Introduction
p. 5-23
Texte intégral
1Lazare Ponticelli, le dernier des poilus, a fait la une des médias le jour de sa disparition, le 12 mars 20081. Les uns ont insisté sur son courage et ses médailles, les autres sur les épisodes de fraternisation au front avec les Autrichiens sur lesquels il aimait revenir2. Or, Ponticelli était tout d’abord, et ainsi se percevait-il, l’un des milliers d’entrepreneurs immigrés qui ont tout à la fois tiré profit et contribué à la croissance industrielle de la France du xxe siècle3. Né dans les Apennins italiens à la fin du xixe siècle, il résumait ainsi le secret de sa réussite : « J'ai tout appris de quatre à sept ans et, ce que mon père m'a dit, je ne l'ai jamais oublié : avec le courage, on arrive toujours à ses fins »4. C’est aux qualités inculquées par un père disparu très tôt de son existence de petit montagnard qu’il attribuait le secret de son succès. Manœuvre puis compagnon maçon et fumiste, avec ses frères Céleste et Bonfils (Celeste et Bonfiglio), Lazzaro a fondé juste au lendemain de la guerre une entreprise de construction et de montage de cheminées qui a franchi le seuil du xxie siècle avec un Ponticelli, le seul garçon de la deuxième génération, à sa tête5.
2Cette enquête a pour but de reconstruire l’histoire de ces hommes au travail, de ces migrants devenus tâcherons, artisans, entrepreneurs, bâtisseurs qui, avant leur migration, ne possédaient ni un capital ni des réseaux transnationaux, ni non plus des savoir-faire spécialisés ou des compétences techniques nouvelles. Au xxe siècle, l’immigré entrepreneur, né étranger à l’étranger et vivant en France, avec ou sans la nationalité française6, n’appartient pas nécessairement à des élites sociales ou professionnelles. Dans les flux abondants de la mobilité internationale émerge alors – discrètement – une figure sociale auparavant plus rare.
3D’un point de vue statistique, dès le début du xxe siècle, la visibilité de leur présence a modifié les représentations de certains secteurs, et de façon plus radicale encore, l’organisation du travail et la gestion de la main-d’œuvre dans un nombre considérable d’entreprises. C’est cette transformation datant du tournant du xxe siècle que notre étude voudrait esquisser. Pour ce faire, la problématique de la position sociale de l’entrepreneur immigré, dominante dans les rares études dont on dispose7, doit être étendue aux modalités et aux enjeux de son activité économique. Ce travail voudrait ainsi montrer que l’entrepreneur immigré, loin de constituer un exemple de réussite individuelle, une figure marginale ou un simple cas particulier de l’immigration de masse, est l’un des éléments constitutifs d’un groupe plus vaste de travailleurs indépendants et soulève des questions générales, qui articulent histoire de l’entreprise et histoire du travail, histoire des migrations et histoire de la famille8.
4Les trajectoires professionnelles des migrants, à condition de les comparer à celles de l’ensemble des entrepreneurs actifs dans un espace économique donné, révèlent les logiques spécifiques et situées de la mobilité individuelle et collective. Les mécanismes qui conduisent le travailleur immigré à l’indépendance sont autant le fruit d’une dynamique entrepreneuriale que des difficultés liées à l’intégration économique et sociale dans un pays étranger. La maîtrise d’un métier peut y jouer un rôle décisif plutôt que la disposition d’un capital de départ. Or, au xxe siècle, une large majorité de migrants ne possède pas, à l’arrivée, ce savoir-faire technique indispensable à la fondation de toute activité de production.
5En premier lieu, c’est cette acquisition de nouvelles compétences professionnelles qu’il s’agit d’éclairer en élucidant de quelle manière les migrants se les approprient, dans le parcours de mobilité, à partir de compétences techniques non formalisées, acquises dans des domaines d’activités souvent éloignés du monde industriel où ces migrants étaient prioritairement employés.
6En deuxième lieu, c’est l’accès à l’indépendance qui représente un moment clé de ces trajets migratoires et entrepreneuriaux par les ressources matérielles et immatérielles qu’ils mobilisent. Les savoir-faire ne suffisent pas pour franchir le pas de l’indépendance. Pour se mettre à son compte, le soutien, l’accompagnement, l’aide (le plus souvent non rémunérée) de la famille et des proches, jouent un rôle crucial.
7Enfin, il s’agit d’étudier les modes de gestion de l’entrepreneur immigré qui sont eux aussi spécifiques, non sous l’effet de quelque déterminisme culturel, mais à cause des conditions économiques et des constellations sociales dans lesquelles l’entrepreneur s’inscrit. Recrutement, politiques salariales, organisation du travail et relations entre contremaîtres et ouvriers, la gestion des travailleurs pour les toutes petites unités productives, est-elle marquée par l’origine dans les entreprises fondées par des migrants ?
8Ce triple questionnement est appliqué à la population des indépendants d’un secteur précis : le bâtiment. Loin de tenter de dresser le portrait abstrait d’un entrepreneur migrant mythique, le but de cette enquête est d’inscrire les comportements et les manières d’agir des travailleurs indépendants dans les dynamiques spécifiques d’un secteur d’activité, de les saisir en tant que fondateurs et gérants de leurs entreprises au sein d’une filière productive. Le bâtiment, si l’on prend comme point d’arrivée de cette étude cette césure majeure du xxe siècle que fut la crise des années 1970, est en France la branche où les migrants, occupant un tiers des emplois en 1974, sont les plus nombreux, y compris parmi les entrepreneurs. Ainsi, en étudiant les indépendants et les entrepreneurs migrants du bâtiment, notre but est également celui de contribuer à enrichir la connaissance de cette filière productive dont les migrants constituent une composante essentielle à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle.
9De l’industrie de la construction en France, ce sont les travaux publics (TP) qui ont été les mieux étudiés9. Les travaux de Dominique Barjot ont montré qu’au xxe siècle s’opère une nette différenciation entre la composante des travaux publics et celle du bâtiment : les premiers par la concentration, les investissements, la taille des entreprises et les techniques de construction se démarquent du bâtiment, où ces changements sont plus tardifs et où le poids des petites unités de production demeure beaucoup plus important. Aussi, dans le bâtiment, les migrants ne sont pas présents en nombre seulement parmi la main-d’œuvre salariée mais également dans les rangs des non-salariés. L’une des caractéristiques du secteur est de compter un nombre considérable de migrants dans ses strates les plus modestes, notamment celle des indépendants dits « isolés » dans les recensements de la première moitié du xxe siècle, et qui donc travaillaient à leur compte au forfait ou à la tâche10. En visant à appréhender toute la gamme des entreprises actives sur un territoire afin de cerner la place occupée par celles fondées par des migrants en son sein, on sera ainsi amené à travailler plus largement sur la petite entreprise du bâtiment qui demeure, dans un paysage historiographique qui s’est pourtant considérablement enrichi depuis une vingtaine d’années, l’une des structures productives les moins étudiées.
