1Les Trente Glorieuses marquent l’apogée d’une certaine idée du confort moderne basé sur le développement massif de l’équipement des ménages, devant permettre la réduction des efforts dans les tâches quotidiennes et améliorer le bien-être des ménages. Le primat de la technique instaure alors un bien-être synonyme de moindre effort dans les tâches domestiques. L’énergie devient une ressource essentielle présente au domicile à « l’insu des consciences » (Dard, 1986). Les chocs pétroliers des années 1973-1974 provoquent le début d’une réflexion sur la gestion des ressources énergétiques, mais ce n’est que beaucoup plus récemment, au début des années 2000, que s’impose en France l’impératif de maîtrise de l’énergie auquel est associé celui d’économie en matière de consommation énergétique1. À la faveur du plan climat2 puis du Grenelle de l’environnement3 et enfin du récent débat national sur l’énergie, la maîtrise des consommations s’est progressivement élevée au rang d’enjeu de société. Les ménages sont désormais fortement encouragés à changer leurs comportements et sont invités à modérer leurs consommations, incitation qu’ils s’approprient dans les faits à leur façon, leur rapport à l’énergie étant étroitement imbriqué aux modes de vie au domicile. La problématique de la raréfaction des ressources naturelles rappelle la nécessité d’interroger les pratiques de consommation d’énergie et de questionner les démarches qui s’inscrivent dans la réalisation d’économies. Ainsi pour adhérer à une démarche de maîtrise, l’habitant est-il conduit, et parfois encouragé, à devenir expert de son rapport à l’énergie et à connaître les caractéristiques de sa consommation comme celles de chacun de ses appareils.

2Dans ce contexte, il paraît intéressant de mieux appréhender la façon dont les ménages se saisissent, dans la réalité sociale qui est la leur, de l’incitation à la modération dont ils sont la cible, en explorant les caractéristiques de leurs pratiques de consommation énergétique. Il est dès lors incontournable de mieux connaître les discours produits sur les pratiques de l’énergie, de même que leurs représentations. À travers la mise en avant d’une variété de figures d’habitants-consommateurs, nous avons plus spécifiquement cherché à comprendre les logiques sous-jacentes aux possibles évolutions de comportements, ainsi que la place d’un savoir d’usage affecté tout à la fois à la manière d’habiter le logement mais aussi permettant d’assurer la maîtrise de la consommation d’énergie domestique.

3Nous faisons l’hypothèse que les ménages sont amenés à élaborer une forme de compétence basée sur des rationalités multiples croisant des impératifs socialement construits autour du confort, des enjeux de l’habiter et du rapport spécifique à l’environnement matériel et technique qui est le leur. De ce fait, nous observons la production de savoirs d’usage, dotant les habitants d’une expertise « ordinaire » mais nouvelle, en relation avec leurs pratiques de consommations d’énergie au domicile. Questionner le caractère de la mobilisation de ce savoir d’usage par les ménages permet de mettre en avant les modalités à partir desquelles se structure le changement comme enjeu social dans les pratiques de l’habiter et de consommer au domicile.

4Cet article repose sur une partie des résultats du projet de recherche ANR « La consommation énergétique : de la résidence à la ville. Aspects sociaux, techniques et économiques »4. Ce protocole expérimental d’analyse des pratiques de consommation d’énergie au domicile en Île-de-France associe outils quantitatifs (questionnaires administrés auprès de 1950 ménages franciliens), qualitatifs (entretiens et carnets de bord auprès d’un échantillon plus restreint) et instrumentations (installation de capteurs au domicile de cet échantillon pour un relevé de leur consommation électrique). Au sein de cette recherche, le volet qualitatif constitue un « laboratoire d’observation » permettant de saisir le sens que les ménages affectent à leurs pratiques énergétiques à l’intérieur du logement. Les résultats, qui fondent ici notre propos, reposent sur l’analyse d’entretiens semi-directifs réalisés en face-à-face et à domicile auprès d’un échantillon de 59 ménages, recrutés parmi les 1950 enquêtés ayant répondu au questionnaire et dont le domicile a été instrumenté.

5Pour construire notre échantillon, nous n’avons pas privilégié la représentativité avec la population de la région. Nous avons choisi de recruter les ménages à partir de leur égale répartition sur le territoire francilien5. L’échantillon des 59 ménages est ainsi en léger décalage par rapport à la réalité de l’Île-de-France en termes de type de logements, une majorité de logements étant collectifs (54,2 %)6 et le statut d’occupation des ménages interrogés étant majoritairement propriétaire (67,8 % des enquêtés)7. Pour ce qui est de la composition des ménages, on observe, dans notre échantillon, une surreprésentation des couples avec ou sans enfants (60,4 %). La taille moyenne de nos ménages est ainsi de 3 personnes, contre 2,29 personnes pour les ménages de l’Île-de-France8. Enfin, l’échantillon présente une légère surreprésentation des professions « cadres » et « intermédiaires » (57,6 %)9, avec néanmoins un revenu moyen par ménage inférieur à celui de l’Île-de-France10.

6Questionner la dimension du savoir d’usage comme forme émergente d’une légitimité à consommer de l’énergie dans son logement nous a conduites à travailler plus finement sur une partie de la population enquêtée, celle des propriétaires11. Nous émettons l’hypothèse que ces habitants, au statut résidentiel spécifique, sont susceptibles plus que d’autres de développer des logiques d’action ou des « intentions tactiques » (De Certeau, 1990) permettant de modifier leurs pratiques d’habiter, du fait d’une plus grande maîtrise de leur logement. Autrement dit, ils disposeraient d’une plus grande marge de manœuvre ou « capacité à agir » (Wilhite, 1998)12.

