Au-delà de l’acceptabilité sociale
La sociologie de l’énergie en prise avec les défis systémiques d’une transition des pratiques sociales
p. 227-234
Texte intégral
Introduction à l’étude des effets rebonds en sciences sociales
1Face à l’épuisement des ressources fossiles et aux changements climatiques, l’injonction à réduire la consommation d’énergie s’est largement imposée à travers des politiques d’amélioration des performances techniques dans les secteurs de l’industrie, des transports ou de l’habitat. Cependant, trente ans après les premières mesures en matière d’efficacité, on constate que ce mode de transition énergétique, par la maîtrise technologique de la demande, connaît des limites. Pour le chercheur en sciences sociales, la demande d’expertise sur les résistances rencontrées par ces politiques publiques de l’énergie consiste à répondre à des attentes de plus en plus formulées en termes d’acceptabilité sociale des changements de comportements. Cette logique d’imputation des freins aux utilisateurs finaux est au cœur de ce que des économistes appellent l’« effet rebond » ou « effet de reprise » (Chalkley et al. 2001).
2Dans le cadrage initié par cette discipline, la notion renvoie aux comportements de surconsommation énergétique suite à l’achat d’équipements de meilleure efficacité. Des voitures économes en carburant que l’on conduit davantage (Greene et al., 1999 ; Haughton et Sarkar, 1996 ; Johansson et Shipper, 1997 ; Jones, 1993 ; Small et van Dender, 2005 ; West, 2004), ou des systèmes de chauffage plus performants dont on augmente la température moyenne (Schwarz et Taylor, 1995 ; Hsueh et Gerner, 1993 ; Klein, 1987 ; Guertin et al., 2003 ; Haas et Biermayer, 2000), sont des exemples à la fois typiques et polémiques. Ils pourraient contrecarrer les tentatives de lutte contre le gaspillage énergétique et les émissions de gaz à effet de serre, ce qui soulève des controverses au sein des sciences environnementales et de l’écologie industrielle (Binswanger, 2001 ; Sanne, 2000). C’est un phénomène paradoxal où l’utilisation d’équipements plus efficaces en énergie n’amène pas nécessairement à une baisse de la consommation. Les estimations économiques l’expriment à travers le ratio des pertes d’économie d’énergie observées en comparaison aux gains projetés lorsque la demande est tenue constante.
3Aussi, afin de « réaliser le potentiel » de son Plan d’action pour l’efficacité énergétique, la Commission Européenne vise autant à « améliorer la performance technique des produits, des bâtiments et des services », qu’à « susciter et renforcer un comportement rationnel vis-à-vis de la consommation d’énergie » (CE, 2006, p. 1). Si cette seconde dimension, dite « comportementale », concerne directement les sciences humaines et sociales, en quoi peuvent-elles contribuer à une meilleure compréhension des effets rebond ? Quelles sont les pratiques concrètes en matière d’économie d’énergie ? Comment appréhender les ressorts du maintien de consommations énergivores chez des ménages équipés de technologies toujours plus efficaces et à la sensibilité croissante vis-à-vis des questions environnementales et énergétiques ?
4Toutes ces questions engagent une analyse qui a été entreprise dans le cadre de mon post-doctorat à l’Université Libre de Bruxelles (ULB, 2010-2011). Financée par la Politique Scientifique Fédérale de la Belgique, la recherche « Household Energy Consumption and Rebound Effect » (HECoRE) s’est appuyée sur un travail d’équipe pluridisciplinaire (Némoz et al., 2012a). Il a réuni pendant deux ans des enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales (ULB), des économistes de l’Université d’Anvers (UA) et des ingénieurs de l’Institut wallon de Conseils et d’Études en Développement Durable (ICEDD). L’objectif de cette recherche conjointe était d’étudier les effets rebonds potentiellement induits par l’amélioration de l’efficacité énergétique du chauffage (combustible et électricité) et de la mobilité (professionnelle et de loisir) chez les ménages belges. En faisant le lien avec le quotidien des individus, l’ambition du projet HECoRE était d’analyser à terme les instruments politiques à mettre en œuvre pour limiter, neutraliser, voire éviter les effets de reprise de leur demande d’énergie.