10Hétérogène sans doute et ce à plusieurs titres, le bâtiment est par sa diversité même un objet d’étude qui offre des possibilités d’exploration considérables pour l’analyse de la petite entreprise migrante, et qui présente dans le même temps un risque d’entraîner le chercheur dans une présentation trop idiographique de ses multiples métiers. Dans la pluralité de spécialisations professionnelles qui composent le bâtiment, ce conglomérat de corps de métier obligés de coopérer pour réaliser un produit différent pour chaque chantier, le choix a été de se pencher spécifiquement sur les entreprises générales de bâtiment et de maçonnerie, les plus nombreuses au sein du secteur, regroupant entre 40 % et 50 % des emplois de la branche au xxe siècle et celles où les migrants sont les plus présents11. La maçonnerie fait partie du « gros œuvre » du BTP, comprenant les métiers de la construction de l’ossature du bâtiment jusqu’à sa mise « hors d’eaux » (principalement maçon et cimentier mais aussi, le plus souvent, charpentier, couvreur, entre le début du siècle et les années 1970), qui se distingue du « second œuvre » regroupant les métiers destinés aux finitions des immeubles (menuisier, plombier, électricien, peintre principalement). En 1968 la maçonnerie représentait 24,8 % des effectifs de l’ensemble du BTP (répartis en 44,9 % pour le gros œuvre, 36,6 % pour le second œuvre et 18,5 % pour les Travaux publics).
Migrants, territoires et activités industrielles
11Prendre les frères Ponticelli comme point de départ ne doit rien au hasard. Ils font partie de ces Italiens qui ont durablement marqué le secteur de la construction jusque dans les années 1980. Dès le début du siècle et jusqu’au début des années 1970, les Italiens ont été les plus nombreux et les plus remarqués des migrants du bâtiment. Cette étude a pour but de retracer les parcours d’accès à l’entrepreneuriat de ces maçons italiens, sans se borner pour autant à l’histoire d’un seul groupe, quoique majoritaire. Les Italiens sont étudiés parmi les autres groupes et en rapport avec eux, comme une pièce de taille dans la mosaïque des provinciaux et internationaux.
12Dans l’histoire des migrations en France, la liste des origines se décline de manière extrêmement différenciée selon les secteurs et les activités économiques12. Il faudra donc tout d’abord s’interroger sur l’évolution de sa composition dans le bâtiment en France. Comment ce secteur est-il devenu le pôle magnétique de l’immigration par rapport à d’autres secteurs ? Contrairement à ce que l’on a tendance à croire, le bâtiment n’a pas été depuis toujours celui où les travailleurs étrangers sont les plus nombreux. C’est pendant les Trente Glorieuses qu’il l’est devenu, concurrencé seulement par l’industrie extractive. Auparavant, toutefois, on ne recrutait pas que de la main-d’œuvre locale dans les chantiers. Jusque dans l’entre-deux-guerres, il n’est pas de texte sur les ouvriers du bâtiment qui ne mentionne les maçons « émigrants » de la Creuse. Les migrants de l’intérieur ont comblé par leurs déplacements temporaires le manque de main-d’œuvre dans la branche, répondant ainsi à la demande saisonnière des villes.
13Au-delà de ce constat, peu d’historiens ont décrit et expliqué comment s’est faite la substitution et comment le chevauchement de flux migratoires s’est concrètement réalisé dans les entreprises ou sur les lieux de travail. Or, ce processus se traduit dans des agencements spécifiques pris par les activités économiques. Bien connu pour les époques modernes, le mécanisme de façonnement des mondes productifs par les filières migratoires est moins étudié pour les époques contemporaines13. D’où l’intérêt d’en reconstruire la dynamique du point de vue territorial, en faisant varier les échelles au niveau national, régional (Paris et la proche banlieue, le département de la Seine jusqu’en 1962) et enfin local, en entendant par là un secteur plus circonscrit de la banlieue parisienne où les entreprises ouvrent une multitude de nouveaux chantiers dès les dernières années du xixe siècle14. En plein essor démographique et résidentiel, la banlieue de l’Est parisien est investie durant cette période par des flux migratoires provenant simultanément de province et de l’étranger. Cette conjonction de facteurs y est particulièrement propice à l’analyse de l’articulation entre un champ migratoire et un secteur industriel. Elle présente, de surcroît, l’avantage de mettre en lumière, dans un espace en pleine mutation, la grande mobilité professionnelle des petits entrepreneurs et de leurs employés. En détailler les modalités impose un véritable quadrillage géographique : en travaillant sur un petit espace pluricommunal autour de Nogent-sur-Marne, comprenant Champigny-sur-Marne et Le Perreux, on peut suivre une population locale de maçons migrants et autochtones dans ses changements d’activité, de statut social et de résidence. L’observation microscopique des trajectoires, outre son intérêt intrinsèque, sert ici à cerner les caractéristiques et les transformations d’un tissu productif relativement récent dans la mesure où il était quasiment inexistant au xixe siècle.
14Ce parti pris méthodologique permet d’articuler une dimension strictement professionnelle à une dimension résidentielle, essentielle pour la population concernée. Qu’ils opèrent à l’échelle de la parenté ou des co-originaires d’un « pays », les phénomènes de contiguïté voire de cohabitation entre migrants s’exercent indifféremment sur l’un ou sur l’autre plan : proximité résidentielle ou embauche dans une même entreprise vont ici de pair. Ce quadrillage géographique, enfin, correspond à une nécessité archivistique. On connaît le caractère fragmentaire des sources liées à la petite entreprise. Même les grandes séries constituées par les administrations publiques ne suffisent pas toujours à la cerner. Pour ne prendre qu’un exemple, le registre du Tribunal de Commerce n’est pas assez précis sur les petites unités productives pour éviter le recours aux registres municipaux des taxes professionnelles.
