L’accès pérenne à l’électricité à Nairobi
Diversité d’expériences et tensions sur le réseau
p. 73-81
Texte intégral
Introduction
1Depuis le début des années 20001, se dessine au niveau international un consensus sur le besoin de réduire l’usage des énergies traditionnelles (biomasse : bois, charbon, kérosène…) et les substituer par l’usage de l’électricité et du gaz, considérés comme étant au sommet du parcours des transitions énergétiques (Barnes, Krutilla, et Hyde, 2004). Cependant, la conception de ce que nous entendons par accès à ces énergies nous semble moins consensuelle. Parler d’accès à l’électricité se réduit souvent à des données statistiques qui mesurent le nombre de raccordements formels ou l’étendue des infrastructures sur un périmètre territorial donné. Or, la question fondamentale de l’accès ne s’arrête pas là.
2À Nairobi, la capitale Kenyane, on estime que 72 % des ménages « ont accès à l’électricité »2, c’est-à-dire à un raccordement formel au service d’électricité en réseau de la Kenya Power and Lighting Company (KPLC). Néanmoins, ce chiffre rend difficilement compte des réalités vécues par les populations nairobiennes. Il ne reflète ni les inégalités dans les conditions d’accès (formelles/informelles) et d’usage de l’électricité (niveaux d’équipement des ménages, proportion des budgets dépensés, etc.), ni les formes de précarité induites par un service défaillant (pannes, délestages, instabilité du courant).
3Après avoir exposé des éléments de contexte, nous abordons les tensions visibles entre le service tel qu’il est fourni par KPLC et les expériences d’accès et d’usage3. Ces expériences sont composées par les difficultés rencontrées par les usagers4 pour avoir un accès pérenne à l’électricité et par les actions qu’ils mènent pour faire face à ces difficultés. Par accès pérenne à l’électricité, nous entendons d’une part le raccordement au réseau électrique (formel ou informel) et d’autre part la possibilité de faire usage de l’électricité dans le temps, ce qui suppose qu’elle soit disponible et abordable et que l’on puisse disposer des moyens nécessaires pour l’utiliser correctement (appareils électriques) (Brew-Hammond, 2010).
4La question centrale que nous posons est de savoir en quoi les « expériences » des usagers perturbent-elles le modèle de service en réseau5 et/ou contribuent-elles à l’émergence d’un fonctionnement alternatif du service d’électricité. Nous partons donc de l’hypothèse que le service d’électricité à Nairobi est en phase de construction et que, par leurs actions, les usagers participent à cette construction.
Des éléments de contexte
5Au Kenya, le nombre de raccordements est depuis 2004 un indicateur d’évaluation de la performance de la compagnie de distribution et de commercialisation d’électricité, la Kenya Power and Lighting Company (KPLC). Dans ce contexte, cette entreprise, à 50 % publique (KPLC, 2011,) s’engage auprès du Ministère de l’Énergie à raccorder un certain nombre de ménages par région et par an en fonction des potentialités de chaque territoire de gestion6. Ces objectifs ont donné lieu à une politique commerciale centrée principalement sur le raccordement, que nous aborderons plus loin.
6À Nairobi, KPLC est confrontée à une croissance démographique importante (estimée à 4 % par an entre 2005 et 2010 ONU-Habitat, 2010) dans un contexte marqué par de fortes inégalités socioéconomiques7 et une forte fragmentation socio-spatiale (Carte 1. Concentration de la pauvreté par wards.).
7Dans cette ville se côtoient des populations pauvres8, habitant dans des conditions précaires9 principalement à l’est de la ville, et des élites locales et expatriées ayant des niveaux de consommation et d’exigence élevés, se concentrant au nord-ouest et au sud-ouest de la ville. Entre ces deux extrêmes, se trouve une population intermédiaire, les « couches moyennes », qui arrive à satisfaire ses besoins de base, nécessitant toutefois certains efforts et sacrifices (Darbon, 2011). Nous avons souhaité rendre compte de cette diversité à travers l’étude de quatre quartiers : Korogocho (bidonville), Buru-Buru (moyen standing), Karen-Langata (haut standig) et le Central Business District (CBD). Par leur trajectoire de construction et les caractéristiques socioéconomiques des populations qui les habitent, ces quatre quartiers nous semblent apporter des éléments de compréhension de la diversité des situations qui caractérise le contexte de fourniture du service et des politiques d’accès.
