éloignement de la crainte attachée à la présence du gaz. L’exacerbation se traduit par le sentiment de danger, tandis que l’éloignement se manifeste par l’expérience de l’oubli de sa présence. L’une et l’autre induisent des actions visibles dont leurs auteurs vont chercher à en justifier l’intérêt. Cette exacerbation de la crainte ou son éloignement au profit de l’oubli relève d’un habitus (M. Mauss, 1936). Par exemple, des usagers déclareront fermer le robinet d’arrivée du gaz « sans y penser » tandis que d’autres diront ne jamais le faire. Aucune crainte du danger, consciente ou intériorisée, n’entraînera cette précaution. L’attention prêtée au gaz se partagera entre une « attention attachée » (S. Weil, 1951, p. 86) à l’action elle-même, - il s’agit de faire avec le gaz et de faire attention à ce qui est fait, et une « attention libre » (idem), détachée de l’action proprement dite et définie comme un état d’esprit orientant le rapport au monde, une action plus ou moins détachée de la situation d’action ici et maintenant.
16Le sentiment de crainte envers le gaz renvoie en partie au statut anthropologique qu’il a acquis avant qu’il ne pénètre dans l’espace domestique. D’où vient le gaz ? De la nature ? Quelle vertu protectrice attribuons-nous à cette nature ? Le qualificatif de gaz naturel, mais aussi d’espace naturel est évoqué. Il est ambivalent. L’idée de nature peut conduire à l’hypothèse d’un espace national vu comme espace naturel prépolitique. L’espace naturel désigne l’espace dans lequel s’est développée une industrie nationale indépendante14. Le danger ou la bienveillance du gaz se construit aussi selon la manière dont cette substance est maîtrisée par les humains, depuis son extraction jusqu’à sa combustion au sein de l’espace domestique.
17Ces différentes manière de ressentir, qui sont aussi des manières d’agir15, exprimées, notamment à partir du sentiment de crainte, procèdent d’un mouvement d’humanisation de la nature (S. Freud, 1971 ; P. Kaufmann, 1974 ; P. Descola, 2005). Le destin anthropologique du gaz est comparable à celui des « morceaux de nature » (Trieb) à partir desquels chacun bricole une culture de la souveraineté de l’être humain16, culture plus ou moins partagée, en extension comme en intensité17. Les figures du gaz s’inscrivent sur une échelle d’humanisation correspondant aux étapes de sa domestication. À une extrémité, le gaz est vu comme une substance matérielle en provenance de la nature, étrangère à toute humanité. À l’autre, l’énergie devient, dans certains cas, un objet politique, détaché de la substance matérielle manipulée par l’usager qui consomme réellement cette énergie.
18La construction politique des espaces privés dépend de plusieurs paramètres. Parmi eux, nous distinguerons le statut social des habitants en relation dans ces espaces, celui de ceux qui ont à voir avec ces espaces, les représentations du monde vécu des uns et des autres et qui justifient les activités qu’ils entreprennent. Enfin, nous remarquerons les modalités fonctionnelles de la distribution et de la consommation du gaz. Ayant compris l’intérêt commercial de l’image de confort et de sécurité qui pourrait être attachée au gaz, les distributeurs de gaz ne peuvent se montrer que favorables aux initiatives actuelles des rénovateurs de bâtiment qui promeuvent le gaz en le comparant à l’électricité18. Ils ont eux-mêmes cherché à promouvoir le contrôle des installations privées19.
19La préoccupation envers la sécurité de l’espace domestique ou celle concernant une baisse de la consommation énergétique ne peuvent être considérées comme les seuls moteurs de l’action et de sa justification. C’est pourtant celles que mettent en avant les commanditaires des enquêtes que nous avons menées. Les usagers font valoir bien d’autres raisons d’agir que celle de la seule rationalité technique. Chacun peut être attaché à la recherche du confort, à des habitudes, à la justification de décisions prises… Si les objets techniques occupent l’espace domestique, s’ils tendent à le saturer, ils ne bouleversent pas à tous les coups la représentation du monde vécu par ceux qui y résident20.
