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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Introduction Traces et identité numérique L’internet, les forums et les adolescentsLa mise en scène de soi dans le forum ados.fr Conclusion Bibliographie Auteur

    L'Homme-trace

    Ce livre est recensé par

    • Fabienne Duteil-Ogata, Questions de communication, mis en ligne le 7 mai 2018. URL : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11658 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.11658
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    Table des matières

    Traces et mise en scène des identités individuelles et collectives dans un forum de discussions d’adolescents

    Michel Marcoccia

    p. 173-197

    Texte intégral Bibliographie Références bibliographiques Auteur

    Texte intégral

    Introduction

    1Analyser les usages de l’Internet pour tenter d’en saisir les logiques et les spécificités oblige à s’intéresser à un type particulier d’utilisateurs : les adolescents. En effet, les adolescents sont des sujets particulièrement intéressants dans la mesure où ils contribuent pour une large part à l’usage de l’Internet, à l’émergence de stratégies et de normes et, enfin, à l’établissement d’une forme originale de culture numérique. Par ailleurs, ces utilisateurs sont natifs : l’Internet n’est pas pour eux une seconde langue qu’il s’agirait d’analyser en regard de leur langue maternelle, il s’agit d’un univers et d’un idiome dans lesquels ils évoluent aussi naturellement que dans le monde physique, un univers qui contribue à les définir et au sein duquel ils se construisent.

    2Ce chapitre sera consacré à la question des traces de l’identité numérique et l’attention sera donc focalisée sur un type d’acteurs particuliers, les adolescents, et un dispositif spécifique, le forum de discussion. La démarche qui sera suivie est celle de l’analyse des discours-en-interaction (Kerbat-Orecchioni, 2005) et de l’analyse des discours médiatisés par ordinateur (Herring, 2004) qui s’attachent à observer la manière dont diverses activités sont réalisées dans et par des échanges discursifs en ligne.

    3Différents points seront abordés : Quels rôles peuvent jouer l’Internet et les forums de discussion en particulier, pour la construction et la mise en scène des identités individuelles et collectives des adolescents. Sur ce point, ce chapitre proposera une synthèse très rapide. Dans un second temps, une étude de cas sera présentée : l’analyse des mécanismes de mise en scène identitaire sur le forum Ados. fr, principal forum de discussion en langue française, dédiée aux adolescents.

    4Cette étude de cas sera divisée en trois parties.

    5Tout d’abord, il s’agira d’observer les différentes traces de cette identité adolescente numérique en relevant les signes par lesquels un(e) adolescent(e) va mettre en scène son identité : choix du pseudonyme, images, message écrit, conventions graphiques, etc.

    6Le dispositif lui-même fera l’objet d’une analyse, en distinguant deux « espaces » du forum spécifiquement dédiés à la présentation de soi : le profil et les messages inscrits dans la rubrique « présentation ». Il s’agira en fait de décrire les différents procédés liés à la présentation de soi dans ces espaces, choisis et contrôlés par les adolescents ou générés par le dispositif technique lui-même.

    7Sera alors analysé un troisième type d’espace, l’espace de l’interaction et de la discussion. Les mécanismes de présentation de soi au cours des échanges dans le forum seront décrits.

    8Ce deuxième niveau d’observation amènera à compléter et à dépasser même la problématique de la trace et de la mise en scène de soi. En effet, l’analyse des discussions en elles-mêmes amène à formuler quatre observations :

    • la présentation de soi n’est pas qu’un phénomène énonciatif ou sémiotique, il est avant tout interactionnel dans la mesure où il se construit dans l’échange.

    • Ces mécanismes de présentation de soi – ou d’auto-catégorisation – se combinent avec des activités d’hétéro-catégorisation : l’identité de l’adolescent en ligne est aussi définie par les autres.