15Labourer intensivement une zone géographique permet de compenser ces lacunes par des croisements systématiques de documents divers : recensements industriels, listes nominatives des recensements de la population, registres des taxes municipales et des patentes, bottins. Chacune de ces sources est exploitée à la fois dans une perspective qualitative et quantitative, dans le double but de saisir les caractéristiques du groupe des entrepreneurs immigrés dans cette portion de l’Est de la banlieue parisienne et l’évolution des trajectoires individuelles de l’ensemble des entrepreneurs recensés sur place. Il en va de même pour la couverture chronologique de l’enquête : la disponibilité documentaire fluctue considérablement selon les époques, les destructions d’archives d’entreprises dans les premières décennies du xxe siècle, et les problèmes d’accès aux sources administratives à mesure que l’on s’approche des années 1970. La multiplication des informations offre, là aussi, une solution pratique permettant de couvrir l’ensemble du xxe siècle, et plus particulièrement les périodes sur lesquelles cette enquête focalise son attention : de la crise de l’entre-deux-guerres à la crise des années 1970, l’apogée de la présence étrangère dans le secteur. Si à la fin de la décennie 1970 un actif sur trois du BTP au niveau national est étranger, en région parisienne la proportion est d’un peu moins d’un travailleur sur deux15.
16Ainsi ce travail se veut-il une contribution critique à l’étude des enclaves ethniques. La sociologie économique anglo-saxonne les définit comme des espaces économiques et sociaux d’immigration fonctionnant en vase clos16. Contextualisée et saisie dans un territoire précis, l’ethnicisation des lieux de travail décrite de façon synchronique par les sociologues a une histoire longue dont on peut difficilement faire l’économie17. La pluralité ethnique actuelle repose sur une stratification historiquement construite qui aide à expliquer comment se sont bâties les hiérarchies en place. Ignorer l’histoire de cette construction revient à aplatir les reliefs et les profondeurs d’un paysage humain massivement diversifié depuis au moins un siècle.
17Si l’on songe au caractère massif de cette stratification ethnique entre des migrants de différentes origines, alors prend toute son importance la première des questions qui guident cette enquête, et qui vise à interroger le lien entre migrations et histoire du travail non qualifié. Ce n’est pas un hasard si l’un des ouvrages classiques des études migratoires, Birds of passage, a été écrit dans les années 1970 par Michael Piore, l’un des théoriciens de la segmentation du marché du travail18. Dans cette étude ainsi que dans celles qui l’ont suivie, on puise dans l’histoire des exemples de configurations productives discordantes avec le modèle dominant de la rationalisation et de la modernisation industrielle centrée sur la production à grande échelle. La passion pour les alternatives historiques du fordisme amènera plus tard ces économistes très loin dans la découverte des mondes productifs « possibles », jusqu’à l’observation des districts de l’industrie dite « diffuse »19. Les petites structures productives, ainsi que toutes les formes possibles d’indépendance et de souplesse productive (moins leurs conséquences sociales), sont des composantes essentielles des systèmes productifs de ces mondes20. L’ensemble de ces liens entre des études classiques des mouvements migratoires et l’approche des alternatives historiques de l’économie dessinent ainsi la trame conceptuelle d’une problématique qui a pour objet le passage du travail migrant non qualifié à l’entrepreneuriat. Ces études n’ont toutefois qu’à peine approfondi la question du bagage professionnel des migrants. Elles ont centré l’essentiel de leur attention sur la morphologie économique des mondes industriels d’arrivée. L’hypothèse que l’on voudrait explorer ici est la possibilité de faire le pont entre l’absence de qualification et l’autonomie productive à travers le recours à l’histoire des transferts de savoirs et des techniques conçus au sens large, impliquant non seulement des connaissances ou des savoirs formalisés, mais aussi des formes d’organisation du travail et de la gestion de la mobilité professionnelle et familiale21.
18Pour ce faire, l’étude des lieux de départ est indissociable de celle des lieux d’arrivée, comme l’ont remarquablement démontré depuis les années 1960 les études fondées sur le modèle des chaînes migratoires ou des diaspora studies22. L’espace de référence de ce travail, comme celui des migrants dont il retrace les trajectoires, dépasse donc le cadre restreint de la banlieue parisienne d’arrivée et s’étend au-delà des frontières transalpines. Dans cet espace élargi seront étudiés les différents niveaux connectant entre eux des individus, des régions, des contextes géopolitiques plus vastes. À l’intersection de ces échelles se trouvent des intermédiaires entre migrants et employeurs, entre individus et marché du travail, qui se situent à la charnière entre deux mondes sociaux, celui de départ et celui d’arrivée, et ont un rôle non négligeable dans le fonctionnement des filières migratoires. Il s’agira de comprendre quelle fonction ils ont remplie dans une branche dont la croissance des effectifs s’est faite par le recrutement massif de migrants.
Main-d’œuvre immigrée, entrepreneuriat et bâtiment
19Le bâtiment est, en effet, un secteur industriel où l’accroissement en termes d’emplois a été remarquable au xxe siècle : selon les recensements de la population, le terrassement et la construction passent de 659 500 actifs en 1906 à 749 200 en 1936. Puis, après la guerre, selon les séries longues de l’INSEE on passe de 1 320 000 en 1954 à 1 925 000 actifs en 1978 en chiffres absolus, avec un taux de variation global des effectifs pendant les Trente glorieuses de 46 % et un taux moyen annuel d’accroissement de 1,8 %23.
20Dans peu de branches le poids de la force de travail dans la production est aussi lourd que dans le bâtiment et les travaux publics pendant tout le xxe siècle. Evaluée encore dans une fourchette comprise entre 40 % et 70 % selon le type d’intervention dans la deuxième moitié du xxe siècle, la part du coût de la main-d’œuvre dans le prix de revient des immeubles y est prépondérante. Avec des différences au sein de la branche : pour les travaux publics, on a pu souligner à juste titre jusqu’à quel point le xxe siècle représente un temps nouveau, pour cet aspect comme pour bien d’autres24. Pour le bâtiment en revanche, une seule formule est répétée à l’envie tout au long de cette période : « le bâtiment est une industrie de main-d’œuvre », qu’il s’agisse de petites entreprises artisanales ou d’entreprises du gros œuvre, vers lesquelles les ouvriers moins spécialisés se dirigent25. À la veille de la crise des années 1970, une étude sur la gestion de la petite entreprise du bâtiment publiée par la Confédération de l’artisanat et de la petite entreprise du bâtiment résumait en quelques lignes le portrait de cette branche à forte dimension humaine :
Si certaines industries peuvent produire « en série » et utiliser des machines extrêmement perfectionnées remplaçant, pour une partie importante, le travail humain, l’industrie du Bâtiment, qui réalise chaque fois des produits « à l’unité », toujours différents les uns des autres, fait et fera sans doute longtemps encore largement appel au travail des hommes26.