7À travers cet article, nous souhaitons montrer plus spécifiquement que lorsqu’il est question des pratiques liées à l’énergie, la mobilisation d’un savoir d’usage par les ménages repose avant tout sur la production de bricolages, marqués par la contrainte économique, par la notion de confort et par la place prise par l’environnement matériel et technique dans le corpus de référence des ménages.

Les éléments structurants de la consommation d’énergie domestique13

La contrainte économique

8La question énergétique est présente sous l’angle de la contrainte économique tout au long des entretiens que nous avons menés. Les réponses à la première question de notre guide d’entretien – « Lorsqu’on vous parle de consommation d’énergie à quoi pensez-vous ? » – renvoient, pour bon nombre d’enquêtés, à l’enjeu des économies financières susceptibles d’être réalisées montrant combien le budget des ménages est « sous pression ». En ce sens l’analyse de la température à laquelle les ménages enquêtés disent se chauffer pendant l’hiver est significative de l’identification par les propriétaires de ce poste comme un gisement potentiel d’économies. La majorité des ménages propriétaires, soit 55 % de l’échantillon, annoncent chauffer leur logement à 19 ° et moins, ce qui est notable. Ils montrent ainsi leur adhésion au discours qui préconise de chauffer à 19 ° afin de réaliser des économies d’énergie. 35 % des ménages propriétaires annoncent, quant à eux, se chauffer entre 20 et 21 ° tandis qu’une minorité, mais pas si insignifiante que cela, dit se chauffer de façon à atteindre une température de 22 ° et plus (10 %)14.

9Le second moyen à la disposition des ménages pour réduire leurs consommations domestiques d’énergie consiste à les déplacer dans une autre sphère, notamment professionnelle. Le lieu de travail devient une ressource en matière de consommation d’énergie, la recharge des équipements électroniques se faisant au bureau plutôt qu’au domicile. La motivation première est bien ici strictement financière, le souci environnemental n’intervenant pas ou peu :

« Moi, j’ai trouvé la solution, [mon téléphone portable] je le charge sur mon micro, au travail ! (rires gênés) Parce qu’en fait, quand je vois que la batterie est déchargée, je le rebranche et toute la journée, il a le temps de se charger à plein ! » (Mme Alle, Propriétaire, Seine-Saint-Denis, cadre)

10Ces comportements économes font émerger une réalité : l’envie pour certains ménages de réduire leurs consommations en les déplaçant hors du logement, tout en témoignant au domicile d’une faible mise en pratique de solutions qui permettraient d’aboutir à une diminution de leurs dépenses.

11La seule contrainte économique ne permet néanmoins pas de saisir la complexité du rapport que les habitants entretiennent à l’énergie consommée à leur domicile, pas plus qu’elle ne permet de rendre compte de l’ensemble des rationalités qui lui sont associées. Car si dans l’idéal les ménages enquêtés souhaitent avant tout réduire le montant de leurs factures, leur besoin de confort, de même que leur adhésion à une forme de « culture matérielle » et consumériste, semblent dans la plupart des cas venir relativiser l’argument économique.

La norme du confort

12La référence au confort – ou plus exactement l’idée du confort telle que les habitants l’expriment – est souvent mobilisée par les ménages interviewés pour expliciter leur rapport à l’énergie dans le logement. Par-delà les contraintes économiques, ce sont, tout d’abord, les usages de l’eau qui sont largement associés au confort domestique. Nombreux sont les enquêtés qui revendiquent ce moment de détente que constitue le bain, tout en reconnaissant l’importante consommation d’eau que cela représente. Le confort prime alors sur l’enjeu environnemental ou la rationalité économique. On retrouve le même type de comportements en matière d’usage de la lumière artificielle dans les logements. Les enquêtés sont soucieux de se construire des environnements chaleureux, accueillants et pour cela multiplient les éclairages qui font aussi l’objet de pratiques ambivalentes. Ainsi, certains ménages déclarent une attention systématique à l’extinction des lampes dans des pièces inoccupées mais se refusent à utiliser des ampoules à basse consommation jugées peu agréables en termes de qualité d’éclairage, d’esthétique et d’ambiance.

« [A propos des ampoules basse consommation] Ah non ! Je ne supporte pas, ça diffuse une lumière de morts ! Ah oui, quand on allume la lumière, moi qui suis très « j’éteins, j’allume… » je pense que si j’avais des lumières basse consommation, j’aurais tendance à laisser plus allumé ». (Mme Mou, propriétaire, Seine-et-Marne, cadre)

13L’autre grande caractéristique du confort moderne consiste à posséder et multiplier les équipements ménagers et objets de loisirs. Notre échantillon semble plus représentatif de l’ensemble des Français, partie prenante de la consommation de masse, que d’un « public minoritaire » porteur de modèles de consommation alternatifs, « authentiques, responsables, équitables » (Barrey, Kessous, 2011), véhiculant un discours critique sur la société de consommation. La très grande majorité des ménages enquêtés fait ainsi état de la possession de gros équipements électroménagers, de loisirs et de petits appareils électroniques rechargeables, dans une quantité bien souvent proportionnelle au nombre d’occupants dans le logement. Il est désormais courant de comptabiliser autant de téléphones portables, voire d’ordinateurs, que d’individus dans un ménage, enfants et/ou adolescents inclus. Souvent ces appareils sont en fonction plusieurs heures par jour quelle que soit l’occupation des habitants dans le logement. L’enquête montre que l’ordinateur, en étant au cœur du quotidien des ménages, bien que reconnu comme énergivore, est un appareil que les habitants utilisent le plus souvent sans restriction. Comme la télévision, il fait partie d’une catégorie d’objets dont l’usage est non négociable parce que lié au divertissement, à la culture ou à l’éducation. La consommation énergétique qui lui est liée, est pleinement assumée, car source de confort et de plaisir.