8Malgré des données statistiques parfois contradictoires, l’évolution en termes de raccordements au service d’électricité est positive à Nairobi : la proportion de la population raccordée de manière formelle à l’électricité serait passée de 50 % en 1993 à 71,4 % en 200310. Selon le recensement de 2009, 72,37 % des nairobiens « avaient de l’électricité » (KNBS, 2009). Alors qu’une étude menée pour la Commission de Régulation considère que seulement 53,47 % des ménages nairobiens ont accès à l’électricité11. Le taux de raccordements n’est certes pas uniforme dans la ville mais l’électricité semble pourtant être présente un peu partout lorsqu’on se promène dans les différents quartiers de Nairobi. Même dans les quartiers informels, censés ne pas avoir d’électricité12, nous apercevons des antennes de télévision sur une très grande majorité des toits. Dans le cas de Korogocho, le bidonville de notre échantillon, l’ensemble de la population aurait de l’électricité, mais 90 % des ménages visités étaient raccordés de manière informelle au réseau13. Peut-on toutefois parler d’accès pérenne ?
De la diversité d’expériences aux tensions sur le service d’électricité en réseau
9Au cours du travail de terrain mené dans ces quatre quartiers de la ville de Nairobi, nous avons constaté qu’il existe une diversité d ‘expériences d’accès à l’électricité, qui varient selon les caractéristiques de la population et de son lieu de résidence. Dans cette partie nous souhaitons faire dialoguer les expériences d’accès et d’usage de l’électricité avec la manière dont le service d’électricité évolue. Ces interactions entre le service et la diversité de situations des usagers ont pour résultat une série de tensions, moteurs de changements et d’une « construction collective » du service d’électricité.

Carte 1. Concentration de la pauvreté par wards.
Légende : cette carte montre les degrés de concentration de la pauvreté dans les différents wards de Nairobi. Nous avons indiqué ci-dessus les wards où se trouvent les quatre quartiers étudiés lors de notre travail de terrain. Il est important de noter que le niveau de détail de cette carte ne permet pas de rendre compte de la cohabitation de poches de richesse et de pauvreté dans un même ward. Ceci est notamment le cas pour Karen-Langata (haut-standing), qui se trouve dans le même ward que Kibera, connu pour être le bidonville le plus peuplé de Nairobi.
Tensions autour du raccordement au service d’électricité
10La première des tensions que nous observons entre le service d’électricité tel qu’il est fourni par KPLC et les expériences des usagers apparaît autour du raccordement au service en réseau. Deux facteurs jouent un rôle essentiel : l’extension du réseau à l’ensemble du territoire (couverture) et les conditions établies par la compagnie pour permettre aux usagers d’être branchés à celui-ci (raccordement et accessibilité).
Un service développé de manière fragmentée
11À Nairobi, l’extension des infrastructures d’électricité et le raccordement des populations se sont faits de manière progressive et fragmentée. Durant l’époque coloniale, l’électrification (extension des infrastructures du réseau) a été menée en priorité dans les quartiers ayant des fonctions commerciales, logistiques et institutionnelles (CBD) et les quartiers où habitaient les élites coloniales. Depuis, le financement de l’extension du réseau a été majoritairement assumé par le demandeur, ce qui se traduit par une ville inégalement équipée, le plus faible niveau d’équipement se concentrant notamment à l’est de la ville, où se trouvent nos quartiers de Korogocho (bidonville) et de Buru-Buru (moyen standing).
12Le réseau de Karen-Langata (haut standing) a ainsi été construit à partir des initiatives des élites qui se sont installées de manière éparpillée dans cette ancienne zone agricole, ce qui explique l’insuffisance des infrastructures actuelles. Après l’indépendance du pays en 1963, une série de quartiers d’habitat planifiés ont été construits et équipés d’infrastructures modernes (eau, assainissement, électricité, voirie). C’est notamment le cas de Buru-Buru, quartier planifié et construit par la Commonwealth Development Corporation au début des années 1970, où habitent des couches moyennes.
13La manière dont a été mené le processus d’électrification et de raccordement des populations de Nairobi amène aujourd’hui la compagnie à arbitrer entre le renforcement des infrastructures existantes (vieillissantes, en mauvais état et sous-dimensionnées dans les quartiers de moyen et haut standing) et l’extension du réseau aux zones pas encore ou faiblement raccordées (les bidonvilles et zones d’expansion urbaine). La faible capacité financière des ménages constitue un obstacle considérable pour l’élargissement de la base commerciale de la compagnie et, surtout, pour l’universalisation de l’accès. Pour remédier à cette situation, et en lien avec la mise en place du contrat de performances évoqué plus haut, des schémas de financement et de subvention des frais de raccordement ont été mis en place au cours de ces dernières années par la compagnie avec le soutien du gouvernement national et des bailleurs de fonds14. La politique commerciale de KPLC est principalement basée sur différents mécanismes de financement qui permettent aux populations de différer le paiement des frais de raccordement et de réduire les frais d’extension du réseau (Cf. Encadré 1). Cependant, même si une partie de ces mécanismes vise les populations les plus pauvres, les critères de sélection des bénéficiaires laissent les populations les moins solvables à la marge.
