Introduction

1Après la lutte pour les indépendances, la préoccupation actuelle de la plupart des pays africains semble être la bataille du développement. Dans cette tâche, le développement de la production énergétique pour le fonctionnement des industries et des centres urbains est au cœur de la plupart des politiques publiques. L’Afrique qui regorge de ressources naturelles reste un continent sous-développé du fait de la non-maîtrise de la technologie et du pacte colonial qui continue à agir et favorise une exploitation des ressources, au profit, majoritairement, des économies occidentales et chinoises.

2Bien que l’Afrique soit le théâtre de l’exploitation des ressources naturelles, les études sociologiques ou scientifiques sur les projets énergétiques restent rares. Les travaux existants se limitent pour la plupart à l’analyse de l’impact environnemental. Ceux-ci sont généralement faits en aval des projets et orientés à des fins politiques. Ces travaux sont l’œuvre des consultants et souffrent le plus souvent d’un déficit de repères théoriques et méthodologiques. Ils constituent avant tout des outils d’aide à la décision. Ce n’est que très récemment que certains chercheurs se sont penchés sur la question dans une perspective pluridisciplinaire. Les travaux restent assez dispersés, sans véritable cohérence entre eux.

3Dans cette optique, plusieurs études ont été réalisées en Afrique sur des projets énergétiques et notamment sur l’exploitation pétrolière. Étudiant l’impact de l’exploitation pétrolière dans le bassin du Niger, Simery (2007) constate que la production du pétrole au Nigeria a provoqué la pollution environnementale, l’insécurité sociale, la dégradation des sols et entraîné la migration des populations locales vers les villes à la recherche de l’emploi (40 % d’Ogonais sans emploi vivent à l’extérieur de leur région natale). Dans cette même logique, Petry et Naygotimti (2005) analysant les répercussions de l’exploitation pétrolière, montrent que dans les pays africains exportateurs de pétrole, l’exploitation du pétrole a été plus une malédiction qu’une bénédiction, en prenant comme cadre empirique le cas du Tchad. Le pétrole représente 31,7 % des recettes d’exportation au Cameroun (Fischer, 2001) et 50 % des exportations du Cameroun (Yanez et al., 1997). Cependant, la population ne bénéficie presque pas des revenus de la vente du pétrole touchés par le gouvernement (Petry et Naygotimti, 2005). Ndzana (1987) signale que ceux qui en profitent sont ceux qui ont des liens avec le gouvernement.

4Au Cameroun, le développement économique se tourne de plus en plus vers les secteurs énergétiques et l’exploitation des ressources minières, avec pour objectif de faire de la nation camerounaise un pays émergent à l’horizon 2035.

5À l’instar du secteur hydraulique qui est déjà largement exploité pour la production d’électricité à travers la construction de barrages, l’exploitation du gaz qui a été découvert dans la ville de Douala, pendant les années 1950, lorsque le Cameroun était sous tutelle française, est une piste retenue par les pouvoirs publics pour accroître l’offre globale de la ville en énergie. Mais, la mise en place de cette vision étatique est diversement appréciée selon les acteurs en présence. Alors que le projet connaît une adhésion manifeste des entreprises installées dans la zone industrielle qui comptent exploiter la nouvelle source d’énergie pour résorber le déficit électrique et accroître leur capacité de production ; il doit au contraire faire face, sur le terrain, à de nombreux problèmes notamment de la part des populations locales installées sur les sites d’exploitation qui entendent être considérés comme des acteurs à prendre en compte dans le processus. En s’appuyant sur le microcosme de la ville de Douala notre texte traite d’un projet gazier dont il s’agit d’analyser les enjeux socio-économiques de l’implantation en milieu urbain. Dès lors, la question qui structure la problématique est la suivante : dans quelles conditions sociales et pour quelles raisons certaines catégories sociales sont-elles amenées à contester l’implantation d’un projet gazier au point d’entraver sa réalisation alors que celui-ci est présenté comme important pour le développement de cette zone ? Partant de cette question, nous formulons l’hypothèse selon laquelle la réussite de l’implantation d’un projet énergétique est alors fonction des enjeux sociaux, économiques et politiques qu’il comporte. Les populations locales s’impliquent plus facilement dans la réalisation du projet lorsque leurs attentes sont prises en compte dans une logique participative. Lorsqu’elles sont écartées du processus, elles engagent des actions de résistance pouvant entraver la réalisation optimale du projet quand bien même celui-ci a une importance pour le développement de l’industrie locale. Ce texte examine plusieurs points notamment : la présentation de l’ancrage méthodologique, théorique et les terrains de l’étude, la production du lien social dans le projet gazier, les échanges sociaux et les métamorphoses socioéconomiques qui accompagnent la mise sur pied du projet gazier.

