1La politique énergétique, objectivable a minima à travers des choix variant dans le temps pour favoriser le recours à telle ou telle source d’énergie, est classiquement une affaire d’État. On en a la démonstration dans le cas français avec les investissements de l’État au xx^e siècle dans le développement de l’électricité d’origine hydraulique puis nucléaire et, aujourd’hui, avec ses initiatives en faveur d’une diversification des sources d’énergie autour de l’éolien et du solaire, ou encore à travers son soutien à de grandes entreprises publiques de l’énergie, y compris dans un contexte de désengagement de l’État du secteur productif. Cela semble moins nettement l’affaire, en première approximation, des collectivités territoriales et, tout spécialement, des communes, seulement associées à la mise en œuvre de cette politique par les équipements de production que certaines accueillent. Pourtant, ces échelons administratifs sont supposés avoir aujourd’hui un rôle important à jouer en la matière. Les collectivités territoriales ont, d’une part, à relayer les engagements pris par la France au plan international, notamment en ce qui concerne les politiques de développement durable1, ou celle de maîtrise de la demande énergétique. Elles sont, d’autre part, obligées de prendre en compte l’évolution des coûts de l’énergie qui impacte leur budget de fonctionnement jusqu’à les amener à faire des choix d’investissement. Elles accueillent, en outre, des infrastructures de production d’énergie renvoyant à des choix politiques antérieurs dont il faut assumer une partie des conséquences, notamment en cas de revirement de la politique énergétique nationale et d’abandon de ces orientations. Bref, autant de dimensions qui concourent, ainsi qu’on le verra, au référentiel d’action publique concernant la transition énergétique à l’échelle communale. Sans exclure que le thème de l’énergie puisse être, ici ou là, transfiguré en enjeu politique local permettant à l’équipe municipale de capitaliser du soutien électoral.

2Ces premières considérations sont lourdes d’enjeux. Si l’État a une politique énergétique susceptible de variations dans le temps en raison de différents facteurs (tarissement d’une filière, élévation des coûts, enjeux environnementaux), il revient, au moins en partie, aux communes d’en assumer les implications (ici et maintenant et dans le temps) du point de vue politique, environnemental, économique ou social. Il s’agit alors pour les communes d’« inventer » une politique énergétique locale afin de transfigurer une contrainte structurelle, une injonction, en opportunité politique directement mobilisable dans le jeu électoral local. Ce fait pourrait apparaître d’autant plus saillant dans la période actuelle que l’on désigne comme celle de la transition énergétique, où l’idée que les anciens choix de développement doivent être révisés et que les options énergétiques passées ne sont plus, au moins dans leur volume, celles de l’avenir.

3C’est en s’appuyant sur l’exemple de Gardanne (Bouches-du-Rhône) qu’on se propose d’analyser ces dynamiques, le contexte gardannais étant propice à ce questionnement. En effet, il s’agit d’un territoire où l’énergie a longtemps occupé une place de choix dans l’organisation locale, via, notamment, l’entreprise minière qui fut longtemps le premier employeur de la commune (Mioche, Daumalin, 2004) avant la fermeture de son dernier puits en janvier 2003. Ce territoire subit également, du fait de la fin de cette industrie, une injonction à la reconversion économique et sociale. En effet, l’ordre social local a, de façon très schématique, basculé progressivement d’une configuration à une autre. Dans la première, dominaient deux grands donneurs d’ordre implantés sur le territoire, Charbonnages de France et Péchiney, propriétaire d’une usine d’alumine profitant du gisement de bauxite des environs et de l’extraction locale du charbon pour une production très consommatrice en électricité, tirée du charbon par une centrale thermique longtemps exploitée par Charbonnages de France et EDF. Aujourd’hui, cette centrale thermique est alimentée par du charbon importé et cherche des relais d’approvisionnement du côté du gaz ou du bois. L’usine d’alumine est en sursis après plusieurs changements de propriétaires et devant les perspectives limitées des marchés européens. La dynamique actuelle fragmente donc l’ancienne cohésion locale et cette déstructuration reconfigure le contexte gardannais. Le discours de la transition énergétique est exhibé dans ce contexte, et ce, sans qu’aucune alternance politique ne se soit produite depuis la fermeture de la mine. Ces variations nous ont semblé susceptibles de mettre en évidence un ensemble de dimensions participant à faire de la transition énergétique un impératif en même temps qu’un objet de construction comme problème public.