5En testant l’hypothèse selon laquelle la compréhension des comportements de consommation énergétique et leurs manières d’interagir avec les équipements techniques passent par un travail de type interdisciplinaire, nous présenterons dans un premier temps une revue critique de la littérature scientifique sur les effets rebonds. À partir de l’état de l’art, nous montrerons comment cet objet à la fois pluriel et problématique a mobilisé l’intégration des compétences d’une sociologue aux côtés des disciplines expertes de l’économie et des sciences de l’ingénieur. Appelée comme technicienne spécialiste pour résoudre le problème de l’acceptabilité sociale des comportements économes en énergie, la sociologie a du faire preuve de créativité pour concevoir l’unité de ce qui était au départ disjoint dans les questions soulevées par cette recherche pluridisciplinaire. Dans un deuxième temps, en s’appuyant sur les résultats issus de ce nomadisme conceptuel, notre approche alternative des effets rebonds permettra de discuter des apports et des limites pour la compréhension des logiques contraires aux économies d’énergie. Les défis sociotechniques d’une transition des pratiques sociales ouvriront la voie à de nouvelles hypothèses relatives à leur dimension systémique. La troisième partie approfondira les perspectives de dialogues intra et interdisciplinaires qu’elle intègre pour la sociologie de l’énergie.
La recherche d’intelligibilité pluridisciplinaire face au paradoxe économique
6Dans les secteurs de l’énergie, la notion d’effet rebond trouve son origine au xixe siècle. En 1865, l’économiste anglais William Stanley Jevons a signalé dans son travail pionnier Sur la question du charbon que la machine à vapeur de James Watt, plus efficace que celle de Thomas Newcomen, pouvait entraîner un usage plus intensif de cette ressource énergétique et contrebalancer les économies créées par l’innovation technique. Un siècle plus tard, à partir des années 1980, l’expression du « paradoxe de Jevons » est employée en référence à l’inventeur, cofondateur de l’école néo-classique (Jevons, 1865), et à l’encontre de l’intuition commune selon laquelle les progrès en efficacité induisent mécaniquement une diminution des ressources employées. De fait, suite aux deux chocs pétroliers, puis à l’avènement international du développement durable, une attention plus soutenue a été portée à la question des effets rebonds. Elle soulève un problème critique vis-à-vis de la plupart des politiques menées depuis plusieurs décennies pour une meilleure maîtrise technologique de la demande en énergie. Il paraît dès lors intéressant de s’interroger sur l’existence de ce paradoxe.
Efficacité énergétique et comportements entre problématisation émergente et zones d’ombres conceptuelles
7Si le phénomène n’est donc pas nouveau, l’idée d’un rebond de la consommation énergétique après amélioration de l’efficacité des techniques reste aujourd’hui très controversée. Loin d’être unanimement admise au sein des sciences économiques, cette notion ne fait pas l’objet d’une typologie arrêtée, ni d’une définition officiellement reconnue par la discipline (Némoz, 2011b). Les connaissances chiffrées sur l’ampleur d’une reprise de la demande en énergie demeurent approximatives en ce qu’elles supposent d’appréhender pour chaque technologie développée, l’ensemble des répercussions que son emploi massif peut susciter (Dimitropoulos, 2007). Dans les domaines du chauffage et du transport automobile des particuliers, le dernier bilan réalisé par Herring et Sorrell, à partir des études existantes dans différents pays, estime que les effets rebonds ont une amplitude de 10 à 30 % par rapport aux économies d’énergie attendues dans ces secteurs (Herring et Sorrell, 2009 : 38). À travers ces résultats, la marge d’incertitude apparaît encore relativement importante.
8Leurs calculs passent essentiellement par un questionnement de type économique et technique où la modélisation des comportements de consommation énergétique rencontre plusieurs difficultés méthodologiques (Némoz, 2011a). Tout d’abord, les démarches de quantification se sont longtemps concentrées sur la demande d’un service à la fois. Autrement dit, seuls les effets rebonds « directs » étaient évalués à partir de la surconsommation du service énergétique à l’efficacité améliorée. En revanche, les « effets rebond indirects » constituaient les angles morts de la quantification. Les dépenses des gains provenant de l’efficacité énergétique pour un autre type de service ou dans l’achat d’un bien de consommation sont un chantier d’investigations moins avancées. Très récentes et encore limitées à quelques produits, ces dernières suggèrent déjà un phénomène d’ampleur sous-estimée (Chitnis et al., 2012 ; Thomas et Azevedo, 2013).
