La régularisation du service d’électricité dans une favela « pacifiée » de Rio de Janeiro
Outil de construction du « consommateur responsable » ?
p. 97-103
Texte intégral
1La transformation des comportements des ménages en matière d’énergie constitue de plus en plus un volet des politiques actuelles de maîtrise de l’énergie. Souvent, la conception des dispositifs visant à atteindre cet objectif repose pourtant sur une idée « naïve » : il est considéré que l’introduction d’une nouvelle technologie moins énergivore, ou la communication d’une information spécifique (étiquetage, prescription..), aurait pour effet leur adoption par le public destinataire et permettrait un changement de comportements attendus (Zélem 2010). L’efficacité de ces mesures se heurte en réalité à la complexité des enjeux socio-économiques et culturels liés aux changements des pratiques. La construction du changement est d’autant plus délicate dans la mesure où, comme nous le rappelle Eric Pautard, parler de maîtrise de l’énergie évoque l’idée de négociation informelle entre l’État gestionnaire et les usagers : « la sphère politique ne peut que constater les limites de son action face à des usagers qui revendiquent leur autonomie et s’opposent aux tentatives d’ingérence perçues comme intrusives » (Pautard 2007, p. 1).
2Dans une démarche de compréhension des processus d’adoption ou de rejet du changement en matière de maîtrise de l’énergie, ce texte vise à explorer cette « négociation informelle » dans « la rencontre entre les projets et les destinataires » (Zélem 2010, p. 17) dans le cadre de programmes de maîtrise de l’énergie à destination de « communautés à faibles revenus »1 au Brésil. En particulier, notre propos s’appuie sur une enquête menée entre 2010 et 2011 dans la favela de Santa Marta où un programme de maîtrise de l’énergie a été développé au sein d’un projet plus large de régularisation de branchements clandestins. Pour reprendre le vocabulaire mobilisé par l’entreprise de distribution d’électricité en charge de la mise en œuvre de ce dernier, il s’agissait de favoriser l’émergence de « consommateurs responsables » en termes de maîtrise de l’énergie. Par l’analyse des outils déployés et de leur réception par les usagers, nous montrerons comment les mesures adoptées semblent non seulement affaiblir la compréhension des usagers quant à leurs modes de consommation, mais également, de manière paradoxale, les encouragent à consommer davantage.
Une politique nationale volontariste en faveur de la maîtrise de l’énergie
La maîtrise de l’énergie : entre contrainte internationale et sécurisation de l’approvisionnement
3Au Brésil, l’industrialisation rapide, un taux de croissance important et soutenu, ainsi qu’une amélioration des conditions de vie de la société, ont largement contribué à un changement profond des usages de l’électricité2. Le taux de branchement au réseau électrique en est un exemple illustratif : entre 1980 et 2000, le pourcentage des ménages branchés est passé de 44 % à 93 % (ANEEL, 2005). De la même manière, la consommation électrique a augmenté de 250 % entre 1975 et 2000 et de 60 % s’agissant de la consommation individuelle (Geller 2003, p. 188). L’énergie représente ainsi une ressource capitale pour le développement socio-économique de ce « géant en marche », aujourd’hui souvent désigné comme « pays émergent ».
4Dans ce cadre, la maîtrise de la consommation d’énergie est une préoccupation politique majeure depuis les années 1980. À l’époque, la dégradation de la situation financière du secteur électrique a conduit le Gouvernement Fédéral à contracter des emprunts auprès de bailleurs internationaux dont les conditions ont largement réorienté le secteur vers les questions environnementales et la maîtrise de la consommation d’électricité (De Gouvello et Jannuzzi, 2002). En 1985, le gouvernement met alors en place le premier programme de maîtrise de l’énergie, dit Programme de Conservation d’Énergie Électrique (PROCEL), avec l’objectif d’augmenter l’efficience énergétique du secteur à travers différentes actions portant à la fois sur l’amélioration technologique et sur la maîtrise de la consommation. Si l’essentiel des opérations était orienté vers l’amélioration des systèmes de production, l’un des volets visait également à maîtriser la demande des consommateurs finaux. Ce dernier volet s’appuyait, et s’appuie encore aujourd’hui, sur des mesures incitatives via l’orientation des consommateurs au moment de l’achat des appareils par le biais de l’étiquetage. Ces objectifs ont été poursuivis ensuite dans les années 1990 lors de la restructuration du secteur électrique qui s’est caractérisé par une réduction du rôle de l’État dans le secteur, l’ouverture des activités sectorielles aux capitaux privés, ainsi que par la création d’une Agence de Régulation au Niveau National (ANEEL). Dans les contrats de concession des distributeurs, des obligations d’investissement dans des mesures visant à augmenter l’efficience énergétique ont été introduites et renforcées par des résolutions juridiques successives. À titre illustratif, à partir de 1998, l’ANEEL a imposé un investissement minimal de 1 % de la recette opérationnelle dans des Programmes d’Efficience Énergétique (PEE) ou dans des programmes de recherche et développement dans le domaine de l’efficience énergétique.