Méthodologie, théories et terrain de l’étude

Méthodologie

6La sociologie et l’économie combinent de plus en plus leurs cadres théorique et méthodologique pour appréhender les problématiques actuelles du développement des pays du sud en général et, ceux de l’Afrique en particulier. Scientifiques, hommes d’action et décideurs politiques sont aujourd’hui confrontés à trois approches des problématiques de développement qui produisent des formes différenciées de lien social (Ekomo ; Engolo et Yomb, 2009) :

« a) ou bien le processus de développement (projet gazier) est appréhendé par la verticalité, dans une démarche consultative ; les promoteurs sont extérieurs à la localité à développer ; la participation des populations est ainsi réduite à une simple collaboration et apparaît dès lors comme instrument facilitant la mise en place d’interventions externes et surtout, comme instrument permettant d’intervenir dans le processus de décision et dans l’élaboration de politiques d’intervention externes ;
b) ou bien la mise en œuvre du projet gazier est analysée sous le prisme de l’horizontalité, dans une double dimension contractuelle : les promoteurs passent un contrat avec les populations locales ; la participation requiert l’implication, voire l’engagement collectif de la communauté dans une série d’actions collectives sur la base de valeurs partagées et sur la coopération des gens à tous les niveaux du corps social et part du principe de la communauté d’intérêt (Lammarink et Wolffers, 1998) ;
c) ou bien le développement (projet gazier) est pensé de manière diagonale et coopérative ; promoteurs du développement et populations indigènes collaborent en tant que partenaires ; des élites modernisatrices (mécènes, organismes bienfaiteurs, etc.) bénéficiant de positions sociales, politiques et économiques avantageuses, s’engagent à mettre des ressources stratégiques (argent, matériels d’équipement, expertises, etc.) à contribution pour le développement d’une localité et d’une communauté donnée ; celles-ci mettent à contribution les ressources contextuelles (terres, services, savoirs locaux) ».

7En tenant compte de ce qui précède, la méthodologie utilisée dans cette étude, accorde une place capitale au travail de terrain et plus pratiquement à l’ethnographie afin de laisser une plus grande place aux réalités du terrain, à ses acteurs, etc. Dans ce registre, l’ethnographie de terrain est importante en ce sens qu’elle permet de « mettre en évidence la dynamique de formes d’action hétérogènes » (Dodier et Baszanger, 1997). L’ethnographie combinatoire que nous privilégions s’inscrit en droite ligne de la tradition de l’école de Chicago sur le plan des méthodes, avec une « conception du terrain non culturelle et le souci de mieux clarifier la théorie de l’action sous-tendue par les enquêtes, ainsi que les méthodes de rassemblement et de traitement des données » (Dodier et Baszanger, op. cit. ; Roulleau Berger, 2004/2). Plus concrètement dans ce texte, elle s’articule à travers les études de cas, l’articulation des formes d’action hétérogènes et parfois contradictoires. La méthodologie centrée sur un travail de terrain permet d’une part, de faire ressortir les perceptions sociales que se font les populations riveraines du projet, d’autre part, à partir d’un ensemble de documents concernant le projet, de dégager l’impact socio-économique du projet en général et dans la zone d’exploitation du gisement de gaz en particulier.

8Le type d’échantillon utilisé au cours de cette étude est à choix raisonné car la population interrogée est composée des habitants de la zone du projet (80) et de cinq entreprises. Des entretiens semi-directifs auprès de la population ont été utilisés pour comprendre les enjeux perçus du projet gazier.