    • Cette identité mise en scène n’est pas seulement individuelle mais peut être aussi collective : le « Nous » est aussi présent, pas seulement le « Je » et, corrélativement, les enjeux psychosociaux de la construction de soi se combinent avec des enjeux sociopolitiques correspondant à l’émergence du social dans l’espace de la discussion.

    • Enfin, la construction de l’identité dans les échanges n’est pas forcément un objectif en soi, mais est lié à divers enjeux interactionnels : la présentation de soi joue un rôle dans l’interaction, par exemple elle initie une activité de demande d’évaluation du physique, elle fonctionne comme prérequête ou alimente le rapport de places.

    Traces et identité numérique

    9La question des traces numériques est devenue centrale dans le champ des sciences de l’information et de la communication et de l’informatique. Les travaux et les réflexions de Béatrice Galinon-Mélenec (2011), Yves Jeanneret (2011) ou Alain Mille (2013), par exemple, renouvellent la problématique essentielle des traces, telle qu’elle a été formée dans le cadre de l’anthropologie ou de la philosophie de la communication, interrogée désormais à l’aune des nouvelles technologies numériques.

    10Ce paradigme repose sur une affirmation forte : « l’Homme-trace est à la fois producteur de traces et construit de traces » (Galinon-Mélénec, 2011a).

    11La trace est un objet inscrit dans une matérialité, que nous percevons et auquel nous attribuons un potentiel de sens, une capacité à faire référence à un objet ou un individu absent (Jeanneret, 2011). L’environnement numérique, en tant qu’il est structuré autour d’espaces virtuels dans lesquels les utilisateurs produisent, échangent et déposent des données, est composé d’éléments iconiques et discursifs qui sont autant de traces numériques, relativement dé-spatialisées et dé-temporalisées (Zlitni et Liénard, 2012).

    12Ces traces numériques peuvent être de nature et de persistance variables et, comme toute trace, elles sont constituées à partir d’empreintes laissées volontairement ou non dans l’environnement, à l’occasion d’un processus (Mille, 2013). On peut ainsi, comme Louise Merzeau (2013), catégoriser les traces numériques selon leur degré d’intentionnalité. Les traces déclaratives relèvent d’une production sémiotique (discursive ou iconique) volontaire et revendiquée comme telle : production discursives, profils, statuts, photos et vidéos postées, etc. Les traces comportementales sont produites de manière volontaire (ou, au moins, consentie) mais avec un faible niveau de conscience ou d’intentionnalité, comme par exemple les requêtes ou les données de géolocalisation. Enfin, les traces calculables (et calculées) correspondent aux variables quantitatives automatiquement produites par les plateformes à partir des informations ou des comportements liés aux utilisateurs : nombre, fréquence et chronologie des publications, liste des amis, scores, etc.

    13Ces traces constituent de fait l’identité numérique des individus : elles sont bien les signes qui manifestent l’individu dans la communication informatisée (Georges, 2010). Elles constituent les informations qu’un dispositif numérique enregistre et/ou rend visible sur l’activité et l’identité de ses utilisateurs. Ainsi, l’intentionnalité des traces recouvre trois composantes de l’identité numérique, telle qu’elle a été définie par Fanny Georges (2009). L’identité déclarative est composée des données saisies directement et volontairement par l’individu : le pseudonyme choisi, les images postées, les messages produits. C’est uniquement cette composante de l’identité numérique qui renvoie à la représentation ou mise en scène de soi. C’est du même coup cette composante qui sera privilégiée dans notre analyse.

    14S’y ajoute l’identité agissante, c’est-à-dire l’ensemble des activités de l’individu telles qu’elles sont répertoriées et définies par le système (par exemple, A est l’ami de B, A « like » un contenu, A a re-tweeté le message de B, etc.). Enfin, l’identité calculée correspond aux données quantitatives fournies par le système au sujet de l’individu.