5Malgré ces efforts juridiques et financiers, une panne d’envergure nationale a eu lieu en 2001, la production n’ayant pas accompagné la demande d’électricité. Si les causes principales de cette panne sont à imputer à l’effet combiné de sous-investissements dans la production et d’une période de sécheresse, cette crise a néanmoins conduit le gouvernement fédéral à donner une nouvelle impulsion à la politique d’efficience énergétique, en agissant en particulier sur les usagers finaux. D’abord, dans l’urgence, le gouvernement fédéral a imposé à tous les usagers une période de rationnement durant l’année 2001/2002, les obligeant à réduire leur consommation individuelle de 20 % sous peine de sur-taxation de 100 % dans un premier temps, puis de coupure dans un second temps (De Gouvello et Jannuzzi 2002, p. 37). Ensuite, cette crise a encouragé une réflexion politique plus large sur la question de l’efficience énergétique qui s’est concrétisée par la loi no 10.925, dite « loi de l’efficience énergétique », qui établit des indices maximaux de consommation d’énergie électrique par les appareils commercialisés dans le pays. Les mesures d’efficience énergétique sont ainsi essentiellement envisagées comme une clé pour optimiser le secteur et sécuriser l’approvisionnement.
Les actions de maîtrise de l’énergie dans les « communautés à faibles revenus » : des objectifs multiples
6Dans un pays comme le Brésil marqué par d’importantes disparités à la fois socio-économiques et spatiales, la maîtrise de l’énergie est également mobilisée comme un outil de lutte contre la pauvreté. Comme le souligne Jannuzzi (2001), la réduction des impacts environnementaux n’est que l’un des aspects de la maîtrise de l’électricité qui porte également sur l’augmentation de la fiabilité du système électrique, la réduction des coûts relatifs à la production, la transmission et la distribution d’électricité, ainsi que la réduction des coûts pour le consommateur final. C’est avec ce dernier objectif que l’ANEEL oblige les entreprises à mettre en place des Programmes d’Efficience Énergétique (PEE) spécifiquement dans des « communautés à faibles revenus »3. Les actions dans ces espaces ont donc un double objectif : promouvoir l’économie d’énergie à travers un volet technique, notamment via la substitution gratuite de réfrigérateurs et ampoules peu efficients par des appareils conformes aux normes d’efficience énergétique au niveau national, d’une part, et un volet dit « éducatif » visant à montrer aux clients comment adopter des usages plus sobres en énergie et éviter le gaspillage, d’autre part. Ainsi, alors que la promotion des économies d’énergie à destination du secteur résidentiel se fait exclusivement par le biais de l’étiquetage, les usages énergétiques des ménages vivant dans les « communautés à faibles revenus » font l’objet d’un ciblage spécifique visant à infléchir leur comportement pour tendre vers une plus grande sobriété énergétique. Enfin, ce programme permet également d’identifier plus aisément les clients remplissant les critères d’accès au tarif social4. De ce fait, le volet environnemental relatif à l’économie d’énergie se combine avec le volet social de ciblage des usagers considérés comme pauvres.
7Si ces deux objectifs restent ceux affichés par le programme, pour comprendre plus largement les enjeux que ce dernier implique dans ce contexte territorial spécifique, il est essentiel de mettre en évidence comment ces actions permettent également de répondre, au moins partiellement, à l’une de préoccupations principales de l’entreprise de distribution, Light5, à savoir la diminution des pertes commerciales. En effet, Light enregistre environ 40 % de ses pertes commerciales dans des zones informelles. La présence de groupes armés liés au trafic de drogue dans une grande partie de ces espaces est présentée par l’entreprise comme l’obstacle principal à une effectivité des actions de « combat contre la fraude » lorsqu’il s’agit de débrancher les connexions illégales. Face à cette situation, le programme d’efficience énergétique est un instrument fondamental de mise en relation avec les institutions locales et les usagers. D’une part, les bénéfices apportés par le programme permettent à l’entreprise une « entrée » plus aisée grâce à la contrepartie matérielle fournie au travers de la substitution gratuite des appareils ménagers. D’autre part, ils lui permettent de régulariser les usagers en situation irrégulière.