Perspectives théoriques de l’étude : pour l’hybridisme scientifique

9Dans une posture liée à l’interdisciplinarité, sociologie et économie sont interpellées pour appréhender les enjeux d’un projet gazier inscrit dans la dynamique urbaine. De la sorte, une socio économie appliquée à un projet gazier développe un cadre analytique général qui induit les conditions de l’interdisciplinarité. Au plan théorique, il repose sur une valorisation de la logique empirico inductive, ce qui passe par une utilisation abondante de monographies et d’investigations de terrain pour remonter, in fine, à un cadre général soutenu par les postures de l’interactionnisme et du constructivisme (interactions entre l’individu et le groupe, entre ce dernier et le système social, culturel, politique ou économique (Dogan et Parhe ; 1991)).

10Le réel est riche et varié et les outils nécessaires à son appropriation dépassent le cadre formel des discours et pratiques officiels. Balandier estime que la connaissance du social repose sur deux modes d’appropriation du réel. L’un, officiel et superficiel, décrit le monde concret et institutionnel. L’autre, profond et significatif, rend compte des phénomènes symboliques, invisibles et masqués de la réalité sociétale. Sociologie et économie doivent appréhender ces deux niveaux du réel dont la dimension symbolique est plus importante dans les sociétés en développement (Balandier, 1971/1997).

11Depuis l’École de Chicago et les travaux de Simmel, la sociologie est favorable à une rencontre féconde avec d’autres sciences sociales lorsque se construit la connaissance à partir du vécu des acteurs. D’où la nécessité de multiplier les angles de vue.

12L’unité du cadre théorique articule deux groupes de postures théoriques : l’interactionnisme et le constructivisme social. La perspective interactionniste inspirée par Goffman (1973), permet de valoriser les échanges et les rapports entre l’État et la population d’une part et d’autre part entre la population et la filiale en charge de l’exploitation du gisement de gaz de Logbaba. Dans cette logique, on peut dire que l’action sociale s’inscrit dans l’action économique et vice-versa (Granovetter, 1985). C’est le cas des rapports qui existent entre l’État, les promoteurs du projet gazier et la population. Il existe un déséquilibre dans ces rapports car l’interaction est marquée par la domination des deux premiers sur le dernier. En effet, les premiers décident presque seuls du devenir des populations qui vivent sur le site. L’interactionnisme permet de rendre compte des différentes interactions qui se tissent entre les différents acteurs dans la production du projet gazier.

13Dans l’optique constructiviste, les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs (Corcuff). Ces constructions sont manifestement ici indéterminées et sont à la fois des produits (plus ou moins durables ou temporaires) des élaborations antérieures et des processus en cours de restructuration. L’ancrage constructiviste valorisé dans cette étude néglige les effets de structures et de détermination pour se concentrer sur les acteurs et leurs constructions diverses (mentales et quotidiennes). De la sorte, le projet gazier est perçu comme un construit d’acteurs socialement situés, en interaction.

Terrain d’étude et historique du projet (fig. 1)

14Le projet gazier qui fait l’objet de notre étude est situé dans la ville de Douala, dans le troisième arrondissement, plus précisément dans le quartier de Ndogpassi 2 entre le bloc 10 et le bloc 11 « 4^e danger ». Environ 150 000 personnes vivent dans la localité une grande partie de la population n’a pas accès à l’eau potable et le tiers des ménages n’a pas accès à l’électricité.

15Le gaz a été découvert au Cameroun dans les années 1950 précisément dans la localité de Logbaba quand le pays était encore sous tutelle française. Cette zone requise pour l’exploitation de gaz avait été déclarée « inconstructible » par la municipalité locale en 1998. Au départ, la société française ELF exécutait des forages exploratoires, par la suite, ce travail s’est ralenti parce qu’elle pensait découvrir du pétrole et non du gaz naturel, commercialement peu intéressant. Quelques années plus tard, le projet est remis sur pied et les forages exploratoires de la société Rodéo qui exploite le gaz démontrent effectivement la présence de gaz de bonne qualité et bon marché. Au mois d’avril 2011 se termine la phase exploratoire. Dans le même sens, un décret présidentiel autorise le début de l’exploitation commerciale qui est rendue effective depuis avril 2012.

La production du lien social dans le projet gazier

16Deux niveaux de problématique permettent de comprendre la construction du lien social dans le projet gazier : les logiques d’action autour du projet gazier et les interactions sociales.

