La coalition locale des élites comme témoin des rapports territoriaux à la production d’énergie
p. 167-174
Texte intégral
Un nouvel objet de production (dé)centralisée de l’électricité qui interroge la territorialisation des politiques publiques
1La décision de développer l’énergie d’origine photovoltaïque (PV) est relativement tardive en France. Elle fait partie d’une politique de développement des énergies renouvelables, devant répondre aux engagements qui ont été pris aux niveaux mondial et européen en matière de réduction des gaz à effet de serre1. Ce soutien se traduit en 2006 par la revalorisation du tarif de rachat de l’électricité fournie par le PV. Le législateur a incité, de cette manière, la création d’une nouvelle forme de production décentralisée d’électricité : les centrales PV au sol. Celles-ci peuvent recouvrir plusieurs dizaines d’hectares de terrain, posant des questions en termes de concurrence avec d’autres usages des sols2 et de planification territoriale3. Mais là où les opérateurs ont inventé un objet de production PV massif dont le législateur n’avait pas pensé l’encadrement4, l’apparition d’une nouvelle forme d’installation où les panneaux PV ont pour seule vocation la production électricité a repositionné l’État, via ses services déconcentrés, comme acteur central de leur aménagement. Si dans un premier temps, les services déconcentrés de l’État au niveau départemental se sont trouvés dépourvus face à ces nouveaux aménagements, la prise en compte de leurs prérogatives5 les a ensuite positionnés comme seuls responsables de l’autorisation de ces constructions. Le pouvoir de décision sur les centrales PV au sol va ainsi à rebours d’un processus de décentralisation qui a transféré aux collectivités territoriales l’aménagement de leur territoire. Les services de l’État, et en tout premier lieu le Préfet, se retrouvent finalement à décider du développement territorial à la place des élus locaux. Dans certains départements, l’invention de règles partagées d’instruction avec les autres institutions territoriales veut sans doute réparer symboliquement ce contresens historique, sans pour autant céder une compétence jalousement gardée et qui permet à l’État de réinscrire son autorité dans des espaces géographiques et politiques desquels il avait été contraint et forcé de se retirer.
2Cette « liberté » donnée à l’État déconcentré dans la manière d’administrer les projets révèle des rapports spécifiques noués avec les institutions infra départementales sur la question des énergies renouvelables et de leurs retombées locales. En région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), les services de l’État, responsables à l’échelon départemental de l’instruction des projets, ont ainsi diversement associé les partenaires institutionnels locaux suivant les départements. Les différentes configurations d’acteurs qui ont émergé au travers des commissions départementales créées pour l’occasion, et les discussions qui ont lieu en leur sein, sont porteuses d’effets sur la conception des centrales et sur la planification de leur développement.
3Cette réflexion s’inscrit dans la continuité du travail de Sandra Thoman qui, analysant les modes d’instruction des projets de centrales dans les différents départements de la Région PACA, observait la faiblesse du cadre réglementaire et les risques encourus par l’environnement, l’agriculture et l’aménagement local du territoire [Thoman, 2011]. Alors que les installations centralisées de production d’électricité demeurent une compétence d’État, les forts contrastes observés d’un département à l’autre en termes de modalités de gouvernance révèlent une autonomisation qui nous semble aller bien au-delà d’une adaptation locale de la politique publique nationale. Le développement de ces installations dans un contexte déréglementé, au lieu d’un abandon du territoire « aux forces du marché », favoriserait leur prise en charge par des élites locales coalisées, porteuses d’invention en termes d’administration des projets et d’élaboration d’une politique locale de l’énergie. Il nous semble donc nécessaire de mieux décrire les jeux multiples dont ces commissions sont porteuses.
4Pour ce faire, nous analyserons trois départements de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur particulièrement concernés par l’implantation de centrales PV au sol : les Alpes de Haute-Provence, les Bouches-du-Rhône et le Var. Nous décrirons d’abord l’essor des projets de centrales dans chaque département en tentant de l’inscrire dans les processus d’élaboration des doctrines et de constitution des commissions. Ensuite, nous discuterons des effets que peuvent exercer ces commissions au niveau de la planification territoriale et de la conception des projets.