20Statuts, rôles et actions se distribuent dans le modèle que constitue le dispositif21. La première étude met en avant un distributeur22 cherchant à sécuriser rationnellement un espace pour lui impersonnel, alors que cet espace est vécu par les usagers comme un espace personnalisé par des pratiques domestiques particulières. Pour lui, la sécurité passe par la conformité de l’installation, mais aussi par l’adoption de comportements rationnels au service de la rationalité technique qu’inspire cette installation. Il voit l’espace domestique selon une vision industrielle de la consommation. Il attend de ces occupants le respect des réglementations concernant l’appareil de distribution et de consommation. À cette condition, les usagers peuvent se montrer à la hauteur de la qualité du produit distribué.
21Les intentions du distributeur illustrent un mouvement général de rationalisation du « social » dont nous pensons qu’il se poursuit (H. Arendt, 1961 et 1983 ; D. Pécaud, 2005). Le « social » dont il est question ici se définit par l’interdépendance des normes et des pratiques inhérentes à la vie publique et celles applicables à l’espace domestique. Cette interdépendance conduit à une double appropriation subjective des espaces comme de soi. Premièrement, l’appropriation de règles publiques au titre de normes et de pratiques de l’espace domestique revient à appliquer à la lettre ou, au contraire, à sa manière, une réglementation, comme celle de l’entretien d’une chaudière à gaz. Si, par exemple, je suis propriétaire de ma chaudière, il me faut faire appel à un professionnel pour son entretien, sous peine qu’en cas d’accident, l’assureur refuse de prendre en charge financière ses conséquences. Deuxièmement, de manière différente, l’appropriation de normes et de pratiques domestiques pourra s’illustrer, au sein de l’espace public par, par exemple, la revendication d’un savoir-faire personnel ou d’une posture ignorant les règles publiques applicables à l’espace domestique. Ainsi, telle personne se vantera d’utiliser un tuyau souple à la date de péremption dépassée et cherchera à faire savoir qu’il n’est pas dangereux de le faire. Cette proposition trouvera peut-être un écho et se généralisera pour un temps.
Vers un mimétisme des pratiques publiques et domestiques ?
22Ce mouvement de double appropriation mène à une homogénéisation progressive des pratiques caractérisant traditionnellement espace domestique et espace public. En même temps, il se nourrit d’une revendication de l’expression de propriétés individuelles au sein de chacun d’eux. Les enquêtes ont montré que le « social » continuait à se présenter de manière hétérogène. Malgré l’homogénéisation apparente de bon nombre de pratiques sociales jusque-là attachées en propre au domaine public ou au domaine privé, le « social » présente toujours une discontinuité idéologique et pragmatique. Tout d’abord, il est tiraillé entre l’appropriation de la règle publique et l’expropriation des pratiques domestiques. Ensuite, au sein de l’espace domestique, chacun manifeste son quant-à-soi. Nous l’avons observé à propos de l’usage de l’énergie23. Le « social » est objet de plusieurs tensions. Elles peuvent apparaître entre le distributeur et le consommateur, par exemple à propos de la sécurité. Chacun saurait la manière la plus sûre de l’atteindre ou de la préserver. Le premier insistera sur le respect des règles fonctionnelles, tandis que le second accordera une grande importance aux habitudes comme la vigilance ou comme la maîtrise des situations quotidiennes. Pour l’un, la sécurité dépendra de la qualité a priori des objets ou machines et de la manière dont ils seront utilisés (respect du mode d’emploi, détection des mauvais fonctionnements, déclenchement d’alertes, maintenance). Pour l’autre, les dégradations matérielles de l’appareil ne soulèveront pas de problème particulier, compensées qu’elles seront par une plus grande vigilance ou par des interdictions concernant l’utilisation de tel ou de tel objet en fonction de compétences décidées au sein du groupe familial.