« Il y a plein de choses qu’on peut difficilement éviter de faire, en tous cas, moi. Je ne me vois pas vivre dans une grotte non plus ! Quoique des fois j’aimerais bien hiberner. On est entouré de télés, de choses, d’ordinateurs… ouf ! de plein de choses qu’on utilise hein, que je suis contente d’utiliser. » (Mme Del, propriétaire, Seine-Saint-Denis, cadre)

14La multiplication des appareils domestiques et de loisirs chez soi montre combien les ménages placent la préservation de leur univers matériel au centre de leurs priorités se révélant porteurs d’une « culture matérielle » devenue partie prenante de leur définition du confort et qu’ils contribuent à diffuser en en étant des relais clés. Ils instaurent, de ce fait, dans le champ de l’énergie, une dynamique dialectique complexe entre les sphères sociales et technologiques. Les ménages revendiquent le droit d’adapter le confort de leur logement aux exigences de chacun des membres de la famille quitte à accumuler les appareils consommateurs d’énergie vecteurs d’un « minimum confortable » que chacun définit pour lui-même et par lui-même et dont aucun ne semble prêt à en négocier les critères.

Le rapport à l’environnement matériel et technique

15Regarder les consommations d’énergie en tenant compte de la notion de « culture matérielle » propose un complément de lecture aux pratiques de l’énergie et aux significations issues de l’analyse des logiques de confort et de contraintes économiques évoquées jusqu’ici. Favoriser la sobriété en matière de consommation, et en particulier de consommation d’énergie, est souvent présenté comme contraire aux avancées techniques et technologiques sur lesquelles se fonde la diffusion d’une « culture matérielle » qui, comme le souligne Olivier Le Goff, renvoie avant tout aux différentes techniques mises au point depuis le milieu du xix^e siècle, contribuant à l’amélioration du quotidien des ménages. Elles participent encore à la lente progression du bien-être matériel dans la sphère privée tout en se traduisant en termes de pratiques consommatoires (Le Goff, 1994). Les anthropologues Mary Douglas et Baron Isherhood (Douglas M & Isherhood B., 1979) ont montré la relation étroite existant entre les dimensions sociales, symboliques et matérielles d’une « culture du quotidien », ainsi que la façon dont cette interaction donnait sens et signification aux pratiques de consommation. L’anthropologie des techniques a plus précisément exploré la relation dialectique et complexe entre systèmes sociotechniques, structures matérielles, normes et pratiques sociales (Bijker W.E., Hughes T.P., Pinch T.J. (Eds.), 1987, Akrich M., 1987 et 1989) et un ensemble de chercheurs a confirmé ces dernières années la pertinence de telles approches pour expliquer la constitution et les dynamiques de consommation quotidienne d’énergie (Beillan, 1994, Guy & Shove, 2000, Shove, 2009, 2010 ; Shove E., Pantzar M. & Watson, M. (eds), 2012 ; Moussaoui, I., 2007, Wilhite, 2008a et 2008b ; Wilhite, H., Nakagami, H., & Murakoshi, C., 1997, Zélem MC, 2010, Douzou, S. & Bouly de Lesdain, S., 2013).

16L’enquête montre que la place prise au quotidien par l’environnement matériel des ménages en s’articulant à l’impératif de confort et à la contrainte économique forme ensemble un enjeu dont les caractéristiques sont imbriquées les unes aux autres. Même si cet aspect semble moins conscient chez la majorité des ménages rencontrés, les logiques d’achat et d’usage des équipements techniques restent ancrées dans les pratiques et font de la culture matérielle un élément structurant les dynamiques de consommation d’énergie au même titre que le confort et la contrainte économique. L’interaction avec un environnement faisant une place de plus en plus importante à la technique conditionne pour une large part la relation des ménages à l’habitat et à l’énergie. L’importance qu’ils accordent à la valorisation de leur l’environnement matériel montre que le confort est devenu un bien de consommation.

17Si la contrainte économique, la norme du confort et la place importante prise par l’environnement matériel et technique dans les modes de vie conditionnent fortement les pratiques énergétiques des ménages, nous avons pu observer l’émergence d’un certain nombre de comportements qui relèvent d’une attention accordée à la préservation de l’environnement et de ses ressources, témoignant de la nécessité nouvelle de réduire les consommations d’énergie. Plus que d’une transformation fondamentale des comportements, ces pratiques relèvent, dans l’ensemble, de « bricolages », à entendre comme une mobilisation de « manières de faire », que « constituent les mille pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socio-culturelle » (De Certeau, 1990). C’est ce que nous allons maintenant nous attacher à décrire.

L’habitant consommateur d’énergie : entre bricolage et manières de faire

18Les types de « consommateurs bricoleurs » que nous avons observés permettent de réinterroger deux dimensions du confort identifiées par O. Le Goff(Le Goff, 1994), celle du confort lié à la mobilisation de biens de consommation (qui en termes de consommation énergétique renvoie aux usages du multimédia, des équipements électroménagers et de loisirs dans et à l’extérieur du logement) et celle du confort de la vie quotidienne (qui en terme de consommation énergétique est lié aux usages du chauffage, de l’eau chaude sanitaire et de l’eau courante à l’intérieur du logement). En effet, la majorité des ménages de notre échantillon pratique des « bricolages », tandis qu’une autre catégorie de ménages, plus minoritaire s’engage dans des tentatives d’habiter plus alternatives, amorçant des évolutions dans la manière de penser la consommation énergétique au domicile.