Une première enquête sociologique sur le terrain des ménages belges
9Le projet HECoRE s’est attaché à confronter les connaissances existantes sur les effets rebonds aux faits observés chez les ménages belges (Némoz et al. 2012a). Les résultats attendus consistaient en une modélisation socio-économique de l’impact des principaux scénarios de tarifications énergétiques susceptibles d’atténuer et, si possible, de prévenir en Belgique les effets pervers d’une reprise de la demande énergétique avec des technologies plus efficaces. Les coopérations de l’économie et des sciences de l’ingénieur avec la sociologie portaient plus spécifiquement sur l’acceptabilité sociale des variations futures des prix de l’énergie. Le protocole de la recherche HECoRE diffère des approches standards des effets rebonds, en ce qu’il articule les approches techniques et sociologiques à la modélisation économique des réallocations budgétaires réalisées sur l’efficacité énergétique des nouveaux équipements.
10Pour saisir les usages énergivores au plus près de la réalité vécue par les individus, l’innovation méthodologique procède d’une organisation pragmatique de l’étude pluridisciplinaire sur la période des années 1960 à aujourd’hui. Sur ce pas de temps, porteur de progrès techniques pour les véhicules automobiles et les systèmes de chauffage en vente sur le marché belge, la panoplie des outils d’observation économique s’est enrichie du travail de recherche et de mise en forme statistiques des données relatives à l’évolution des consommations moyennes de la population sur le long terme (prix des énergies, caractéristiques sociodémographiques et économiques, niveaux d’équipement, occupation du sol, politiques et instruments). Ce soutien des sciences de l’ingénieur a été complété par une enquête qualitative auprès d’une vingtaine de ménages qui ont été rencontrés en Belgique lors d’entretiens collectifs et de récits de vie individuels.
11Au-delà de la demande d’expertise sur l’acceptabilité d’une hausse du signal-prix des consommations énergétiques, cette enquête n’a pas écarté la nécessité de penser, formuler et étudier des objets sociologiques trouvant leur raison d’être sur le terrain. Si l’état de l’art préliminaire a permis d’identifier les effets rebonds comme un « concept nomade » (Stengers, 1987), voyageant parmi les disciplines des techno-sciences de l’énergie, les échanges transfrontaliers avec la sociologie étaient davantage inédits au commencement de la recherche HECoRE en 2010. Cette posture initiale, visant à répondre à un projet formulé en amont par d’autres acteurs, ne répond que partiellement aux exigences de la recherche fondamentale. Cela étant, j’ai pu soulever de nouvelles questions de recherche sur les effets rebonds et redéfinir cet objet d’étude à partir d’une observation scrupuleuse de la réalité sociale. En confrontant les premiers résultats tirés de la méthode d’enquête qualitative au concept d’effet rebond, les hypothèses théoriques de l’économie néo-classique sur le choix rationnel se sont avérées peu cohérentes avec l’expérience quotidienne de l’efficacité énergétique chez les ménages belges. À interroger les individus, l’élasticité de la demande par rapport aux prix de l’énergie ne constitue pas l’unique facteur impliqué dans une reprise de la consommation énergétique suite à l’investissement dans des appareils plus efficaces. Plutôt que de surdéterminer le problème des comportements énergivores par des calculs individuels coûts-bénéfices, une discussion interdisciplinaire a pu être engagée pour dépasser l’assimilation de la raison à la rationalité instrumentale.
La consommation des économies d’énergie en pratiques ou l’impact systémique d’une efficacité technique largement acceptée par la société
12Il ne suffit pas de décrire et de mesurer des effets rebonds au niveau des individus pour en faire directement un objet sociologique. Il importe davantage de comprendre comment les ménages perçoivent la consommation des gains énergétiques à l’usage d’équipements plus efficients. Cette interrogation s’impose d’autant plus qu’à la fois discrète et omniprésente, la demande en énergie renvoie à énormément d’implicites, de non-dits et d’appuis qui ne reposent pas strictement sur la volonté d’en maximiser l’utilité, tant la perception d’une baisse des prix réels n’est pas unifiée, ni estimée de manière précise par les individus qui ont investi dans des technologies plus performantes. Cette intention, formulée parmi d’autres représentations recueillies auprès des ménages belges, nous a invités à reconsidérer l’amélioration de l’efficacité énergétique comme une composante des pratiques sociales, en interaction avec d’autres dimensions constitutives des activités quotidiennes (outillages, infrastructures matérielles, compétences, savoirs, procédures, routines, images et représentations symboliques).