Des départements qui se mobilisent différemment
5Au terme d’un recensement s’appuyant sur les articles publiés par la presse quotidienne régionale et les informations fournies par les services déconcentrés de l’État, 160 projets ont été identifiés sur les trois départements des Alpes de Haute-Provence, des Bouches-du-Rhône et du Var entre janvier 2008 et décembre 2011 (figure 1).
6Ce recensement montre que les départements des Alpes de Haute-Provence et du Var sont les premiers concernés par ces projets. Ils réunissent en effet la plupart des ingrédients favorables à cet essor : records nationaux d’ensoleillement, faible densité de population, nombreux terrains en friche ou sous-exploités en raison de l’exode rural. De nombreux opérateurs interrogés indiquent ainsi qu’ils ont prospecté en priorité ces deux territoires. Le département des Bouches-du-Rhône est affecté à partir de 2009, car plus urbanisé, même si de nombreux espaces en friche existent au nord-ouest du département, en dehors des zones irriguées du Rhône et de la Durance. La chute du nombre de projets observés en 2011 est due à la mise en place du moratoire qui met fin au tarif de rachat bonifié6. Cependant, malgré un tarif de rachat relativement bas, des projets continuent à voir le jour dans ces trois départements.

Fig. 1. Répartition des projets de centrales PV au sol entre les départements des Alpes de Haute-Provence (04), des Bouches-du-Rhône (13) et du Var (83) sur la période de 2008 à 2011.
7Le décalage temporel observé au niveau du nombre de centrales installées dans chaque département explique en partie les différences de mobilisation des services de l’État d’un département à l’autre. Les Alpes de Haute-Provence élaborent une doctrine dès 2008, le Var en 2009, les Bouches-du-Rhône à la mi-2010. Mais, la précocité et l’intensité du développement dans les Alpes de Haute-Provence n’expliquent pas à elles seules l’antériorité d’un cadrage réglementaire autonome dans ce département. Les conditions qui ont présidé à l’élaboration de chaque document en expliquent les fondements.
Des doctrines et des commissions à replacer dans des configurations territoriales
8Si tous les services déconcentrés des départements ont choisi d’élaborer une doctrine propre pour encadrer l’instruction des projets, les processus d’élaboration ont été spécifiques dans chaque territoire.
Les Alpes de Haute-Provence, une méthode pour mieux accueillir les opérateurs
9La prospection de l’ensemble des sites potentiels du département par les opérateurs inquiète les services de l’État dès 2008. L’idée n’est pas d’interdire ou de ralentir les projets, mais de se donner les moyens de les accueillir : « On en veut, mais on veut les accueillir proprement. »7 Le préfet demande alors à l’un de ses sous-préfets de piloter la démarche, en réalisant une charte et en créant un guichet unique qui invite l’ensemble des institutions départementales concernées par ces projets. La préfecture est proactive dans l’accueil des centrales, mais elle est épaulée par le Conseil général qui se positionne d’emblée comme un partenaire de cette démarche.
10En effet, le Conseil général des Alpes de Haute-Provence se positionne au niveau départemental comme le pilote du développement économique. Au début des années 2000, il met en avant la moyenne et basse vallée de la Durance au travers du concept de « La vallée des énergies nouvelles », par lequel il souhaite faire identifier le département comme terre d’accueil des énergies renouvelables. Le Conseil général et la préfecture réalisent notamment un schéma éolien qui positionne le département sur cette thématique. Cependant, les projets éoliens planifiés se heurtent à de nombreux conflits et recours qui font abandonner cette politique au profit d’un soutien à la filière PV. Le Conseil général semble alors partager cette nouvelle impulsion et participe à la définition du guichet unique, qu’il co-préside par la suite.
11Au vu du nombre important de projets, guichet unique d’instruction et réalisation de la charte sont menés en parallèle, la charte étant discutée au sein du guichet. La question du type de terres agricoles pouvant recevoir les centrales est au cœur des débats. Au départ des discussions, la Chambre d’agriculture est absente, laissant la commission statuer sans elle. La première charte de 2008 autorise les centrales sur les terres à faible rendement agricole, critère relativement souple en termes d’application. En 2009, la Chambre d’agriculture devient membre du guichet unique et demande de réduire l’accès des centrales aux terres agricoles. La réglementation nationale arrêtée fin 20098 participe également au durcissement de la Charte sur les terres agricoles. Pour autant, ces dispositifs ont bien pour objectif de faciliter la réalisation de projets de centrales PV sur le département, dispositions très bien comprises par les opérateurs qui se félicitent de recueillir un avis en amont avant d’aller plus loin dans l’élaboration de leur projet.