23Au-delà des comportements plus ou moins définis au sein de l’espace domestique, l’hétérogénéité des points de vue demeure. La plupart des objets ou machines présents dans cet espace sont hiérarchisés selon plusieurs critères : matérialité, efficacité, expérience de leur présence. La place qu’objets et machines occupent dans l’espace, le degré de complexité de leur utilisation, l’interférence de leur présence dans les activités ordinaires ne sont pas perçus de la même manière par les résidents. Pour beaucoup de locataires, ces objets et machines, pour être admis ou domestiqués, doivent répondre à des critères qui relèvent du monde vécu par chacun. Ainsi tel chauffe-eau ne sera pas apprécié de la même manière par une personne sensible à son esthétique qui, pour elle, le rend discret, par une autre qui le jugera bruyant, ou par une troisième qui appréciera les économies qu’il permet de réaliser. De manière plus générale, les normes de température seront respectées ou non en fonction de la température souhaitée. Les VMC24 seront évaluées positivement ou non en fonction de la capacité qui leur est prêtée à « faire rentrer de la poussière dans le logement », via des conduits mal entretenus. Par ailleurs, nous avons constaté que les modes d’emploi officiels des objets ou des machines seront d’autant plus respectés que les uns et les autres répondront rapidement à ce que leurs utilisateurs attendent d’eux ou d’elles.
24L’importance attribuée aux objets et aux machines en matière d’économies d’énergie est grande. Pourtant la qualité de vie dont ils ou elles seraient responsables ne dépend pas directement de ce jugement. Elle est évaluée selon des valeurs de proximité, déclinées au plus près de la vie quotidienne comme le confort, voire les économies d’énergie, ou comme la solidarité de proximité (en cas de rapport de dépendance dans un même bâtiment). De manière plus large, elle dépend de l’attachement de chacun aux politiques publiques, voire au respect de la planète. La divergence des points de vue fait parfois l’objet de prises de paroles collectives organisées, ou, plus souvent, de négociations au gré à gré entre les bailleurs sociaux et les locataires. Plusieurs formes de rationalités s’expriment : administrative, économique technique, axiologique.
25L’intervention des distributeurs relève d’une « gestion de projet » définissant une succession d’actions. Chacune ne fait pas appel aux mêmes participants : conception, planification et mise en œuvre des solutions techniques, information et argumentation à destination des locataires, évaluation des effets matériels et sociaux de la réhabilitation, règlement des litiges. Une vision instrumentale domine pourtant. L’intervention est principalement posée en termes de questions techniques à résoudre. Plusieurs principes sont posés a priori. L’amélioration des logements semblerait attendue par les locataires ; les économies d’énergies seraient de toutes les façons bienfaitrices, quelles que soient les contraintes qu’elles entraînent ; les explications techniques demeurent une garantie pour que soit adopté l’usage attendu des objets et des machines qui accompagnent la rénovation.
26Toutefois, à plusieurs reprises, nous avons remarqué que la transformation des espaces domestiques au nom d’une moindre consommation d’énergie pouvait être en partie contestée pour au moins deux raisons. Premièrement, si les économies d’énergie apparaissaient a priori comme un bienfait, ce dernier n’était ressenti qu’à condition que les habitudes des habitants fussent respectées a minima. Or, plusieurs locataires rencontrés ont fait valoir une dégradation de ce qu’ils estimaient être leur confort. Par exemple, le constat d’une température plus basse ou répartie de manière différente rompait avec les habitudes25. Deuxièmement, des transformations matérielles (nouveaux appareils, nouveaux emplacements…) pouvaient modifier la matérialité des pratiques de l’espace domestique. Par exemple, la complexification d’un appareil reposait sur les règles d’accès à son utilisation. Qui avait désormais le « droit » de s’en servir ? Ainsi, la question de la matérialité des pratiques, de leur transformation s’accompagnait de celle du changement des représentations des manières d’être ensemble. Autre exemple : du fait d’un changement d’appareil, la légitimité de celui qui l’entretenait pouvait être remise en cause, au titre de la valeur technique que lui attribuait son nouveau propriétaire.
27Ces transformations ne relèvent pas de raisonnements. Elles s’inscrivent dans des interactions le plus souvent non dites : modification des modes relationnels entraînés par l’appropriation des objets et des machines (par exemple, gain ou perte de savoir-faire en termes de manipulation), modification des représentations individuelles ou collectives du logement, de son propriétaire, de ses occupants, modification du partage des espaces, des rythmes et des emplois du temps, des installations spatiales, de la solidarité entre les résidents au sein de l’espace domestique ou dans l’espace de proximité du logement. Cette modification se réalise indépendamment des intentions déclarées par les distributeurs ou par les fabricants d’appareils à gaz. Elle ne dépend pas mécaniquement des fonctionnalités inhérentes aux objets, aux machines et à leur installation. Elle reste en grande partie indépendante des résultats mesurés, notamment ceux concernant les économies d’énergie ou le confort ressenti de la résidence au sein des logements.