Pratiques sociales et transition technologique pour une nouvelle approche des effets rebonds
13Dans le cadre de la recherche HECoRE, la source du renouvellement des approches des effets rebonds tient au tournant ethnographique que la sociologie a pu opérer. L’un des apports majeurs de l’enquête qualitative sur la consommation des économies d’énergie a été d’identifier la diversité des logiques et des contraintes qui éloignent les ménages belges des usages attendus par les pouvoirs publics en matière d’efficacité énergétique. Plus qu’un comportement consenti et infléchi dans une simple perspective utilitariste, les dimensions humaines et matérielles des effets rebonds ont ainsi été pensées conjointement et conceptualisées autrement (Némoz, 2011a ; 2011b ; Némoz et Wallenborn, 2012). Le courant d’analyse internationale des pratiques sociales (practice theory) a été emprunté, en partant de leur définition fondée sur la liaison active d’éléments hétérogènes, aussi bien matériels, idéels que relationnels. En ce sens, Reckwitz conçoit « une pratique » comme « un type routinier de comportement qui consiste en plusieurs éléments, interconnectés : formes d’activités corporelles, formes d’activités mentales, « choses » et leur usage, une connaissance de base ou compréhension, savoir-faire, états d’émotion et connaissance motivationnelle » (Reckwitz, 2002, p. 249). Il s’agit d’un concept intégrateur de caractère systémique qui s’inspire de nombreux auteurs en sciences humaines (Bourdieu, Mauss, Giddens, Lyotard, Taylor, Garfinkel, Latour…). Il structure aujourd’hui toute une réflexion sociologique sur les normes de confort énergétique (Shove, 2003). Dans le cas qui nous intéresse, l’analyse du changement des pratiques sociales au fur et à mesure de l’amélioration de l’efficacité énergétique des techniques a eu l’avantage d’intégrer différents éléments impliqués dans ce type d’innovation et, au départ, morcelés dans les approches de chaque discipline. Davantage perçues que la consommation domestique d’énergie, les pratiques m’ont permis en tant que sociologue de questionner le paradoxe des effets rebonds « par le bas », du point de vue de l’expérience vécue par les ménages belges. Comme le note Schatzki avec d’autres théoriciens contemporains, « le social est un champ de pratiques incorporées, matériellement entrelacées et organisées de façon centrale autour de compréhensions pratiques partagées » (Schatzki et al., 2001, p. 3). Des connaissances extraites des enquêtes sociologiques et technologiques ont dès lors été reliées entre elles pour reconsidérer l’explication économique des effets rebonds.
14La problématique soulevée peut être traitée dans son ensemble dès le moment où les impacts des nouvelles technologies sur les comportements sont envisagés dans une conception non linéaire des interactions entre les dimensions techniques et sociales et où, comme le dit Edgar Morin, « il s’agit désormais de concevoir les objets comme des systèmes » (1977). C’est même un enchevêtrement de systèmes de systèmes qui ont pu être mis en relation aux croisements des sciences de l’ingénieur et des sciences sociales. Entre production et consommation, les ressorts des effets rebonds relèvent d’une série d’institutions : réseaux industriels, connaissances scientifiques et techniques, politique sectorielle, marchés et usagers, technologie, infrastructure, culture. En ce sens, le concept de « régime sociotechnique » a été repris à la théorie des « transitions technologiques » (Geels, 2002). Au-delà de son caractère managérial, cette approche de l’innovation à travers trois niveaux imbriqués les uns aux autres nous a offert la possibilité de décrire les coévolutions entre techniques et pratiques. Né aux Pays-Bas au début des années 2000 et bien connu en Grande-Bretagne et en Europe du Nord, le cadre théorique de l’école de la Transition Management met à profit différents courants d’analyse pour reconstituer le parcours des innovations, de leur émergence dans une « niche » à leur généralisation dans un régime de développement (Geels, 2002). Des changements au sein du « paysage sociotechnique » peuvent également contribuer au développement d’innovations au niveau du régime (op. cit., 2002). Il y a là, l’ensemble des variables exogènes qui fixe le cadre des transformations possibles : politiques nationales et internationales, macro-économie, démographie, changements climatiques, évolution culturelle, etc.