Les logiques d’action autour du projet gazier

17Trois types de logiques d’action sont identifiés concernant l’observation empirique du projet gazier. Il s’agit des logiques de participation formelle, des logiques de rente et, enfin, des logiques de défection. Ces logiques sont analogues à celles déjà observées par Ekomo Engolo (2005) dans son étude portant sur la crise du lien social dans le développement communautaire à l’ouest du Cameroun. Nous nous en inspirons ici.

18La logique de participation formelle concerne les réseaux sociaux économiquement utiles ainsi que les moyens d’action dont ils disposent. Dans ces réseaux se trouvent des individus et des institutions favorables à la réalisation du projet gazier, soit parce que les protocoles d’accords le considèrent comme un bien collectif dont l’exploitation profitera, à court ou à moyen terme, à tous ; soit parce qu’à travers un comportement collectif tourné vers le progrès social, ils poursuivent des buts personnels masqués, liés à l’enrichissement. En tant que bien collectif, le projet est porteur à la fois d’un intérêt général et d’intérêts spécifiques. Cette logique est défendue par les pouvoirs publics avec l’appui des entreprises productrices et bénéficiaires de la nouvelle source d’énergie. Depuis la phase exploratoire jusqu’à la période de l’exploitation effective du gaz dans la localité de Logbaba, les pouvoirs publics et la filiale de « Victoria Oil and Gas1 » présentent le projet comme bénéfique non seulement pour la population locale mais pour le pays en général. C’est dans cette optique que l’État camerounais prévoit de tirer des recettes de l’ordre de 180 milliards de FCFA par an de diverses taxes générées par le projet. De même, ce gaz pourra dans une certaine mesure se substituer à l’énergie électrique dans les grandes entreprises de production telles qu’Alucam, Camlait, la SABC2. Dans cette même lancée, on pourra aboutir à une réduction des coûts de l’énergie électrique à travers l’installation de plusieurs centrales à gaz. S’agissant de l’intérêt général, la localité d’implantation du projet gazier devient ipso facto « zone utile » ; seuls les riverains de ces zones dites utiles, susceptibles de pourvoir considérablement aux contributions, trouvent leur compte au premier chef, notamment certains jeunes propriétaires terriens. Ce projet va favoriser la création de petites et moyennes entreprises qui pourront aider à réduire le chômage. Dans cette logique, il est prévu l’emploi de 300 personnes pendant la phase de construction, de 100 personnes au sein même de Rodeo Development Limited. Leur implication concrète dans les réunions d’information et de travail, les campagnes de sensibilisation sont sujettes à caution car le problème des zones utiles divise manifestement les rangs des réseaux solidaires des programmes socio-économiques. Les entreprises de conception et d’exécution des travaux influencent séparément, selon leur pouvoir social, la participation au projet gazier.

19Quant à la logique d’exploitation des situations de rente, elle valorise la double thèse olsonienne des sous-produits et du passager clandestin qui augure l’exploitation des situations de rente par des acteurs opportunistes. Les services communautaires sont instrumentalisés au maximum avec un minimum de participation à l’effort de développement, notamment par les chefs locaux. Plusieurs facteurs expliquent le comportement de prédation. En premier lieu, les organisations qui opèrent dans la petite région subissent une pression concurrentielle peu ordinaire, qui les pousse à approcher les chefs locaux en rangs dispersés. Elles ne s’entendent guère sur la raison et la finalité des échanges (actes d’allégeance) qu’elles sont amenées à faire, une situation qui place généralement les chefs locaux dans une position de force. Les accords d’allégeance sont conséquemment signés séparément, très souvent par convention et seulement pour la forme, ce qui fragilise la position des promoteurs des projets socio-économiques. En deuxième lieu, pour réduire leur dépendance vis-à-vis des chefferies traditionnelles. Dès lors, ils refusent de collaborer avec des notables et des chefs de quartiers, moins gradés qu’eux ou que les promoteurs occidentaux du projet. Un désordre dans l’organisation du comité de gestion du programme met les membres actifs dans une situation d’embarras ; les assistants techniques doivent donc construire des stratégies opportunistes (Ekomo Engolo, 2005).