Les outils de construction du « consommateur responsable » à Santa Marta
8La perspective d’accueil de plusieurs événements internationaux dans la ville a conduit le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro à concentrer ses efforts dans une nouvelle politique de sécurité publique ayant pour cible les favelas. L’objectif de la politique est de rétablir le contrôle territorial de la part de l’État par une occupation policière permanente via l’installation d’Unités de Police de Pacification (UPP) et, plus largement, de sécuriser la ville6. La sécurisation de ces espaces dépasse pourtant la seule logique de « pacification », révélant plusieurs enjeux économiques (Bautès et Gonçalves 2011). La présence policière permet en effet de dresser un nouveau cadre d’action non seulement pour les pouvoirs publics, mais aussi pour les opérateurs de services urbains et d’autres acteurs privés qui saisissent cette politique comme une « fenêtre d’opportunité » pour formaliser les relations marchandes et non marchandes au sein des favelas. Ces nouvelles conditions encouragent donc l’entreprise de distribution d’électricité à mettre en place des projets de régularisation des branchements clandestins ad hoc dans lequel s’insère le Programme d’Efficience Énergétique pour les favelas dites « pacifiées ».
Des outils sociotechniques pour construire des « clients responsables »
9Avant de rentrer plus spécifiquement dans l’analyse des outils mobilisés dans le cadre du programme d’efficience énergétique, il est essentiel de présenter le contexte plus large de régularisation des branchements clandestins dans lequel ils s’insèrent.
10Dans l’ensemble de la ville, le nombre de clients enregistrés auprès de l’entreprise de distribution varie largement selon la favela envisagée. Si dans certaines favelas, près de la totalité des résidents peut être enregistré auprès de l’entreprise, à Santa Marta le nombre de clients était à l’inverse très faible : lors de l’installation de l’UPP, l’entreprise ne décomptait que 80 clients (elle en compte aujourd’hui 1600). Autrement dit, le branchement clandestin était le mode d’accès généralisé à l’électricité. De fait, l’enregistrement des nouveaux clients a impliqué une restructuration complète du réseau électrique ainsi que l’installation de compteurs pour les nouveaux clients. Au total, 21 nouveaux transformateurs (trois fois plus que ceux présents avant le projet de régularisation), 33 km de câbles blindés et 1600 compteurs individuels ont été installés. Les choix techniques de régularisation ont été conçus avec l’objectif de sécuriser au maximum les installations d’éventuelles fraudes, contrairement aux favelas « non-pacifiées » où des câbles aériens et des compteurs mécaniques constituent les options techniques utilisées jusqu’à présent. À Santa Marta, les compteurs ont d’ailleurs été installés dans des armoires blindées localisées dans la rue et non pas chez l’habitant, afin de mieux protéger les compteurs de possibles manipulations.
11Les caractéristiques de ce système d’approvisionnement montrent non seulement l’importance de l’enjeu des pertes commerciales mais permet également de saisir la place de l’outil technique dans la logique d’incitation au changement des pratiques. Selon l’entreprise, la maîtrise de consommation d’énergie passe d’abord par une responsabilisation quant au paiement des factures d’électricité. De ce fait, l’outil technique intervient en amont dans la définition de la nouvelle relation comme un instrument capable, au moins partiellement, de protéger le nouveau contrat de possibles « comportements énergétiques illicites » (trafic du compteur ou vol de l’électricité)7, condition considérée nécessaire à la fois aux bons comportements civiques (paiement des factures) et par extension à une transformation des usages de l’énergie. Les caractéristiques des outils sociotechniques nous aident à repenser à leur rôle comme médiateurs dans ce processus : « ils définissent dans leur configuration une certaine partition du monde physique et social, attribuent des rôles à certains types d’acteurs – humains et non-humains – en excluent d’autres, autorisent certains modes de relation entre ces différents acteurs etc. de telle sorte qu’ils participent pleinement de la construction d’une culture, au sens anthropologique du terme, en même temps qu’ils deviennent des médiateurs dans toutes les relations que nous entretenons avec le « réel » » (Akrich 1987, p. 1). Ils contribuent ainsi à construire la matérialité d’une incitation à la transformation des comportements énergétiques tournée d’abord vers la constitution de « clients responsables » puis de « consommateurs responsables » dans un second temps.