Un regard sociologique sur les systèmes énergivores des pratiques de chauffage et de mobilité plus efficaces
15Appliquée à une problématique de l’énergie, traversant les frontières disciplinaires, cette approche multi-niveaux des innovations a eu l’intérêt de prendre en compte la complexité des processus en œuvre dans la diffusion des équipements de meilleure efficacité énergétique. Sur la période des années 1960 à aujourd’hui, la sociologie a ainsi pu contribuer à la compréhension de la croissance tendancielle de la demande d’énergie en matière de chauffage et de mobilité automobile en Belgique. Sous cet angle disciplinaire, la question des effets rebonds déborde les ménages pour concerner les acteurs politiques et professionnels. Leurs effets propres sur la reprise des consommations énergétiques avec des technologies plus performantes ont été distingués par l’analyse sociologique de l’action publique au prisme de ses instruments (Némoz, 2013a ; 2013b). À la différence des approches classiques en sciences politiques, ces derniers sont définis comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 13). Des effets de levier du rebond de la demande en énergie ont été ainsi décelés dans le processus multi-échelles de l’instrumentation publique en faveur de l’efficacité énergétique. Le Plan d’action de la Commission Européenne est confronté à des logiques de résistance qui dépassent la question d’un choix rationnel de la part des ménages belges. Les difficultés à changer ont été analysées plus largement et, notamment, au niveau des mesures fédérales et régionales des décideurs politiques en Belgique où nous avons repéré des effets de « dépendance de sentier » (Lascoumes, Le Galès, 2007, p. 100), de continuité nationale par la sédimentation d’une faible taxation dans les domaines de l’énergie et de l’environnement. Sur le territoire belge, la politique de prix du transport routier individuel s’avère être davantage tournée vers l’offre de véhicules de plus grande efficacité énergétique, qu’en faveur d’une maîtrise de la demande en carburant par une hausse de la taxation des pollutions. Il y a là, un pivot de compréhension du régime sociotechnique du transport qui est activement créé et reproduit par différents groupes sociaux. Les constructeurs automobiles contribuent également à cet ensemble dynamiquement stable, en réinterprétant les incitations politiques en matière de performance énergétique comme un argument de vente pour de nouveaux modèles de voitures citadines à l’étiquette verte et à la motorisation diesel.
16En 2011, 61 % des Belges déclaraient utiliser la voiture pour principal mode de transport contre 53 % des Européens1. Le nombre de voitures particulières en circulation et les distances parcourues annuellement ont doublé depuis les années 1970 (Statbel, 2010). Avec une force motrice pouvant aller à plus d’une centaine de chevaux-vapeur, un plein de carburant suffit pour faire marcher leur moteur sur des parcours de plusieurs centaines de kilomètres. Outre ces propriétés techniques, la puissance de l’innovation tient également aux politiques d’aménagement du territoire et des infrastructures associées. Le déploiement d’un réseau autoroutier entre 1965 et 1973, couramment appelé « l’âge d’or des autoroutes belges », a façonné un paysage sociotechnique propice à l’usage extensif de l’automobile en Belgique. Il en est de même pour l’éclatement urbain qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a porté la norme d’un habitat unifamilial isolé, encore représenté à l’heure actuelle par plus de 60 % des logements neufs (Dubois, 2005). En prêtant attention à l’imaginaire et aux instruments sociopolitiques, l’analyse sociologique des effets rebonds rend intelligible l’acceptabilité sociale du système de mobilité énergivore dans lequel les véhicules plus performants sont davantage utilisés. Les aspects de commodité, de gains de temps et de liberté associés à leurs pratiques ont un effet structurant en regard du contexte sociotechnique où elles s’accomplissent.
17En partant de la matérialité des espaces et de la temporalité au sein desquels les ménages sont engagés, le recueil des récits de vie quotidienne et ce, depuis les années 1960 auprès des individus les plus âgés, amène à penser l’historicité des pratiques et leurs transformations systémiques. Celles-ci procèdent de plusieurs institutions dont les relations ont progressivement tissé le lien entre efficacité technique et surconsommation individuelle de carburant (Némoz, 2013a). Qu’il s’agisse de se rendre à son travail, d’emmener les enfants à l’école ou d’aller faire des courses, tous ces déplacements ont pu être individualisés par la conduite automobile et ainsi cumulés sur de plus grandes distances parcourues en une journée. Cette combinaison successive de trajets, toujours plus « efficace » avec l’amélioration des performances énergétiques des véhicules, a pour effet une hausse des consommations de carburant au niveau des ménages belges.
