Les performances énergétiques des habitations et les travaux de rénovation
Une approche par les théories des pratiques sociales
p. 217-226
Texte intégral
Introduction
1Les théories des pratiques sociales sont de plus en plus utilisées en sociologie de la consommation de l’énergie, spécialement depuis 2005, année durant laquelle A. Warde (2005) en publia une synthèse théorique qui en montrait aussi tout le potentiel pour les études en sociologie de la consommation. B. Halkier et al. (2011, p. 5) notent d’ailleurs que « Peut-être que l’application la plus vigoureuse des répertoires théoriques des pratiques se trouve dans les interstices entre les technologies, les compagnies fournissant l’eau ou l’énergie, la consommation de ressources et la problématique du développement durable. » En effet, de nombreuses recherches empiriques qui se basent sur ce cadre théorique portent sur des pratiques qui requièrent la consommation d’énergie, comme celles de la mobilité quotidienne (Warde, 2005 ; Bartiaux, 2013 ; Friis et Gram-Hanssen, 2013), les pratiques visant à réguler le confort thermique des maisons (Gram-Hanssen 2010a, 2011 ; Bartiaux, 2008 ; Bartiaux et al., 2014), ou plusieurs pratiques ayant un effet moindre sur l’environnement (Connolly et Prothero, 2008 ; Hargreaves, 2012 ; Bartiaux et Reátegui Salmón, 2012). T. Hargreaves (2011) a également utilisé les théories des pratiques sociales dans son étude par observation participante sur les changements pro-environnementaux dans une entreprise.
2Cette contribution poursuit deux objectifs : présenter ces théories des pratiques sociales, puis en illustrer la pertinence par une étude empirique auprès de propriétaires de maisons sur les labels et les rénovations qu’ils ont effectuées ou non pour en réduire la consommation d’énergie. Ces objectifs feront chacun l’objet d’une section dans les pages qui suivent, avant qu’une conclusion ne systématise les résultats obtenus.
3Le cadre de la recherche empirique est la Wallonie, la région francophone du sud de la Belgique. En effet dans ce pays, la plupart des compétences liées à l’énergie sont attribuées aux Régions. Cette recherche vise les maisons unifamiliales et ne prend pas en compte les appartements.
Les théories des pratiques sociales : une synthèse
4Les théories des pratiques sociales se basent sur les travaux de Bourdieu sur les pratiques et les habitus (1972, 1980, 1994) et sur la théorie de la structuration de Giddens (1984), en en reprenant notamment le rôle-clé des routines dans la structuration des sociétés. On parle généralement des théories des pratiques sociales, au pluriel.
5La théorie des pratiques sociales la plus complète fut formulée par T. Schatzki (1996) et complétée par A. Reckwitz (2002a). Ces contributions substantielles sont très bien résumées dans l’article d’A. Warde (2005). Dans son livre intitulé “Social Practices”, T. Schatzki (1996) souligne l’importance de l’influence que Wittgenstein a exercée dans ce nouveau courant de pensée, en se démarquant des dichotomies habituelles comme le holisme par rapport à l’individualisme, la structure par rapport à la capacité d’action (‘agency’), le niveau macro par rapport au niveau micro et l’esprit par rapport à l’action. T. Schatzki se distancie donc clairement des théories individualistes qui « problématisent tout aspect de l’existence sociale comme de simples interrelations entre individus » (Schatzki, 1996, p. 1).
Les apports de T. Schatzki et d’A. Reckwitz
6Pour T. Schatzki (1996, p. 89), une pratique est soit une performance, soit une entité coordonnée, c’est-à-dire « une connexion de faires et de dires se déployant temporellement et dispersée spatialement » avec des « composantes-clés de cette connexion identifiées par Schatzki qui lient les faires et les dires dans le but de constituer une pratique » (Warde, 2005, p. 139). C’est surtout dans ce deuxième sens de « connexion de faires et de dires » que le terme de pratique est utilisé dans les études citées plus haut, et qu’il le sera ici. T. Schatzki identifie trois composantes-clés de cette « connexion de faires et de dires » : les connaissances (‘know-how’) et routines, les règles institutionnalisées et les structures téléo-affectives, que T. Schatzki définit ainsi : « les fins, projets, tâches, objectifs, croyances, émotions et humeurs » (1996, p. 89).
7La nature et le nombre de ces composantes-clés sont discutés et K. Gram-Hanssen (2010b) a synthétisé ces débats. Plusieurs auteurs en effet ont souligné la pertinence d’intégrer une autre composante-clé de cette « connexion de faires et de dires », à savoir la structure matérielle, les produits disponibles et les arrangements techniques, comme A. Reckwitz (2002b), E. Shove et M. Pantzar (2005), M. Watson et E. Shove (2008), H. Wilhite (2008, 2010), K. Gram-Hanssen (2010a, 2010b, 2011), et T. Schatzki (2010) lui-même. Cette composante technique paraît spécialement pertinente dans les études de sociologie de l’énergie et je considérerai donc ici ces quatre composantes-clés d’une pratique, comme K. Gram-Hanssen (2010a) le préconise.