4L’enquête menée comprend donc une perspective diachronique autant que synchronique de la politique gardannaise autour du thème de l’énergie. D’une part, pour identifier l’inscription de cette catégorie au répertoire des élus, à mettre en perspective avec les facteurs qui participent à l’imposer et à la légitimer aux plans local et national. D’autre part, en observant ses manifestations ici et maintenant, pour saisir ses formes et affiner ainsi la compréhension du travail politique qui se joue dans les collectivités locales autour d’une politique d’orientation nationale.

5Des analyses ont été menées aux trois échelles des acteurs individuels, des institutions locales et des groupes constitués (syndicat, partis, etc.) pour observer l’action publique de transition énergétique en train de se faire. L’enquête s’est donc découpée schématiquement en trois temps pour lesquels a été mobilisée une pluralité de matériaux. Ces trois investigations, conduites parallèlement, ont été engagées avec l’idée de saisir de possibles articulations ou recoupements entre des configurations locales et des configurations plus larges. Ces trois études se complètent donc et se répondent, même si, pour faciliter l’exposé, on les présente pour partie séparément.

La définition d’une action publique de transition énergétique spécifique à Gardanne : une politique qui n’est pas indépendante du contexte où elle a émergé et des acteurs qui l’ont portée

6Pour analyser la définition et l’évolution de la mise en politique à l’échelle gardannaise du thème de l’énergie, on a d’abord tenté de repérer le cadre structurel de son émergence. Pour le résumer, on peut dire que celui-ci est lié à la reconversion économique du territoire suite à la décision de l’arrêt de l’exploitation des houillères de Provence. Deux dimensions nous ont semblé décisives concernant ce cadre structurel : la diversification du répertoire local d’action politique et la reproduction des supports d’identification collective et de cohérence territoriale.

Une mise en politique du thème de l’énergie qui s’inscrit entre une injonction à la reconversion économique et l’émergence de nouvelles opportunités politiques

7Avec la fin de l’activité minière, le champ des possibles semble s’étendre en termes de répertoire d’action et d’orientation politique, voire de recrutement d’électeurs pour les partis politiques locaux. L’action politique locale se trouve comme libérée du poids de l’exercice imposé que représentait la défense de l’une des deux principales industries du territoire. L’étude de l’activité de la Société d’économie mixte locale, la SEMAG, permet d’observer cette nouvelle inclinaison de la politique gardannaise. Elle donne des éléments pratiques concernant les orientations en faveur d’une tertiarisation de l’économie locale et de la politique foncière et immobilière de la commune. On observe ainsi une dynamique qui tend à favoriser les entreprises de haute technologie et de service au détriment de l’emploi industriel. Du point de vue des orientations politiques, la montée en charge de la SEMAG semble traduire l’espoir de l’équipe municipale d’accumuler du crédit politique auprès de l’électorat sur la base d’investissements privés. C’est aussi l’occasion de constater que le communisme local s’ajuste progressivement à la nouvelle donne économique en s’accommodant de pratiques éloignées, au moins en première approximation, d’un projet politique et économique d’orientation communiste : dès 2009, des entreprises sont recrutées sous le régime de « baux précaires » pour s’installer dans les locaux vacants du puits Morandat, passé sous gestion communale (un hôtel d’entreprises sur lequel nous reviendrons) ; l’installation d’un parc photovoltaïque sur le terril des Sauvaires est confiée à l’énergéticien allemand EON dans le cadre d’un partenariat-public-privé plutôt que d’être menée dans le cadre d’une gestion publique du projet ; ou, encore, les terrains de la déchèterie municipale de la carrière Malespine sont concédés à la SEMAG ; la gestion des déchets également ; la construction ainsi que la gestion d’une centrale de Biogaz sur ce même site sont confiées à une entreprise privée (Verdesis, filiale d’EDF Energies nouvelles).