18Quant au chauffage, la transition technologique vers une plus grande efficacité énergétique des chaudières en Belgique s’est opérée par le remplacement du traditionnel poêle à charbon des années 1960 en un système de chauffage central, aujourd’hui utilisé par plus de 70 % de la population2. Cette diffusion domestique s’est accompagnée à la fois d’une extension de la superficie moyenne des logements et d’une dispersion des pratiques sociales de l’énergie à l’intérieur, augmentant la consommation énergétique globale des foyers. Auparavant, le poêle à charbon fournissait la chaleur nécessaire pour se réchauffer, cuisiner, nettoyer le linge ou faire la toilette du corps. Les souvenirs de convivialité tout autant que des sensations gênantes de promiscuité ont été relatés autour de ce système de pratiques autrefois mutualisées et regroupées dans une même pièce. Ces activités ont été réaménagées dans un nouveau système de pratiques plus compartimentées avec la diffusion du chauffage central. Elles ont pu se disperser dans différentes pièces, spécialisées et, toutes chauffées, où les utilisations énergétiques de la cuisine, d’un bain, du lave-linge, voire du lave-vaisselle, peuvent à présent s’effectuer de manière séparée et simultanée.
La sociologie de l’énergie aux défis de la complexité des changements de pratiques
19La rencontre entre les approches qualitatives de l’enquête sociologique et les préoccupations quantitatives des sciences de l’ingénieur a donné lieu à de nouvelles perspectives conceptuelles dans le cadre de notre recherche sur les effets rebonds. Notre travail collaboratif autour des données longitudinales a permis de montrer les dynamiques complexes de la consommation des économies d’énergie chez les ménages belges. À l’usage d’une chaudière ou d’une voiture plus efficientes, c’est tout un système de pratiques sociales qui s’est petit à petit réorganisé. Le regard sociologique souligne l’importance des institutions dans cette transition énergétique des comportements plutôt qu’il ne les réduit à une analyse « coût-avantage » au niveau des individus. Si l’intégration de variables inédites dans le champ économique ne s’est pas produite à défaut de logiciel adapté pour leur modélisation, la capacité d’analyse de l’objet « énergie » en sociologie rend compte des dimensions plurielles qui interagissent dans le façonnement des pratiques contemporaines. Au vu des logiques systémiques, les conséquences inattendues par la maîtrise technique de la demande en énergie invitent à approfondir ce champ d’investigation au-delà d’une réflexion limitée à l’acceptabilité sociale des nouvelles technologies. Les modes de construction de la connaissance sociologique sur l’énergie vont être ici interrogés plus largement au regard des processus interactifs. En quoi permet-elle d’accéder à une meilleure compréhension des dynamiques de changements appelés dans nos sociétés et des phénomènes d’inertie rencontrés ? Quelles approches la sociologie de l’énergie peut-elle apporter à des pratiques d’apprentissage nouveau en la matière ?
Le potentiel heuristique d’une spécialisation sociologique sur l’énergie
20En tant que champ scientifique, la sociologie de l’énergie se structure aujourd’hui. En témoignent les premières Journées Internationales qui lui ont été spécifiquement consacrées en octobre 2012 à Toulouse qui offrent l’occasion de poursuivre la discussion épistémologique, en identifiant les opportunités et les défis d’une spécialisation disciplinaire sur les questions énergétiques. Dans quelle mesure ce mouvement récent dans le monde du savoir peut contribuer à un progrès de la connaissance des plus prometteurs ? Les attentes de nos sociétés imprégnées des valeurs de la révolution industrielle se sont portées traditionnellement sur les sciences physiques et techniques dans les domaines de l’énergie. Si cette domination scientifique n’est pas absente de la feuille de route fixée par l’Union européenne à la transition énergétique, la controverse émergente autour des effets rebonds est significative des incertitudes environnementales, les solutions technologiques en termes d’efficacité pouvant engendrer d’autres problèmes de surconsommation. En l’occurrence, le « pouvoir analytique » de la sociologie consiste à dépasser la dimension abstraite de l’explication par la rationalité économique des usagers et à la repenser de manière radicale à travers les pratiques empiriques et les théorisations.