21À aucun moment de l’histoire du bâtiment n’est remise en question la nécessité d’une force de travail intelligente, capable d’élaborer des solutions pratiques aux problèmes imprévisibles de la fabrication de produits difficilement répétables à l’identique, voire uniques27. Figures exemplaires de l’autonomie productrice – si prisée de nos jours dans certains discours prescriptifs28 – ses compagnons doivent associer force physique et intelligence pratique29. De ces rangs d’ouvriers, durs à la tâche, ingénieux, obstinés, débrouillards ont émergé des tâcherons, des chefs de chantier, des entrepreneurs capables de s’adapter à des contextes économiques instables. L’un des buts de ce travail est ainsi, plus largement, de comprendre comment, d’une humanité multiforme et hétérogène par origine et qualification, ont pu émerger, y compris parmi les migrants, des chefs de chantier, des contremaîtres ainsi que des milliers de moyens, petits et très petits indépendants si durablement présents et enracinés dans le paysage entrepreneurial de la métropole parisienne entre les débuts du xxe siècle et la fin des Trente Glorieuses. En empruntant la démarche des ethnologues des mondes productifs, il s’agit d’étudier non seulement l’accès à l’indépendance de ces entrepreneurs, mais aussi leurs choix productifs et leurs pratiques de gestion de la main-d’œuvre. Ces pratiques se développent dans des contextes professionnels socialement denses et localisés30. Il sera ainsi nécessaire d’étudier le milieu et les espaces – entreprise, chantier, territoires – où se déploient les activités de ces indépendants.
22Au-delà de son poids quantitatif, qui reste considérable comme nous le verrons plus loin tout au long du xxe siècle, l’intérêt du groupe des indépendants, et de celui des migrants en son sein, découle de son statut autonome, juridiquement et socialement, dans le siècle du salariat et du travail dépendant. Lorsque le système salarial s’impose massivement dans la société des Trente Glorieuses, les indépendants dans le bâtiment sont-ils si minoritaires qu’ailleurs et, surtout, sont-ils des marginaux, des laissés pour compte, des exclus d’une configuration productive dominée par d’autres modèles occupationnels ? Plusieurs indices semblent indiquer que des statuts divers coexistent et s’articulent selon les principes de la complémentarité, qui s’accentueront dans le bâtiment et ressurgiront dans d’autres secteurs plus tard, à la faveur de la crise31. Nous verrons également que les indépendants immigrés contribuent très tôt, dès le début du siècle, à alimenter cette population professionnelle où les frontières entre travail dépendant et autonome sont floues.
23Pour saisir l’histoire des indépendants et de leur évolution au sein du bâtiment cette analyse fait appel à la fois à l’histoire de l’entrepreneuriat et du travail en associant l’étude d’un tissu productif et de ses travailleurs à l’histoire sociale et organisationnelle des relations au sein des entreprises32. Plus qu’une approche portant sur les produits, les techniques, les marchés des entreprises, nous voudrions ici adopter une perspective qui prenne en compte ces dimensions, mais en les couplant aux questions de l’emploi de la main-d’œuvre et de sa gestion dans l’entreprise. Avec quelle main d’œuvre fabrique-t-on tel ou tel produit ? Qui utilise telle technique ? Quels sont les marchés que l’on peut viser avec tels gérants ? Pour ce faire, il est tout d’abord nécessaire d’appréhender les entrepreneurs dans les différents espaces sociaux dont ils font partie33.
24Parentèle, famille, relations au sein d’un groupe d’immigrés partageant une même origine sont autant de dimensions dont sera évalué le poids dans l’évolution des carrières des entrepreneurs et de leurs choix de gestion. Ce faisant, l’enjeu majeur de notre démarche est de combler le manque d’épaisseur anthropologique typique de sources « pauvres », telles que les sources administratives et démographiques, pourtant si détaillées en informations factuelles34. Indispensables pour reconstituer de manière fine un milieu professionnel dans un territoire donné, elles manquent toutefois le plus souvent d’éléments permettant d’inférer quel récit est le plus proche des faits dont elles sont la trace. Les entretiens avec des protagonistes et des témoins aident à remplir ce vide ethnographique35. Une trentaine d’entretiens ont ainsi permis de reconstruire les histoires d’une douzaine d’entreprises familiales situées dans la banlieue est de Paris entre les années 1920 et la crise des années 1970 et 1980.
25Les sources orales ont cependant des limites chronologiques et méthodologiques bien connues, liées à la durée de vie des témoins et à leur subjectivité. La perception des faits de ces derniers, on le sait, est biaisée. Sur le plan chronologique, il est difficilement envisageable de remonter avant la fin des années 193036. Pour dépasser les limites inhérentes à ces sources orales et couvrir l’ensemble du xxe siècle, nous les avons croisées avec les récits et les données fournies par des analystes contemporains – géographes, médecins, sociologues, observateurs sociaux – sur les faits étudiés. Appartenant au même contexte historique, ils sont des témoins dont le récit est évidemment construit, tout en faisant état d’informations dépassant le cadre interprétatif qu’ils proposent. Réinterrogés au besoin, ces textes ciblés pour d’autres publics sont fort utiles à l’historien, aussi bien pour leurs argumentaires explicites que pour leurs apports involontaires. De même que l’est au plus haut point la réutilisation sélective des données et matériaux qu’ils fournissent, voire l’exhumation des questionnaires qui ont été à la base de leurs enquêtes. Ainsi, certains des auteurs de la littérature secondaire ici utilisée seront considérés malgré eux, mais on espère sans trop trahir leurs finalités, comme des ethnographes du monde de l’entreprise et du travail du dernier siècle37. L’éventail de ces travaux est large ; il va des études démographiques à des publications plus spécialisées. Dans les manuels techniques du passé, par exemple, à côté de l’histoire des transformations technologiques, il est souvent possible de repérer les traces de leurs effets sur l’organisation du travail et les relations entre maîtrise et travailleurs, par le biais de l’analyse des problèmes de l’utilisation d’outillages, technologies, machines ou de la description des tâches assignées à tel ou tel autre opérateur dans le cadre de la comparaison entre ancien et nouveau dispositifs38. De même, dans les récits des visites médicales sur les chantiers des médecins du travail, on apprend beaucoup sur la composition et la répartition de la main d’œuvre sur le terrain ainsi que sur ses caractéristiques professionnelles et culturelles.