8T. Schatzki et A. Reckwitz soulignent tous deux le caractère collectif des pratiques. A. Reckwitz (2002a, p. 249-250) explique que « le simple individu – considéré comme un agent corporel et mental – agit alors comme un “porteur” (Träger) d’une pratique – et, en fait, de beaucoup de pratiques différentes, pratiques qui ne doivent pas être coordonnées l’une avec l’autre. » De plus, « comme il existe une diversité de pratiques sociales, et que chaque agent effectue une multitude de pratiques sociales différentes, l’individu est le point unique de croisement de pratiques, de routines corporelles-mentales. » (p. 256) Ces pratiques sont sociales, et comme le dit Reckwitz (2002a, p. 250), « dire qu’une pratique est sociale est en effet une tautologie : une pratique est sociale, puisque c’est un “type” de comportement et de compréhension qui apparaît en des lieux différents et à différents moments et est effectuée par différents corps/esprits. »
9Les théories des pratiques sociales considèrent donc les individus comme des porteurs de pratiques, un paradigme « incommensurablement différent » selon E. Shove (2010, p. 1279) de celui des théories économiques, de psychologie sociale et environnementale, qui considèrent les individus comme des agents de changement qui posent des choix, le plus souvent rationnels. Cette vue individualiste est pourtant centrale dans la plupart des politiques climatiques, comme le dénonce avec virulence E. Shove (2010, p. 1274) : « la politique – telle qu’elle est configurée actuellement – est incapable d’aller au-delà de l’ABC – pour rendre compte du changement social où “A” représente l’attitude, “B”, les comportements [behaviours en anglais], et “C”, le choix ». De même, T. Hargreaves (2011, p. 80) pense que l’accent mis sur des « consommateurs souverains » est bien « en concordance avec l’économie politique néolibérale » qui se refuse à planifier « des changements plus fondamentaux et structurels de la société ».
Pratiques dispersées et pratiques intégratrices
10T. Schatzki (1996, p. 91 et sq.) fait une distinction importante entre pratiques dispersées et pratiques intégratrices et j’y aurai recours dans ce chapitre. Selon lui, une pratique dispersée est « un ensemble de faires et de dires reliés principalement, et d’habitude exclusivement, par la compréhension de cette pratique (…) [soit] la compréhension de ce qu’ils [les faires et les dires] expriment. » (p. 91). Cette compréhension recoupe la capacité de savoir comment faire. Il donne les pratiques suivantes comme exemples de pratiques dispersées : « décrire, donner des ordres, suivre des règles, expliquer, questionner, faire des rapports, examiner et imaginer » (Ibid.). Cette compréhension se compose toujours de la capacité de (ou « le savoir comment faire pour ») poser les actes de telle pratique (par exemple décrire ou poser des questions) et « la capacité d’identifier et d’attribuer telle pratique, à la fois dans son propre cas et dans celui des autres ». La capacité « d’initier ou de répondre » à telle pratique est requise pour les pratiques dispersées pour lesquelles « existent des manières établies d’initier ou de répondre à un type d’action donné », comme dans les pratiques de « questionner, donner des ordres, saluer, décrire et faire des rapports, pour lesquelles [respectivement] répondre, obéir, rendre une salutation et demander une description ou un rapport ont un commencement et des réponses établies », ce qui n’est pas le cas d’une pratique comme celle de suivre une règle (Ibid.).
11D’autre part, T. Schatzki (1996, p. 103) définit une pratique intégratrice comme « un ensemble de faires et de dires liés par des compréhensions, des règles explicites et une structure téléo-affective. » Mais ces composantes-clés reliant faires et dires ne doivent pas être les mêmes qui régissent tous les comportements en cause. En effet, certains comportements sont « liés avec les mêmes composantes-clés d’organisation de la pratique, d’autres [le sont] par l’intermédiaire des interrelations et des références croisées entre ces composantes-clés » (Ibid.). Il explique ensuite que les comportements liés à une pratique sont souvent reliés causalement dans l’organisation de la pratique. Ces pratiques intégratrices sont « des pratiques plus complexes que l’on trouve dans des domaines particuliers de la vie sociale et qui en sont constitutives » (Schatzki, 1996, p. 98) et il donne comme exemples les pratiques agricoles, les pratiques culinaires et les pratiques d’entreprises. À noter qu’E. Shove et al. (2012) appellent ces pratiques intégratrices des « complexes de pratiques ».
12Pour le sujet qui nous occupe dans ce chapitre, je considérerai que l’aménagement d’une maison est une pratique intégratrice, suivant en cela M. Watson et E. Shove (2008), et discuterai dans la conclusion la question de savoir si faire (faire) des travaux dans sa maison pour en réduire la consommation d’énergie est à considérer comme une pratique intégratrice ou non.
Développements récents
13Comme indiqué au début de ce chapitre, de nombreuses études empiriques ont été réalisées depuis 2005 qui utilisent un cadre conceptuel dérivé des théories des pratiques sociales. L’opérationnalisation de ces théories peut poser des problèmes méthodologiques, mais ce n’est pas l’objet de ce chapitre d’en débattre.
14Comme beaucoup de ces recherches empiriques sont liées à la thématique du développement durable, un développement majeur des théories des pratiques sociales est l’étude des processus de changement de pratiques, en matière de consommation d’énergie par exemple. Si T. Schatzki (1996) et A. Reckwitz (2002a et b) sont plutôt silencieux sur ce thème des changements de pratiques, A. Warde (2005, p. 140) remarque pourtant que « l’implication principale d’une théorie de la pratique est que les sources des changements de comportements se situent dans le développement des pratiques-mêmes ».