Le Var : une doctrine pour neutraliser la relation avec les élus et les opérateurs
12Les services de l’État ressentent la nécessité d’élaborer une doctrine en 2009, à partir du moment où les demandes des opérateurs sont trop nombreuses pour être traitées individuellement. Une plaquette d’information est élaborée par le service instructeur de la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM), puis mise en ligne sur Internet et distribuée aux opérateurs qui se présentent aux services. L’idée ici n’est pas d’accompagner ou de faciliter le travail des opérateurs, mais de les prévenir des procédures et « des difficultés » qui les attendent afin de « filtrer »9 les plus rigoureux par une application stricte du droit des sols. On les oriente plutôt en direction des espaces naturels, souhaitant protéger en priorité les terrains agricoles. Mais il s’agit d’une recommandation a minima, en aucun cas d’une invitation explicite.
13Une commission départementale est par ailleurs créée, mais elle ne traite pas systématiquement tous les projets. Elle est seulement ouverte aux autres services de l’État concernés, la préfecture refusant de partager une instruction avec des partenaires extra-étatiques. Ce maintien à distance des élites départementales potentiellement intéressées par ces projets est sans doute à relier avec le contexte de suspicion qui entoure les actions d’aménagement réalisées sur la Côte d’Azur depuis plus de trente ans. La chargée de mission ne cache d’ailleurs pas ses a priori à l’encontre notamment des élus locaux, traités de la même manière que les opérateurs.
Les Bouches-du-Rhône : une instruction partenariale
14L’élaboration d’une doctrine se fait ici en deux étapes. L’impulsion vient du sous-préfet d’Aix en Provence, en charge des énergies, qui au début de l’année 2009 décide de créer un groupe au sein des services de l’État pour produire une note de recommandation. Son successeur est originaire de Picardie, où il a acquis une expérience sur les éoliennes, notamment au travers d’une commission accompagnant en amont les porteurs de projets. Pour lui, cette commission doit être ouverte à l’ensemble des institutions départementales intéressées par la question des énergies renouvelables. Elle intègre alors de nombreuses autres institutions et élabore en son sein la doctrine d’encadrement et d’appréciation des projets proposés. L’expérience de situations similaires, rapportée par le sous-préfet, apparaît capitale dans la méthodologie utilisée par les services de l’État.
15Finalement, dans les trois départements, le « réflexe » initial de l’État s’apparente à une prise en charge autonome du nouveau problème d’aménagement relevant de sa compétence, en s’appuyant sur ses ressources propres et au travers d’une transversalité interservices. C’est un facteur extérieur – un Conseil général partenaire préfectoral très investi dans le développement de son département ou une nouvelle personnalité porteuse de méthodologies innovantes à la tête de l’administration d’État – qui favorise l’instruction sur un mode partenarial. Dans le Var, la position défensive de la préfecture et le régime d’instruction autocentré de l’État apparaissent déterminés par les rapports sociaux établis avec les autres acteurs institutionnels du département.
Une composition témoin des rapports des acteurs territoriaux à l’énergie ?