L’incitation à la sobriété énergétique
12En complément, par le biais du Programme d’Efficience Énergétique, connu sous le nom de « Comunidade Eficiente », d’autres outils techniques et non-techniques ont été déployés pour régulariser les nouveaux clients et les inciter à adopter des usages plus sobres en matière d’énergie.
13Premièrement, les réfrigérateurs et les ampoules considérés non-efficients ont été substitués gratuitement pour l’ensemble des ménages manifestant la volonté de participer au programme. L’adhésion au programme a été presque généralisée. Néanmoins, certains ménages ont refusé la substitution de leur réfrigérateur malgré une évaluation négative des techniciens de l’entreprise quant à l’efficience de ce dernier. Si le modèle proposé était sans doute moins consommateur en énergie, sa capacité de stockage était peu adaptée aux familles nombreuses. De plus, les modes de consommation conduisent les ménages, y compris les ménages restreints, à faire les provisions pour l’ensemble du mois et donc à stocker les aliments dans le réfrigérateur et dans le freezer.
14Deuxièmement, des équipes ont été déployées ponctuellement afin d’informer les habitants sur la manière d’adopter des usages plus sobres en matière d’énergie ainsi que sur leurs avantages. L’analyse du discours porté par l’entreprise à ce sujet mérite une attention particulière dans la mesure où elle permet de mettre en évidence la difficulté de dessiner les contours du message incitant à la transformation des modes de consommation. En effet, d’un côté, la fin du gaspillage est encouragée : l’attention est ici donnée à la fois à l’efficacité des appareils et aux usages domestiques. Des questions sont alors posées sur l’état des appareils et sur leur niveau d’efficience et, en retour, des conseils sont donnés sur la manière d’éviter les usages superflus, par exemple : ne pas laisser la porte du réfrigérateur ouverte si on ne l’utilise pas, éteindre les lumières dès que l’on quitte une pièce, etc. Le discours sur le gaspillage est particulièrement présent dans la mesure où les modes de consommation des habitants des favelas sont perçus comme irresponsables8. Ainsi, déresponsabilisation pour le paiement des factures et déresponsabilisation pour les usages vont de pair. Le message véhiculé par l’entreprise repose donc sur des recommandations de « rupture » avec les usages superflus hérités de la période où les ménages ne payaient pas de facture. De l’autre côté, dans un contexte de pauvreté, la dimension économique relative à la capacité de paiement contribue à définir les usages devant être modifiés. Alors que la régulation des pratiques relatives à la vie privée ne peut se faire qu’au travers d’incitations, à l’inverse, quand la facture est déclarée trop importante par les usagers, l’injonction marchande relative au paiement des factures contribue à définir les termes de la « négociation ». La question qui prend le devant dans la définition des usages à modifier n’est donc pas uniquement liée au gaspillage, mais à tous les usages relevant d’une intense consommation électrique. Par exemple, la prise de la douche est souvent l’usage au centre d’une prescription importante9. Des questions embarrassantes sont alors posées : « Vous prenez votre douche tous les jours ? Combien de minutes ? Avec de l’eau chaude ? Car les douches chaudes il faudrait les limiter… En plus, si vous multipliez ce temps pour tous les membres de la famille, alors là ça fait trop… » (Dialogue entre un agent de l’entreprise et un client, 13/10/2011). Si dans le discours, l’entreprise souligne le fait que l’incitation à la sobriété énergétique vise à apprendre l’utilisation d’énergie de manière « rationnelle » sans remise en cause du confort des ménages, dans la pratique, gaspillages et usages intensifs de l’énergie se mêlent dans le message incitatif, notamment quand le risque d’instabilité de la relation marchande se présente.