15À cet égard, il faut saluer la parution du livre intitulé « The dynamics of social practice » coécrit par E. Shove, M. Pantzar et M. Watson (2012). Ces auteurs (Shove et al., 2012, p. 163) conceptualisent le changement de pratique par plusieurs processus : « la distribution et la circulation [d’objets ou d’infrastructures] matériels, de compétences et de significations » (soit trois des composantes-clés d’une pratique présentées ci-dessus – ces auteurs ne prenant pas en compte la composante-clé des règles institutionnalisées), la reconfiguration des « relations entre pratiques », la recomposition des « carrières de pratiques et de ceux qui les portent » et le « fait de forger et de briser certains des liens, des relations, des réseaux et des partenariats impliqués ». Le pouvoir n’est pas absent de leur analyse qu’ils présentent comme « foucaldienne » (p. 136), par « l’ordonnancement et la gestion de la connaissance », et les changements dans les circuits de reproduction « faussés et biaisés par des schémas d’inégalité » (p. 116-117).
16Une autre voie de développement des théories des pratiques sociales concerne le statut à donner aux proches dans le maintien de pratiques, ou leur changement. Ce thème est lui aussi très peu abordé par T. Schatzki (1996) et A. Reckwitz (2002a et b). T. Hargreaves (2012) propose d’utiliser le concept développé par É. Wenger (2000) de « communauté de pratique » : ce concept vise à rendre compte du fait que tous les membres d’une communauté de pratique partagent les mêmes buts et un répertoire commun, et collaborent pour effectuer une pratique. Cependant, l’étude empirique auprès de ménages anglais de T. Hargreaves (2012) met en lumière les négociations et les conflits qui surviennent lorsqu’il est question de changer une pratique. Le concept de « communauté de pratique » semble donc irénique et peu opérationnel pour étudier ces dynamiques familiales.
17M. Truninger (2011), quant à elle, propose d’intégrer les théories des pratiques sociales avec la théorie des conventions (Boltanski, Thévenot, 1991) et en particulier avec le régime de familiarité, dans lequel les composantes-clés d’une pratique sont liées à un niveau plus interpersonnel et localisé. Cette voie s’avère prometteuse. Par ailleurs, F. Bartiaux et L. Reátegui Salmón (2014) forgent le concept de « pratique compensatoire » pour rendre compte d’une pratique dans un domaine mise en œuvre par un membre dévoué du ménage pour compenser une pratique d’un autre domaine effectuée différemment par un autre membre de la famille (par exemple, des mères de famille attachées à la cause environnementale prennent les transports en commun pour compenser les longues douches de leurs adolescents).
18Ces deux directions récentes – l’étude des changements de pratiques et celle du rôle des proches – ont toute leur importance dans l’étude empirique qui est présentée ci-dessous.
Une étude empirique sur les labels et les rénovations énergétiques en Wallonie
19Une recherche qualitative a été menée en 2009-2011, au cours de laquelle 23 entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1996) ont été réalisés avec des propriétaires de maison1. Ces entretiens ont été effectués par des étudiants-travailleurs spécialement formés pour maîtriser cette technique. Ces entretiens compréhensifs ont duré entre 45 minutes et 2 heures et ont été intégralement retranscrits. Les prénoms sont des pseudonymes. Les caractéristiques des répondants comme leur âge ou leur profession ne sont pas toujours signalées pour chaque extrait d’entretien utilisé, dans l’analyse qui suit, afin de protéger l’anonymat de ces personnes car elles ont presque toutes bénéficié d’au moins un subside de la Région Wallone, et elles sont donc reprises dans des banques de données administratives. Comme le recommande J.-C. Kaufmann (1996, p. 48), nous appellerons « informateurs » ces personnes interrogées pour rendre manifestes l’intérêt de leur expérience pour la recherche et leur bonne connaissance « de l’intérieur » du sujet de cette recherche.
20Nos informateurs sont de deux types. Un premier groupe est composé de onze personnes qui ont fait faire à leurs frais un audit énergétique de leur maison en 2007, à l’époque où cette évaluation n’était pas obligatoire. Ces informateurs sont de condition plutôt aisée, tous sauf un ont un diplôme universitaire et leur âge varie entre 30 et 65 ans. Leurs coordonnées, ainsi que les résultats de l’audit énergétique, ont été enregistrés par l’administration compétente de la Région Wallonne, qui a envoyé un courrier électronique à ces personnes en leur demandant de nous contacter si elles acceptaient de réaliser avec nous un entretien qui serait par la suite rendu anonyme. Parmi les personnes qui ont répondu favorablement, nous avons sélectionné celles dont la maison avait reçu des labels énergétiques défavorables, afin de savoir comment les recommandations avaient été reçues et mises en œuvre, le cas échéant. À l’époque, l’audit énergétique donnait lieu à trois labels : un pour l’enveloppe de la maison, un pour le système de chauffage et un pour la production d’eau chaude sanitaire.
21Le deuxième groupe d’informateurs comprend douze autres propriétaires récents qui ont acheté leur maison deux à cinq ans avant l’enquête et y résident : tous ces informateurs sauf un ont vécu durant au moins une saison complète de chauffe (durant l’hiver 2009-2010 qui fut rigoureux) dans leur nouvelle habitation, et ont pu disposer de cette période pour envisager des travaux de rénovation, voire les réaliser. Ces personnes ont été trouvées via au moins un intermédiaire, presque toujours différent pour chaque informateur. Les caractéristiques socioéconomiques de ces personnes ont été expressément diversifiées pour recouvrir la variété des situations de vie qui conduisent à l’achat d’une maison : familles biparentales, dont une famille recomposée, familles monoparentales suite à un divorce ou une séparation (avec hébergement égalitaire ou non des enfants), ou un veuvage, couples, et personnes vivant seules, ayant été mariées auparavant ou non. Les âges sont cependant moins différenciés que dans le premier groupe – tous ces informateurs sauf un ont moins de cinquante ans – puisqu’il est peu fréquent en Belgique d’acheter une maison pour y résider après cet âge.