Le mécanisme Umeme-Pamoja (« électricité ensemble ») ou Group Scheme est utilisé principalement dans les zones d’expansion urbaine. Il s’agit d’un mécanisme visant à assurer l’uniformité des frais de raccordement parmi les futurs clients d’une même zone se trouvant à plus de 600 mètres des infrastructures existantes. En divisant les frais d’extension du réseau en fonction du nombre de demandes réelles et potentielles de la zone, ce schéma corrige les inégalités engendrées par le système précédent, dans lequel la totalité des frais d’extension du réseau étaient payés par le premier demandeur de raccordement.
Deux mécanismes permettent de financer les frais de raccordement :
Le Stima Loan (« prêt électricité ») a été mis en place en 2010. Dans le cadre de ce partenariat entre KPLC et la banque commerciale Equity Bank, les clients de KPLC acquièrent un prêt auprès de la banque pour payer les frais de raccordements sur 6 mois, à un taux d’intérêt de 15 %. Deux facteurs majeurs limitent la portée de ce mécanisme. Premièrement, il se focalise sur les populations bancarisées, soit une minorité des kenyans. Deuxièmement, il se limite aux personnes pouvant remplir les conditions des prêts bancaires, qui exigent des garanties de solvabilité au demandeur et à ses garants. Au moment de notre travail de terrain, KPLC continuait à approcher d’autres banques commerciales et coopératives afin d’élargir ce mécanisme.
Le Revolving Fund est un fonds créé en 2009 avec le financement de l’Agence Française de Développement (projet pilote de 6 millions d’euros, dont 4,5 sont pour les raccordements urbains au niveau national). Pour être éligibles, les demandeurs doivent avoir une certaine solvabilité. D’une part, parce qu’il est demandé d’avancer 20 % des frais de raccordement ; le fonds finance ensuite le 80 % restant à un taux d’intérêt de 2 % par an, sur une durée maximale de 18 mois. D’autre part, parce que l’objectif de ce fonds est de faire circuler l’argent pour financer des nouveaux raccordements au fur et à mesure du remboursement des frais ; des impayés mettraient en péril ce fonctionnement.
Encadré 1. Les solutions institutionnelles pour faciliter le raccordement au réseau
Des populations qui résistent à rester aux marges du service
14Les besoins les plus pressants concernent pourtant les populations les moins solvables, qui habitent principalement les bidonvilles. Les obstacles à l’électrification (formelle) de ces zones sont multiples, dont la tenure du sol (dispositions légales qui n’autorisent pas l’extension des infrastructures urbaines) et les caractéristiques socio-économiques des populations (capacité de paiement des frais de raccordement et de leur consommation). Toutefois, certaines zones au sein de ces quartiers font l’objet de Slum Electrification Projects15, qui subventionnent les frais de raccordement et peuvent dans certains cas aménager les modes de paiement des consommations. Korogocho, le bidonville de notre échantillon, n’était pas concerné par ces projets. Seulement une fraction du quartier, ayant fait l’objet d’un processus de régularisation, a la possibilité de faire des demandes de raccordement formel auprès de KPLC. Mais les frais de raccordement sont trop élevés pour cette population dont les revenus sont faibles (45 € - 237 €16 par mois et par foyer) et instables (KIDDP, 2010, p. 64). D’ailleurs, les raccordements formels qui existent sont souvent partagés entre voisins et servent à la revente d’électricité.
15L’absence d’électrification formelle de ces quartiers « non-branchés » ne signifie pas pour autant que les habitants n’ont pas d’accès à l’électricité. C’est le cas à Korogocho, où 90 % des ménages que nous avons rencontrés en août 2010 avait accès à l’électricité par le réseau informel. En se branchant aux poteaux, aux transformateurs et à l’éclairage public des rues qui bordent le quartier, ces réseaux informels fournissent une partie importante des populations des bidonvilles de Nairobi, parfois contraintes d’accepter le raccordement informel17.
16Ce réseau est construit et géré par des vigilantes18. La qualité du service informel est médiocre. La précarité des installations et la surcharge des équipements auprès desquels le réseau informel se fournit sont à l’origine de nombreuses pannes, qui peuvent durer plusieurs jours de suite. La fréquence de ces pannes dues aux surcharges du réseau et aux déconnexions suite aux contrôles de la KPLC, ont des implications budgétaires importantes. Les ménages de Korogocho paient des montants fixes pour l’électricité (entre 2 € et 6 €), indépendamment de leur consommation, de la qualité et de la continuité du service. Ceci se traduit par un budget énergétique important pour les ménages, qui continuent par exemple à utiliser du kérosène ou à acheter des bougies pour s’éclairer.