Une micro-histoire de l’entreprise ethnique
26L’histoire des liens économiques et sociaux dans l’entreprise et sur les lieux de travail envisagée ici accorde une place importante à l’histoire des contrats et des définitions juridiques des statuts39 dont les frontières sont floues40. Afin d’ancrer les choix des individus dans leur cadre institutionnel, droit du travail et droit privé seront tout au long de cette étude fréquemment convoqués, ne serait-ce qu’en contrepoint. Sans entrer dans les débats qui ont présidé à la conception ou à la promulgation des lois, sont évoquées régulièrement les normes régulant le statut individuel ou l’accès à l’indépendance, mais aussi celles ayant un impact sur le marché du travail et les conditions d’exercice des activités économiques des étrangers. Surtout, législation et cadre réglementaire sont appréhendés à travers leur réception et leur usage, par des acteurs qui n’ont pas forcément contribué à leur constitution ou à leur application. Ce sont donc ceux qui sont soumis à ces normes, les travailleurs, qui sont au cœur de nos préoccupations.
27Pour ce faire, nous nous appuierons largement sur des études de cas et des histoires de vie professionnelle. Outre les témoignages oraux, une place de choix est laissée aux archives d’entreprise. C’est seulement en descendant jusqu’à l’unité de production qu’il est possible de repérer les matériaux empiriques permettant de mettre en dialogue récits, perceptions subjectives et choix objectivés dans les séries administratives et comptables. Une fois reconstitués le contexte historique et les caractéristiques de l’entrepreneuriat migrant, à l’échelle intermédiaire – méso – du territoire, le niveau pertinent pour saisir les relations de travail et les choix économiques et gestionnaires est celui micro-analytique de l’entreprise et de ses unités productives, en l’occurrence les chantiers41.
28Ces sources sont particulièrement mal conservées pour la petite entreprise. Il est rare de pouvoir en disposer42. La longue durée de vie, sans doute exceptionnelle, et la grande stabilité en termes de localisation d’une petite firme familiale, celle des Cavanna et Taravella (C.& T.), a contribué à la constitution d’une archive rarement disponible pour une entreprise ayant moins de 50 salariés. Parmi la documentation administrative et comptable conservée par l’entreprise de Nogent-sur-Marne, les livres de paie et quelques livres dits « des corvées » indiquant les coûts en matériaux et main-d’œuvre des chantiers de l’après Seconde Guerre mondiale constituent pour notre propos des sources extraordinairement riches43. L’exploitation quantitative de ces données à l’aide des méthodes classiques de la statistique descriptive et de modèles économétriques plus sophistiqués, réalisée en collaboration avec Noël Bonneuil, permet d’aller très loin dans l’explicitation des effets des caractéristiques propres à chaque travailleur sur l’évolution de sa carrière au sein de cette entreprise.
29Les résultats de ces analyses seront comparés à ceux d’entreprises de plus grande taille pour en dégager les spécificités. Deux autres archives d’entreprises familiales serviront à mettre en perspective les caractéristiques de l’entreprise C.&T., en particulier une longévité sans aucun doute atypique dont il faut comprendre les ressorts. D’une part, nous nous pencherons sur l’entreprise Ponticelli frères, actuellement l’un des groupes leader dans le montage-levage, la manutention et la tuyauterie dans la construction de sites industriels. Si elle compte actuellement 5000 employés sur plusieurs continents et un chiffre d’affaires de 305.224.300 euros en 2008, elle fut une entreprise de taille petite et moyenne entre 1921 et le milieu des années 195044. D’autre part, nous citerons ponctuellement une entreprise générale du bâtiment de petite taille – appelée ici Gallot – mais active dans un autre département, la Seine-Saint-Denis, dont les registres d’entrée et de sortie des ouvriers ont été conservés pour la fin de notre période, entre 1975 et 1995. Comme dans le cas de l’entreprise C.&T., l’existence de ces archives est liée au fait qu’il s’agit d’entreprises familiales ayant été fondées dans l’entre-deux-guerres, encore actives à la fin du xxe siècle et où les mêmes familles restent toujours impliquées dans la direction de l’entreprise. Sans doute ressemblent-elles à des dinosaures dans un paysage entrepreneurial dont la démographie est très dynamique. Mais leur singularité peut être conçue, si l’on se défait une fois pour toutes du souci de représentativité qui a hanté l’histoire sociale dans le passé, comme le point de départ d’interrogations qui l’utilisent comme levier pour accéder à des territoires peu explorés par l’histoire sérielle ou les récits macro-structurels.
30Dans ce sens, la micro-histoire a contribué grandement à rapprocher l’analyse historique d’une dimension tout à fait légitime dans d’autres sciences sociales. C’est précisément parce qu’elle est irréductible, que la spécificité des cas étudiés apporte du point de vue heuristique une perception de la réalité qui leur est propre, inatteignable à d’autres échelles45. La monographie micro-historique d’une petite entreprise peut servir à réinterroger les grands récits et aider grandement à pénétrer dans les mondes sociaux, culturels et économiques dont ces histoires sont le fruit. Son ambition n’est pas évidemment celle d’étudier une composante déterminante d’un secteur, ni l’impact direct et immédiat d’une firme sur les évolutions d’une branche. Elle est plutôt de déchiffrer des mécanismes de fonctionnement d’unités qui constituent le socle dur et apparemment inamovible de structures productives dont la fragmentation n’a plus besoin d’être démontrée46.
31À partir de là, l’apport heuristique de l’histoire d’entreprise ici développée est de trois ordres. Elle contribue tout d’abord à enrichir une tradition historiographique d’études de cas qui remonte aux origines de l’histoire de l’entreprise et qui consiste à faire des histoires des firmes des cas stylisés répondant à des préoccupations de gestion qui ne sont pas forcément celles des acteurs. Elle permet ensuite d’illustrer, par la comparaison avec d’autres cas d’études, des mécanismes spécifiques de réponse, adoptés par des firmes « pérennes », à des problèmes communs posés par les mutations du contexte économique et démographique. Enfin, l’étude micro-historique d’une petite firme oblige à s’interroger sur la validité de l’équation entre petit et élémentaire dans l’étude de l’entreprise et du travail. Précisément parce qu’il y a absence de formalisation minutieuse des procédures et de l’organisation des dispositifs de la gestion, les choix concernant la direction de la main-d’œuvre reposent sur des savoirs organisationnels tacites qu’il s’agira d’élucider47.