15De ce fait, le discours autour de la transformation des usages énergétiques est essentiellement centré sur les avantages économiques conséquents qui lui sont liés : l’adoption d’usages plus sobres en énergie amènera à une baisse de la facture pour les ménages et à une réduction du risque d’impayés pour l’entreprise. Cette dernière question est une préoccupation centrale pour l’entreprise qui explique la mise en place par cette dernière d’un mode de recouvrement des factures progressif lors de la première phase du projet de régularisation. En effet, avec l’idée qu’un recouvrement à plein tarif dès le début de la régularisation aurait eu des effets catastrophiques sur le taux de recouvrement ainsi que sur l’acceptabilité sociale du projet, l’entreprise a décidé de mettre en place un dispositif de facturation progressive censé préparer les usagers à la pratique d’un paiement assis sur leur consommation. Concrètement, l’entreprise a établi des forfaits progressifs mensuels égaux pour tous les consommateurs selon un calendrier prédéfini. Ainsi, pendant les six premiers mois, les ménages ont payé l’équivalent d’une consommation maximale de 80 kWh malgré une consommation réelle supérieure. Dans les mois suivants, les paliers de consommation ont progressivement augmenté. Seuls les ménages ayant une consommation réelle inférieure au palier établi payaient selon leur consommation réelle. Finalement, selon l’entreprise, c’est l’action combinée de l’augmentation progressive du montant de la facture avec le Programme d’Efficience Énergétique, dans un cadre technique limitant les comportements illicites, qui était censé initier progressivement les ménages à adopter des usages plus sobres en énergie.
La régularisation à l’épreuve de la construction du « consommateur responsable »
16Les recommandations adressées par l’entreprise visent à modifier les habitudes domestiques en matière d’énergie à travers un message fort alliant une dimension civique à l’idée de contrepartie économique pour les ménages adhérant à un changement des pratiques. Pour tenter de comprendre comment les usagers perçoivent la politique de régularisation, et en particulier les objectifs d’efficience énergétique, nous avons interrogé 25 ménages alors que la politique de recouvrement progressif était encore en cours10. Nous avons non seulement constaté une faible compréhension du message incitatif à la maîtrise de l’énergie, mais surtout la construction d’un contre discours qui s’appuie largement sur une critique des outils mis en place.
Une faible compréhension de sa propre consommation…
17Tout d’abord, la mise en place du recouvrement des factures basé sur un palier de consommation égal pour tous les clients semble avoir plutôt suscité l’incompréhension des ménages ayant une consommation supérieure au palier établi. Si dans la facture des ménages ayant une consommation inférieure au palier, la consommation réelle était affichée (en kWh et en valeur monétaire), permettant ainsi une information véritable sur leur propre niveau de consommation, pour ceux consommant au-delà du palier, seul le montant de ce dernier était affiché11. Loin d’être une question touchant uniquement à la transparence de l’information reçue, ce vide fragilisait particulièrement les ménages les plus modestes dans l’incapacité d’anticiper le montant des factures à venir. En réponse, et afin de permettre un suivi de son propre niveau de consommation, l’entreprise a alors distribué des appareils électriques capables d’indiquer les kWh consommés une fois le ménage raccordé. Ceci devait potentiellement permettre de trouver un « consensus » entre les usagers et l’entreprise sur la transparence de l’information, mais, dans les faits, il s’est avéré que les appareils électriques distribués aux ménages étaient (techniquement) défectueux et qu’ils ne permettaient pas de contrôler les kWh consommés. L’entreprise a donc décidé de retirer les appareils, sans pour autant donner une réponse complémentaire.
18Face à la privation d’information, le fait de ne pas pouvoir vérifier le montant en kWh auprès du compteur est alors doublement dénoncé par les habitants. D’un côté, c’est le suivi de sa propre consommation qui est mis au centre des revendications : « alors qu’on ne peut même pas vérifier notre consommation au compteur, il nous est difficile de comprendre combien on consomme » (Henrique, 24 ans, 9/12/2010). Il est intéressant de noter comment les usagers s’approprient le message de l’entreprise, « il faut prendre conscience des usages », pour construire une critique sur l’efficacité des outils mis en place. La lecture du compteur est revendiquée comme nécessaire pour atteindre les objectifs de l’entreprise. De l’autre, cette distance imposée avec les compteurs est invoquée comme la manifestation d’une faible confiance (« falta de confiança ») de la part de l’entreprise, accusée d’être peu transparente dans le but de sécuriser ses intérêts. Cet argumentaire permet de penser la régularisation non seulement dans sa dimension juridique et technique s’agissant de l’établissement des contrats et de l’installation des compteurs, mais aussi, d’appréhender celle-ci, comme un processus à resituer dans l’historique de la relation entre l’entreprise et les habitants. Cette relation est marquée par un conflit silencieux depuis plusieurs années et matérialisé par l’abandon de l’entreprise, d’une part, et par le piratage électrique des habitants, d’autre part. Les raisons de cette impasse donnent toutefois lieu à des discours divergents. En effet, alors que pour l’entreprise, l’abandon de ces clients était contraint à la fois par la présence de groupes armés et par une tendance « chronique » au vol d’électricité, à l’inverse, pour les habitants, le branchement clandestin était le seul moyen possible de s’approvisionner au réseau.