19Pour la plupart, les ménages rencontrés ne remettent pas en cause leurs pratiques de consommation qui restent solidement ancrées dans leur définition du confort. Les petits aménagements et transformations dont ils font preuve demeurent donc étroitement articulés à leurs besoins consuméristes. Nous avons ainsi identifié trois facettes de « bricoleurs », qui témoignent d’une adaptation des ménages propriétaires à la demande de diminution de leurs consommations énergétiques et d’un changement de pratiques. Ces facettes représentent avant tout des caractères dominants – opportuniste, rationnel, radical – en matière de pratiques énergétiques, un même ménage pouvant présenter plusieurs de ces facettes à la fois, témoignant du rapport complexe que les ménages entretiennent avec l’énergie.

Le bricoleur opportuniste

20La première figure identifiée est celle du « bricoleur opportuniste ». Sans transformer son quotidien et infléchir ses manières de consommer, ce bricoleur utilise au mieux les circonstances afin, tout à la fois, d’entreprendre une tentative de maîtrise des consommations d’énergie, de réaliser des économies financières et de maintenir son niveau de confort. M et Mme Del (propriétaires en Seine-et-Marne, cadres) incarnent parfaitement cette figure de l’opportunité. Ce ménage qui « ne croit pas au bio » jugé dispendieux, qui se refuse à avoir recours aux énergies renouvelables jugées trop chères et pas rentables, se précipite lors d’une opération commerciale favorisant les économies d’énergie. Il installe, sans y avoir particulièrement réfléchi, des lampes solaires dans son jardin. De la même façon, il pratique le tri sélectif et a choisi de construire sa maison sur une commune ne disposant pas de gare, pensant tirer de ces pratiques un bénéfice fiscal à l’échelle locale. Ce ménage privilégie son confort matériel en essayant d’instrumentaliser les opportunités d’économies d’énergie qui lui sont offertes, sans toutefois s’engager dans une évolution durable de ses pratiques énergétiques. De manière plus générale, les ménages opportunistes réalisent ponctuellement de petites économies financières et énergétiques dont la portée effective est toute relative et difficile à évaluer.

21Éteindre la plaque avant la fin de la cuisson ; mettre un couvercle sur les casseroles, comme préférer l’utilisation de la cocotte-minute plutôt que de laisser mijoter un plat ; trier le linge et choisir le programme pour le laver en fonction de son état ; programmer le sèche-linge de façon à ce qu’il se déclenche la nuit et chauffe la salle de bain pour éviter d’utiliser un chauffage d’appoint, sont autant de pratiques présentées comme sources d’économie d’électricité dont le bénéfice monétaire peut être discuté.

Le bricoleur rationnel

22Les « bricoleurs rationnels » constituent la deuxième figure de ménages « malins » engagés dans de petites transformations de leurs pratiques énergétiques. Ils cherchent à mettre en place dans certains domaines une rationalisation durable de leurs usages domestiques en matière d’énergie tout en préservant leur confort et leurs pratiques de consommation. À la différence des opportunistes, les évolutions adoptées tendent à être plus pérennes. Elles touchent des moments clefs de la vie quotidienne qui consistent à se nourrir/cuisiner, se chauffer, se divertir. Le paradoxe est que ces pratiques, présentées comme favorisant la sobriété, engagent souvent un développement de l’équipement matériel du ménage et donc un accroissement de sa consommation d’énergie. Un ménage a ainsi fait le choix de l’achat en gros - pour limiter les coûts, les déplacements et manger des produits issus de producteurs locaux. Ce faisant, il s’est équipé en machines destinées à conserver, conditionner, découper les produits achetés en grande quantité (congélateur, machine à couper le jambon, centrifugeuse, machine à pain). Ainsi, l’adoption de pratiques économes n’est pas toujours un jeu à somme nulle :

« La viande, je préfère aller directement chez le producteur, les légumes, c’est pareil. On achète rarement les légumes au super marché. Ni la viande d’ailleurs, rarement ! J’ai un producteur qui est à 20 km qui nous vend le bœuf, bon l’agneau il vient d’un peu plus loin mais c’est un collègue à ma femme, le cochon on peut l’avoir là, à 15 km, donc voilà quoi. […] Le bœuf, je l’achète par colis, c’est 10-15 kg qui rentrent et l’agneau c’est pareil ! Donc oui, on a un gros congélateur en bas, c’est vrai que je ne vous l’ai pas dit ! Et le poisson, c’est pareil, mes beaux-parents habitent au bord de la mer et, donc, on va dire deux fois par an, on fait un ravitaillement deux fois par an et on congèle. C’est moins cher et c’est du poisson sauvage donc voilà. Les viandes, deux fois par an et les légumes, j’y vais presque toutes les semaines. C’est à un quart d’heure d’ici, donc je peux y aller facilement. Donc, en rentrant du travail, ça le fait quoi ! » (M. Mal, propriétaire, Yvelines, ouvrier)