16Cette opposition entre commissions étatiques et partenariales se mesure parfaitement au travers de leur composition. D’une certaine manière le Var compense son autarcie institutionnelle en mobilisant davantage les services de l’État. Les Bouches-du-Rhône et les Alpes de Haute-Provence ont moins à mobiliser leurs services en interne en partageant l’instruction avec des partenaires extérieurs. Ces différences de composition mettent également en évidence des spécificités liées à la rencontre entre un aménagement, relativement contraint dans ses formes, et les caractéristiques géographiques et sociales propres à chaque département. La spécificité « forêt » du Var apparaît au travers des nombreux services traitant de cette thématique (SDIS, ONF…). Dans les Bouches-du-Rhône, des acteurs particuliers sont touchés par les projets : les professionnels de l’aviation, très présents dans le nord-ouest du département, peuvent être affectés par les effets de réverbération induits ; la présence de la Chambre d’agriculture, dès les premières réunions, et la régularité de ses positions irrédentistes reflètent la tension qui existe localement sur ces espaces et la mobilisation opérée de longue date10 auprès des services de l’État par les professions agricoles sur cette thématique. À l’opposé, dans les Alpes de Haute-Provence, la présence tardive de la Chambre d’agriculture s’explique par les nouvelles sources de revenus que constituent les centrales pour de nombreux agriculteurs du département, grands propriétaires terriens, à la recherche d’opportunités de valorisation foncière. La participation des deux Parcs naturels régionaux indique la reconnaissance de leur rôle et de la spécificité des sous-territoires départementaux dont ils ont la gestion.
17Ainsi, la présence, l’absence ou la venue tardive d’une institution départementale potentiellement concernée par ces projets est à interpréter dans son sens fort : les configurations d’acteurs révèlent par défaut le positionnement du système local face à ce type d’installation. À ce stade de la recherche, il est difficile de faire une analyse exhaustive des effets de ces configurations. Cependant, des exemples de partenariats mis en œuvre dans les Alpes de Haute-Provence et dans les Bouches-du-Rhône peuvent donner un aperçu des dynamiques dont ils sont porteurs.
Le Conseil général et la préfecture des Alpes de Haute-Provence, une dynamique partenariale légitime pour planifier les EnR ?
18Articuler l’installation de centrales PV au sol avec un développement économique local n’est pas chose aisée. Les centrales sont des aménagements autonomes, ayant seulement besoin de main d’œuvre au moment de leur construction. Leur gestion est aujourd’hui déléguée à des centrales de maintenance qui pilotent au niveau national et à distance des installations clôturées et mises sous vidéo-surveillance. Les panneaux sont dans leur immense majorité fabriqués dans les pays émergents (Chine, Afrique du Sud) ou aux États-Unis. Les autres matériaux (câbles, structures porteuses…) peuvent être fabriqués en France, mais dépendent généralement des réseaux d’approvisionnement propres à chaque opérateur. Cette structuration économique constitue souvent un repoussoir pour les territoires d’accueil qui perçoivent un échange déséquilibré entre les faibles rentes locatives et taxes que génèrent les centrales et la confiscation de l’espace que les centrales opèrent en contrepartie. Or, cette perception peut s’inverser lorsqu’un territoire se considère pauvre et qu’il souhaite saisir toutes les opportunités de développement qui se présentent à lui. Cela ne préjuge pas pour autant un laisser-faire, mais au contraire l’élaboration d’une politique publique qui recherche l’ensemble des éléments qui pourront concourir à un développement local à partir d’une forme de développement économique dont nous avons décrit justement le caractère déterritorialisé.
19On a déjà vu que le Conseil général des Alpes de Haute-Provence se positionne au niveau départemental comme le pilote du développement des énergies renouvelables à travers notamment la réalisation, en partenariat avec la préfecture, d’un schéma éolien. Mais les difficultés rencontrées dans la territorialisation des projets n’ont pas permis de le mettre en œuvre, la préfecture choisissant d’arrêter l’implantation d’éoliennes. Ce premier schéma a permis cependant un apprentissage mutuel entre ces deux institutions, au travers d’un exercice de planification.