32En cela nous empruntons un chemin visant à l’utilisation conjointe de différentes échelles d’analyse. Du point de vue analytique, l’opposition entre micro et macro s’est estompée dans plusieurs disciplines48. De plus, on fera appel dans cette étude à différentes manières d’appréhender les trajectoires et les carrières : tout d’abord, au niveau individuel et le plus qualitatif qu’il soit, mais également de manière collective. Les parcours seront appréhendés dans leur singularité et au niveau intermédiaire du groupe, que ce soit l’entrepreneuriat au niveau local pour les indépendants ou l’ensemble des carrières d’une petite firme pour les travailleurs salariés. De ce point de vue, ce travail s’inscrit dans une approche partagée par des études récentes d’histoire sociale attentives à la dimension collective des itinéraires professionnels via l’analyse sous forme agrégée des trajectoires individuelles49. Ce faisant, le but est de mettre à l’épreuve des modèles interprétatifs dérivés de la théorie sur le dualisme du marché du travail, le plus souvent testés sur le terrain pour les grandes entreprises, mais qui manquent de données empiriques pertinentes pour les petites firmes. En l’occurrence, il s’agit de questionner les a priori sur le fonctionnement de la petite entreprise et son assignation au marché secondaire du travail.
33L’organisation de cette étude répond ainsi à la double exigence, thématique et méthodologique, que l’on vient d’esquisser : coupler l’histoire de l’entreprise au sens large à celle de l’histoire des migrations, d’une part, et répondre au parti pris méthodologique de prendre en compte plusieurs échelles d’analyse historique, d’autre part. Dans la première partie, on entre ainsi dans l’univers de la construction à partir d’un constat très général sur le poids des migrants dans le bâtiment et les caractéristiques de la branche au niveau national. De toutes les spécificités de cette branche, la fragmentation de sa structure productive est celle qui frappe sans doute le plus les contemporains. La persistance de la sous-traitance, défiant toute modernisation, favorise l’émiettement jusqu’à l’entreprise individuelle du tâcheron. Le tâcheronnat constitue ainsi une figure centrale pour notre propos, car il joue un rôle de transition entre travail salarial et travail indépendant dont l’importance est cruciale pendant tout le siècle. Le fait que les travailleurs étrangers soient nombreux dans ses rangs ne rend que plus perceptible la présence des immigrés dans le secteur50.
34Dans la deuxième partie, le but de l’analyse est d’expliquer jusqu’à quel point l’histoire migratoire d’un groupe aide à comprendre son insertion et son adaptation à un système productif spécifique, dont les particularités mêmes constituent la clé explicative de la réussite de cette insertion. La dimension mésoscopique du territoire permet de saisir comment se façonne, via l’immigration, un environnement professionnel dans un espace urbain relativement « vide » d’un point de vue démographique et entrepreneurial. L’évolution de la place occupée par les étrangers est analysée en relation à l’impact de la crise et de la législation restrictive vis-à-vis de travailleurs étrangers mise en place dans les années 1930. Avec l’affirmation de l’entrepreneuriat immigré, il est également possible, grâce aux sources de l’administration locale, d’étudier dans le détail les caractéristiques de ce groupe. L’analyse fine des origines des entrepreneurs aidera à saisir le lien entre filières migratoires, placement des travailleurs et entrepreneuriat.
35La troisième partie essaie de remonter quelques-unes de ces filières jusqu’aux lieux de départ. Le déplacement s’est imposé à la lumière de certaines analogies émergeant de la comparaison de ces groupes d’immigrés étrangers, provenant notamment de l’Italie du Nord, avec celui des maçons de la Haute-Vienne et de la Creuse, bien présents dans le milieu de la maçonnerie de la banlieue Est parisienne jusqu’à la Première Guerre mondiale.
36La dimension de la coordination et de la gestion d’équipes relativement autonomes en termes productifs demeure fondamentale dans le bâtiment de manière plus durable que dans d’autres industries. Dans les meilleurs des cas, les tâcherons sont les responsables d’entreprises de sous-traitance autonomes, mais très souvent, aussi les simples rabatteurs de main-d’œuvre, les entrepreneurs d’hommes dont la presse syndicale au début du xxe siècle a pointé la poursuite acharnée du gain51. Des logiques familiales et locales, voire villageoises, présidaient à la constitution des équipes coordonnées par ces « entrepreneurs d’hommes » : comment se sont-elles transformées et adaptées lorsque les migrations ont changé de destination et de secteur économique et se sont dirigées vers la région parisienne ?
37La quatrième partie traite ces questions à l’échelle de l’entreprise. La dimension ethnologique du passage à l’indépendance et de la gestion du recrutement et des carrières internes aux entreprises fondées par des migrants trouve à cette échelle des possibilités d’exploration multiples. L’ethnographie historique de la petite firme esquissée dans cette partie part tout d’abord de l’histoire de la création de l’entreprise, de ses patrons et de ses chefs de chantier. Puis, la réflexion sur la gestion des hommes nous amènera à explorer des logiques du recrutement d’un point de vue d’ensemble. Agrégées sur une soixantaine d’années, les entrées et les sorties des ouvriers de la petite firme qui constitue notre cas d’étude permettront d’observer les modalités d’ajustement d’une petite structure productive à l’évolution du contexte économique et institutionnel, une dynamique qui n’a jamais été étudiée pour une si longue durée au xxe siècle. De la même manière, l’analyse des politiques salariales de cette même petite entreprise à partir de l’étude des choix en matière de rémunérations aidera, enfin, à expliciter les critères utilisés et les hiérarchies internes à la main-d’œuvre en interrogeant la notion de marché interne du travail52. On essaiera de parvenir, ainsi, à mieux comprendre l’énigme d’une firme produisant à petite échelle et survivant de manière exceptionnellement tenace dans des contextes fort différents.