Techniques et société
28La domination de la rationalité technique, l’évaluation de la transformation des espaces domestiques qu’elle inspire mérite attention. Son efficacité à tout coup relève d’une croyance construite à au moins deux niveaux. Tout d’abord, sur fond d’un progrès technique a priori favorable aux manières d’être ensemble, les techniciens26 mais aussi les habitants s’accorderaient implicitement sur la nécessité d’accroître la sécurité ou de diminuer la consommation d’une énergie coûteuse et rare. Or, cette croyance n’est pas universelle. La préoccupation envers la consommation d’énergie ne paraît pas absolue, ni prioritaire. Par exemple, les techniciens pourront rester fascinés par le design ou la performance technique des objets ou des machines qu’ils ont en charge d’installer ou de contrôler, tandis que certains habitants resteront empêtrés dans des préoccupations plus prégnantes que l’énergie et sa consommation. Ensuite, la mesure de la réception sociale de nouvelles modalités techniques ou de règles de sécurité participe d’une césure supposée entre les logiques sociales et techniques de l’action humaine. Or, d’une part, les manières d’être ensemble ne sont jamais étrangères à la production de l’énergie (L. Mumford, 1950 ; S. Giedion, 1948 et 1980). D’autre part, cette séparation n’en est pas vraiment une. L’évaluation du degré d’acceptabilité sociale27 que recherchent les concepteurs d’appareils à gaz, les installateurs tenus de se conformer à une réglementation, les distributeurs, voire les assureurs, insistent sur la liaison à la fois effective et impensée entre ce qui relèverait de la technique et ce qui relèverait des manières d’être ensemble, alors que, par ailleurs, elle cherche à rendre compte de leur séparation. En même temps, l’idée d’acceptabilité renforce l’hypothèse d’une relation causale entre technique et social.
29De manière plus générale, les sciences de l’ingénieur et leur appendice que sont les sciences de gestion ne sont jamais autonomes vis-à-vis des manières d’être ensemble. Elles en sont l’un des modes de représentation particulier. Nous avons pourtant constaté, lors des rendus des enquêtes, que les effets des connaissances concernant les pratiques sociales étaient rabattus dans le champ des logiques d’actions techniques et traités comme des effets techniques, comme des sortes de pré-savoir qu’un savoir technique aurait à éclairer. De plus, nous avons constaté que ces éclairages techniques étaient posés comme un a priori indispensable à la transformation des pratiques sociales grâce aux possibilités qu’ils offraient pour décrire le réel et donc, de le transformer. Pour certains commanditaires des enquêtes réalisées, les méthodes et les concepts des sciences humaines sont apparus comme des objets techniques mis au service d’une population confrontée à l’invitation, formulée par les techniciens, ingénieurs ou responsables commerciaux, de transformer ses propres pratiques en matière de consommation d’énergie.
30La distribution temporelle sur plus d’une décennie des deux enquêtes sur lesquelles nous nous sommes appuyé a permis d’esquisser une réponse à deux questions : existe-t-il une modification politique en cours de l’espace privé, notamment via l’usage du gaz ? Cette modification dépend-elle de la transformation des espaces domestiques, due, dans un cas, à la diffusion de la réglementation concernant l’utilisation du gaz et, dans un autre, à la transformation matérielle des logements ?
31La première question porte sur la transformation du périmètre matériel et symbolique de l’espace domestique. Globalement, en dix ans, la représentation fonctionnelle de l’énergie reste dominante, encore plus chez les distributeurs que chez les consommateurs. Elle s’inscrit dans une rationalisation du rapport entre ce qui est non-humain et ce qui est humain. Cette rationalisation du rapport à l’énergie, comme la matérialité des relations entre elle et ses consommateurs contribue à transformer les formes de consommation de l’énergie. En effet, chaque objet ou chaque humain, directement ou consciemment convoque la dimension symbolique de l’énergie. Cette dimension se construit avant tout dans l’espace domestique, à travers les usages qui le peuplent. Nous n’avons donc pas constaté de concordance stable entre cet espace domestique que la rationalisation des usages avait tendance à traduire selon les traits de sa seule matérialité spatiale, réglementaire et fonctionnelle, et les usages rattachés à l’espace privé des usages que composent ses occupants. La rationalisation visant l’espace domestique se construit au regard ou à partir de l’espace public (H. Arendt, 1961 et 1963). Elle n’atteint pas mécaniquement la manifestation du quant-à-soi. Dit autrement, l’expression du quant-à-soi de l’espace privé reste en partie étranger à l’intention de l’espace privé en phase de rationalisation.