21Des systèmes énergivores, il ne ressort pas exclusivement un rapport particulier à l’économie. La diversité des rapports sociaux repérés touche aussi bien au politique, à la technique, à l’espace, qu’au temps, au corps, ou à la famille… L’apport d’une sociologie de l’énergie réside dans cette approche transversale qui inclut d’autres champs existants au sein de la discipline pour appréhender l’ensemble des enjeux énergétiques. L’intérêt est de pouvoir ainsi comprendre la complexité des verrous au déploiement d’une société plus économe vis-à-vis de ses ressources fossiles. L’innovation n’est dès lors plus analysée sous la forme linéaire d’une chaîne de la production vers la consommation (Némoz, 2012). Dans le secteur résidentiel, ma thèse en sociologie a mis en perspective la dimension systémique, fondée sur des processus interactifs entre les modes de régulation qui soutiennent la diffusion de bâtiments écologiques et les différents niveaux d’appropriation par les professionnels comme chez les habitants (Némoz, 2009). La promotion de nouvelles formes d’habitat n’est pas neutre socialement car les acteurs ne partagent pas les mêmes marges de manœuvre pour changer leurs pratiques, ce qui peut renforcer les inégalités socio-économiques et culturelles.
L’enquête sociologique comme approche critique et pragmatique de la transition énergétique
22Une spécialisation accrue de la sociologie dans le champ pluridisciplinaire de l’énergie ne se limite pas à enrichir des connaissances lacunaires sur le plan épistémologique. Elle a une portée critique, comme le montre notre étude du cas des effets rebonds. Les conclusions de l’enquête sociologique rompent à la fois avec l’idée d’un déterminisme technologique de la transition énergétique et la prétention hégémonique du courant de pensée néo-classique en sciences économiques. Ce faisant, de nouvelles pistes de recherche interdisciplinaire ont pu être entreprises face aux défis de changement des pratiques énergétiques. D’une part, le projet HECoRE a inspiré une poursuite des efforts de modélisation, associant sciences dures et sciences humaines, autour de diverses formes de tarification énergétique appliquée aux ménages3. En France, une hausse croissante des prix de l’énergie est la voie explorée et annoncée par les politiques de transition énergétique. Elle n’est pas sans risques en termes de justice sociale. En Belgique, une évaluation participative et prospective des impacts indésirables sur les situations de vie des citoyens les plus vulnérables a été menée (Bauler et al. 2011). Les limites, précédemment identifiées autour de ce type de mesure de responsabilisation des individus ont été corroborées du point de vue de la justice distributive, environnementale, intra et intergénérationnelle, ou de l’accès équitable aux biens de première nécessité (op. cit. 2011, p. 31-40). Au même protocole d’examen méthodique, j’ai soumis une approche collective et locale de la rénovation thermique des bâtiments (op. cit. 201, p. 53-66). Plus inhabituelle, cette démarche territorialisée d’amélioration de l’efficacité énergétique rue-par-rue a été recommandée par les acteurs-clés du secteur belge. Outre la perspective d’une diminution massive des émissions de gaz à effet de serre et de la dépendance énergétique, ces derniers ont entrevu l’opportunité de soutenir la participation des locataires, des propriétaires et des professionnels démunis par l’implémentation de dynamiques citoyennes et d’économies d’échelles.
23Dans ce renouvellement des connaissances et des représentations collectives des futurs possibles des systèmes énergétiques, la sociologie peut jouer un rôle transdisciplinaire. Celui-ci consiste à réaliser des enquêtes scientifiques en collaboration avec plusieurs disciplines, tout en adoptant une approche participative des acteurs visés par ces analyses. Alors que de nouvelles formes intégrées d’aménagement du territoire suscitent encore des incertitudes quant à leur faisabilité, la multiplication de clusters autour des questions énergétiques inaugure des terrains d’expérimentation et de recherche sociologique4.
Conclusion
24Les résultats tirés de l’étude du cas des effets rebonds montrent l’intérêt de ne pas réduire la sociologie de l’énergie à un rôle instrumental pour surmonter les problèmes d’acceptabilité sociale des nouvelles technologies. D’après l’enquête menée auprès des ménages belges, la consommation des économies d’énergie réalisées avec des équipements plus performants n’est pas seulement une question de comportements rationnels de la part des individus. Le paradoxe économique s’explique plus largement par une transition sociotechnique des systèmes de pratiques énergétiques. Leurs reconfigurations énergivores à partir d’usages, pourtant plus efficaces lorsqu’ils sont examinés indépendamment, se comprennent au regard d’une série d’institutions qui ont progressivement transformé les relations quotidiennes de nos sociétés avec l’énergie.