17Les raccordements informels représentent des pertes non-techniques19 pour la compagnie. Pour y faire face, KPLC renforce les mécanismes de contrôle de la fraude en faisant des débranchements massifs des connexions informelles. Les effets de ces actions sont toutefois limités, puisque les connexions informelles sont rebranchées quelques heures plus tard, parfois avec le soutien même d’employés de KPLC20. Afin de renforcer sa capacité de réaction, la compagnie a également mis en place une campagne (Illuminate the Thiev) qui invite les gens à dénoncer les actes de vandalisme et de piratage du réseau, en mettant en avant les effets de ces actes sur ce bien collectif (le réseau d’électricité) et sur la qualité du service.
18Les difficultés rencontrées par certaines populations pour accéder de manière formelle au service d’électricité en réseau et leur recours à l’accès informel ont des impacts directs sur la qualité du service fourni aux autres usagers. Ce problème a été souligné par les membres de l’association de résidents de Buru-Buru (moyen standing). Pour eux, les raccordements informels des quartiers voisins et des activités économiques informelles (juakalis) qui se trouvent sur les principales rues du quartier sont à l’origine des pannes et des variations du courant électrique qui arrivent fréquemment dans le quartier (plusieurs fois par semaine selon les témoignages). Pour faire face à cette situation, les associations de résidents de Buru-Buru se mobilisent pour attirer l’attention de KPLC et des élus locaux face aux impacts sur leur qualité de vie et la sécurité du quartier.
19Sur le schéma présenté ci-après (Schéma 1), nous résumons les interactions entre les logiques de développement du service, leurs effets sur la situation des usagers et les réactions de ces derniers.
Les tensions autour du raccordement

Schéma 1. Résumé des tensions autour du raccordement.
Tensions autour de la qualité du service
20Lorsque les usagers sont raccordés au service, la question de la qualité et de la fiabilité de celui-ci devient une préoccupation centrale. Les coupures, les délestages, l’instabilité du courant et la variabilité du prix du kWh affectent l’ensemble des quartiers de la capitale kenyane, qu’ils soient raccordés de manière formelle ou pas. Les problèmes de qualité du service d’électricité ont deux origines principales. La première provient des défaillances du système de production national et a pour conséquence l’instabilité de la fourniture dans les périodes de sécheresse (délestages) et la variabilité du prix du kWh21. Sur ce point, KPLC n’a pas de marge de manœuvre concrète puisque la production est de la responsabilité d’une autre compagnie, la KenGen.
21La deuxième origine des problèmes de qualité est liée à l’état des infrastructures de distribution. Comme nous l’avons évoqué plus tôt, les infrastructures locales sont vétustes, sous-dimensionnées et affectées par les raccordements informels dans certaines zones. Cette situation a été notamment évoquée par les habitants de Buru-Buru, de Karen et du CBD. Dans ces quartiers, les infrastructures ont été dimensionnées en fonction de la demande de l’époque (nombre de connexions, la quantité et le voltage de l’électricité consommée). Or, les quartiers résidentiels ont connu des vagues de densification notamment au cours des vingt dernières années » (Bousquet, 2008 ; City Council of Nairobi, 2007a ; Huchzermeyer, 2007), entraînant un grand nombre de raccordements qui n’étaient pas prévus au moment de la construction du réseau. L’augmentation de la population à desservir s’accompagne d’une évolution dans les pratiques énergétiques des ménages où l’électricité tend à prédominer. La réduction du mix-énergétique « traditionnel » (i.e. préparation de nourriture au charbon, éclairage avec des lampes à paraffine) et un niveau d’équipement croissant en appareils électroménagers, induisent une augmentation de la consommation d’électricité. Dans le cas de Karen et du CBD, le nombre grandissant d’équipements demandeurs de connexions tri-phasiques – comme les systèmes de pompage d’eau dans le cas de Karen – a également rendu obsolètes les infrastructures préexistantes.
22Face à un service qu’ils considèrent défectueux, les usagers ont recours à deux formes d’action. La première, que nous avons évoquée rapidement pour le cas de Buru-Buru, consiste à formuler des requêtes et faire du lobbying. La deuxième consiste à recourir à des moyens de substitution au service d’électricité. Les moyens déployés pour mener ces deux types d’actions et les résultats varient selon les caractéristiques socioéconomiques des usagers.