20La venue des opérateurs de centrales au sol à partir de 2006 a relancé ce processus inachevé, la préfecture se sentant en quelque sorte redevable d’un développement qu’elle avait dû interrompre. Un partenariat dynamique s’instaure entre ces deux institutions qui partagent une vision similaire de l’opportunité des centrales au sol pour le département. On a vu qu’il est l’un des premiers départements français à mettre en place une commission instruisant en amont les projets. Il faut sans doute voir dans cette avance un effet de l’apprentissage des échecs éoliens précédents. Une fois une doctrine établie et la commission mise en place, les deux partenaires ont le projet d’aller plus loin et « de promouvoir les énergies nouvelles au-delà [des] compétences et activités annexes. »11 Le processus d’élaboration d’un schéma départemental des énergies nouvelles associe ainsi les capacités d’expertise des services de l’État et la connaissance sociopolitique des territoires du Conseil général. Cette action est envisagée par ses promoteurs comme du « marketing territorial », dont le schéma est un des outils, comme l’explique cette technicienne :
« Les Alpes de Haute-Provence était déjà un contributeur à l’énergie. […] Le schéma c’est : regardons ce que nous pouvons produire ; aider les opérateurs à localiser où ils peuvent produire, et combien ils peuvent produire. Donc il s’agit de mesurer le potentiel, mais aussi d’identifier les contraintes, de produire les zones propices. Les opérateurs peuvent mieux se positionner12. »
21Les partenariats s’élargissent ensuite à l’Agence départementale de développement économique et au Pôle de compétitivité local, afin d’organiser des synergies économiques locales avec la fabrication et l’installation de centrales au sol. Un certain nombre de projets sont ainsi connectés à la présence des centrales. Un opérateur souhaite mettre en place un centre de stockage et de maintenance des panneaux PV, dans la perspective de leur recyclage. Un centre de formation est également prévu pour former les techniciens à ces nouvelles technologies. Plus globalement, l’idée est aussi d’inscrire la vallée en synergie avec le centre de recherche de Cadarache, au travers d’installations pilotes, exemplaires du point de vue de leur territorialisation.
22Dès lors, l’affichage et le positionnement volontaire du couple préfecture et Conseil général dans l’élaboration d’une politique économique basée sur les énergies renouvelables permet la mobilisation de nombreux acteurs départementaux et le déploiement d’actions publiques et économiques transversales. Ces élites territoriales ainsi réunies partagent une vision du développement de leur territoire à partir de l’installation des centrales au sol, qui peut être rattachée au concept de « coalition de croissance », opérant une « structuration des mobilisations communautaires » [Fortin, 2011, p. 234] au travers des différents acteurs structurés et représentés au niveau départemental. Au niveau local, cette coalition favorise une articulation du développement des centrales avec le tissu économique existant.
Une délibération productrice d’objets sociotechniques ?
23Si la forme des centrales PV au sol peut s’apparenter à un aménagement mono fonctionnel de l’espace, au même titre qu’un lotissement, une zone commerciale ou agricole, par l’emprunt d’un vocabulaire paysager (horizontalité des formes, talus engazonnés, écrans végétaux…), elle n’en comporte pas moins des incertitudes en termes d’intégration environnementale et sociale. Les impacts sur la biodiversité liés à leur emprise au sol demeurent controversés, même si des mesures compensatoires sont prises par les opérateurs. Les conflits d’usages peuvent également être nombreux (réduction des surfaces agricoles, de chasse, coupures de routes et de sentiers), même si là encore les opérateurs proposent des compensations financières ou des aménagements. La venue d’une nouvelle activité dans des systèmes socio-environnementaux préexistants peut donc inviter les acteurs de ces territoires à saisir l’opportunité de ces installations en les intégrant aux problématiques de gestion actuelle, grâce aux formes d’aménagement et aux capacités de financement dont les centrales sont porteuses, au-delà des classiques mesures compensatoires de la réglementation environnementale. L’approche volontariste des Bouches-du-Rhône nous semble fournir un exemple de la capacité d’invention territoriale dont sont porteuses ces centrales, pour peu que leur installation soit soumise à des espaces de discussion pluriels.
24Ce département très urbanisé comporte de nombreux espaces anciennement anthropisés. La gestion des anciennes carrières et décharges, friches industrielles et militaires, présente de multiples incertitudes. Leur abandon a souvent permis l’installation de certaines espèces rares. Des pollutions et autres activités dangereuses peuvent être encore présentes, nécessitant parfois de maintenir une activité de surveillance. Les services de l’État ont choisi de prioriser l’installation des centrales PV au sol dans ces espaces, parce qu’ils étaient en attente d’une vocation et que leur reconversion s’avérait relativement coûteuse. Ces espaces étaient aussi potentiellement porteurs d’une complexité qui pouvait alimenter la réflexion sur l’intégration socio environnementale des centrales :
« On est partis en se disant, on sait qu’on doit faire de l’EnR, commençons par les projets compliqués, puis après on pourra toujours se retourner vers les terres qui sont plus faciles. Par contre quand on commence par le plus facile on a du mal à retourner au compliqué13. »
25Cette méthodologie de priorisation des terrains à occuper se double d’une conceptualisation dans une démarche partenariale, facilitée par la présence de la commission.