8On voudrait souligner avec ce bref exemple de la SEMAG que la fin de l’industrie minière, sans minimiser le véritable drame social que celle-ci représente pour la population gardannaise, place les élus locaux dans un système de contraintes tout autant que d’opportunités. Néanmoins, on ne parle pas ici d’un opportunisme cynique. Il s’agit bien plus d’un ajustement quasi spontané, mais pour une part inconscient, non réfléchi, entre un contexte qui se reconfigure mais dont les traces sont toujours présentes (fumée de grandes cheminées, chevauchements en place, dépôts orangés de l’usine d’alumine, sirène de l’usine qui retentit dans toute la commune, architecture du bâti patrimoine des cités minières) et la nécessité pour les acteurs politiques qui s’y placent de trouver des référents pour développer leur action afin de convaincre et d’enrôler un électorat peut-être déstabilisé par l’ébranlement de l’ancienne cohésion locale. On comprend alors peut-être de façon plus fine pourquoi, à Gardanne, la thématique énergie va se trouver majorée dans le processus de reconversion économique et sociale.

La mise en politique de l’énergie, une affaire de transition…

9En effet, la recomposition de l’activité économique remet aussi en jeu les cohérences territoriales. Au cœur du processus de reconversion de l’activité économique, les supports d’identification et de reconnaissance locaux sont reconfigurés. Aussi, c’est tout ce sur quoi s’appuyait une communauté entre électeurs et élus, entre représentés et représentants, qui est ébranlé. La thématique énergie vécue longtemps comme une évidence n’ayant pas besoin d’être mentionnée vient à être mise en avant pour servir, en quelque sorte, de passerelle entre les périodes de la mine et de l’après-mine. Cette thématique s’ancre dans le débat local par la substantialisation d’une « culture énergétique » gardannaise que l’on retrouve dans les interventions du maire, de ses adjoints aussi bien que dans celles des syndicats. Cette identité s’impose aussi par un processus de dramatisation de l’histoire minière : on multiplie les hommages et les cérémonies, les lieux de mémoire. Cette thématique de l’énergie, inscrite comme slogan de la ville à partir de 1991, semble donc être le chemin le plus court pour reconvertir le territoire, et convertir l’électorat au changement et les élus à leur nouvelle position d’acteurs publics du développement local.

10On peut dire que les deux éléments qui précédent (contrainte-opportunité, reconversion symbolique du thème de l’énergie) propulsent la politique énergétique locale et la légitiment. Ce cadre de contraintes et d’opportunités, matérielles autant que symboliques, constitue le soubassement qui permet l’élaboration d’un répertoire d’action politique autonome autour du thème de l’énergie à Gardanne. Reste à préciser selon quelles modalités cette politique s’est trouvée définie, comment et pourquoi elle a pris telle forme plutôt qu’une autre.

… saisie par une approche prosopographique, entre acteurs et actions

11C’est à partir d’une approche prosopographique des décideurs locaux qu’on a tenté d’élucider ce problème. L’enquête a permis de repérer les acteurs qui avaient partie liée avec l’émergence de ce répertoire d’action communale de l’énergie : du côté politique (le maire, l’adjoint à l’environnement, l’adjoint aux économies d’énergie et aux énergies nouvelles) ; du côté administratif (l’économe de flux de la ville) et également du côté de groupes d’intérêt locaux (syndicats et associations, au travers de la trajectoire d’un ancien mineur, syndicaliste, à l’initiative de la création d’une association qui met au centre de ses préoccupations la thématique de l’énergie). Ces acteurs ne sont pas des acteurs parmi d’autres dans l’avènement de la politique énergétique gardannaise. Tous, de leurs positions respectives, ont été amenés à être à l’initiative, à la définition ou à la décision autour d’actions dont les prolongements constituent l’armature de la politique locale en matière d’énergie jusqu’à ce jour. Dans ce tableau, il manque certainement le directeur des services techniques de la ville de Gardanne, qui occupe ce poste depuis 2001. En effet, l’enquête nous laisse penser qu’il se trouve dans une position de choix au cœur de ce processus de mise en politique du thème de l’énergie. Cependant, il n’est pas sans partager de nombreuses caractéristiques et des liens étroits avec certains des acteurs étudiés, ce qui, dans notre approche, permet de relativiser les conséquences de son absence de l’analyse.