23Afin de réduire les coûts, certains ménages cherchent quant à eux à rationaliser leur consommation de chauffage, ce qui les conduit à adapter leur logement à cette nouvelle exigence, tout en affichant une disposition importante à développer l’achat d’appareils ménagers. Ainsi M. et Mme Cha (propriétaires, Val-d’Oise, employés) ont une maison conçue pour être chauffée à partir de radiateurs électriques. Ils choisissent pourtant d’enlever tous les radiateurs (de les remiser, afin de les replacer en cas de vente du logement) et de se chauffer au bois. La cheminée est alors modifiée par monsieur pour qu’elle alimente toutes les pièces. Ce ménage est financièrement à l’aise. Il n’a plus de crédit immobilier et ne prête que peu d’attention au budget transport (disposant de trois voitures) avouant faire le plein quand il en a besoin. Il s’auto-désigne comme un ménage gros consommateur d’électricité en égrenant ses pratiques de loisirs : chaque membre de la famille dispose de son ordinateur, il y a plusieurs TV dont une située dans la lingerie, un écran servant à visionner des DVD ainsi qu’un ordinateur portable. Il s’agit d’un ménage qui favorise son bien-être et qui privilégie de ce fait l’accès aux biens de consommation. Ces dépenses sont considérées comme « normales » même si elles peuvent contraster avec une volonté de maîtriser celles spécifiquement liées au chauffage.

24Une des caractéristiques de ces ménages « rationnels » est qu’ils cherchent à préserver leur capacité d’équipement qu’ils considèrent comme partie intégrante de leur confort. Ils développent, en parallèle de pratiques d’économie d’énergie, leur capacité d’achat en matière de biens de consommation, synonyme de bien-être chez soi.

Le bricoleur radical

25La troisième facette, celle du « bricoleur-radical » est une figure particulièrement paradoxale. Les familles concernées tiennent un discours assez conscient et construit sur les enjeux écologiques et de sobriété énergétique, mais n’affichent pas de volonté à renoncer à un mode de vie où l’équipement et l’accès aux loisirs à domicile tiennent une place majeure. Ces ménages s’imposent des contraintes relativement fortes, proches d’un radicalisme écologique, tout en s’autorisant des pratiques consuméristes dans d’autres domaines. Les choix qu’ils opèrent ont pour fondement la volonté d’économiser les ressources à un niveau global, à une échelle planétaire. Dans l’esprit des enquêtés, le lien entre les pratiques du quotidien et les grandes carences annoncées ou avérées en matière de ressources naturelles est fait. M. et Mme Che en constituent une figure exemplaire : ils soulignent être locataires dans le logement social collectif par choix alors qu’ils pourraient, selon leurs dires, être propriétaire d’un pavillon. Leur refus de l’accession à la propriété en habitat individuel est motivé par la consommation de ressources énergétiques excessives qu’un tel choix implique à l’échelle mondiale. Le ménage utilise également le covoiturage et dit avoir une « politique réfléchie » en matière de déplacement. Monsieur, responsable d’une maison de l’environnement et de la nature, a regroupé ses horaires de travail pour ne pas avoir à utiliser sa voiture un jour par semaine. Au sein du ménage, le vendredi, aucun déplacement en voiture n’est autorisé d’un commun accord. Néanmoins, tout en développant une démarche volontaire de sobriété sur les grands postes de consommation énergétique que sont le chauffage, la cuisson et l’eau chaude sanitaire, cette famille continue à accroître son équipement multimédia et électroménager domestique.

26Les infléchissements portés par un discours revendiquant un changement drastique de comportements se font à la marge. Les arrangements quotidiens avec l’accumulation des biens de consommation sont une réalité. Ces ménages légitiment leur consumérisme à travers l’argument de la basse consommation : on multiplie les appareils, mais ils sont présentés comme conçus pour peu consommer, donc en cohérence avec une démarche de préservation de l’environnement plus globale.

27Seule une minorité de ménages propriétaires enquêtés semble donc s’engager, pour une question de sobriété, dans des transformations plus profondes de leur habitat et de leurs pratiques. Ces ménages témoignent d’une volonté d’agir susceptible d’entraîner une évolution notable des pratiques de consommation (se chauffer ou consommer de l’eau), comme d’une modification de l’habiter (isolation, changement d’affectation de certaines parties de la maison articulé à l’équipement du logement) dans le but d’améliorer le confort de la vie quotidienne. L’amélioration énergétique du logement passe alors par des travaux réalisés au domicile et par des démarches alternatives en matière d’équipement de la maison. Ces ménages montrent de cette façon qu’il est possible d’entretenir un rapport différent à l’énergie, les modifications apportées à leurs comportements attestant de la mise en place d’une démarche de sobriété plus globale.

28S’inscrire dans une volonté de maîtrise de ses consommations d’énergie à l’échelle de l’habitat permet de faire ce que l’on veut et comme on veut chez soi en matière énergétique, tout en étant pleinement acteur de sa maison. Le travail d’enquête montre chez un nombre restreint de ménages l’existence de démarches alternatives lorsqu’il est question d’améliorer ou de transformer son rapport à l’énergie. Les actions plébiscitées sont celles qui mêlent à la fois évolution du mode de consommation et réorganisation du logement. Un ménage crée ainsi son propre système pour économiser une partie de l’eau :

« On a un sèche-linge donc qui fait de la condensation, l’eau est réutilisée. Soit réinjectée dans la chasse d’eau, soit dans le lave-linge ou utilisée pour le fer, aussi. On n’a pas raccordé à l’évacuation directement. On a cinq litres, en fait. Un réservoir à vider » (M. Dup, locataire, Yvelines, cadre)

29Le troc ou l’échange de savoirs sont également valorisés et mis en place de manière originale par la famille Lev (propriétaires, Seine-Saint-Denis, ouvriers) qui souhaite rénover une maison récemment acquise afin d’en faire un logement faiblement consommateur d’énergie. Monsieur contacte un artisan constructeur de maisons en bois et obtient une réduction sur le coût de l’opération, l’artisan l’employant alors comme main-d’œuvre gratuite. Ce système permet à ce ménage de s’engager dans une démarche de sobriété qu’il n’aurait pas pu financièrement assumer s’il ne s’était pas inscrit dans un processus d’échange.