Les négociations autour des conditions de fourniture du service
23Comme les habitants de Buru-Buru face aux impacts des raccordements informels, les habitants de Karen et les entreprises et institutions du CBD ont également recours à des négociations avec KPLC. Leurs requêtes portent sur la remise à niveau et l’entretien des infrastructures locales, ainsi que sur la programmation des délestages.
24Dans le cas de Karen22, la compagnie a accepté de renforcer le système local de transmission et de distribution suite à la demande formulée par la Karen-Langata District Association (KLDA), notamment en installant une nouvelle sous-station.
25Le lobbying mené par des groupes d’intérêt économiques, comme les membres de la Nairobi Central Business District Association (NCBDA)23, permet de mettre autour de la table KPLC et le ministère de l’Énergie, mais aussi ceux de l’Industrie, du Commerce et du Nairobi Métropolitain, ainsi que la ville. Ces négociations avec ces acteurs institutionnels sont le plus souvent menées en partenariat avec d’autres structures de lobbying comme la Kenya Association of Manufacturers. Leur positionnement dans le cadre de ces négociations met en avant les impacts qu’a un service d’électricité défaillant et dont les prix sont élevés et instables sur la compétitivité du pays (KAM, 2008). C’est ainsi que le CBD et les zones à forte activité économique (industrielles et tertiaires) seraient soumises à un régime préférentiel en cas de délestage et seraient prioritaires en cas de pannes. Toutefois, les tarifs de l’électricité payés par les industries et les commerces sont inférieurs à ceux des usagers résidentiels, si l’on prend le prix que ces derniers paient au-delà des premiers 50 kWh qui sont subventionnés (à 2KSh/kWh)24.
26Les relations interpersonnelles et le poids politique et économique des populations seraient des éléments déterminants dans la portée de leurs négociations. Les revendications des habitants de Karen-Langata et des entreprises du CBD susciteraient des réponses plus efficaces de la part de KPLC que celles des habitants de Buru-Buru25.
27Face à l’insatisfaction de ses clients les plus stratégiques, la compagnie accepte de leur accorder un traitement préférentiel, dans l’objectif de les fidéliser. Ces négociations mènent vers des services différentiels, renforçant les inégalités entre les usagers, mais relèvent pour le fournisseur de décisions pragmatiques.
Les tentatives de substitution au service d’électricité
28La place de l’électricité dans les activités quotidiennes des Nairobiens varie selon leurs caractéristiques socio-économiques et leur accès et dépendance vis-à-vis des appareils électriques. Le mix-énergétique entre électricité et énergies traditionnelles est courant dans tous les groupes sociaux26, mais tend à se réduire. Les populations les plus dépendantes de notre échantillon sont dans ce sens les habitants de Karen et les entreprises du CBD. Ce sont ces populations-là qui manifestent avec le plus d’insistance leur mécontentement face aux défaillances du service en termes de qualité et d’instabilité du prix.
Les tensions autour de la qualité du service

Schéma 2. Résumé des tensions autour de la qualité du service.
29Pour limiter les impacts des défaillances dans la fourniture d’électricité, certains usagers (industries, commerces, bureaux, gatted communities) sont équipés de systèmes de secours (générateurs) leur permettant d’assurer leur propre fourniture d’électricité en cas de coupures et de délestages. D’après les témoignages recueillis, il ne s’agit plus de s’équiper d’un système de secours utilisé occasionnellement, mais de s’équiper dans une logique d’affranchissement partiel du service d’électricité en réseau. Cela passe notamment par l’installation de systèmes solaires pour le chauffage d’eau27 ou l’éclairage de sécurité. Ce recours à des systèmes alternatifs concerne principalement les ménages aisés, comme ceux habitant à Karen, les industries, les commerces et le secteur tertiaire (CBD).
30Pour des membres de l’association de résidents de Karen, ces systèmes leur assurent plus de fiabilité à des coûts stables et prévisibles, point faible du service d’électricité fourni par KPLC. Pouvoir s’affranchir du réseau devient ainsi un objectif revendiqué par certains28.
31Les tentatives d’autonomisation de la part de certaines catégories de clients29, notamment celles qui représentent le plus de revenus pour KPLC, se traduisent par l’installation de systèmes décentralisés. La question qui se pose est de savoir quel niveau d’indépendance ces clients sont-ils en mesure d’atteindre et quelles conséquences cela aurait sur le fonctionnement du service en réseau à long terme. En s’affranchissant du réseau de KPLC, les clients les plus solvables fragilisent le modèle du service en réseau, qui solidarise tous ceux qui sont raccordés, peu importe leurs caractéristiques. Cette situation, si elle devait continuer, signifierait une perte de revenus conséquente pour la compagnie, réduisant ainsi sa capacité à investir à long terme et à atteindre les objectifs d’universalisation de l’accès au service en réseau.