12Les acteurs dont nous parlons partagent un certain nombre de propriétés socio-économiques, en termes de position dans la division du travail (ils ont tous occupé – et pour certains occupent encore – à un moment de leur carrière, des postes d’encadrement ou de direction dans des entreprises privées ou publiques) ou en matière de conditions de vie (ils sont tous propriétaires, ont tous un parcours ascendant par rapport à leur origine sociale). On peut noter également que nos individus ont établi l’ensemble de leur trajectoire sociale dans la commune de Gardanne ou dans le périmètre du bassin minier de Provence. Ils sont, tous, à des degrés divers, engagés dans la vie politique ou associative avec, pour quatre d’entre eux, un intérêt marqué de façon ancienne pour les thèmes de l’énergie ou de l’environnement. En revanche, ils sont divisés par l’âge, qui apparaît très dispersé (de 31 à 77 ans). Une caractéristique plus forte les sépare encore selon nous, c’est le fait d’avoir été ou non socialisés au cœur de l’histoire minière.

13Ceux qui semblent pouvoir être classés dans la catégorie « socialisés à la période minière » sont le maire, le syndicaliste et l’élu adjoint à l’environnement. Dans la seconde catégorie, on retrouve l’élu adjoint aux économies d’énergie et aux énergies nouvelles et l’économe de flux de la commune, tous deux présents à ces positions depuis 2008. Concernant le second, l’enquête met en évidence que, s’il a été socialisé à l’histoire minière par son âge et son ascendance, on a néanmoins tout intérêt à le positionner dans cette deuxième catégorie en raison de son « rejet » relatif de cette histoire et de ses choix personnels en termes de mode d’existence (travail dans le secteur privé et valorisation de celui-ci par rapport au secteur public, mise en avant de formes de vie en rupture avec l’histoire ouvrière2).

14Cette division de nos acteurs sociaux suivant le fait d’être socialisés ou non « à l’histoire minière » doit être rapportée aux actions labellisées « politique des énergies » qui ont été développées, par et avec eux, depuis presque vingt ans à Gardanne. On a donc cherché à repérer les différentes formes que la politique énergétique gardannaise a adoptées depuis les années 1990. On a procédé par un relevé des délibérations municipales et par une étude attentive de la presse locale et municipale. On a aussi établi des recoupements à partir du témoignage des acteurs. Il s’agit bien de saisir les actions telles qu’elles ont pu être pensées et mises en œuvre dans un contexte précis. Tout autant, on a voulu repérer d’éventuelles inclinaisons ou des changements de direction dans les formes de cette politique.

15Cette mise en relation a permis de séquencer des périodes distinctes dans la politique énergétique gardannaise. Le résultat permet donc de rapprocher les métamorphoses des types d’actions de politique énergétique et la substitution d’un type d’acteur par un autre, passant de ceux qui étaient directement socialisés à l’histoire minière et à ses enjeux, à d’autres dont les trajectoires doivent moins, voire rien du tout, à ce passé. Ce résultat se résume dans le graphique suivant :

16Cette substitution d’une formulation du problème à une autre, au travers de la substitution d’une génération d’acteurs en position de décision et d’action à une autre, va se préciser en étudiant le développement d’un cadre de référence de transition énergétique en tant que catégorie d’action publique tant au plan national que local.

La transition énergétique comme catégorie d’action publique : un effet de correspondance entre local et national

17Les nouvelles perspectives de la politique gardannaise subissent des contraintes structurelles qui dépassent de loin ce territoire. Un travail de comparaison d’articles autour du thème de l’énergie entre presse municipale et presse nationale montre que c’est dans une période allant de 2001 à 2006 que la catégorie de transition énergétique s’impose tant nationalement que localement. Les discours qui la portent produisent des liaisons entre différents champs sociaux pour forger le contenu de l’impératif de transition énergétique. Ainsi, on remarque que des acteurs très différents, voire antagonistes, se revendiquent du même label de « transition énergétique ». Sous ce label, on constate le recyclage d’éléments de politiques déjà anciens. C’est le cas au niveau national avec le retour sur le devant de la scène des mesures publiques d’incitation aux économies d’énergie3 ou d’anciens modes de production qui paraissaient jusqu’alors désuets et qui gagnent une certaine « modernité » (biomasse, bois). À Gardanne, ce processus de « recyclage » se joue par la requalification d’anciens sites miniers en emblèmes de l’avant-garde énergétique de la ville : le puits Yvon Morandat, ancien puits de mine sur lequel est en gestation un projet de géothermie, le terril des Sauvaires où va être construite une centrale photovoltaïque. On peut également souligner que, lorsque cette catégorie de transition énergétique s’impose au niveau national, avec tel contenu et dans telle période (2002-2006), elle s’impose, aussi, à Gardanne, sans toutefois qu’il y ait transposition mécanique. La comparaison des articles publiés au plan local et au plan national permet en effet d’observer une certaine correspondance et un cheminement à peu près semblable dans le développement de la thématique, avec une nuance forte tenant à la fermeture définitive de la mine vers 2005-2006 qui fait disparaître brutalement une des raisons d’écrire sur la thématique.