30De même, certains ménages valorisent un autre moyen de consommation alternative, celui qui consiste à faire de la récupération de matériaux ou d’équipements usagers. Monsieur Lev, décorateur, propriétaire en Seine-Saint-Denis, garde toutes ses chutes de bois afin d’en faire un combustible gratuit pour le chauffage. Peu importent les nuisances produites par leur combustion, le ménage s’adapte en fonction de cette opportunité. De même, M. Lenc (propriétaire dans le Val-de-Marne)15, fabrique sa chaudière à partir de plusieurs éléments d’autres machines usagées « glanées ».

31Se fabriquer soi-même du matériel de chauffage sans avoir de grandes compétences en la matière ou acheter des équipements de seconde main représente une possibilité d’avoir, comme le souligne un enquêté, « grâce à sa débrouillardise, un toit sans que ça ait un coût important ». L’objectif de telles pratiques est de vivre, quoi qu’il en soit, dans un lieu confortable, c’est-à-dire sans rogner sur les critères du confort moderne où l’utilisation de l’énergie est importante.

32La dernière façon de s’inscrire dans une démarche alternative consiste à choisir de manière durable un mode de vie qui valorise les énergies « vertes », « propres » ou « renouvelables ». Pour certains ménages, le poste du chauffage est particulièrement propice à engager une transition énergétique au domicile.

33Certains, parce qu’ils connaissent bien leurs postes de consommations, savent en tirer parti et utilisent à bon escient les solutions techniques présentées comme innovantes ou sobres. Dotés d’une capacité critique, ces consommateurs très informés vont au-delà des discours à visées scientifiques et marqués par les préconisations en matière de sobriété. Ils s’approprient les solutions présentées comme susceptibles d’engager des économies d’énergie et les adaptent à leurs besoins et à leurs pratiques d’habiter.

34Ce positionnement alternatif qui reste cantonné à certains équipements de la vie domestique (chauffage, éclairage, petits équipements) peut parfois conduire à rêver d’un habitat écologique débarrassé des pollutions intérieures dues aux produits de construction. Ces ménages refusent alors le recours aux matériaux « industriels » classiques considérés comme nocifs. Cette démarche se retrouve chez certains enquêtés qui réhabilitent par petits bouts leur maison afin de lui donner l’allure d’un habitat écologique.

La caractéristique de la production d’un savoir d’usage par l’habitant-consommateur d’énergie

35Ces résultats de l’enquête réalisée en Île-de-France nous ont conduits à examiner, à travers les profils de bricoleurs, la mobilisation par les habitants de savoirs d’usage (Sintomer, 2008 ; Wilhite 2008) en matière de pratiques de consommation et de réalisation d’économies d’énergie. Lorsqu’il est question des usages de l’énergie au domicile, les ménages se révèlent porteurs de compétences qui se caractérisent par la mobilisation d’un espace de connaissances mis au service d’arbitrages, dont l’objet consiste à prioriser ou hiérarchiser, selon les nécessités, les enjeux économiques, la norme de confort ou les enjeux environnementaux articulés à l’usage de leur logement.

Les mécanismes de production du savoir d’usage

36Les figures de bricoleurs présentées plus haut révèlent en effet l’existence d’une mobilisation de savoirs au service de la construction d’un rapport à l’énergie ancré dans les pratiques de l’habiter. Elle concerne l’ensemble des profils et se caractérise de trois manières.

37Tout d’abord, les profils de bricoleurs montrent un recours au « bon sens » (Sintomer 2008) inhérent au rapport quotidien que les ménages entretiennent à l’égard de leur environnement. Il relève d’une « faculté ordinaire de jugement », mais aussi d’une capacité à « bien juger sans passion en présence de problèmes qui ne peuvent être résolus par un raisonnement scientifique ». Le recours au « bon sens » se retrouve alors dans les petits actes du quotidien qui consistent par exemple à couvrir sa casserole lorsque l’on fait de la cuisine, à utiliser une cocotte-minute plutôt que de laisser mijoter un plat ou bien trier le linge et choisir le programme pour le laver en fonction de son état.

38Ensuite les ménages enquêtés mettent en évidence, dans le discours sur leurs pratiques de l’énergie, des usages incorporés, produits d’un héritage et issus du processus complexe de socialisation. Ainsi des attitudes, des habitudes, des manières de faire proviennent de l’éducation reçue et sont à leur tour transmises (Bourdieu, 1970). L’enquête a montré la construction d’une transmission en matière d’usage de l’énergie permise par la socialisation primaire. Les connaissances transmises et acquises d’une génération à l’autre concernent alors plus particulièrement trois domaines : celui d’une gestion raisonnée de l’eau (fermer les robinets après utilisation, usage de bassines permettant de réemployer l’eau usée…) ; d’une utilisation de l’éclairage et du chauffage, liée à l’occupation des pièces, en pensant à « éteindre » en sortant ou lorsqu’il s’agit d’aérer. Les vecteurs de la transmission du « bon usage » sont alors l’imprégnation par la répétition, associée à une visibilité donnée aux pratiques considérées comme exemplaires à l’échelle de la famille. Le rôle affecté à l’automatisation visible dans le logement (prise-interrupteur, régulation thermostatique, programmation) est alors non négligeable dans l’institution d’une sensibilisation permanente et diffuse. De même, le recours à l’interdit accompagne souvent la démonstration d’une manière à bien utiliser les appareils consommateurs d’énergie. Les moments d’adaptation qu’offre la socialisation secondaire viennent en complément faire la démonstration des compétences d’ajustement des ménages tout au long du cycle de vie. Une véritable plasticité apparaît ainsi dans le fait de mobiliser un certain savoir-faire pour composer avec la rencontre du conjoint (qui est celle d’autres habitudes), avec les naissances, le vieillissement, l’arrivée à l’âge de la retraite, les divorces, les recompositions familiales.