20Enfin, la logique de défection concerne ceux des individus qui ont une autre lecture du bien collectif, de la privation réelle ou virtuelle dont ils sont victimes, de l’illusion liée à l’intérêt marginal qu’ils espèrent en tirer. La distanciation de ces réseaux envers le projet gazier est double ; pour les masses indigentes, il s’agit d’une simple escroquerie perpétuée d’année en année par les Occidentaux et les élites modernes africaines. Pour les associations coutumières et le collège des notables aigris, les comités de développement tendent à se former en contre-pouvoirs concurrents qui gèrent des ressources rares et susceptibles de mobiliser les masses, au même titre que les chefferies. Bien qu’il soit présenté comme étant bénéfique pour la population locale, certains riverains de Logbaba perçoivent le projet comme négatif dans la mesure où ils ne disposent que de peu d’informations, voire pas du tout sur le projet, d’où leur non-participation. En effet, le terrain nous montre qu’il existe un fort décalage entre ce qui est dit par les pouvoirs publics et ce qui est fait sur les lieux. Alors que le bitumage de certains axes routiers n’est pas encore effectif comme le prévoyaient les protocoles, on note plutôt la destruction des tuyaux de canalisation de la CDE3, le délogement de certains ménages sans paiement des frais d’indemnisation. Par ailleurs, on note une pollution par des odeurs nocives dégagées par les émanations de gaz. La population locale craint pour sa santé. Cependant, pour cette dernière, ces différents maux ne trouvent aucune solution. Face à la puissance de l’État, la population ne dispose d’aucune force pour se débarrasser des contraintes qu’elle subit. Cette tendance est davantage observée chez les populations qui ne détiennent pas un titre d’immatriculation sur le terrain qu’elles occupent et qui vivent dans une crainte permanente de se voir expulsées sans aucune compensation. C’est dans ce sens qu’un riverain déclare :

« On ne sait rien, personne ne se soucie de nous. Il faut qu’on fasse grève et qu’on fasse des sit-in pour que le sous-préfet se manifeste ». (Entretien réalisé le 23 mai 2012 à 12h à Ndogpassi 2 avec un riverain âgé de 40 ans et vivant dans la localité depuis 20 ans)

21La réalisation du bien collectif est socialement construite en termes de défi entre dominants et dominés d’hier avec des perspectives nouvelles qui freinent les élans participatifs. Cette logique de défection s’étend également à certaines institutions partenaires du projet. C’est ainsi que, désormais, l’entreprise britannique Victoria Oil and Gas est presque seule maître à bord du projet d’exploitation du gaz de Logbaba, à Douala capitale économique camerounaise. La situation est survenue à la suite de la notification d’un avis de confiscation sur le groupe RSM Production Corporation qui détenait 38 % des parts sur le projet. Notre investigation sur le sujet révèle que l’exploitation du Gaz de Logbaba est encadrée par un certain nombre d’accords juridiques entre VOG le propriétaire à 100 % de Rodeo Development Limited (« RDL ») et RSM. Dans sa part du contrat, RSM avait la charge de diligenter certaines affaires opérationnelles et légales. Une de ses obligations était d’apporter sa compensation, pour faire face aux différents coûts inhérents au financement des travaux de développement de l’exploitation. Selon des sources confirmées, la firme RSM aurait déjà manqué d’honorer ses engagements financiers du 15 juin 2011. Un avis de défaut de contribution lui a été assigné le 02 juillet 2012. La firme RSM ne s’étant toujours pas exécutée, RDL lui a envoyé cette fois un avis de forfaiture. Lequel avis a pour entre autres effets, celui d’entraîner la récupération par VOG des parts de RSM. Le groupe anglais détient donc aujourd’hui 95 % des parts du projet de gaz de Logbaba, et le Cameroun à travers la Société Nationale des Hydrocarbures (SNH), est demeuré le seul co-actionnaire avec 5 %.