25Dans ce champ de recherche pluridisciplinaire, les modes de construction de la connaissance sociologique s’étayent au-delà des raisonnements conduits en laboratoire, sur le terrain et ses conditions réelles d’introduction de plus grandes performances énergétiques. C’est sur ce fondement empirique que repose le potentiel heuristique de la discipline. Il permet à ses analyses d’être en prise avec les différents processus qui façonnent les dépenses énergétiques des ménages, non pas dans un déterminisme strictement technologique de la production vers la consommation, ni dans une logique exclusivement utilitariste de calculs individuels des coûts et des bénéfices, mais à travers les interactions concrètes entre les formes de régulation de la diffusion des nouvelles techniques, les modes d’intégration chez les professionnels et les niveaux d’appropriation domestique.
26Entre réflexivité et engagement social à l’égard des défis complexes d’un changement systémique des pratiques, les approches sociologiques de l’énergie se caractérisent ainsi par le projet scientifique d’apporter un savoir issu de la société et destiné à la société. La structuration d’un nouveau champ en la matière paraît dès lors résolument inclusive. Elle intègre de manière transversale d’autres champs existants au sein de la discipline, dans un travail collaboratif entre les sciences dures et les sciences humaines, autant que dans un dialogue concret avec les acteurs concernés par l’analyse.
Notes de bas de page
1 1 Source : sondage Eurobaromètres (mars 2011)
2 Source : Direction Générale Statistique et Informations Economiques, http://www.belgium.be/fr/economie/informations_economiques/statistiques/, consulté en février 2011.
3 Source : Laboratoire Interdisciplinaire des Energies de Demain, Université Paris Diderot, http://www.lied-pieri.univparis-diderot.fr, projets scientifiques consultés en octobre 2012.
4 La Chaire internationale sur les éco-innovations à l’Université de Versailles Saint-Quentin anime l’un de ces groupes d’acteurs inter-reliés entre le monde académique et celui de l’entreprise, avec des partenaires tels qu’Alstom, GDF SUEZ, Italcementi, Saur et la SNCF. En tant que sociologue et enseignant-chercheur associé depuis 2012, mon savoir-faire en matière d’enquêtes a été sollicité sur deux projets pilotes pour la transition énergétique des pratiques de mobilité. L’une des recherches-actions pluridisciplinaires et partenariales s’articule autour d’un démonstrateur de technologies Smart Grids dont la production locale d’énergie renouvelable par les panneaux photovoltaïques des bâtiments universitaires vise à alimenter un service local et partagé de véhicules électriques entre les sites du campus périurbain (projet « Smart Campus », 2012-2015). L’enquête sociologique porte sur les usages de ce nouveau système « véhicule – infrastructure – réseau », expérimenté par le personnel, ainsi que sur les modalités de coopération entre concepteurs et gestionnaires. L’objectif est d’identifier notamment les besoins en compétences dans les métiers actuels et de demain liés aux changements de pratiques énergétiques. Les connaissances en sociologie sont particulièrement recherchées en amont des grands projets technologiques. Dans celui mené par la Chaire sur « l’éco-gare du futur » (2012-2016), la sociologie de l’énergie et ses méthodes d’investigation font partie des enseignements transmis à la formation professionnelle qui participe à la définition du prototype. Auprès des étudiants en master international de management des éco-innovations (master ECO-INNOV, Université de Versailles Saint-Quentin), je m’emploie ainsi à soulever la question systémique de l’appropriation par les acteurs afin que les enjeux ne soient pas abordés à la marge.
Auteur
Chaire internationale Eco-Innov, Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Enseignant-chercheur de la Chaire internationale sur les éco-innovations à l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université Paris Descartes – Sorbonne, elle a effectué un post-doctorat à l’Institut de Gestion en Environnement et d’Aménagement du Territoire de l’Université Libre de Bruxelles. Ses recherches portent sur les processus d’innovation environnementale et les mutations des pratiques sociales à différentes échelles territoriales. En France et à l’international, elle a publié sur la réforme écologique des pratiques de construction et d’habiter, les effets rebonds de l’efficacité énergétique, ainsi que sur les modes de gouvernance de la ville durable et la justice sociale.
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