18Le graphique figure 2 est construit à partir d’un relevé des articles portant sur le thème de l’énergie de 1997 à 2001 dans les quotidiens nationaux Les Echos, La Tribune, Le Figaro, Libération et le magazine municipal de Gardanne, Énergies.

19Les articles ont été sélectionnés à partir de mots clés sur une base de données de presse ou par dépouillement. On compte au total 3251 articles pour la presse nationale et 200 articles dans la presse locale.

20Sur ce graphique, on observe que la montée locale de la production d’articles sur le thème de l’énergie entre 2000 et 2005 coïncide avec la montée nationale. Cependant, avant 2005, le nombre de ces articles est, en valeur relative, plus important à Gardanne que dans la presse nationale. On peut supposer que la raison en est le fond d’articles encore consacrés à la mine et à sa fermeture prochaine ou à la reconversion de la centrale thermique locale. La cassure que l’on peut observer entre 2005 et 2008 ne veut pas dire qu’il y ait un arrêt dans le traitement de la thématique énergie à Gardanne cependant que celle-ci continuerait à se développer dans la presse nationale. On a plutôt affaire ici à un effondrement des articles liant le thème de l’énergie à celui du complexe électro-minier/électrométallurgique. Ainsi, la nouvelle progression repérable depuis 2008 de la production d’articles « énergie » à Gardanne semble-t-elle s’inscrire dans la prolongation du mouvement observé au niveau national, une fois éliminées les thématiques autour du charbon. On peut y lire un écho, dans les élections municipales de 2008, des débats autour des thèmes énergie/environnement, apparus en 2007 au niveau national lors de l’élection présidentielle,

21Mais ce mouvement est désormais porté localement par de nouvelles personnes et traduit dans des actions. Le tableau 1 résume les actions qui sont corrélatives à la « re-montée » de la production d’articles sur le thème de l’énergie dans le magazine municipal.

Tableau 1. La politique énergétique à Gardanne entre 2009 et 2011 : d’une diversification des actions au Programme d’Action Globale pour les Énergies 2012

22Alors que ces actions sont initiées, le cadre de référence de la transition énergétique est déjà bien installé dans la presse nationale, si l’on se réfère à notre indicateur du nombre d’articles publiés sur le thème. On peut remarquer, également, la concomitance entre le développement de ce nouveau programme d’action4, la remontée de la production d’articles dans le magazine municipal, la nomination de l’adjoint aux économies d’énergie et le recrutement d’un économe des flux énergétiques par la commune. Ces deux personnalités sont d’ailleurs celles que nous avons précédemment désignées comme « non socialisées à l’histoire minière ». Des personnalités qui, comme on a pu brièvement le voir, par leurs trajectoires décalées de la tradition énergétique antérieure, sont plus à même de relayer ce référentiel de transition énergétique qui s’impose à eux et qui, d’une certaine façon, impose leur légitimité en même temps que celle du thème.

L’institutionnalisation d’un répertoire politique en régime d’action routinisée

23Cette dynamique générationnelle de l’institutionnalisation de l’action publique de transition énergétique se retrouve à une focale microsociale dans l’histoire d’une association servant de relais d’action publique autour du thème de l’énergie. On y reconnaît les mécanismes locaux de construction des cadres de possibilité d’une traduction municipale d’une politique nationale.