22Tous les informateurs de ces deux groupes sont occupés à rénover leur maison petit-à-petit, sauf deux : l’un a fait des travaux importants il y a des années, l’autre a acheté une maison rénovée peu de temps avant sa mise en vente.
23La présentation des résultats de cette enquête qualitative est structurée ci-dessous par les quatre composantes-clés qui soutiennent toute pratique, à savoir la composante matérielle, les règles institutionnalisées (soit ici, les instruments de politique énergétique visant les ménages), les connaissances et les routines (comportementales et mentales), et la structure téléo-affective. Auparavant, un premier paragraphe présente les pratiques effectuées par nos informateurs en matière de rénovation énergétique2. Dans la conclusion, je reviendrai sur la question de savoir si ces divers travaux de rénovation énergétique peuvent être considérés comme une pratique en tant que telle, que l’on pourrait appeler « la » pratique de rénovation énergétique.
Les pratiques des ménages wallons en matière de rénovation de leur habitation
24Ces pratiques sont très diversifiées puisqu’elles varient d’une remise en peinture à la transformation complète des espaces intérieurs, comme pour cet homme vivant seul :
« Mon idée de départ, c’était d’abattre tout l’intérieur. Donc je voulais refaire une nouvelle maçonnerie intérieure. Complète. Euh… C’étaient des planchers en bois, je ne voulais plus de planchers en bois. Je voulais des planchers en béton. Redisposer les pièces comme je voulais le faire. (Rire.) Voilà. » (Franck, informaticien, 40 ans)
25Parmi les travaux liés à la consommation d’énergie, celui qui est le plus souvent cité et effectué par nos informateurs est le remplacement des châssis et des vitrages ; l’isolation du toit vient en second lieu. Mais cet ordre est peut-être dû au hasard vu la taille relativement restreinte de notre échantillon.
26Les informateurs qui ont fait faire un audit énergétique de leur maison ont entrepris des rénovations énergétiques plus diversifiées que les nouveaux propriétaires de l’autre groupe, comme l’installation de panneaux solaires thermiques ou photovoltaïques, et l’isolation des murs extérieurs de leur habitation. Mais cette observation ne devrait pas être interprétée trop vite comme un résultat de l’audit énergétique puisque les informateurs de ce groupe sont plus riches que ceux de l’autre groupe, habitent depuis plus longtemps dans leur maison qui est en moyenne de meilleure qualité et sont plus intéressés par les questions liées à l’énergie. Cependant, l’audit énergétique a joué un certain rôle, notamment en les informant sur des travaux encore rarement entrepris en Wallonie comme l’isolation des murs extérieurs, même si, comme on le verra plus loin, plusieurs informateurs sont réticents à admettre ce rôle.
Parc immobilier, techniques et produits
27En Wallonie, le parc immobilier se compose à 87 % de maisons, dont la date de construction est généralement ancienne : 31 % des maisons datent d’avant 1900 et seulement 16 % des maisons ont été construites après 1981. Deux informateurs ont d’ailleurs dit qu’ils avaient acheté une « ruine », et deux autres n’ont pas osé utiliser ce terme qui était pourtant approprié. Une autre mentionne que sa maison date « du xvie ou du xviie siècle ». Comme tout est relatif, une autre personne encore trouve que sa maison était « bien et pas trop vieille puisqu’elle a été construite aux environs de 1954 ». Il y a plusieurs anciennes fermes dans l’échantillon.
28En Wallonie, deux tiers des adultes de 18 à 79 ans sont propriétaires de leur logement. En général, la plupart des candidats acquéreurs d’une maison cherchent à trouver un équilibre entre le prix du bien et la quantité de travaux à y réaliser, sauf si la maison a déjà été rénovée. Un troisième critère est la proximité d’une gare et/ou d’une autoroute. Notre plus jeune informateur, un chauffagiste de 25 ans, résume bien la situation :
« Oui on s’est posé des questions : est-ce que c’était le bon endroit ? Est-ce que c’était la bonne maison ? Faut dire qu’on démarrait tous les deux dans la vie et acheter une maison, bah c’est pas évident. Celle-ci, on l’a eue à un bon prix, il y avait énormément à faire dedans, enfin, il y avait tout à refaire dedans. »
29Ce parc immobilier très ancien présente donc un potentiel important d’économie d’énergie, estimé à 32 % dans une autre étude effectuée en 2004-2005 (Bartiaux et al., 2006, p. 99). Cependant, cette recherche a montré que toutes les rénovations énergétiques ne conduisent pas nécessairement à des économies d’énergie, comme dans le cas suivant :
« Donc globalement on peut dire que… on va isoler [le toit et le mur Nord] pour euh… consommer toujours la même chose mais pouvoir chauffer un peu plus. » Il venait pourtant de dire que lors de leur visite de la maison, toujours habitée par les propriétaires précédents, un couple de personnes très âgées qu’il « faisait vraiment super chaud » et qu’ils « devaient peut-être consommer quatre mille ou cinq mille litres de mazout, quoi. Enfin ils consommaient, à mon avis, deux fois plus que nous. » (Arnaud, fonctionnaire, 29 ans)
30En ce qui concerne les techniques et matériaux d’isolation des toits, plusieurs informateurs font écho de conseils contradictoires :
« On a eu des avis aussi un petit peu… différents… au niveau de la… l’épaisseur de l’isolation nécessaire ou… Euh… oui ce qu’il fallait refaire ou pas refaire. Enfin oui, heu-heu, au niveau du toit, c’était finalement le plus difficile. (…) Il y en a encore beaucoup qui ne connaissent pas [l’isolation à la cellulose]. » (Bénédicte, enseignante, 35 ans)
« Ben disons que par rapport aux matériaux d’isolation justement, il y a… il y a pas mal d’avis sur la question. Beaucoup d’avis… là… là j’ai plus d’avis contradictoires par exemple, que… que pour les châssis. Sur euh… la laine de verre, le chanvre, euh le polystyrène extrudé… euh et cætera et cætera. » (Arnaud, fonctionnaire, 29 ans)
Les règles institutionnalisées : quel effet des labels de performance énergétique ?