32Sur le schéma 2, nous résumons d’une part les conséquences des défaillances du service et les réactions de la part des différents usagers. D’autre part, la manière dont ces réactions font évoluer le service.
Conclusion
33À Nairobi, les obstacles pour disposer d’un accès pérenne à l’électricité sont nombreux et diffèrent selon les populations, donnant lieu à une diversité de situations de précarité d’accès. Tout d’abord, la précarité est liée aux caractéristiques socioéconomiques des usagers, qui conditionnent la manière dont ils sont perçus et intégrés (ou pas) par la compagnie de fourniture du service (sous quelles conditions sont-ils « éligibles » ou pas, « intéressants » ou pas d’un point de vue commercial). La précarité concerne ensuite la pérennité de l’accès, qui est principalement liée aux conditions économiques des populations et à leur capacité à payer les factures. Enfin, il s’agit également d’une précarité du service électrique en soi, notamment par les délestages et les coupures dus aux défaillances du système général du service d’électricité (production, transmission, distribution).
34Les expériences des usagers « perturbent » le service en réseau d’un point de vue technique (accès informel, systèmes alternatifs) et gestionnaire (production de services différentiels) et contribuent ainsi à la redéfinition des conditions de fourniture du service en fonction des caractéristiques de la demande. Les évolutions du service d’électricité (sa qualité, les conditions de sa gestion, les arbitrages de KPLC en termes d’investissement, etc.) sont le résultat d’interactions multiples entre les défaillances du service, les actions des usagers, l’agenda politique et les impératifs de la compagnie.
35La diversité d’expériences des habitants de Nairobi témoigne d’un processus permanent de construction du service d’électricité. Ce processus permanent renvoie à l’idée non pas d’un service incomplet, mais d’un autre type de service qui se construit au jour le jour. Nous rejoignons ici l’idée de l’existence d’un service composite « dans lequel le réseau cohabite, durablement et depuis longtemps, avec des extensions non conventionnelles de son propre système sociotechnique et des fonctionnalités de service hors réseaux » (Jaglin, 2012). Dans notre cas, ces extensions « non conventionnelles » prennent différentes formes. La première est celle du détournement du service par l’accès informel, le partage des connexions formelles et/ou la revente d’électricité. La deuxième forme passe par la négociation entre usagers et fournisseur du service, qui rompt avec les canaux conventionnels de production de l’offre en services urbains (descendante) et avec la conception d’un service uniforme, pour introduire des modalités de différenciation du service, le rendant plus flexible et plus proche (espère-t-on) des attentes et des réalités locales. Les initiatives de substitution par des services énergétiques hors-réseau et le mix-énergétique traditionnel, qui pallient les déficiences du service d’électricité de KPLC, sont elles aussi une composante de ce « service composite ».
36Le constat est là : le service d’électricité en réseau sous sa forme conventionnelle n’est pas abouti. Les raisons de cette situation sont multiples, historiques, économiques et sociétales. Plusieurs questions restent posées et avec des réponses partielles. La première est de savoir quelles seraient les retombées réelles de l’aboutissement d’un service en réseau conventionnel pour les populations des villes comme Nairobi, inégalitaires et avec des rythmes d’urbanisation qui dépassent la capacité/volonté de réponse des entreprises de fourniture. La flexibilisation des modèles de gestion des services (l’intégration des PoPs, les compteurs collectifs, etc.) qui ont intégré dans différents contextes d’autres acteurs et ont régularisé dans certains cas des modalités d’accès informel est un pas important vers une contextualisation du service. La question centrale que nous nous posons, et qui aura des réponses multiples selon les contextes et les acteurs, est de savoir dans quelle mesure l’universalisation de l’accès au service d’électricité en réseau est une fin en soi et non un moyen de plus pour atteindre un objectif plus large, celui de l’amélioration de la qualité de vie des populations par un accès à des énergies modernes plus performantes, avec moins de conséquences néfastes pour leur santé et, espère-t-on toujours, à long terme moins coûteuses. Si l’objectif est d’améliorer la qualité de vie des populations par l’accès à des services énergétiques, ne faudrait-il pas repenser le service d’électricité en complémentarité avec les autres services énergétiques (modernes et traditionnels) et reconsidérer le potentiel des énergies traditionnelles pour un usage moderne ?
Notes de bas de page
1 La Déclaration du Millénaire en 2000 et le Sommet Mondial pour le développement durable en 2002 et l’année 2012, déclarée « Année Internationale de l’Énergie Durable pour Tous » par les Nations Unies, sont des événements majeurs promouvant l’accès aux énergies comme un moyen pour atteindre les Objectifs du Millénaire pour le Développement.