Les interactions sociales autour du projet : nature et limites

22Les échanges sociaux entre les différents acteurs impliqués dans le projet gazier de Logbaba Douala donnent lieu à des interactions complexes dont la nature est différente selon les catégories sociales en présence et les finalités de l’échange. Deux formes d’échanges sociaux dominent les interactions sociales autour du projet gazier : les échanges complémentaires et les échanges conflictuels. D’une manière générale, et en référence à Bajoit, on constate que les échanges compétitifs, conflictuels et contradictoires prennent naissance dans un contexte de similitude des compétences. La division du travail social intervient dans un contexte où l’échange est inclusif dans la mesure où chaque catégorie sociale cherche à atteindre ses finalités en faisant valoir des compétences sociales différentes et complémentaires. Dans l’implantation du projet gazier, cette grille de lecture est fructueuse puisque les différents acteurs sont organisés en réseaux dans lesquels il existe une division du travail inter réseaux. Les compétences sociales sont différentes et complémentaires. Cette forme d’interaction est présente dans les rapports que les pouvoirs publics entretiennent avec les sociétés en charge de l’exploitation du gaz, notamment Rodeo. Il s’agit d’une relation de partenariat basée sur un cahier des charges que chaque partie est tenue de respecter pour la bonne marche du projet. L’État camerounais espère, en dépit des redevances financières tirées des impôts, booster l’offre en énergie de la zone industrielle de la ville de Douala pour redynamiser son économie et la production locale. Les sociétés exploitantes, même si elles font prévaloir la logique du bien commun, espèrent réaliser des bénéfices substantiels. De la sorte, il s’agit d’un partenariat présenté comme gagnant-gagnant entre les deux parties.

23La sociologie relationnelle de Bajoit met en avant les relations sociales fondées sur le mode de reproduction des inégalités notamment quant au contrôle des catégories sociales sur les finalités de l’échange. L’inégalité socialement contrôlée provient, soit de la division du travail social (dans les échanges complémentaires et conflictuels), soit de l’institutionnalisation des règles de compétition (échanges compétitifs, mais à certains moments, échanges contradictoires). De la sorte, le conflit semble occuper une place centrale dans les interactions endogènes et exogènes relatives au projet gazier.

24Les conflits constituent une composante centrale des échanges sociaux exclusifs entre les différents collectifs. Les sources de conflits sont multiples, notamment l’expulsion sans indemnisation, la gestion opaque des informations liées au projet par les entreprises promotrices du projet. Concernant le premier point, une observation empirique permet de constater que les conditions d’expulsion sont perçues comme discriminatoires par une frange de la population locale. En effet, ces conditions placent le titre foncier comme un élément clé du dossier. Or, on constate que beaucoup de propriétaires terriens n’en disposent pas du fait qu’il s’agit pour la plupart de propriétés coutumières n’ayant jamais fait l’objet d’une quelconque démarche administrative d’immatriculation. Deuxièmement, pour les catégories sociales éligibles à l’indemnisation, celle-ci tarde à arriver alors qu’elles sont sommées de quitter les lieux du fait qu’elles n’auraient jamais dû se trouver là, la zone ayant été déclarée interdite au logement depuis les années 1950. C’est au cœur de cet imbroglio fait de stratégies d’acteurs que les conflits vont prendre corps. Ils se manifestent par la constitution d’un collectif de défense des droits de la population autour du projet et par différentes manœuvres de résistance telles que les sit-in, les blocages des points d’accès aux travaux, et les plaintes incessantes auprès des autorités compétentes.

Les métamorphoses socio-économiques autour du projet

25Les métamorphoses sociales rendent compte de la sociologie des changements et des mutations ; l’enjeu est d’étudier l’ampleur des transformations qui s’opèrent dans un contexte socio-historique donné, lorsque l’on passe d’un ordre social ancien à un ordre nouveau. Dans le projet gazier étudié, ces métamorphoses sont sociales et économiques comme le montre le tableau ci-dessous.

Les métamorphoses sociales

26Deux éléments peuvent être pris en compte pour saisir les métamorphoses sociales survenues avec l’implantation du projet gazier : une socio économie de l’itinérance et la construction sociale des risques.