26L’installation de centrales sur des terrils de l’ancien bassin minier de Gardanne correspond à ces logiques. L’instruction partenariale relève des problèmes de surveillance sur le long terme (stabilisation des terrains, rejet de gaz) et la nécessité de fermer des espaces sur lesquels la collectivité, souvent propriétaire, est en responsabilité. Les discussions qui ont lieu avec le porteur permettent d’intégrer ces problématiques au projet de centrale : les coûts de clôture et de vidéo-surveillance, ainsi que la prise en charge du suivi de l’échauffement, jusqu’ici assurés par la commune, sont reportés sur l’opérateur.
27Un autre projet situé à proximité de l’ancienne décharge d’Entressen décrit un processus d’élaboration similaire. Il prévoit d’occuper un terrain agricole, vocation normalement rédhibitoire pour l’installation de centrales au sol. Cependant, les discussions avec la Chambre d’agriculture et les services sanitaires font apparaître des incertitudes sur la qualité des futures productions agricoles, due à la proximité de l’ancienne décharge. Le projet est alors conçu comme une mise en jachère pendant 20 ans de terres agricoles, dont il est nécessaire de surveiller la qualité de l’eau et des sols sur une longue durée. Le développement d’un projet d’énergie renouvelable sur un terrain propriété de la ville de Marseille, responsable historique de la décharge, apparaît en même temps comme une opération de promotion territoriale qui bénéficie à tous les acteurs en présence.
28Ces deux exemples témoignent ainsi des capacités d’invention d’une gestion territoriale de l’espace au travers de l’outil des centrales PV au sol. Elles ne nous semblent possibles qu’au travers de scènes d’échanges argumentaires que fournit notamment la commission, au sens où elle permet « de faire ressortir la place déterminante que prennent les représentations qu’ont les acteurs d’eux-mêmes et de la logique des autres dans leurs interactions réciproques, les argumentaires qu’ils développent pour asseoir leurs positions, faisant ainsi apparaître l’importance de la dimension discursive dans la formation d’un savoir et d’un pouvoir sur l’espace. » [Marié, 2005, p. 193]
29Les centrales au sol impactent des types d’espaces différents, et à travers eux, des groupes sociaux, dont les visions et l’entente précaire établies sur la vocation et le devenir de ces espaces peuvent être remises en cause par les projets. D’une certaine manière, les commissions mobilisent les milieux attachés à ces espaces et à ce type de développement. Elles favorisent une interaction entre ces différentes composantes, afin d’explorer leur compatibilité avec un objet technique, dans la perspective de la recomposition d’un nouveau milieu (l’opérateur s’ajoute aux acteurs existants, dans une nouvelle relation, chargée de l’histoire de la conception de ce projet). Les centrales PV peuvent être ainsi envisagées comme un nouvel « objet technique [qui] traverse un processus d’individuation. [Ce processus] le fait exister comme système de relations au point de rencontre entre plusieurs milieux (non nécessairement compatibles) » [Nadaï et Labussière, 2011, p. 455]. Ces milieux, jusqu’ici dans une configuration métastable, se trouvent déstabilisés par ce nouvel objet. Le processus nécessite donc « une énergétique humaine », soit une mobilisation des institutions au sein d’un même espace de discussions, pour que les milieux associés retrouvent un état métastable. Les centrales au sol deviennent dès lors des « assemblages sociotechniques » par l’intégration, dans leur localisation et dimensionnement, des différentes attentes sociales défendues par les milieux associés. Pour autant, « ce processus de co-construction permet à l’objet technique de s’adapter sans céder à une suradaptation fonctionnelle qui le priverait de son autonomie et de son aptitude à composer avec des milieux hétérogènes » [Nadaï et Labussière, 2011, p. 455]. Ainsi, l’adaptation des centrales au sol aux attentes sociales ne change pas leur fonction principale de production d’électricité.