31En Wallonie, la directive européenne sur les performances énergétiques des bâtiments est complètement implémentée dans la législation depuis le 1er juin 2011 et un certificat de performance énergétique est obligatoire depuis cette date pour toute mise en vente ou en location de bâtiment d’habitation (maison ou appartement). La première page (d’un minimum de quatre pages) du certificat de performance énergétique se trouve en annexe de ce chapitre et est discutée plus loin.
32Parmi les onze informateurs du premier groupe qui ont fait faire à leurs frais un audit énergétique de leur maison en 2007, seulement quatre (deux femmes, un homme et un couple) parlent de l’audit énergétique comme étant principalement à l’origine des rénovations qu’ils ont entreprises. Les sept autres informateurs manifestent des réticences pour reconnaître qu’ils ont eu besoin d’aide dans cette matière très technique, même si finalement, ils admettent que cet audit énergétique leur a fait connaître des possibilités d’isolation dont ils n’avaient pas entendu parler, en particulier pour l’isolation des murs extérieurs, du sol ou du plafond de la cave. L’extrait suivant illustre bien ces réticences : ce juriste, pourtant loquace et très à l’aise durant l’entretien, hésite avant d’admettre qu’il a fait procéder à une telle évaluation :
« Donc je crois que j’ai… j’ai fait à peu près tout ce qu’il y avait à faire à ce jour. La seule chose qu’on pourrait encore éventuellement faire, heu… parce que j’ai fait faire un… un audit énergétique… de la maison aussi, c’est comme ça que j’ai su ce qui était intéressant : c’était l’isolation des murs, heu…, le plafond et… la chaudière. (Grande respiration.) Heu… c’est d’isoler éventuellement le… le plafond de la cave. » Et plus tard dans l’entretien : « Pour le moment, je préfère dépenser mon argent à aller jouer au golf. » (Pol)
33Les sept informateurs qui étaient suffisamment intéressés par les économies d’énergie pour payer un audit énergétique de leur maison parlent plus volontiers de cet audit quand ils sont invités par l’enquêteur à raconter les rénovations liées à l’énergie qu’ils n’ont pas faites, plutôt que celles qu’ils ont fait réaliser. Un informateur a même dit qu’aucun audit énergétique n’avait été fait pour sa maison ! Mais des contrôles de cohérence ont prouvé le contraire. Un autre exemple explique aussi ce facteur d’identité. Un informateur, ingénieur de profession, a isolé lui-même le toit de sa maison, après avoir pris conseil auprès d’un vendeur qu’il connaissait et à qui il faisait confiance et auprès d’autres connaissances. Mais l’auditeur lui a montré que le travail n’était pas fait correctement (l’isolant était posé du mauvais côté) et devait être refait, ce qui n’était pas encore le cas au moment de l’entretien (deux ou trois ans après l’audit énergétique).
34Ce facteur d’identité avait déjà été mis en évidence par K. Gram-Hanssen et al. (2007, p. 2885) pour le Danemark et la Belgique : « Si suivre les recommandations s’inscrit bien dans l’expression identitaire des personnes interrogées ou concorde avec les projets du ménage pour la maison, il [l’audit énergétique] peut amener l’activité [de rénovation énergétique recommandée] ». Les propriétaires veulent être les maîtres d’œuvre des travaux et n’entendent pas être dépossédés de ce rôle par un auditeur en énergie ! L’impact des règles institutionnalisées est donc à relativiser.
35L’analyse critique de ces règles institutionnalisées, en particulier des hypothèses implicites du calcul standardisé du label énergétique, soulève la question de la méthode de calcul de ce label dans le Certificat de Performance Énergétique : par m2 (ce qui favorise les logements plus grands) ou pour le logement entier (ce qui favoriserait les plus petits logements). Sur sa première page en effet (voir l’annexe), le Certificat de Performance Énergétique Wallon indique les deux chiffres pour la consommation totale d’énergie primaire par an, donc en kWh/an et en kWh/m2/an. Cependant, à la fois le label général et le premier smiley, qui évalue l’enveloppe du logement, sont tous les deux calculés en divisant la consommation totale d’énergie primaire par année par le nombre de m2 utilisables dans le logement.