19Finalement, ces argumentaires permettent de mettre en évidence comment la question du suivi de la consommation acquiert une place importante non seulement dans l’effectivité du message incitant à une transformation des usages, mais aussi dans la construction d’une nouvelle entente entre les ménages et l’entreprise. Pourtant, même si l’entreprise demande des efforts en termes de transformation des usages, aucun outil ne permet de suivre l’évolution du niveau de consommation de ces derniers.
… ayant des impacts sur les comportements énergétiques des ménages ?
20Confrontés aux recommandations qui leur sont adressées par l’entreprise, les ménages qui se sentent dépourvus de moyens de suivi de leur propre consommation cherchent ainsi d’autres clés de compréhension et mobilisent un ensemble d’arguments face aux efforts de sobriété énergétique demandés. Pour ce faire, ils font notamment appel au taux d’équipement du voisin pour « vérifier » si le niveau de consommation déclaré par l’entreprise est « juste » et pour ensuite déterminer si cela vaut la peine de modifier ses usages :
« Moi je fais attention à ma consommation, j’ai arrêté de prendre des douches chaudes tous les jours, mais ça sert à rien car je continue à payer autant que mon voisin qui est mieux équipé que moi » (Marliane, 58 ans, 17/11/2010).
21C’est donc la possession d’appareils électriques qui prime dans l’évaluation des modes de consommation au détriment des usages. Le sentiment d’injustice face au paiement égal se concentre ainsi non pas sur la disparité de la consommation, mais sur le lien direct avec les équipements du voisin, évacuant ainsi tous les déterminants qui contribuent à définir le profil de consommation.
22De plus, la faible compréhension de l’évolution des modes de consommation a été indéniablement tributaire de l’établissement de paliers de consommation et de paiement égaux pour tous. Le manque de suivi de la consommation réelle neutralise finalement la construction d’une connaissance expérimentale des liens entre consommations, dépenses et usages, notamment parce que l’entreprise a mis au centre du message incitatif le couple transformation des usages et avantages économiques. Alors que les ménages s’attendaient à voir dans leurs factures les résultats des efforts de sobriété énergétique, cette correspondance ne pouvait se vérifier que pour les ménages ayant une consommation inférieure au palier établi alors que pour les autres, l’incitation économique était plutôt prospective sur la période post-recouvrement progressif. Si le recouvrement progressif est présenté comme un outil complémentaire permettant une période d’adaptation à la fois au paiement des factures et à une nouvelle façon de consommer, il a tout de même eu des effets contre-productifs sur ce deuxième objectif. Face à un paiement égal, la tendance est plutôt celle de consommer davantage. C’est la contradiction entre un message incitant à une responsabilisation pour les usages individuels et un mécanisme d’homogénéisation des modes de consommation via l’établissement de paliers égaux pour tous.
23L’évolution de la politique de recouvrement progressif semble confirmer la faible efficacité de ces mesures relative à l’incitation à diminuer la consommation. Alors que selon le calendrier initialement établi par l’entreprise, la politique de recouvrement progressif devait se terminer en février 2011, en décembre 2011, celle-ci était encore en cours. Cette décision a été tributaire du fait que :
« Les effets éducatifs attendus n’ont pas encore été atteints. Un nombre important de clients continue à consommer beaucoup plus que le palier établi. Avec ce niveau de consommation, on risque de voir les impayés augmenter. » (Gérant de relation avec les communautés, Light, 1/09/2011).
Conclusion : « Client responsable » mais quid du « consommateur responsable » ?