    15Les stratégies de mise en scène de soi ne correspondent donc qu’à une dimension de l’identité numérique, uniquement à la représentation de soi, dont la perception par autrui contribuera à la constitution de l’identité numérique, une fois ajoutées les composantes de l’identité agissante et calculée. Ainsi, l’identité résulte de la combinaison de signes, ou de traces, produits par soi, par autrui et par le système.

    16Si l’on s’intéresse avant tout à l’identité déclarative et aux stratégies de mise en scène de soi, on doit noter l’intérêt particulier des dispositifs de communication numérique pour cette dimension de l’identité. Ceux-ci ont été présentés dès leur apparition comme favorisant la construction de l’identité (on se souvient des travaux de Sherry Turkle (1995) ou de Judith Donath (1999), par exemple), en particulier lorsqu’il s’agit de dispositifs permettant l’échange entre « inconnus » (comme les forums, par exemple). L’identification des participants d’un forum de discussion est particulièrement limitée : l’âge, le sexe, le statut social, l’origine peuvent être des composantes identitaires totalement construites, si la manière dont les participants se mettent en scène est convaincante. De ce point de vue, la communication médiatisée par ordinateur est un type d’échange langagier pour lequel l’analogie faite par Erving Goffman (1973) entre les relations sociales ordinaires et le spectacle théâtral s’applique à merveille.

    17L’identité des participants se construit par plusieurs procédés. Divers matériaux sémiotiques et procédés langagiers contribuent à cette mise en scène de soi : le choix d’images (en particulier celles qui tiennent lieu de portraits de l’internaute), le choix d’un pseudonyme, des stratégies d’énonciation variées (comme le registre de langue ou le type de discours adopté), des discours d’auto-présentation explicites, des jeux permettant une personnalisation par la graphie (Anis, 2001), etc. Ainsi, on peut distinguer trois types d’identité déclarative construite : l’identité subie, qui correspond aux données péri-textuelles objectives, lorsqu’il y en a, comme l’adresse électronique, l’identité clamée, mise en scène de soi explicite à travers sa signature par exemple, et l’identité discursive à proprement parler, construite tout au long de son discours (Cusin-Berche et Mourlhon-Dallies, 2000).

    18L’identité numérique d’un participant est aussi largement construite par le type d’activité qu’il réalise : chaque type d’activité (blaguer, accueillir un nouveau dans le forum, animer un fil de discussion…) présente en effet dans son organisation une distribution des rôles et des identités (Beaudoin et Velkovska 1999).

    L’internet, les forums et les adolescents

    19Une constatation s’impose : l’Internet a rencontré un énorme succès chez les adolescents et la question de l’identité n’y est pas pour rien. En effet, on considère les TIC comme de nouveaux supports de médiation pour l’identité des adolescents (Clément-Schneider, 2013). Le succès de l’Internet chez les adolescents s’explique en partie par le fait que la communication médiatisée par ordinateur permet de répondre à de nombreuses attentes. Par exemple, Pempek et al. (2009) insistent sur l’importance de Facebook pour le développement des adolescents, la formation de leur identité, le développement de relations intimes, et la manifestation du pouvoir du groupe de pairs. Pour Subrahmananyan et Greenfield (2008), le monde virtuel sert de terrain d’expérimentation aux adolescents pour des problèmes développementaux issus du monde physique, comme l’identité et la sexualité.

    20En fait, plusieurs fonctions de l’Internet semblent particulièrement adaptées à la vie, à la culture et aux problèmes des adolescents. Tout d’abord, l’Internet peut devenir un support pour la construction identitaire, en permettant aux adolescents d’aborder plus aisément certaines préoccupations angoissantes. (Metton, 2004). Ainsi, l’Internet peut jouer un rôle important dans la découverte de soi (notamment sexuelle) à l’adolescence (Huffaker et Calvert, 2005) : l’anonymat rend moins difficile l’expression de ses préférences sexuelles et l’exploration de son identité sexuelle. De plus, l’anonymat des échanges permet une flexibilité de la présentation de soi et favorise le jeu et l’exploration identitaires. Les blogs semblaient particulièrement bien jouer ce rôle. La plupart étaient des blogs introspectifs, favorisant la mise en scène de soi par les avatars et les pseudos.