36Cette façon de calculer le label et le smiley pour l’enveloppe peut donc rendre la comparaison plus difficile entre plusieurs habitations, puisqu’elle devrait comparer les chiffres de consommation totale d’énergie primaire par an de ces différentes habitations, qui sont très probablement de tailles différentes. On peut donc se demander si les propriétaires potentiels d’un logement et les agents immobiliers comprennent cela lorsqu’ils tentent d’estimer quelle pourrait être la consommation d’énergie d’un logement. La facture énergétique ne sera pas divisée par le nombre de m2 utilisables dans le logement ! En outre, le smiley pour l’enveloppe peut très bien décourager les rénovations relatives à l’énergie dans les logements plus grands, puisque pour une consommation annuelle d’énergie primaire donnée, le smiley est d’autant meilleur lorsque le logement considéré est grand.
37Comme les recherches en sociologie le montrent, « d’un point de vue social, les labels n’ont aucune signification par eux-mêmes – ils doivent être remarqués et interprétés par les acteurs dans des termes socialement significatifs. Le processus pertinent n’est pas tellement le dépassement de l’ignorance, mais la création active de nouvelles compréhensions partagées. » (Shove et al., 1998, p. 306).
38Dans le sous-échantillon d’informateurs qui n’ont pas fait évaluer les performances énergétiques de leur maison, plusieurs propriétaires ont bénéficié gratuitement d’une sorte d’évaluation légère lorsqu’ils postulaient à un prêt spécial ou à un subside (« pour la réhabilitation » de maisons anciennes). Ils ont reçu une liste de travaux liés à l’énergie adaptés à leur maison et obligatoires car liés au prêt ou au subside.
39En résumé, les certificats de performance énergétique semblent au moment de l’enquête jouer un rôle mineur dans le processus de rénovation des habitations pour en diminuer la consommation d’énergie. Et quand ils jouent un rôle, c’est toujours en conjonction avec d’autres composantes-clés, comme l’état vétuste de certaines parties du logement et/ou une aspiration à plus de confort, comme on le verra plus loin.
40Un autre type de règles institutionnalisées est constitué par les primes octroyées par la Région Wallonne pour isoler et/ou rénover son habitation de façon à en réduire la consommation d’énergie. Il en existe beaucoup et elles ont été restructurées en 2011, après cette enquête donc. De nombreux informateurs ont obtenu au moins une prime : la plupart pour changer les châssis et placer des fenêtres à double vitrage, plusieurs pour une nouvelle chaudière à haut rendement énergétique et/ou l’isolation du toit et quelques-uns pour des panneaux photovoltaïques ou pour l’isolation des murs extérieurs. Au moins huit d’entre eux ont bénéficié soit d’un prêt à faible intérêt, soit d’une subvention spéciale (pour la « réhabilitation » d’une maison ancienne) qui sont accordés à la condition de faire des rénovations énergétiques, comme indiqué plus haut.
Connaissances, compétences et routines
41Une autre composante-clé qui soutient et rend possibles ces rénovations est composée des routines, mentales et corporelles, des connaissances sur les travaux à faire pour économiser l’énergie, et des compétences pratiques en la matière, tant des particuliers que des professionnels dans le domaine de la construction, car ces personnes sont interconnectées.
42Une routine mentale des particuliers qui achètent une maison, qui a souvent été construite il y a longtemps, est de savoir qu’il faudra en changer les châssis et le vitrage, comme le raconte cette dame :
« Déjà en voyant, bon, c’étaient des vieux châssis en aluminium, simple vitrage. Et donc tout de suite je me suis dit “bon, ça, c’est à changer”. » (Viviane, enseignante, 42 ans)
43Le niveau de compétences pratiques (comment isoler un toit par exemple) est encore relativement peu élevé en 2009-2010, mais le niveau de connaissance générale sur les économies d’énergie dans les bâtiments résidentiels augmente, notamment par les émissions de TV sur le sujet et la publicité faite dans les media par la Région Wallonne sur les primes qu’elle octroie dans ce but. Selon Arnaud d’ailleurs, « on n’y échappe pas », et de fait, tous les informateurs ont entendu parler de ces primes.
« Si, je savais qu’il y a des primes de la Région Wallonne ou je ne sais pas quoi, euh… mais bon… Si, si, j’ai entendu, j’ai été voir vite fait sur le site. » (Coralie, employée, 41 ans)
44Avant la restructuration des primes, il n’était pas facile de s’y retrouver (par type de rénovation, par m2…), et la recherche d’information et les calculs pour trouver la formule la plus avantageuse sont difficiles et longs (9 mois pour Laura par exemple) :
« Il faut être fins calculateurs et c’est pas notre spécialité… » (Alain, instituteur)
« Je veux dire on est deux universitaires, on a déjà dû se dépatouiller parmi les papiers. Donc on se dit quelqu’un qui n’aurait pas fait d’études, qui a un peu du mal, je ne sais pas comment il fait. Donc je me dis “c’est con, ces primes qui sont normalement disponibles pour tout le monde, est-ce qu’elles sont réellement accessibles (euh) à des personnes (euh) moins instruites ?” Voilà. Moi, je me suis vraiment posé la question. » (Laura, enseignante, 27 ans)
45D’autre part, tous les informateurs nouveaux propriétaires ont entendu parler de l’audit énergétique et personne n’a été désireux de faire une telle évaluation, soit parce qu’ils prétendaient connaître suffisamment par eux-mêmes, soit parce qu’ils préféraient ne pas en savoir plus. Par exemple, une enseignante a donné beaucoup de temps, de conviction et d’argent pour rénover sa maison de manière écologiquement durable et elle dit modestement : « on a fait ce qu’on pouvait… ». On retrouve donc ici aussi ce facteur d’identité, qui devrait être pris en compte dans la procédure d’audit énergétique. Un peu plus tôt, l’enquêtrice lui demande ce qu’elle sait au sujet des audits énergétiques et elle répond :
« Oui, mais on ne l’a pas fait. Non… non… Non ! Euh… parce qu’on s’est dit… enfin ! Non, on n’a pas vraiment réfléchi à ça non plus. Euh… Mais il [l’auditeur] va trouver plein de petites choses, plein de petits trous partout et on va devoir faire des travaux encore, donc heu… Euh… Enfin voilà. On ne voit pas, on n’en voit pas vraiment la nécessité parce qu’on ne compte pas faire d’autres travaux. » (Bénédicte, enseignante, 35 ans)
46Plusieurs informateurs mentionnent également d’autres sources de connaissances sur les questions de développement durable et d’environnement ; ces sources sont institutionnalisées depuis longtemps, avant l’Internet, à travers des media alternatifs, qui vont d’une revue spécifique à de l’information gratuite, notamment sur les techniques de construction et d’isolation, qu’on trouve par exemple dans les magasins d’alimentation biologique – la plupart ont aussi une section de bricolage. Un informateur signale également des chantiers participatifs de rénovation, des sites internet et des forums sur les techniques alternatives de rénovation. Et tous ont questionné leur entourage, qui comprend assez souvent un professionnel dans le domaine de la construction – le « monde » des particuliers et celui des professionnels ne sont donc pas séparés mais très souvent interconnectés.