De la socio économie de l’itinérance…

27De prime abord, il convient de signaler que l’itinérance est abordée par nous comme un mode de vie qui rythme le quotidien des acteurs inscrits dans le projet gazier. Il n’est pas aisé de donner une définition claire, exclusive, opérationnelle et faisant l’objet de consensus de l’itinérance. Les définitions couramment utilisées de l’itinérance sont le plus souvent descriptives, s’adaptant aux configurations particulières du service, de la région ou des politiques de soutien (Laberge et Roy, 1994). Pourtant, en partant d’une définition globale, on peut dire que l’itinérance concerne les individus sans adresse fixe, sans logement stable, en quête de situation sécuritaire et salubre. Dans la seconde optique, l’itinérance est attribuée à des causes extrinsèques et structurelles. Les individus sans domicile fixe apparaissent comme des victimes, dans le sens qu’ils se voient forcés de renoncer à une certaine stabilité résidentielle (Fournier et Mercier, 1996).

28L’implantation du projet gazier de Logbaba donne à observer une instabilité résidentielle dans la mesure où la population locale expulsée est amenée à quitter les terres pour faire place au projet. Cela constitue pour la plupart des familles un drame social : elles n’ont généralement pas été informées sur la possibilité ou non d’être relogées. Par ailleurs, toutes les familles ne bénéficient pas des indemnisations prévues à cet effet.

… à la fabrique sociale des risques

29À la suite de Claude Gilbert (2003), notre approche repose sur l’idée que les risques résultent d’une « production », d’une « construction » étroitement associées aux jeux des multiples acteurs, à la nature et à l’intensité de leurs liens et interactions. Les acteurs pris en compte ne se réduisent pas à quelques entités homogènes, auxquelles sont attribuées des logiques univoques. Tout ne s’organise pas autour d’une seule scène ou autour d’une seule confrontation entre deux catégories d’acteurs. On note des comportements à risques (Bourdin, 2003) et une certaine « prise de risque délibérée » (Peretti-Wattel, 2003). L’implantation du projet gazier constitue un danger indéniable pour les populations qui vivent à proximité. À l’observation, force est de constater qu’avant le début de l’exploitation du gisement de gaz, la population ne craignait pas pour sa santé. Elle vivait dans un climat de paix, de sérénité et d’harmonie. Mais, depuis le début de l’exploitation du gaz, le site représente un véritable danger pour les populations, plus précisément le collectif des personnes à expulser. Ces populations vivent dans la crainte et dans un climat de stress permanent :

« Nous vivons mal, nous subissons d’énormes préjudices, il y a beaucoup d’intempéries : les odeurs, les grondements souterrains. On va faire comment ? Ceux qui ont les moyens sont partis. » (Entretien réalisé le 23 mai 2012 à 10 h 30 à Ndogpassi 2 avec une femme mariée, âgée de 33 ans et habitant dans la localité depuis 8 ans)

30La population est consciente des risques qu’elle encourt en restant sur le site, mais ne veut pas quitter les lieux sans indemnisation :

« Nous connaissons les risques, mais nous quitterions pour aller où ? Si nous sommes indemnisés nous partirons. » (Entretien réalisé le 23 mai 2012 à 10 h 45 à Ndogpassi 2 avec un homme célibataire, âgé de 30 ans, habitant la localité depuis 5 ans)

Les répercussions économiques du projet gazier

31Bien que le projet gazier en soit encore à ses débuts, l’exploitation effective n’ayant commencé qu’au mois d’avril 2012, on peut tout de même, sur le double plan micro et macro, rendre compte de son impact et de son importance économique.

32Au niveau micro, l’impact du projet est diversement apprécié des populations. Certains estiment que le projet de l’exploitation du gisement de gaz est un atout pour le développement tant sur le plan économique que sur le plan social, dans la mesure où il va permettre l’amélioration des conditions de vie des populations. Dans sa phase d’implantation, le projet a offert près de 300 emplois à la population locale. Cependant, il n’en demeure pas moins que les attentes des populations restent grandes comme le souligne ce riverain du projet :

« Tout ce que nous voulons c’est le travail. Moi je me bats comme je peux pour intégrer la structure, même comme manœuvre. » (Source : entretien réalisé le 23 mai 2012 à 11 h à Ndogpassi 2 avec une riveraine âgée de 24 ans, née dans la localité)

33Au-delà des bienfaits et des bénéfices que peut générer l’exploitation du gaz, certaines populations pensent que le projet est un facteur de perturbation, car l’installation du projet dans la localité a entraîné la destruction des petits commerces qui étaient la source de revenus de nombreuses familles :