32Nos enquêtes ont montré que la construction de l’espace privé se manifestait à travers des représentations individuelles ou partagées, indépendantes, entre autres, de la matérialité du gaz et de la réglementation attachée à sa distribution et à son utilisation. La relation symbolique à l’énergie apparaît alors inscrite comme un des éléments qui participent au débordement spatio-temporel de la seule relation fonctionnelle attachée à l’espace domestique et à sa réglementation. Nous avons constaté que l’espace privé, entendu ici comme espace de la propriété subjective et de son expression dans l’espace domestique comme dans l’espace public, prenait en compte d’une certaine manière les règles en provenance de l’espace public. Ces manières passaient par l’acceptation de ces règles, leur transgression volontaire, le sentiment d’indifférence vis-à-vis d’elles ou parfois leur oubli.
33La seconde a trait à l’intensité de l’indifférenciation entre la rationalité technique28 et les autres formes de rationalité propres aux pratiques sociales caractérisant le rapport à l’énergie et sa consommation. Le degré d’intensité renvoie à la confusion existante entre des questions techniques et des questions pratiques. Cette confusion traduit l’effet d’une volonté d’attribuer à la technique une autonomie politique. Revenons à un exemple que nous traduisons par une question : y a-t-il une seule manière d’utiliser une cuisinière à gaz ? Cette manière repose-t-elle sur le respect d’une injonction légitimée par l’application de règles juridico-administratives ou sur une obligation fonctionnelle de la machine obligeant les humains à adopter une sorte de one best way industriel rabattu dans l’espace domestique ? Il nous paraît important de mettre en avant la finalité pratique de la cuisinière et des usages qu’elle entraîne, afin de sortir du point de vue réductionniste précédent. Nous avons constaté, au cours des enquêtes que les objets et les machines sont utilisés de nombreuses manières, que leur usage est attaché à des finalités différentes, parfois harmonieuses, parfois conflictuelles. Par exemple, la forme que prendra la manipulation d’un appareil à gaz pourra dépendre de la manière dont sera comprise la consigne donnée par l’installateur, par le respect du mode d’emploi fourni, mais aussi par l’évaluation que feront, à travers sa manipulation, les usagers de ses avantages et de ses inconvénients. Nous avons même remarqué que si les inconvénients l’emportaient sur les avantages, cet appareil nourrira la représentation politique que se fera l’utilisateur de la société dans laquelle il se trouve. Il associera son jugement à d’autres jugements portés sur d’autres artefacts ou d’autres situations, pour dresser ou confirmer un état des lieux des rapports qu’il entretient avec cette société proche ou lointaine.
Conclusion
34Du mode d’existence des objets techniques (G. Simondon, 1958) présents dans l’espace domestique dépendrait le rapport de ses habitants aux dispositifs auxquels participent ces différents objets, leurs modes d’usage et l’ensemble des pratiques qu’ils inspirent. Il semble bien que plus un objet reste étranger à son utilisateur, du fait notamment de ses caractéristiques automatiques ou de sa sûreté technique, plus sa matérialité et plus le dispositif dans lequel il s’inscrit s’imposent furtivement dans l’espace domestique. Ainsi, à sa manière, l’intention de sécurité, comme expression d’un espace public nourri de logiques d’action industrielles, mises à disposition à l’encontre de l’espace domestique, contribue à la transformation de cet espace. Par exemple, la garantie de fiabilité attribuée à des objets d’origine industrielle poussera leurs usagers vers la passivité. Certains iront même jusqu’à oublier l’usure inéluctable ou programmée de ces objets, voire leur existence, même si ces objets font encore l’objet de bricolages, de détournements, qu’ils inspirent des dépannages, y compris de fortune. Les pratiques qu’ont recensées les enquêtes que nous avons évoquées renvoient à un double mouvement dont il est difficile de mesurer l’évolution ou l’arrêt. D’une part la manifestation de la projection sociale d’un quant-à-soi dans l’espace public se poursuit. D’autre part l’espace public continue à prendre place dans l’espace domestique. Ce qui apparaît aujourd’hui, c’est que le quant-à-soi social qui caractérise l’occupation de l’espace privé porte la critique des injonctions publiques, notamment de celles qui relèvent de la seule rationalité technique. Elles en inspirent souvent le détournement.