39La troisième dimension qui s’opère dans la production d’un savoir d’usage à l’échelle domestique relève de la mise en œuvre d’une dimension tactique (De Certeau, 1990). Les profils de bricoleurs montrent qu’elle est à entendre au sens des stratégies mises en place au quotidien, qui n’ont pas de caractère définitif ni vocation à être instituées et qui ne sont pas des transformations fondamentales des comportements. Ces « bricolages tactiques » se modulent à partir de critères économiques, de la norme de confort (souvent associée à celle de plaisir) et d’un rapport à l’environnement technique et matériel, énoncés plus haut, qui structurent les pratiques énergétiques des ménages.

Le logement espace d’acquisition des compétences

40Le logement devient alors un espace d’acquisition de connaissances en matière d’habiter et un lieu où s’expriment des compétences à savoir maîtriser les dépenses énergétiques. L’enquête montre qu’habiter son logement repose sur la capacité qu’ont les ménages à mobiliser et accumuler des connaissances sur les caractéristiques plus ou moins énergivores de leur espace de vie que ce soit en matière d’habitat ou d’équipement. Cette démarche tend à devenir une composante voire une qualité de l’habiter. Pour y parvenir, les ménages procèdent de deux manières.

41La première consiste à mobiliser les informations permettant de réaliser de grandes transformations (travaux d’isolation, modification du choix de chauffage et du moyen de production de l’eau chaude sanitaire) qui donnent aux ménages concernés un statut actif dans leur mode d’habiter, ces derniers étant alors en mesure de choisir entre plusieurs solutions pour réaliser leurs projets ou de faire eux-mêmes leurs propres transformations.

42La seconde consiste à collecter des connaissances portant sur l’équipement de la maison (l’électroménager disposant d’étiquette énergie, les ampoules à basse consommation, les économiseurs d’eau, etc.) dont la particularité est de renvoyer à une norme de consommation préétablie et garantie. Dans ce cas de figure, les habitants ont un statut plus contraint, leurs compétences se trouvant limitées par les performances affichées des équipements. Leur capacité à mettre en œuvre les économies d’énergie est en réalité dictée par les normes de sobriété des appareils. Ce sont elles qui imposent aux ménages les conditions d’une meilleure consommation de l’énergie dans leur logement.

43Il ressort de l’analyse des profils de bricoleurs qu’il n’est pas aisé de collecter l’ensemble de ces connaissances et informations tant elles sont éparses, les interlocuteurs nombreux et les acteurs compétents rares. Plusieurs prérequis sont nécessaires.

44Certains enquêtés mettent en place de véritables stratégies pour échanger ou acquérir des informations. S’ils veulent garder une certaine maîtrise en termes de prise de décision, ils doivent composer avec toutes les possibilités, faire preuve d’originalité et de débrouillardise. La solution repose alors sur leur capacité à mobiliser des réseaux sociaux et associatifs afin de pouvoir recomposer les informations autour de leurs besoins. Le principal outil à leur disposition est alors internet. Ainsi M. Dars (Propriétaire, Hauts-de-Seine, cadre) montre combien cet outil a été efficace et a répondu à son besoin d’information lorsqu’il a engagé des travaux dans sa maison.

45De même, il apparaît qu’une connaissance plus ou moins fine des postes de consommation semble nécessaire à toutes tentatives de modification des habitudes de consommations ou d’engagement de travaux d’envergure. Les ménages qui en éprouvent le besoin mettent en place des systèmes d’évaluation qui leur sont propres, généralement à partir des factures, mais aussi en cherchant dans la littérature à évaluer le coût énergétique de chaque appareil. L’objectif est de maîtriser ses consommations tout en préservant son confort. En matière d’eau courante, M. Del (propriétaire en Seine-et-Marne, cadre) a ainsi acquis la capacité à faire la distinction sur sa facture entre les frais de distribution et le coût de la consommation de l’eau en m3. Les ménages les plus équipés en électroménagers, multimédia et équipements de loisir sont aussi ceux qui estiment qu’il est primordial de connaître les normes de consommation moyenne d’électricité et d’eau pour chaque équipement. Leur connaissance en la matière peut être fine et leur permet d’affirmer une certaine capacité à agir.

46Le travail sur les profils de bricoleurs a permis de montrer que le champ de mise en application de ces savoirs d’usage consiste à développer les moyens permettant de contrôler la consommation. Les ménages instrumentalisent leur logement afin de garder une certaine maîtrise de leur consommation énergétique. Les moyens de contrôle les plus répandus et cités dans l’enquête consistent à équiper son logement de commandes susceptibles d’agir sur la température et d’appareils de programmation de jour et de nuit. L’automatisation (déclenchement et ajustement de la température) en cas de froid est également présentée comme un vecteur de confort. Mme Del (propriétaire en Seine-et-Marne, cadre) souligne ainsi tout l’intérêt de programmer le chauffage en baisse de température une fois la maison vide et son augmentation d’intensité une heure avant le retour de ses occupants (7 h30/17 h). De même, Mme Bar (propriétaire en Seine-et-Marne, profession intermédiaire) a mis en place des radiateurs programmables afin de réguler sa consommation dans certaines pièces en lien avec leur utilisation :

« La salle de bain qui a un radiateur sèche serviettes, qui est programmé, il tourne la nuit pour que le matin quand on prend sa douche, il fasse suffisamment chaud. »

L’habitant expert en devenir ?