« J’ai été obligé de fermer mon petit commerce car nous vivons dans l’incertitude. Nous pouvons partir d’un moment à l’autre. » (Source : entretien réalisé le 23 mai 2012 à 11 h 15 à Ndogpassi 2 avec une ménagère âgée de 49 ans et habitant la localité depuis 14 ans)

34Au plan macro, le projet va éventuellement permettre à la localité de bénéficier du bitumage de certains axes routiers et de l’implantation d’un système fiable de sécurité (Alain Tchakounté, 2011). Cette exploitation du gaz devrait aussi générer des emplois additionnels qui seront mis sur pied par les grandes, moyennes et petites entreprises locales sous-traitantes dans le projet de Rodeo Development Limited.

35C’est dans cette perspective que, comme le souligne La Nouvelle Expression de juin 2011, l’exploitation du gaz contribuera à faire augmenter le produit intérieur brut du Cameroun, dans le cas où sa commercialisation fonctionne à plein régime. Le projet devrait rapporter jusqu’à 75 milliards de Francs CFA par an à l’État en termes de redevances et autres impôts. C’est ainsi que Kevin Foo, manager général de Victoria Oil and Gas, déclare « Le Cameroun a aujourd’hui une chance unique de se positionner sur le marché du gaz naturel. Avec tous les avantages qui pourraient en découler, nous espérons l’accompagner de la façon la plus pertinence dans le processus ».

Conclusion

36Appliquée à l’analyse d’un projet gazier, la socio économie permet d’élucider les enjeux socio-économiques à travers la production du lien social, les interactions et les métamorphoses socio-économiques. Il ressort de cette étude que la réalisation d’un projet énergétique génère un lien social de nature complexe qui peut être complémentaire, conflictuel, compétitif ou contradictoire. La réussite de l’implantation d’un projet énergétique est alors fonction des enjeux sociaux, économiques et politiques qu’il porte. Les populations locales s’impliquent plus facilement dans la réalisation du projet lorsque leurs attentes sont prises en compte dans une logique participative. Lorsqu’elles sont écartées du processus, elles engagent des actions de résistance pouvant entraver la réalisation optimale du projet quand bien même celui-ci a une importance pour le développement de l’industrie locale. Les autres catégories sociales impliquées dans le projet que sont, les pouvoirs locaux, les entreprises de forage et celles qui utilisent la nouvelle source d’énergie, privilégient, au contraire, une logique de rentabilité et font prévaloir la « raison d’État » souvent au détriment des attentes de la population locale.

37En ce qui concerne l’apport de la pluridisciplinarité en sociologie de l’énergie, on peut dire qu’elle peut se montrer, à des degrés divers, efficiente quant à l’analyse du projet gazier comme « phénomène social total », permettant de le saisir dans sa globalité et sa complexité. Mais, la pluridisciplinarité lorsqu’elle est mobilisée et couplée aux concepts de terrain, s’insère progressivement dans un « néo-paradigme ». Se pose alors le problème de la validité scientifique de ces formes d’hybridation et leur capacité à rendre compte du réel. Dans ce contexte, il est convenu de dire, à la suite de Boyomo Assala (2009), que le regard sociologique se construit aujourd’hui à partir des « données de terrain dont la pertinence est toujours à interroger, et la réception sociologique soumise à un processus de validation composite ». Les conditions de gouvernance dans un projet gazier sont perceptibles à trois niveaux : une gouvernance au niveau central qu’on peut qualifier de juridico institutionnelle centrée sur des politiques publiques ; une gouvernance locale qui se situe au niveau intermédiaire avec des structures décentralisées ; et une gouvernance quotidienne reposant sur les acteurs d’exécution. Ce triple niveau de gouvernance complexifie les approches et des interventions en matière d’énergie. En définitive, dans des conditions sociales jamais définitives, mais toujours en construction, certains projets gaziers sont porteurs de dynamiques sociales et de logiques de recompositions économiques. De la sorte, se produisent par combinaisons successives des collectifs d’acteurs, des dispositifs matériels et symboliques et des interactions sociales qui ne fixent jamais définitivement les règles de jeu implicites. De nouveaux défis interpellent dès lors la sociologie de l’énergie dans la recherche des instruments de mesure idoines, applicables à ces nouveaux champs.