2 KNBS, 2009.
3 Ce texte se base sur un travail de recherche réalisé dans le cadre d’un stage recherche à l’Institut Français de Recherche en Afrique à Nairobi entre mai et septembre 2010 (mémoire de Master 2 à l’IFU – Université de Marne-la-Vallée, « L’électrification urbaine, une clé de lecture des inégalités socio-spatiales à Nairobi ? », mai 2011). Les échantillons du travail de terrain ont été limités, cette étude ne prétend pas être représentative mais indicative, permettant de décrire et d’analyser une certaine diversité des réalités locales. Les témoignages recueillis sont principalement ceux de membres d’associations locales, à l’exception du cas de Korogocho, où des questionnaires auprès de 16 ménages et un groupe d’émergence avec 19 leaders locaux ont été menés.
4 Dans le cadre de cette communication, nous distinguerons les « usagers » des « clients ». Les usagers sont les habitants de Nairobi qui font usage de l’électricité indépendamment de la modalité d’accès. En revanche, les clients sont les personnes « abonnées » au service d’électricité fourni par KPLC.
5 Le service d’électricité est en principe développé à Nairobi suivant le modèle de service en réseau conventionnel, propre aux pays industrialisés, dont les principales caractéristiques sont l’interconnexion qui solidarise le territoire et les usagers, la planification, la gestion centralisée et l’homogénéité du service (Coutard et Rutherford, 2009, Jaglin, 2012).
6 KPLC a divisé Nairobi en trois territoires de gestion présentés sur la Carte 1.
7 À Nairobi les inégalités entre la population sont importantes : les 10 % les plus riches concentrent 45,2 % des revenus alors que les 10 % les plus pauvres perçoivent 1,6 %. En 2006, le coefficient de GINI de la ville était de 0,59. (ONU-Habitat, 2012)
8 44 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté en 2003 selon les Nations Unies (ONU-Habitat, 2010).
9 Selon le recensement de 2009, 33 % des 3,1 millions de nairobiens vivaient dans des taudis, occupant environ 5 % du territoire de la ville. (ONU-Habitat, 2010)
10 ONU-Habitat, 2010, p. 241.
11 Kippra, 2010, p. 20.
12 Selon une étude de la Banque Mondiale, 22 % des habitants des bidonvilles avaient une connexion au réseau électrique en 2006. Nous ne disposons pas de données plus récentes à ce sujet, mais des évolutions ont eu lieu depuis, suite aux Slum Electrification Projects, qui ont commencé en 2006.
13 Korogocho est considéré comme le quatrième plus grand bidonville de Nairobi. Selon le Ministry of Local Government, en 2010, la population de Korogocho était de 34,152 (IFRA-Nairobi, 2011).
14 L’AFD a été le principal bailleur dans le domaine de la distribution de l’électricité depuis 2006. Depuis 2010, le Kenya Electricity Expansion Programme (KEEP) renforce les Slum Electrification Projects qui ont notamment le soutien institutionnel et financier de la Banque Mondiale.
15 Ces projets, menés avec le soutien de bailleurs internationaux et gérés à travers le Rural Electrification Fund, ont pour objectif le raccordement des ménages et activités économiques des quartiers informels. Les frais de raccordement sont subventionnés, passant d’environ 350 € à 16 € pour les ménages et 25 € pour les activités économiques, la différence étant assumée par KPLC et ses partenaires financiers. Le projet pilote de Kibera a commencé en 2006. Le choix des zones à électrifier serait en fonction de divers critères, parmi lesquels la situation foncière et le nombre des raccordements informels.
16 1 € = 100 shillings kenyans.
17 Des rapports de force entre les local boys qui gèrent le service d’électricité et les habitants sont importants, le choix d’être raccordé ou pas est restreint. Nous avons par exemple recueilli le témoignage d’un habitant qui a été forcé de déménager d’une zone (village) de Korogocho à une autre parce qu’il voulait être raccordé de manière formelle, aujourd’hui il partage une connexion formelle avec ses voisins.
18 Le terme de vigilante est utilisé par nos interlocuteurs à Korogocho pour faire référence à des groupes organisés qui contrôlent différentes activités (sécurité, transport, vente de produits, etc.) dans le quartier.
19 Nous n’avons pas pu obtenir des informations concernant le montant de ces pertes, qui restent confidentielles pour l’entreprise. Korogocho reste un territoire marginal en termes de pertes engendrées par les raccordements informels à l’échelle de la ville. Selon une étude menée en 2006, 95 % des connexions illégales identifiées à Nairobi se trouvaient à Kibera (EDF, AXENNE, et Aberdare Engineering Ltd, 2006).