35La manipulation de ces objets et machines concrétise la prévision de H. Arendt (1961 et 1983) qui décrivait les sociétés industrielles comme une généralisation d’un social. Elle définissait ce dernier comme résultat du déplacement des limites des espaces privés et publics. En effet, le social se concrétise par la réduction de l’espace privé sous la pression de l’extension de l’espace public. De plus, il se manifeste par la publication incessante d’un quant-à-soi. Cette publication est à destination de l’espace public. Elle agit comme une démarcation des différents espaces.
36Ces deux caractéristiques posent une nouvelle question : Comment se maintient la sécurité des espaces domestiques, au moment où se généralisent des démarches industrielles réifiant aussi bien ceux qui fabriquent les objets et les machines à usage domestique, que ceux qui conçoivent leurs réglementations et que ceux qui les utilisent ? Cette interrogation pourrait s’étendre à la question du maintien du quant-à-soi et au respect de la subjectivité dont D. W. Winnicott (1957) estimait qu’elle se construisait dans un mouvement vers l’indépendance de chaque sujet vis-à-vis de son environnement subjectif et matériel.
Notes de bas de page
1 Le dispositif est ce qui relie matériellement et symboliquement les différents éléments d’« un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit » (M. Foucault, 1977 et 1994, p. 299). Nous considérerons le dispositif comme ensemble d’objets et de symboles en interactions produisant des régularités matérielles et sociales.
2 En utilisant le terme de substance, nous cherchons à désigner la manière dont le gaz est défini à partir des différentes connaissances physico-chimiques des sciences de la matière. Bien évidemment, cette matérialité ne renvoie pas à une nature considérée comme une « instance transcendante ou un objet à socialiser, mais le sujet d’un rapport social » (M. Descola, 2005, p. 23). Toutefois, en utilisant le terme de substance, nous souhaitons insister sur l’existence de cette matérialité, y compris en deçà de toute intervention humaine préalable à sa distribution, comme l’ajout de mercaptan destiné à lui donner une odeur facilitant la détection de fuites éventuelles ou le maintien d’une pression permettant sa distribution et sa combustion. Il sera intéressant de constater qu’en France, le gaz a été présenté dans les années cinquante comme naturel alors même qu’il reste en partie fabriqué. La référence au gaz dit naturel s’oppose à celle du « gaz de ville ». Elle peut être renvoyée à la nature qui le contient, mais aussi à des représentations des dangers naturels. Elle induit le recours à des pratiques culturelles attachées à la nature en général. Par exemple, elle met aussi bien en avant la peur que le gaz ou la nature dont il provient peut susciter, que la bienveillance que nous pouvons attribuer à l’un comme à l’autre (P. Kaufmann, 1983).
3 À noter : les modes de réception culturelle de ce qui, pour les humains proviendrait de la nature apparaît plutôt animé de malveillance, notamment à travers la qualification de sauvagerie (ex : B. Hell, 1994), mais aussi, et peut-être de plus en plus, comme bienveillant, au moment où se développe une conscience de la dangerosité engendrée par les effets de la société industrielle.
4 Nous nous inspirons ici d’une remarque de G. Deleuze (1981), lors d’un cours consacré à Spinoza : « S’approprier des parties ça veut dire, faire qu’elles quittent le rapport précédent qu’elles effectuaient pour prendre un nouveau rapport, ce nouveau rapport étant un de mes rapports à moi. A savoir avec de la viande, je fais de la chair à moi. Quelle horreur ! Enfin il faut bien vivre, cela ne cesse pas d’être comme ça, des chocs et des appropriations de parties, des transformations de rapports, des compositions à l’infini, etc. ».