    21L’Internet permet aussi à l’adolescent qui le désire d’échapper à son groupe et à son identité. Les travaux sur les usages du tchat et des forums chez les jeunes suggèrent qu’ils utilisent cet espace de liberté pour se dégager, momentanément, de leur identité d’enfant ou d’élève. L’Internet permet de la même manière d’échapper, en partie au moins, aux normes de groupe et contribue à l’individualisation des pratiques et des relations (Martin, 2004). La communication par l’Internet permet par exemple de dépasser deux prescriptions particulièrement fortes dans la cour de récréation : l’impératif de fidélité à son groupe de référence, et l’interdit de parole avec l’autre sexe (Metton, 2004). Pour le dire autrement, et pour reprendre l’analyse que Fanny Georges (2010) fait des profils utilisateurs, la communication numérique permet à la fois de se lier à d’autres et de s’en différencier.

    22L’Internet est donc adapté à la sociabilité adolescente (Delaunay-Téterel, 2008 ; Chaulet, 2009) car il permet aux adolescents de gérer le paradoxe entre le besoin d’affiliation à un groupe et le désir d’indépendance (Metton, 2004).

    23Le forum de discussion, en tant qu’espace d’échanges entre pairs, semble avoir alors un rôle particulier pour le développement psycho-social des adolescents (Quinche, 2008). La discussion en forum est une manière de « tester » son identité, son aspect séduisant, son caractère, ses goûts et ses opinions. Le forum est un lieu pour se raconter, pour questionner les autres sur soi-même mais aussi pour découvrir d’autres univers par la lecture des contributions des pairs. Il permet par exemple l’exploration de l’altérité sexuelle : les filles demandent aux garçons ce qu’ils pensent de leur apparence physique et réciproquement, une fille peut faire appel à un garçon du forum pour évaluer le comportement d’un garçon « dans la vraie vie ».

    24Enfin, le forum permet d’exprimer son mal-être et demander de l’aide ou, à l’inverse, de manifester sa maitrise et son expertise. Ainsi, le forum permet à la fois l’expression de la fragilité et de la toute-puissance (Quinche, 2008).

    25A l’instar d’autres dispositifs de communication numérique, le forum, en tant qu’espace de communication distant et anonyme, possède de nombreux avantages pour l’exploration de l’identité : il permet de communiquer sans les engagements que génère un échange réel, d’élaborer son identité sous le couvert de l’anonymat et avec le support de pseudonymes et d’avatars comme représentations imagées de soi.

    La mise en scène de soi dans le forum ados.fr

    Méthodologie et corpus

    26L’étude de cas présentée dans ce chapitre consiste en une analyse des procédés de mise en scène de soi observables dans les messages échangés dans le forum Ados. fr.

    27Notre méthodologie est l’analyse sémio-pragmatique des messages ; l’identification des phénomènes de mise en scène de soi est réalisée par une méthode d’observation-balayage du corpus, en utilisant le cadre théorique et méthodologique présenté plus haut. Le corpus de messages analysés consiste en un échantillon de 500 messages, extraits des forums de discussion accessibles sur le site Ados.fr, recueilli en septembre 2013.

    28Ados.fr est un forum de discussion dédié aux adolescents. Le forum de discussion n’est pas le dispositif le plus utilisé par les adolescents mais correspond néanmoins à un usage bien inscrit dans les pratiques, et les forums dédiés aux adolescents (comme Teemix ou Ados.fr) font partie des sites francophones ayant beaucoup de visites sur le web.

    29Ce site propose l’accès à divers forums, qui sont très actifs. En 2013, ces forums comportaient un peu plus de 140 millions de messages, pour 1,7 million de membres enregistrés.