38Parmi les critères expliquant le fonctionnement et la longue vie de cette entreprise, on peut in fine se demander si le fait d’appartenir à une même famille ou d’avoir la même origine a compté pour ses gérants et ses ouvriers dans quelques étapes de son histoire. Cette question sonnerait sans doute étrange à l’oreille de nos protagonistes. La poser frontalement signifie précisément faire l’effort de ne pas prendre pour une évidence un point de vue dont il faudra comprendre les tenants et les aboutissants. Pour ce faire, sera mobilisée une batterie de sources restituant la vision subjective des acteurs ainsi que les traces de leurs pratiques laissées par eux-mêmes, par leurs aînés et par leurs proches dans des sources écrites publiques et privées du territoire banlieusard où leurs firmes familiales ont vu le jour. Dans le sillon d’une historiographie désormais fournie sur l’entreprise familiale, ce travail part du rejet de l’idée qu’il s’agit d’une forme d’organisation qui se reproduit à l’identique dans n’importe quel contexte historique et géographique53. La plasticité de la famille entrepreneuriale et sa redéfinition au fil des générations sont autant tributaires du changement des institutions du droit civil ou des évolutions des mondes industriels dont elles font partie, que de l’enchaînement de l’histoire familiale, de ses deuils, naissances ou mariages, de la composition de ses fratries et des aléas des décisions individuelles54. La difficulté de démêler sphère privée et professionnelle pour les protagonistes tout comme pour les chercheurs rend cette exploration riche d’enseignements. L’enchevêtrement entre famille et entreprise cesse ainsi d’être le symptôme d’un échec sur le chemin vers l’efficacité économique. Au lieu d’être un simple résidu du passé, ce binôme va devenir le cœur d’une enquête sur l’entreprise familiale au xxe siècle et sur sa remarquable et flexible endurance55.
Notes de bas de page
1 Aux Etats-Unis aussi l’événement a été remarqué : Martin, 2008. Les obsèques nationales de Lazare Ponticelli ont eu lieu le 17 mars.
2 Offenstadt, 2007 ; Guyot et al., 2007.
3 En décembre 2007 toutefois la Cité nationale de l'histoire de l'immigration avait célébré ses 110 ans, Merchet, 2008.
4 Ponticelli frères, 2010.
5 Entretien avec René Ponticelli, Emerainville, 5 décembre 2011.
6 Cette définition de « l’immigré » est celle proposée par le Haut conseil à l’intégration, 1991.
7 Les travaux récents sur les travailleurs et les commerçants immigrés abordent ces figures du point de vue de l’histoire sociale des migrants, cf. Green, 1998 et Zalc, 2010.
8 Voir pour la France la vaste synthèse de Bergeron, 1983.
9 . Barjot, 2006.
10 Sur ce point, voir infra, p. 47-52.
11 Campinos-Dubernet, 1985, p. 14-15. Ces deux macro-catégories générales peuvent toutefois recouvrir des agrégations différentes de métiers selon les enquêtes ou les recensements industriels. Par exemple, dans l’enquête du CEREQ réalisée par Amat et al., 1980, « dix familles de travaux composent le gros œuvre : coffrage, ferraillage, préfabrication du béton, bétonnage, fabrication d’éléments préfabriqués, montage d’éléments préfabriqués, précontrainte, maçonnage, revêtement-enduisage-finitions, conduite d’engins », p. 13. Selon la répartition NAE 3 chiffres (comprenant Entreprise générale de bâtiment-330, Maçonnerie-331 et Construction métallique-338) de l’INSEE réélaborée par Myriam Campinos dans Campinos-Dubernet, 1985, p. 161, « charpente en menuiserie » et « couverture et plomberie » font partie du second œuvre. Pour cette raison j’ai préféré m’intéresser plus particulièrement à la maçonnerie, constituant plus précisément, selon la nomenclature des recensements de la population active mise en place en 1896, la catégorie professionnelle 4.93 du « Groupe 4Q » : « terrassement, construction en pierre ». En 1901, 1906 et 1911 elle fait partie du sous-groupe 4Qd « entreprise de bâtiment » de l’industrie de « terrassement, construction en pierre » (4Q). Entre 1921 et 1936 elle fait partie, toujours au sein de l’industrie du « terrassements, constructions » (4Q), du sous-groupe 4Qd1 : « maçonnerie, plâtrerie, fumisterie ». Sans que le but ici soit de reconstituer la genèse de ces catégories, il va de soi que ces données sont utilisées dorénavant uniquement pour indiquer des ordres de grandeur chiffrés dont les contemporains également ont pu se servir. Sur la construction des catégories socioprofessionnelles voir en particulier Derosières et Thévenot, 2002 (Ière éd. 1988) et Bourdieu, Bruegel et Stanziani, 2004.
12 Lequin, 1988.
13 De nombreuses références dans la bibliographie de Maitte, 2009, p. 317-369.
14 Rosental, 2002 et Faist, 2010.
15 INSEE, 1978.
16 Formées par des groupes d’immigrants relativement concentrés dans des espaces spécifiques, quoique non complètement imperméables, et regroupant des activités économiques où employeurs et employés partagent la même origine, les enclaves ethniques créent des conditions proches de celles du marché du travail primaire dont bénéficieraient tout autant les employés que les employeurs selon Portes et Jensen, 1987 (en réponse à la critique de Sanders et Nee, 1987). Pour un bilan également critique du point de vue sociologique voir Waldinger, 1993 et Light et al., 1994.
17 Voir par exemple Jounin, 2004. Nancy Green s’est intéressée à ces questions d’un point de vue historique dans ses travaux sur la confection : Green, 1984 et Green, 1998, p. 7-15.
18 Piore, 1979. Marché secondaire du travail, migrations et travail non qualifié allaient notamment de pair dans un livre pionnier que Michael Piore avait publié en 1971 avec Peter Doeringer (Internal labor markets and manpower analysis) qui remettait en discussion la conception monolithique du marché du travail prônée par la théorie économique néo-classique. Par la suite Piore a fourni également des clés d’analyse du fonctionnement de la spécialisation flexible, ce qui fera l’objet notamment de Sabel et Piore, 1989.
19 Sabel et Zeitlin, 1997, p. 3-5.
20 Pour une critique de cette approche du point de vue des conséquences sociales de la flexibilité, voir Green, 1998, p. 18-20.
21 Hilaire-Pérez et Verna, 2009 ; Hilaire-Pérez, 2013 ; Fontana, 2004.
22 Les premières études sur les chaînes migratoires sont particulièrement intéressantes pour notre propos car elles ont analysé les filières migratoires italiennes en Australie et Amérique du Sud, cf. MacDonald et MacDonald, 1964 ; cf. Mac Donald, 1992. Voir également Devoto, 1988 et Devoto, 1991. Parmi les très nombreux travaux dans le domaine des diaspora studies voir pour une approche couplant macro et microanalyse voir Trivellato, 2009.