5 Par intrusion, nous entendons précisément la possibilité qu’aurait le distributeur de s’immiscer dans les affaires de ses clients, via l’imposition de réglementations ou d’appareils techniques. Pour la définition du terme en sciences politiques, voir Cantori L. et Spiegel S. : « The international Politics of Regions », Prentice Hall, New Jersey, 1970, p. 25 sq. L’intrusion apparaît comme un concept utile pour expliquer les différentes manières dont chacun peut percevoir ce qui menace tel ou tel espace. Cf. à ce propos : Pécaud D. « Moustiques et territoire. Quand Ædes caspius, Ædes detritus et d’autres s’invitent en presqu’île guérandaise », Espaces et sociétés, no 146, 3, 2011, p. 105-121.
6 Dans la ligne proposée par E. Morin (1967), qui décrit cet espace comme une maison ouverte sur le monde. Nous considérerons non seulement l’ouverture mais aussi l’intrusion de cet espace. Activités et représentations forment cet espace qui se caractérise aussi par un corpus juridique qui le distingue d’autres espaces. Toutefois, un objet utilisé dans l’espace domestique peut être utilisé hors de cet espace.
7 Dans ce cas, l’espace domestique peut déborder dans l’espace public en le domestiquant littéralement. Il nous faut alors distinguer espace domestique et espace privé, en réservant à ce dernier l’ensemble physique et symbolique des usages privés et des représentations d’un quant-à-soi, c’est-à-dire d’une subjectivité (ipséité) propre, déployée dans l’espace de sa propre dynamique et de sa propre expression.
8 H. Arendt (1961 et 1983, p. 66 sq.) évoque le « domaine privé » comme ce qui reste de l’extension du domaine public. Selon elle, ce n’est que tardivement que le domaine privé s’attache à la revendication du droit de la personne. « Historiquement, il est fort probable que la croissance de la cité et du domaine public s’opéra aux dépens du domaine privé du foyer, de la maison ». Dans cette perspective, le respect du domaine privé apparaît associé avec la lutte pour la préservation de la vie privée.
9 Nos études ont surtout porté sur le gaz circulant dans les installations fixes qui se trouvent après les compteurs à gaz des habitations particulières. Elles n’ont pas posé la question de l’importance du stockage énergétique, immobile, mais surtout mobile. Notons, par exemple, l’importance des accumulateurs électriques portables dans l’évolution des pratiques sociales d’écoute musicale, mêmes si d’autres éléments ont évidemment permis de construire les postes de radio portatifs.
10 En France, les tuyaux souples à gaz ont des durées de vie de 5 ou 10 ans (tuyau gaz souple + colliers NFD 36.102 ; tuyau gaz Flexible NFD 36.103 durée de vie 10 ans avec système Vissogaz recommandé par Gaz de France). Ils peuvent aussi avoir une durée de vie illimitée (flexible gaz Inox NFD 36.121 à durée de vie illimitée avec système Vissogaz recommandé par Gaz de France).
11 Nos travaux ont montré qu’il n’était pas abusif de généraliser l’opposition entre complexité technique et étrangeté d’un côté, simplicité et familiarité de l’autre.
12 Le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) a soulevé les risques attachés à l’exploitation des données relevées par les systèmes intelligents de mesure, pour les énergies disponibles, comme l’électricité ou le gaz. « Ces modèles peuvent être utiles pour l’analyse de la consommation à des fins d’économies d’énergie, mais en corrélation avec des données provenant d’autres sources, le potentiel d’une large exploration de données est très important. Les modèles et profils peuvent être utilisés à de nombreuses autres fins, y compris le marketing, la publicité et la discrimination de prix par des tiers. » Selon cet avis, les États auraient à réglementer la fréquence des relevés de compteurs, la durée de conservation des données et les conditions de remise aux usagers des explications concernant les algorithmes utilisés pour l’exploration de données (Recommandation de la Commission relative à la préparation de l’introduction des systèmes intelligents de mesure, 8 juin 2012).