47Du côté des professionnels du secteur de la construction, la situation est contrastée. En effet, plusieurs membres de nos deux sous-échantillons sont mieux informés que certains des professionnels qu’ils ont rencontrés, grâce à leurs amis et/ou à leurs recherches notamment sur Internet. J’ai évoqué plus haut les avis contradictoires sur les matériaux d’isolation, voici quelques autres situations rencontrées :
« Le guignol à qui j’ai fait appel pour faire les travaux [barder le pignon], en tant que professionnel, aurait dû me… me conseiller de le faire [isoler le pignon par l’extérieur]. (…) aucun professionnel, aucun professionnel ne s’intéresse au problème de l’isolation. Pour eux, c’est un… c’est une corvée. Et… d’une manière générale, tout ce qui est lié à l’énergie, ça n’intéresse pas les professionnels. » (Thierry, ingénieur, 35 ans)
« Moi j’en ai quand même [dans mon entourage] qui m’ont dit : “Hé, il faut que tu mettes du triple vitrage, et des châssis en machin… pour avoir une isolation top”, oui mais bon. Quand on a demandé l’avis justement au… à l’entrepreneur qui est venu mettre les châssis, euh… il nous a dit que c’était pas la peine au vu de la maison qu’on avait (…), [que c’était] exagéré pour notre cas à nous. » (Arnaud, fonctionnaire, 29 ans)
« On a remis une (euh) chaudière (euh) basse condensation… c’est un vieux machin, hein (rire), pas comme fait maintenant et… voilà. Donc ça c’est décidé par élimination… parce que… la mise en œuvre était pas réalisable par rapport au type de matériaux qu’il y avait, c’était beaucoup trop compliqué et il voulait pas se lancer là-dedans. » (Flore, conseillère en fiscalité, 47 ans)
48Dans ces deux derniers cas, les informateurs connaissaient bien l’entrepreneur (un ami) ou le chauffagiste (un voisin), et l’amitié et la confiance ont pris le pas sur des économies d’énergie supplémentaires. On voit donc l’importance du soutien des personnes jugées compétentes et en général, des interactions sociales, comme je l’ai déjà montré ailleurs (Bartiaux, 2008, p. 1178).
49Cependant, nous avons aussi interrogé un jeune professionnel qui a effectué une rénovation complète de sa « ruine » avec une attention particulière pour l’isolation, et un cadre faisant la promotion dans son entourage d’une petite entreprise qui installe des panneaux photovoltaïques. Et la plupart des informateurs étaient satisfaits d’au moins un professionnel qu’ils avaient engagé. Mais trouver quelqu’un de qualifié et de confiance apparaît difficile.
La structure téléo-affective : confort et autonomie
50Les rénovations sont guidées par des normes sociales sur le confort, qui, d’après nos entretiens, est lié à la chaleur, l’espace, la lumière et pour certains, le silence ou des critères esthétiques :
« En hiver, j’aime qu’il fasse bien chaud et j’ai besoin… je suis aussi habituée à la chaleur. » (Annette, employée administrative, 40 ans)
« La lumière ! Pour la lumière ! » s’exclame Coralie, pour expliquer pourquoi elle a agrandi les fenêtres des chambres des enfants.
« Pour le charme d’avoir une vieille maison et de la rendre moderne. » (Florence, enseignante)
51Ces représentations du confort motivent les rénovations si elles se conjuguent avec d’autres facteurs (cf. Bartiaux et al., 2006), comme l’indique bien l’extrait suivant :
E : « Pourquoi vous avez isolé, alors vous avez isolé où ? »
Mr : « Ben parce qu’on aménage les combles, donc on isole le toit justement pour euh… »
Mme : « Oui et puis pour les primes de la Région Wallonne, il faut isoler aussi hein, ça fait partie des trucs euh… »
Mr : « Oui et au pire, c’est toujours mieux d’isoler parce que sinon ton chauffage euh… la consommation est énorme quoi. »
Mme : « L’énergie, euh on a isolé partout, ici c’est tout isolé. » (Laurent et Ginette)
52D’autres normes valorisées par beaucoup d’informateurs sont l’autonomie et l’expression identitaire, comme on l’a vu ci-dessus avec ceux qui étaient réticents à reconnaître le rôle de l’audit énergétique dans leurs travaux. Sont aussi cités l’aspect pratique (notamment pour la réorganisation de l’espace) et la sécurité (en particulier pour les vieilles chaudières et le système électrique). Enfin, une meilleure santé des enfants, qui ont moins d’asthme, est aussi attribuée après coup à une bonne isolation.