47Le fait d’avoir prise sur un environnement plutôt énergivore à partir de la mise en place de systèmes techniques devient alors synonyme de confort. La mobilisation des connaissances qui permet une telle démarche vient souligner la volonté des ménages de protéger leur pouvoir d’agir dans le logement. En ce sens le discours des interviewés témoigne souvent d’une certaine défiance à l’égard des sphères marchandes (industriels, fournisseurs d’énergie, fabricants d’équipements…) et politiques (acteurs véhiculant les messages de sobriété) avant tout perçues comme prescriptrices de solutions, en réalité reçues par les ménages comme des entraves à leur manière de chercher à maîtriser leurs dépenses énergétiques. Ainsi, les ménages sont nombreux à pointer la responsabilité des agents économiques qui structurent l’offre de solutions leur reprochant de ne pas véritablement questionner la demande.

« Sur les produits courants, vous êtes bien obligés de passer par ce qui se fait. J’ai remarqué ce qui se faisait comme publicité sur les poubelles, avec les poubelles qui débordent de… ce ne sont pas les consommateurs qui sont en cause ! C’est bien les gens avant ! Le consommateur, il fait ce qu’il peut, il est bien obligé d’acheter les choses comme elles se présentent ! Par contre, tout ce qui est emballage papier, ça passe dans la cheminée hein ! C’est recyclé ! (rires) Par contre, tout ce qui est épluchure, etc., ça va au jardin ! » (Mme Arn, propriétaire, Yvelines, profession intermédiaire)

48Ils soulignent également que les messages venant du politique ne sont pas toujours en adéquation avec la possibilité d’y répondre au quotidien. L’éclairage nocturne, la gestion locale des déchets, le suremballage des produits sont à cet égard souvent cités comme contradictoire avec les messages d’incitation à la modération des consommations.

« Quand vous voyez toutes ces lumières, dans ces bureaux où il n’y a personne, vous ne pouvez pas vous empêcher de penser que si on économisait toutes ces lumières allumées, ces économies seraient certainement bien supérieures aux économies réalisées dans les maisons individuelles. Enfin chez les particuliers. » (M. Leb, propriétaire, Essonne, profession intermédiaire)

49Pour de nombreux enquêtés, il ne faut ainsi pas faire porter sur le seul consommateur la responsabilité d’une consommation non maîtrisée et/ou non soutenable.

« Par exemple, nos grands Carrefour là, Leclerc, Auchan, qui nous expliquent tout, l’écologie, etc.… vous nous achetez un produit, il y a 2000 sachets dedans, alors on devrait remplir nos petits caddies de sachets et aller les vider devant leurs portes et que eux se débrouillent pour retraiter tout ça ! (…) et après on nous culpabilise en nous expliquant que c’est nous qui polluons puisque quelque part, on achète, on produit des déchets, voilà ! Donc la chaîne est bien bouclée, c’est la faute du consommateur, il doit payer parce que c’est lui qui consomme, qui pollue et que tout ça ! Le système est bien rodé, merci, vous passez à la caisse, au revoir ! » (M. Hug, propriétaire, Essonne, profession intermédiaire)

50En ce sens nous assistons à la mise en concurrence dans le cadre du logement d’un « savoir d’usage », acquis par les ménages tout au long de leur trajectoire résidentielle, avec un « savoir expert » issu de la sphère politique et professionnelle reposant sur la diffusion d’un discours institué plaçant les habitants dans l’incitation à la maîtrise de la consommation d’énergie au domicile. Ce savoir expert institué est souvent en décalage par rapport à la quotidienneté des pratiques d’habiter. Si les habitants que nous avons rencontrés sont majoritairement des bricoleurs, il n’en reste pas moins que l’attention nouvelle portée par les enquêtés à leur consommation énergétique les amène à produire un discours qui revendique la prise en compte de leur manière à engager la réduction des dépenses énergétiques chez eux.

Conclusion

51De l’étude de ces mobilisations de compétences affectées aux pratiques de l’énergie au domicile se dégage une volonté des ménages de prendre part à la prise de décision les concernant. L’enquête montre combien, dans la sphère domestique, les ménages souhaiteraient avoir plus de maîtrise en matière de gestion des usages de l’énergie et aimeraient pouvoir disposer d’un libre arbitre en la matière. Cela renvoie à une demande de pouvoir participer à la définition des pratiques quotidiennes de sobriété les concernant. Leur démarche se fonde avant tout sur l’expérience et le pragmatisme. Elle concerne majoritairement les classes moyennes. Sans qu’elle ne s’y oppose, elle se différencie d’une participation militante synonyme d’une volonté d’agir susceptible d’entraîner une évolution notable des pratiques de consommation et de l’habiter que l’on retrouve dans le cadre de l’« habitat participatif » ou dans celui des community town.

52S’ajoute à cette quête de maîtrise, une défiance à l’égard des représentants de la sphère politique et de la sphère marchande qui s’auto revendiquent comme « experts légitimes » de la manière dont il faut consommer de l’énergie dans le logement.

53L’émergence de ces savoirs d’usage d’habitants qui mobilisent tout à la fois les enjeux techniques et énergétiques dans leurs modes d’habiter, contribue à réinterroger les figures du profane et de l’expert.

54Elles attestent de l’évolution de la ligne de démarcation entre les espaces de compétences, le logement étant devenu un lieu de mise en concurrence des discours sur les usages de l’énergie.