24Dans le cadre spécifique des favelas, le défi de l’effectivité des mesures incitant à une plus grande sobriété énergétique se couple avec celui de la stabilisation de la relation marchande. De ce fait, l’entreprise affiche la nécessité de traiter ces deux dimensions de manière complémentaire par l’articulation entre plusieurs outils visant séparément l’un ou l’autre objectif. En particulier, le message incitant à une plus grande sobriété énergétique est envisagé et utilisé pour stabiliser à la fois la figure d’un consommateur attentif aux usages de l’énergie, mais aussi celle d’un client en règle avec le paiement des factures. Or, l’analyse des outils de la régularisation et leur acceptation par les usagers a permis de mettre en évidence que le message invitant à une plus grande sobriété énergétique ne trouve pas appui sur des dispositifs d’incitation réels. De la même manière, son articulation avec l’objectif de stabilisation de la relation marchande, envisagé par la politique de recouvrement progressif, reste douteuse.
25Finalement, ce mode de recouvrement, plus qu’un outil complémentaire aux mesures d’incitation à la sobriété énergétique, semble plutôt être un outil fait pour augmenter l’acceptabilité au paiement des factures. Le risque est donc celui de réduire l’incitation à la sobriété énergétique uniquement à un outil de stabilisation de la relation marchande et donc potentiellement en direction des plus pauvres, au détriment d’une compréhension plus large de la complexité des modes de consommation.
Notes de bas de page
1 L’informalité de l’occupation du terrain est le critère principal de définition des « communautés à faibles revenus » par l’entreprise de distribution d’électricité. Les favelas sont ainsi classifiées comme telles même si d’autres espaces informels peuvent entrer dans cette classification, notamment les lotissements irréguliers.
2 On enregistre encore des disparités régionales importantes ainsi qu’entre le milieu rural et urbain.
3 Lors de notre enquête, le Programme d’Efficience Énergétique était ciblé sur les « communautés à faibles revenus » permettant ainsi à tous les usagers habitant dans ces espaces de bénéficier du programme. Pourtant, suite à l’adoption de la loi 12.212/2010, le public bénéficiaire a été modifié. A partir de la mise en vigueur de la loi en 2011, uniquement les usagers ayant les critères d’accès au tarif social pourront bénéficier du programme.
4 Le tarif social correspond à une réduction de la facture d’électricité. Seuls les ménages inscrits au Cadastre des Programmes Sociaux, et donc administrativement reconnus comme pauvres, peuvent en bénéficier.
5 Light est l’entreprise de distribution d’électricité pour la Municipalité de Rio de Janeiro ainsi que pour 28 autres municipalité dans l’État de Rio.
6 L’installation des Unités de Police de Pacification a commencé en 2008, notamment dans la favela de Santa Marta. Jusqu’à avril 2013, le nombre d’unités installées s’élevait à 32.
7 La fraude d’électricité peut se faire soit au travers du branchement directement au réseau, soit en trafiquant le compteur pour qu’il enregistre une consommation inférieure à la consommation réelle.
8 Les modes de consommation des habitants des favelas sont souvent stigmatisés et médiatisés comme des pratiques à la charge de toute la société dans la mesure où le coût des pertes commerciales est partiellement récupéré par l’entreprise au travers d’une augmentation des tarifs pour l’ensemble des consommateurs.
9 La prise de la douche se fait largement par l’utilisation du chuveiro électrico, traduit littéralement par « douche électrique ». Le poids de l’usage de cet appareil sur l’ensemble de la consommation des ménages peut être très important en fonction de ses modalités d’utilisation (eau chaude, eau tiède, eau froide).
10 Octobre-Décembre 2010.
11 Au moment de notre enquête, 16 ménages sur 25 consommaient plus que le palier établi (180 kWh).
Auteur
Laboratoire « Techniques, Territoires et Sociétés », Université Paris-Est
Politologue, doctorante en aménagement urbain et économie dans le cadre d’une co-tutelle entre l’Université Paris-Est, au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés et l’Université Fédérale Fluminense, au Centro de Estudos sobre Desigualdade et Desenvolvimento, au Brésil. Elle s’intéresse aux mutations des services urbains dans les quartiers informels dans les pays du Sud. Sa thèse porte sur l’accès au service d’électricité dans les favelas de Rio de Janeiro où elle explore le lien entre régularisation du service, intégration socio-politique et consommation d’énergie des ménages et des commerçants au sein de ces espaces.
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