20 La collaboration des employés de KPLC dans la construction et la protection des réseaux informels a été énoncée à plusieurs reprises par les habitants de Korogocho et par d’autres interlocuteurs. Selon les témoignages recueillis au sein de la compagnie, cette situation représente une grande préoccupation et des enquêtes seraient menées pour identifier les employés concernés.
21 La forte dépendance du pays vis-à-vis de la production hydroélectrique (proche de 50 % (Ministry of Energy, 2012)) le rend vulnérable aux aléas climatiques. Cette situation est couplée à une demande croissante, de 8 % entre les périodes 2009-2010 et 2010-2011. (KPLC, 2011). Cette situation amène le pays à faire usage de systèmes de production chers (thermiques à base de pétrole) et à l’importation, ce qui implique une volatilité du prix du kWh : les tarifs sont recalculés tous les mois, en fonction du prix du pétrole et des taux de change (Cf. http://www.kplc.co.ke/fileadmin/user_upload/kplc09_files/UserFiles/File/Advert%20-%20KPLC%20New%20Power%20Tariffs.pdf, consulté en septembre 2012).
22 Pour faire face à la densification du quartier de Karen, les membres de la KLDA ont élaboré un document de planification locale, qui détermine les conditions préalables pour la construction de nouveaux logements en matière d’infrastructures (Ministry of Lands and Physical Planning Department ; Karengata Residents ; City Council Of Nairobi/City Planning Department (2005), Karengata Local Physical Development Plan 2005-2015, Approved Development Plan no 292, 93 p.)
23 Il est important de souligner que KPLC est membre de la NCBDA.
24 En mai 2013, les tarifs de l’électricité pour les industries et les commerces fonctionnent sur une base tarifaire décroissante en fonction de la consommation, les prix fixes oscillent entre 8,96 KSh/kWh et 4,10 KSh/kWh. Les usagers résidentiels paient 2 KSh le kWh dans la limite des premiers 50 kWh. Au-delà, le prix fixe est de 8,10 KSh/kWh jusqu’à 1500 kWh par mois, puis ensuite 18,57 KSh/kWh. À ce prix de base s’additionnent des coûts variables. (Cf http://rayofsolaris.net/misc/kenya-electricity/, consulté le 12 juin 2012).
25 La communication entre les habitants de Buru-Buru et KPLC passe par les canaux institutionnels prévus par la politique de service client de la compagnie. En revanche, les membres de l’association de résidents de Karen-Langata (KLDA), auraient des interactions directes avec la direction de KPLC au niveau local et national, leur permettant d’organiser des réunions avec les équipes compétentes en fonction du sujet à traiter.
26 Un rapport réalisé par la ville de Nairobi (City Council of Nairobi, 2007b), notait que 80 % des besoins de l’ensemble des ménages nairobiens reposaient sur l’usage de charbon de bois. Cette source d’énergie est utilisée par l’ensemble de la population même si sous des formes différentes. Certes, son utilisation, ainsi que celle du kérosène pour éclairer, est plus répandue dans les quartiers où habitent les populations les moins solvables, comme Korogocho. Mais, Stephen Karekezi et Lugard Majoro (2002) soulignaient que les couches moyennes et aisées auraient acheté une grande partie des fourneaux en céramique (jikos) promus par le Gouvernement Kenyan depuis les années 1990 pour rendre plus efficace et réduire la consommation de charbon et de bois. Le rapport du City Council (2007a) conclut que l’augmentation du prix des « énergies modernes » et les problèmes de production d’électricité sont les principaux obstacles pour réduire la consommation de charbon.
27 Des nouvelles dispositions dans le code de la construction viseraient à rendre obligatoire l’installation de systèmes solaires dans les équipements scolaires et de santé. Les discussions étaient en cours lors de notre travail de terrain.
28 Témoignage d’un représentant de la Nairobi Central Business District Association (NCBDA), à propos d’un projet qu’elle préparait, en partenariat avec une compagnie Sud Koréenne, pour installer de l’éclairage public et de la vidéo surveillance solaires dans les principales rues du centre-ville.
29 Depuis le milieu des années 1990, Karen-Langata tente aussi de s’autonomiser d’un point de vue fiscal et administratif. (Bousquet, 2008)
Auteur
Doctorante au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS) à l’Université Paris-Est. Elle travaille actuellement sur les expériences d’accès et d’usage de l’électricité en milieu urbain. Son terrain de recherche dans le cadre du doctorat est Medellin (Colombie).
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