Conclusion
30Les configurations et dynamiques institutionnelles observées peuvent se rapporter au niveau « méso » proposé par Fortin et Fournis, au sens où il apparaît comme le lieu « de formation des décisions légitimes et des règles du jeu ». En France, il semble se rapporter dans le cas des centrales PV au sol au niveau départemental, où l’État déconcentré tente de définir avec d’autres acteurs institutionnels liés à cette échelle, des règles d’encadrement partagées. En effet, comme le fait remarquer Rémi Barbier, au sujet de la gestion de l’eau, le département apparaît comme « un espace fonctionnel de la rationalisation : il est l’espace historique de déconcentration des services de l’État, l’espace des organisations socio-économiques. » [Barbier, 2011, p. 83] Le département, pourtant récemment voué à disparaître14, apparaît ainsi comme une échelle structurelle et historique de regroupement des organisations et des institutions potentiellement concernées par les centrales PV au sol.
31Cependant, si l’État a pu donner l’impression de laisser aux forces du marché le développement des centrales PV au sol, l’observation montre qu’il reste à l’initiative de la mise en place des doctrines et des espaces d’instruction. Il garde ainsi un pouvoir de décision sur les centrales PV au sol qui va à rebours des processus de décentralisation connus jusqu’ici. L’État se retrouve finalement à décider du développement territorial à la place des collectivités territoriales. De même, si l’État peut apparaître partenarial sur certains territoires et plus autoritaire sur d’autres, sa présence comble le vide juridique qui entoure les centrales PV au sol, répondant aux attentes des opérateurs, demandeurs d’un cadre réglementaire stable. L’État se prête ainsi aux attentes du marché, en établissant des règles partagées, socles normatifs dont les décisions qui en sont issues auront donc moins de chances d’être attaquées par la suite. Le différentiel de projets enregistrés entre le Var et les Alpes de Haute-Provence trouve sans doute ici sa plus importante explication : au-delà de la posture d’accueil des Alpes de Haute-Provence, l’espace de discussion sur l’interprétation de la doctrine que propose le guichet unique garantit une transparence décisionnelle sécurisante pour des investissements dont il ne faut pas négliger l’importance15.
32Dans cette perspective, on peut se demander si l’État ne souhaite pas gouverner dans le Var au travers du conflit. La mise à égale distance de l’ensemble des acteurs extra-étatiques, qu’ils soient opérateurs ou collectivités, oblige en quelque sorte ces derniers à s’entendre, au risque de se décrédibiliser aux yeux de l’autorité instructrice, ce qui peut parfois arriver sur certaines communes16. La conséquence en est le faible nombre de projets portés dans ce département au regard des surfaces disponibles et de son ensoleillement, et le fort taux de conflictualité (23 %) que recueillent les projets en moyenne. À l’inverse, dans les Bouches-du-Rhône, l’État déconcentré voit dans ces objets une opportunité pour concevoir du renouvellement urbain, se ressaisir d’espaces en attente de vocation, au risque de provoquer des tensions entre les acteurs territoriaux. L’État prend finalement ici un rôle d’aiguillon dans les pratiques d’aménagement, où les centrales sont une opportunité pour questionner les collectivités sur les problématiques énergétiques et de renouvellement urbain. On a ainsi vu que cette initiative peut favoriser une conception sociotechnique des projets.
33Dès lors, a contrario d’un espace abandonné aux acteurs capitalistiques et sur lequel les acteurs locaux n’auraient aucune prise, il apparaît que l’installation des centrales PV au sol est porteuse de nombreuses régulations. Celles-ci témoignent de relations spécifiques qui décrivent, en l’absence d’un cadre réglementaire national, des propriétés normatives originales d’un département à l’autre. Ces propriétés révèlent à chaque fois des rapports au développement, à l’aménagement du territoire et à la production d’énergie qui se nouent entre les élites locales, autant qu’elles en sont le produit. Les effets de l’interaction entre centrales PV au sol et espace géographique départemental ont pu être ici documentés et analysés en partie. Il reste à poursuivre ce travail et à l’appliquer aux échelles micro et macro, afin de réinscrire ces résultats, à la fois dans les circulations des savoirs et des arguments entre les différentes échelles de conception des projets (macro, méso, micro), et dans l’analyse des déterminants territoriaux qui président aux réactions des publics face aux projets d’installations de production d’électricité.