24Si l’on suit l’histoire de l’association, on observe une trajectoire qui peut se résumer ainsi : elle naît au croisement de mesures liées à la reconversion du bassin minier (à partir d’emplois jeunes financés à 100 % par exemple via la SNET dans le cadre de la reconversion économique du territoire), du repositionnement d’un syndicat de salariés vers les énergies nouvelles et vers « une nouvelle donne énergétique » (la CFDT, minoritaire sur le bassin minier) et d’une initiative privée (celle du syndicaliste évoqué plus haut). Cette trajectoire autonome se voit ensuite rejointe par la politique municipale en matière d’énergie à laquelle elle contribue directement et parfois indirectement : on est alors dans la logique décrite plus haut qui consiste pour la mairie de Gardanne à capitaliser politiquement sur des actions privées. La dépendance aux financements institutionnels (du Conseil général, du Conseil régional…) va en s’accroissant jusqu’à ce que l’association devienne relais de l’ADEME sur le territoire. Et ce qui ne constitue au départ qu’une des activités de cette entité devient sa garantie de survie.

25Les données issues d’entretiens et du dépouillement d’archives de l’association portent à croire que celle-ci fut longtemps l’une des seules dépositaires sur le territoire de l’idée de transition énergétique. Elle se trouve alors concurrencée par l’action d’institutions (la commune et la communauté d’agglomération, le Conseil général et le Conseil régional). On observe ce phénomène plus particulièrement à partir du moment où la catégorie de transition énergétique s’impose dans le débat public, c’est-à-dire, comme on l’a vu précédemment, à partir de 2006. Aussi, l’association, née d’initiatives privées, portant un discours autonome, se voit contrainte de nouer des alliances « contre-nature ». Le profil syndical de ses porteurs s’efface progressivement (même si certains membres sont toujours présents) pour donner jour à un groupement qui n’a que de faibles correspondances avec l’intention de départ. L’entrée de l’association dans un dispositif de rénovation énergétique de l’habitat construit par la Communauté du Pays d’Aix (13) permet d’observer la dépendance de l’association, non pas seulement aux financements mais aussi aux catégories instituées d’action publique qui sont, notamment, celles de l’ADEME : découpage des publics, des problèmes, mode de traitement des demandes.

26Enfin, quelques comparaisons entre les trajectoires de salariés de ce relais d’action de l’ADEME ont permis de repérer, là encore, une forme de substitution d’un personnel à un autre comme on la trouve dans certains autres relais des Bouches-du-Rhône. On a mis en exergue le phénomène, sans projet de représentation statistique, à partir d’un ensemble d’observations et d’entretiens avec différents intervenants dans le conseil en énergie au sein des EIE du département des Bouches-du-Rhône. Tout au long de la « Fête de l’énergie », une manifestation organisée par l’ADEME avec le concours des EIE des 15 au 21 octobre 2011, on a par exemple pu observer et comparer les variations de pratiques professionnelles entre, d’une part, des conseillers identifiés comme formés à la thématique de la transition énergétique en dehors de l’institution scolaire5 et, d’autre part, ceux qui sont issus de cursus techniques qui nous ont semblé directement liés (au vu de leur intitulé autant que de leur année de création6) au référentiel stabilisé de la catégorie de transition énergétique tel qu’identifié avec l’étude de la presse qui a précédé.

27La comparaison de ces pratiques et postures professionnelles permet, par la suite, de supposer que l’avancée de l’institutionnalisation de la transition énergétique comme répertoire politique conduit à l’imposition d’un personnel formé scolairement aux catégories instituées de traitement du problème énergétique, c’est-à-dire conformément aux attentes des institutions commanditaires des actions de ce champ d’intervention. Ce personnel-là, dont les diplômes et la formation sont directement issus d’un cadre de référence stabilisé de la transition énergétique, vient prendre la relève d’un autre qui semblait, lui, recruter ses représentants dans le monde de l’éducation à l’environnement ou de la militance écologique.

Au-delà d’une catégorie d’action, l’institutionnalisation de l’action politique…

28En reliant ces trois résultats, on peut lire en définitive comment ici, à Gardanne, se font sentir les répercussions d’un processus plus étendu, celui de l’institutionnalisation du problème de la transition énergétique. On peut également dire, par surcroît, que tout se passe comme si ce problème public, présenté comme nouveau, apparaissait à l’analyse comme le fruit d’une recomposition de plusieurs autres champs d’action politique.