23 INSEE, Comptes nationaux – base 2000, Construction.
24 Barjot, 2006, p. 59-61 ; 328-333.
25 Campinos-Dubernet, 1985, p. 193-96 et du Tertre, 1989, p. 130 ; p. 151-152.
26 CAPEB, 1974, p. 113.
27 Ces produits uniques ont des traits communs, notamment dans le domaine de la création artisanale, avec des produits « singuliers » tels les ouvres d’art. Sur ce point spécifique voir, tout récemment, les réflexions de Karpik, 2007, p. 9-16, p. 40-41. L’auteur insiste sur le fait que « la délimitation de l’univers des produits singuliers ne vise pas à dévoiler ce qui est dissimulé mais, à l’inverse, à retrouver l’étrangeté de ce qui est devenu trop familier », p. 40.
28 Pour une revue critique de cette conception, cf. Kergoat et al., 1998, p. 6.
29 Sur la masculinité et son rapport complexe, notamment, avec l’amélioration des conditions de travail dans la construction voir les réflexions de Hayes, 2002. Cf., pour l’industrie mécanique, Hatzfeld, 2014 et, en général, Molinier, 2000.
30 Arborio et al., 2008. Pour l’industrie de l’automobile voir Hatzfeld, 2002 et Mazaud, 2009.
31 Castel, 1995. Cf., tout particulièrement, le compte-rendu de l’historien Dewerpe, 1996. Le débat suscité par ce livre a été prolongé par la publication rapprochée d’autres livres à thèse tels, par exemple, celui de Méda, 1995. Voir également Didry, 2012 et 2016.
32 Quelques recherches croisant ces deux domaines ont été publiées dans Chevandier et Daumas, 2007. Pour les BTP voir notamment l’approche macro-politique et réglementaire de Lemmes, 2007 et Lemmes, 2009. Cf., dans le même esprit, Beltran, Franck, et Rousso, 1994 et en part. Voldman, 1994, p. 91-116. Sur la pluralité, entendue comme une richesse, des approches en histoire de l’entreprise ont insité recemment Decker, Kipping et Wadhwani, 2015.
33 Daumas, 1999 ; Gueslin, 1999 ; Mazataud, 1999 ; Schweitzer, 1992 ; Caron, 1997. Pour l’époque à la charnière entre âge moderne et contemporain cf. Maitte, 2001 ; Dewerpe, 1990. Pour le bâtiment voir en particulier Barjot, 1992 et Jambard, 2008.
34 Sur des époques plus anciennes voir les réflexions de Ginzburg, 1989.
35 Une quarantaine d’années d’études empiriques et de débats méthodologiques ont fourni à l’histoire orale une méthodologie désormais expérimentée, voir Descamps, 2001. Voir également Join-Lambert et Quenoüelle-Corre respectivement sur l’histoire sociale et l’histoire économique et financière dans Descamps, 2006 et en général les remarques méthodologiques de Bensa, 1995.
36 Daviet, 1988 ; Daumas, 1988 ; Voldman, 1992 ; Beltran, Ruffat et Daviet, 1995.
37 Pour une première réflexion sur ce type de sources voir Martini, 2003.
38 Hatzfeld, 2002, p. 27-29.
39 Supiot, 1994. Cf. également les notices « Travail » et « Entreprise » dans Stanziani, 2007.
40 Castel, 1995 ; Vatin, 1993 ; Vatin, 2007.
41 Des réflexions méthodologiques comparables sur l’étude de populations ciblées de travailleurs dans Chevandier, 2011, p. 12.
42 Martini, 2000.
43 La transformation de la société à responsabilité personnelle des origines en société par actions au début des années 1970 a donné lieu à la constitution d’une série de procès-verbaux des réunions des conseils des actionnaires qui ratifient visiblement des décisions prises ailleurs. Jean-Claude Daumas souligne le même problème rencontré dans l’étude de l’entreprise Blin et Blin dans Daumas, 1999, Introduction.
44 Chiffres tirés du site http://www.societe.com/societe/ponticelli-freres-562036624.html,consultéle24mai2013.
45 Le débat qui se déploie autour de la micro-histoire depuis la fin des années 1970 en Italie et depuis le années 1990 en France a permis d’éclaircir et développer largement ce point. Dans une littérature désormais très vaste et en plusieurs langues voir Ginzburg, 1993, (trad. it. « La microstoria », 1994) ; Revel, 1996 et Passeron et Revel, 2005.
46 Lescure, 1996, « Introduction » et, pour des considérations semblables tirées d’un cas d’étude, Daumas, 1999, p. 10-13.
47 Sur les savoirs tacites voir les travaux classiques de Polanyi, 1958 ; Polanyi 1966. Sur les frères Polanyi voir Grossetti et Bès, 2003. Pour une application à la gestion, et notamment à la gestion des connaissances (Knowledge management), voir Grundstein, 2001. Pour une approche historique Hilaire-Pérez et Verna, 2009, p. 28 ; p. 30.
48 En micro-économie ou micro-démographie, le problème de la généralisation se pose dans des termes désormais très éloignés de ceux du débat ancien opposant le caractère idiographique du micro à celui généralisant du macro. Pour le débat des années 1970 et 1980 on peut citer à ce sujet, par exemple, Bouvier, 1987, mais surtout Witold Kula, lequel, tout en construisant son livre le plus novateur à partir d’études de domaines fonciers absolument et irréductiblement singuliers, niait, dans son maître livre théorique, toute possibilité de généralisation au micro et donnait une place considérable à la dimension macro, Kula, 1970. Publié pour la première fois en 1963, Problemy i metody, a été traduit en italien en 1972 (Problemi e metodi di storia economica). Après un long périple, la traduction en anglais de Richard Szreter a été recemment publiée par son fils, le démographe historien Simon Szreter : Kula, 2001, p. XXVIII-XXIX. Cf., en revanche, Dopfer, Foster et Potts, 2004 et Passeron et Revel, 2005.
49 Voir le livre pionner de Omnès, 1997 et les études récentes de Lemercier, 2002 et Bruno, 2010.
50 Campinos-Dubernet, 1985, p. 274-278.
51 Fontaine, 2005.
52 Gauthié, 2004.
53 Daumas, 2003 ; Daumas, 2012 ; Colli, 2003, Colli et Rose, 2007.
54 Hirsch, 1991.
55 Fernandez, Perez et Colli, 2015.
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