Notes de bas de page
1 Protocole de Kyoto en 1997, « paquet énergie » ou « objectifs 3 x 20 » de l’Union européenne en 2008 accords de Copenhague en 2009. Voir également sur le sujet Chanard C., « Politiques énergétiques locales : Dispositifs de planification et outils d’accompagnement. Exemple du cas français », Actes du XXIe Congrès mondial de l’énergie du 12 au 16 septembre 2010, Montréal.
2 Les conflits d’usages peuvent être nombreux : réduction des surfaces agricoles, de chasse, coupures de routes et de sentiers, atteinte à la biodiversité,…
3 L’importante occupation de l’espace liée à l’implantation de centrales PV au sol peut remettre en cause la vocation initiale d’un territoire, et leur dissémination fait peser des risques de mitage des paysages.
4 Jusqu’au 19 novembre 2009, l’installation de panneaux PV au sol n’avait pas un statut juridique déterminé dans le droit de l’urbanisme et était considérée comme relevant d’une simple déclaration préalable. Seuls les locaux abritant les onduleurs étaient soumis à une demande de permis de construire.
5 Pour les installations dont la vocation principale est la production d’énergie, le permis de construire (ici des locaux attenant aux panneaux) est délivré par le préfet (article R.422-2 du Code de l’urbanisme, permis de construire de compétence « État »).
6 Le décret no 2010-1510 du 9 décembre 2010 suspend l’obligation d’achat de l’électricité produite par les installations utilisant l’énergie radiative du soleil de plus de 3kW. Un nouveau tarif de rachat est arrêté le 10 mars 2011 de 12 centimes le kW pour les installations supérieures à 100 kWc, alors qu’il s’élevait jusqu’ici à 30 centimes le kW pour ce type d’installation.
7 Extrait d’entretien d’un technicien de la Direction départementale des territoires des Alpes de Haute-Provence du 28 février 2012, relatant la position du préfet en 2008.
8 Décret du 19 novembre 2009 et circulaire du 18 décembre 2009.
9 Extrait d’entretien d’un technicien de la Direction départementale des territoires et de la mer du Var du 21 juin 2012.
10 La Directive territoriale d’aménagement des Bouches-du-Rhône der mai 2007 reconnaît les espaces agricoles départementaux comme d’intérêt public.
11 Extrait d’entretien d’un technicien du Conseil général des Alpes de Haute-Provence, le 10 janvier 2012.
12 Extrait d’entretien d’un technicien du Conseil général des Alpes de Haute-Provence, le 10 janvier 2012.
13 Extrait d’entretien avec un technicien des services de la Direction départementale des territoires et de la mer des Bouches-du-Rhône, le 12 janvier 2012.
14 Le rapport Attali de 2008, puis celui de Balladur en 2009, ont débouché sur une réforme des collectivités territoriales (loi du 16 décembre 2010) qui veut la création « du conseiller territorial qui siégera à la fois au sein du conseil général de son département d’élection et au sein du conseil régional » qui, selon la formule de Balladur provoquera « l’évaporation du département ». Cette mesure ne devrait cependant pas voir le jour depuis les annonces faites par François Hollande après son élection en mai 2012.
15 On oublie souvent qu’un projet de centrale PV au sol se monte souvent à plusieurs millions d’euros et représente donc un risque financier, mesuré par les investisseurs notamment à l’aune de l’environnement juridique qui entoure le projet.
16 La préfecture a pu enregistrer deux demandes simultanées de permis de construire sur une même commune, l’une étant portée par un propriétaire privé, l’autre par la commune elle-même.
Auteur
LAMES, Université Aix-en-Provence
Sociologue, spécialisé en paysage et aménagement. Il a créé à la fin des années 1990 avec d’autres jeunes diplômés une association promouvant la participation du public aux projets d’aménagement. Sa thèse consiste à étudier les mobilisations liées à l’implantation de centrales photovoltaïques au sol en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Cette ethnographie des espaces d’accueil des énergies renouvelables se donne pour ambition de comprendre les mécanismes de constitution des publics, qui viennent en soutien comme en opposition à ce type de projet.
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