    30La page d’accueil de Ados.fr (accessible à l’adresse http://www.ados.fr/), qui est depuis peu, devenue aussi la page d’accueil du site web lié au magazine « Public », permet l’accès à onze forums différents (« actualités », « études », « musique », « beauté », « santé », « love », etc.), chacun étant organisé en sous-forums (comme « beauté », « accessoires, « bonnes adresses », etc. pour le forum « beauté »). On arrive alors dans la liste des fils de discussion.

    31Globalement, même si les sujets de discussion sont assez divers, on observe dans ces forums essentiellement quatre types d’activités principales (décrits dans Marcoccia, 2010).

    32Tout d’abord, le forum permet la réalisation d’activités de soutien et d’entraide. On retrouve en fait un type d’activité assez courant dans les forums de discussion, qui renouvelle les mécanismes habituels du soutien social puisque, dans un forum, le « soutien en ligne » est demandé à des inconnus (Gauducheau et Marcoccia, 2011). Le deuxième type d’activité le plus important dans ce forum est la confrontation d’opinions, donnant lieu le plus souvent à une activité d’argumentation et, parfois, à des échanges particulièrement violents (Atifi, Gauducheau et Marcoccia, 2015 – à paraître). Ce résultat n’a rien de surprenant car les forums de discussion sont souvent des espaces de débat et de confrontation. Une autre activité est observable dans ce forum : le partage d’affinités. Il s’agit de discussions au cours desquelles les participants échangent leurs opinions positives sur un même sujet. L’activité de présentation de soi peut être une activité spécifique : une rubrique est consacrée à cette activité d’exposition de soi.

    33Le forum est aussi l’occasion de se livrer à des activités ludiques, comme le jeu des initiales ou de l’immeuble (voir Marcoccia, 2010). Ces activités se réalisent par le recours à divers types discursifs : messages descriptifs, narratifs, expressifs et argumentatifs, pour l’essentiel.

    Signes et traces de l’identité

    34Si l’on s’intéresse aux procédés sémiotiques (essentiellement verbaux) utilisés dans Ados.fr, pour la mise en scène de soi, on arrive à un ensemble d’observations qui ont un caractère à la fois générique et spécifique. En effet, en dépit de la convergence des TIC et de leurs modes communicationnels, les spécificités des différents dispositifs de communication électronique conduiront à la production volontaire ou involontaire de traces d’une grande variété (Zlitni et Liénard, 2012). Ainsi, les traces de l’identité produites dans le cadre de discussions en forums auront à la fois des aspects génériques (l’utilisation des smileys, par exemple) et spécifiques (l’exploitation de l’espace « profil », par exemple).

    Les images de soi

    35Tout d’abord, les images choisies par l’adolescent pour tenir lieu d’autoportraits vont évidemment jouer un rôle important dans la construction de son identité en ligne. Diverses stratégies peuvent être observées. La photographie peut représenter « l’être réel », plus ou moins mis en valeur par la technique photographique, mais assez proche d’une photographie d’identité. Elle peut aussi représenter un « être mis en scène », c’est-à-dire une image de soi mettant en valeur un trait identitaire particulier, une affinité ou une dimension spécifique. Par exemple, une photographie montrant une jeune fille embrassant un garçon mettra en évidence l’importance qu’accorde la jeune adolescente à la vie amoureuse. Une photographie peut aussi manifester l’appartenance de l’adolescent à une communauté ou à une sous-culture adolescente, par l’adoption de codes visuels spécifiques (vêtements, posture, mimiques, etc.) (Tobin, 2007). Enfin, l’image peut représenter un symbole, une illustration ou un avatar, renvoyant de manière le plus souvent métaphorique à un trait identitaire mis en valeur ou une affinité particulière. Ainsi, de nombreux adolescents agrémentent leurs messages dans les forums d’images de personnages de fiction et d’univers enfantins (comme Tigrou ou Luffy du manga « One Piece »). En fait, les stratégies sont diverses mais, dans notre corpus, le « selfie » (et l’autoportrait « réel ») l’emporte largement.