29Ainsi, on peut déjà émettre l’idée qu’en tant que catégorie d’action publique, la notion de transition énergétique n’est pas une explication satisfaisante ou suffisante pour justifier la mise en politique au niveau local de la thématique énergétique comme répertoire d’action autonome des élus. Dans le cas de Gardanne, on sent bien par exemple que la majoration de la thématique énergétique est le fruit de la combinaison de plusieurs éléments, notamment l’impératif de reconversion de l’économie locale et le lien particulier et historique avec une source d’énergie, plus que la conséquence d’une conversion subite des élus municipaux à une téléologie environnementale portée nationalement. Il conviendrait donc, d’après nous, de réserver ce terme à sa définition minimale de déformation du mix énergétique7 et de parler, en termes d’action publique, de politique énergétique (qui regrouperait notamment la transition entre sources d’approvisionnement en énergie et la maîtrise de la demande énergétique). Ce qui aurait pour avantage de ré-encastrer les différentes facettes de la thématique de l’énergie dans le champ des rapports de forces politiques, économiques et sociales.

30Par-delà la catégorie de transition énergétique, ce sont donc les processus d’institutionnalisation de l’action publique au niveau des collectivités territoriales qu’on voit là en jeu, ainsi que les contributions propres de ces collectivités à ces processus.

… et la construction de légitimités situées pour prendre en charge ces problèmes publics

31Considérant ces résultats de manière rétrospective, il semble que cette recherche permet de mieux apprécier la position qu’occupent les collectivités locales, les élus locaux et l’ensemble des acteurs qui participent aux réseaux d’action publique dans la traduction locale des enjeux et des politiques promus au plan national, voire international. L’enquête menée à Gardanne, autour de la transition énergétique, met en évidence que ceux-ci n’agissent pas dans un simple rapport de dépendance aux prescriptions et aux arguments de légitimation du législateur. S’ils relaient les politiques d’orientation nationale, c’est au prix d’une transcription en fonction de définitions et rapports sociaux situés. Ils mobilisent des référents locaux (par exemple, ici, l’histoire minière) et prennent en compte les configurations locales d’interactions où ces définitions circulent, s’opposent et créent des légitimités situées. Ces acteurs sont susceptibles de « puiser » de façon singulière dans le répertoire d’action et de légitimation dont les a pourvus le législateur. Les politiques qu’ils sont supposés relayer prennent alors une forme particulière et ajustée à la définition qu’ils se donnent du contexte où ils agissent. On peut émettre l’idée que la déclinaison locale d’une politique publique, par exemple une politique énergétique, n’est pas le résultat d’une opération et d’un projet réfléchis a priori, dont les mêmes causes, nationales, entraîneront toujours les mêmes choix, locaux, et à terme le même type de résultats.

32Cet enchevêtrement des intérêts, des enjeux, des logiques, des niveaux d’actions, peut être au principe du désajustement et de l’hétérogénéité des politiques locales de transition énergétique qui ont été soulignés, par exemple, par Marie-Christine Zélem (2010). Pour comprendre ces phénomènes d’hétérogénéité dans la transcription locale de l’action publique, il paraît donc de bonne méthode de suivre les définitions de la situation qui sont portées et mobilisées par les acteurs institués : militants, syndicats, collectivités territoriales, personnels politiques, collectif d’habitants, etc. De repérer, aussi, les antagonismes ou les variations entre les définitions et d’en révéler les mécanismes générateurs, comme, par exemple ici, les effets d’appartenance générationnelle (Fournier, 2009).

Conclusion

33C’est sur cette notion de génération qu’on souhaite conclure cette contribution. On pense en effet qu’elle est au cœur du principal résultat de l’enquête concernant la dynamique d’institutionnalisation locale de la politique énergétique. Si on peut tenter d’expliquer l’imposition des problèmes sociaux et les luttes pour leurs définitions légitimes à partir des antagonismes de corps professionnels, de groupes d’intérêts ou de classes, il nous semble tout aussi important d’accorder de la place au repérage (notamment par une approche prosopographique) de la coexistence dissonante de générations différentes du problème dans ces luttes ou dans les institutions (Dubois, 2001).

34L’examen des caractéristiques des personnels politiques gardannais ou des salariés des Espaces info énergie a signalé l’importance de ce phénomène. Ces exemples mettent en évidence la coexistence de générations distinctes de socialisation à la catégorie de transition énergétique, qui sont autant de variations dans les cadres de référence pour dire et penser cette thématique. Approfondir la connaissance de tels phénomènes nous semble particulièrement pertinent dans l’objectif de mieux cerner les mécanismes d’institutionnalisation et de métamorphose des formes d’actions et de disputes autour d’un problème public.