13 Cet art s’exprime aussi bien dans le registre de l’action que dans celui de la communication compassionnelle qui maintient présente l’expression de la solidarité mais aussi le sentiment d’appartenance à un groupe bienveillant. Bien évidemment, l’art des précautions ne se déploie pas uniquement dans l’espace domestique. Cf. par exemple : « Toutes les fois que je me suis brûlée, le soudeur m’a adressé un regard de sympathie » (S. Weil, La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, p. 94.)
14 Ce n’est que plus tard que la question de la nature, vue comme un bien à préserver ou comme un bien dégradé à restaurer, occupera le devant de la scène.
15 S. Weil (op. cit., p. 69) : « Car la réalité, ce n’est pas la sensation, c’est l’activité – j’entends l’activité et dans la pensée et dans l’action ».
16 C’est-à-dire auto-référençant l’homme comme être distinct de la communauté des vivants. J. Derrida (1992, p. 129) évoque « le fondement du sujet intentionnel » comme résultat de cette distinction mais aussi de tout ce que contient l’espace dans lequel il vit (A. Naess, 2008).
17 Ces « morceaux de nature » relèvent du statut de la vie sensible. Selon E. Kant (1971), cette vie ne peut être déterminée d’une manière ou d’une autre, afin, par exemple, d’apparaître du côté du plaisir ou de la peine. Seule l’expérience décide de ce ressenti.
18 Par exemple, le Label Promotelec Rénovation Énergétique garantit que le bâtiment rénové présente une qualité, un confort et une performance supérieurs à ceux respectant uniquement la réglementation thermique en vigueur.
19 Ex : création des appellations PGN et PGP (1988) ; Convention Nationale PGN du 22 février 2001 ; création du diagnostic gaz obligatoire depuis le 1er novembre 2007 par le Code de la construction et de l’habitation pour toute transaction immobilière d’un logement de plus de quinze ans ou pour toute mise en location.
20 Toutefois, le modèle de l’organisation industrielle appliquée à l’espace domestique, introduit volontairement à partir des années 30 dans les foyers européens, justifie certaines actions domestiques (C. Jackie 2005). Comme le souligne H. Subrémon (2010), « l’espace domestique n’est pas tout entier soumis à une domination des systèmes techniques, même si ceux-ci sont très fortement prescripteurs de l’action ménagère. Ce que donne à voir une observation de l’organisation domestique, c’est que la maison occidentale contemporaine est à la fois un espace qui se construit par l’ensemble des objets techniques qui la constituent et un espace où s’expriment des pratiques qui traduisent la nécessaire inscription en un lieu. Habiter sa maison toute l’année, c’est l’aménager, au quotidien, pour qu’elle s’adapte aux variations climatiques. » À ce propos on rappellera le film Kitchen Stories, réalisé en 2003 par Bent Hamer qui relate l’arrivée, dans les années cinquante, d’un groupe d’observateurs suédois du Home Research dans un village norvégien afin d’étudier l’activité des hommes célibataires dans leur cuisine, pour rationaliser cette dernière.
21 Cf. note 1.
22 La classe des distributeurs comprend les concepteurs, les agents commerciaux des distributeurs et les installateurs.
23 Chaque enquête a permis de constater combien les distributeurs ou les bailleurs sociaux voyaient les espaces domestiques comme des espaces socialement stables et homogènes du point de vue des pratiques et des représentations touchant l’énergie et son usage.
24 VMC pour Ventilation Mécanique Contrôlée. L’expression VMC est souvent utilisée sans que les locuteurs puissent en décliner la signification.
25 Les distributeurs d’électricité constatent l’utilisation de petits appareils électriques pour compenser les effets non désirés qu’entraînent certaines rénovations de bâtiment.
26 Au sens de ceux qui conçoivent, produisent et mettent en œuvre des objets techniques, mais aussi de ceux qui organisent et contrôlent administrativement ces mises en œuvre.
27 Cf. C. Kent et L. Lane (2012), qui dénoncent une vision gestionnaire du changement social (Clark Kent est l’identité cachée du héros Superman, et Loïs, Lane, celle de sa petite amie).
28 Cette discussion repose l’influence du réductionnisme fonctionnel de la technique appliquée aux objets mais aussi aux hommes et aux sociétés.
Auteur
-
Dominique Pécaud
Centre François-VIETE (EA 1161), université de Nantes
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