53En plus, une préoccupation pour l’environnement est pour plusieurs informateurs une motivation majeure pour effectuer des travaux visant à réduire la consommation d’énergie, et cette motivation est plus importante pour certains que le gain financier, bien que trois informateurs au moins voient ces travaux comme un investissement fructueux :
« Les choix qu’on fait pour des solutions techniques sont aussi liés à un mode de vie qu’on essaie d’avoir en se disant : “A-t-on besoin de ceci, a-t-on besoin qu’il y ait 21° dans la salle de bain ? » (David, professeur d’université, 53 ans)
[Après des calculs financiers faits rapidement pendant l’interview, à propos de panneaux solaires] « C’est du 23 % sans risque et garantis pendant quinze ans. Si vous en connaissez beaucoup d’autres, des placements comme ça, heu… je suis preneur. »3
Des pratiques dispersées : questionner son entourage, conseiller, aider…
54Les rénovations de la maison visant à économiser l’énergie sont enracinées dans des pratiques dispersées, pour reprendre le terme de Schatzki : questionner son entourage, par exemple pour trouver un entrepreneur compétent, donner ou échanger des conseils, ou des services… Toutes ces pratiques dispersées concourent à façonner les pratiques de rénovation des habitations :
« Il y a eu les chantiers participatifs et tout ça et puis au fur et à mesure, on nous a dit “mais oui ! Essaie de faire ça !” Donc on a rencontré plein de gens qu’on ne connaissait pas. » (Alain, instituteur, 34 ans)
55Ces pratiques dispensées soulignent aussi l’importance des interactions sociales dans la constitution, le maintien ou le changement des pratiques, ici les pratiques de rénovation des maisons dans le but d’en diminuer la consommation d’énergie.
Conclusion
56Les théories des pratiques sociales, et en particulier celles de Schatzki (1996) et de Reckwitz (2002a) ont été présentées dans ce chapitre et utilisées pour structurer les résultats d’une recherche empirique sur les performances énergétiques des habitations et les travaux de rénovation visant à améliorer ces performances. Ces pratiques sont sociales – c’est une tautologie selon Reckwitz (2002a, p. 250) – puisqu’elles sont socialement établies et standardisées jusqu’à un certain point. Il en est de même des composantes-clés qui soutiennent les pratiques considérées ici : la structure matérielle (parc immobilier, produits, matériaux), les règles institutionnalisées, comme les certificats de performance énergétique et les primes, les routines corporelles ou mentales, connaissances et compétences pratiques, et enfin, la structure téléo-affective. La perspective offerte par ces théories est donc résolument sociotechnique, et non économico-technique.
57Le rôle des interactions sociales a été souligné par nos informateurs, et il semble que réduire les conseils et aides de toutes sortes, demandés, reçus ou échangés à des pratiques dispersées est trop réducteur. Des développements des théories des pratiques sociales sont donc encore nécessaires pour rendre compte des entretiens qui répètent à l’envi que les rénovations, comme bien d’autres pratiques, sont aussi teintées de confiance donnée ou retirée, d’amitié, de relations de bon voisinage, de sociabilité à l’occasion de repas entre amis ou de conversations entre collègues.
58Il reste pour terminer à se demander si les rénovations qui visent à réduire la consommation d’énergie des habitations peuvent être considérées comme une pratique intégratrice, au sens de T. Schatzki (1996) ? Force est de répondre par la négative puisque les normes et motivations sont multiples voire contradictoires et que les connaissances et compétences pratiques, en particulier des professionnels du secteur de la construction, ne sont pas (encore ?) unifiées et standardisées, mais sont fragmentées entre différents types de professionnels. Les théories des pratiques sociales ouvrent donc aussi la voie à des recommandations de politique énergétique. Un exemple de recommandation issue de cette recherche serait la création d’une filière d’enseignement spécialisée dans ces rénovations énergétiques ou, à tout le moins, dans les différentes techniques d’isolation des toits et des murs.

Figure A1. Première page (d’un minimum de 4 pages) du certificat de performance énergétique en Wallonie.
Source : http://energie.wallonie.be/fr/vendre-acheter-louer-un-batiment.includehtml?IDC=7234&IDD.
Notes de bas de page
1 Cette recherche en Wallonie s’inscrivait dans un projet plus important sur les certificats de performance énergétique, projet réalisé dans dix pays/régions et financé par l’IEE (Intelligent Energy Europe ; contrat IEE/07/600/SI2.499426) : voir www.ideal-epbd.eu, Adjei et al. (2009), et Bartiaux (2009).
2 La plupart de ces résultats ont été publiés dans un rapport de recherche (en anglais) : cf. Bartiaux (2011).
3 La prime pour les panneaux photovoltaïques a été supprimée.
Auteur
Sociologue et docteure en démographie de l’Université catholique de Louvain. Elle y est professeure de sociologie de l’environnement et maître de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifique. Elle mène ses recherches sur les pratiques de consommation d’énergie, les politiques énergétiques et les théories des pratiques sociales, avec des approches quantitatives et qualitatives, le plus souvent dans des équipes pluridisciplinaires.
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