    Les autonymes

    36Si l’on s’intéresse aux procédés discursifs de mise en scène de soi, on doit évidemment donner une place prépondérante aux autonymes, c’est-à-dire aux noms donnés à soi-même pour se représenter (Georges, 2011), dont le choix répondra aussi à diverses stratégies : utiliser le vrai prénom (ou supposé vrai prénom, comme dans johan26 ou françois780), utiliser un pseudonyme pour manifester une affinité (gossip-girl, LouReed, KinderMaxi, emorockgore), pour mettre en avant un trait particulier de l’identité (prettygirl69), ou donner un indice de localisation ou d’origine (mamzelleégyptienne).

    37Ce jeu de décodage trouve évidemment ses limites dans la mesure où de très nombreux pseudonymes sont uniquement basées sur la fantaisie des internautes ou sur les limites du système (trouver un pseudonyme qui n’est pas déjà utilisé est difficile et peut expliquer un choix peu justifié par ailleurs).

    Les autres procédés discursifs

    38Divers procédés discursifs sont utilisés pour la présentation de soi, des plus explicites aux plus implicites.

    39On trouve de très nombreuses présentation de soi explicites, des séquences de description de soi, dans lesquelles on trouvera d’ailleurs bien souvent les marqueurs sociaux de base (le fameux ASV, âge/sexe/ville), permettant de pallier l’anonymat parfois gênant de la communication numérique (Georges, 2010), mais aussi des indications sur la personnalité, les goûts (ce que j’aime/ce que je n’aime pas) :

    Exemple (1)

    Salut !
    Qu’est-ce que je pourrai dire.. j’ai 15 ans, je suis en seconde, je suis plutôt réservée et prise de tête sur les bords x) Je suis tolérante, mais j’ai une certaine limite, comme tout le monde. Hùm j’aime bien les parcs d’attraction, les jeux débiles pour passer le temps, les défis idiots pour ne serait-ce que 5 minutes d’adrénaline. J’ai une famille, mais j’en ai aussi une deuxième où j’y ai vraiment ma place, ce sont mes amis^^
    J’aime la musique, le dessin, les arts, sortir, lire, je suis un peu laxiste (voire beaucoup), je ne suis pas sportive. Je suis lunatique et il peut arriver que je sorte une phrase qui n’ait rien à faire dans le sujet abordé, juste comme ça.. Quoi d’autre.. ah je suis anti-travail, j’aime les animes, les mangas, le sexe, les pizzas, le coca, les flans.. ouais les flans c’est le bien. Mais les miens sont toujours ratés.. tiens une occasion de dire que je cuisine très mal et que j’arrive à rater du surgelé. Je suis un peu glauque des fois. Peut être beaucoup.. Et j’aime bien me plaindre. Sinon, je vais m’arrêter parce que ça commence à devenir long.
    PS : j’aime bien les petits points…

    40Ce type de présentation est tellement ritualisée et standardisée qu’elle est parfois produite sous forme de fiche :

    Exemple (2)

    Bonjour !

    Prénom : Thomas Nom : [BIP] Âge : 14 ans.

    Sexe : Masculin.

    Taille : 1 m 75.

    Aime : Manger, Dormir, Aller aux toilettes, le chocolat, la plage et les chats.

    Aime pas : Faire des cauchemars, vomir, le chocolat blanc, le froid et les roux.

    Autre : Nonon.

    41D’autres mécanismes peuvent être associés à la question de l’identité, implicite dans ce cas, comme le choix d’un sociolecte particulier (comme dans l’exemple (3), avec un mélange de langage texto et de style « banlieue ») :

    Exemple (3)

    ALORS JE VAIS ENFIN A L’UNIVERSITE ! ! (pour moi c une premiere lol faut comprendre) et p*t @ ! n sa dechire ! ! mais ya trop de bosses !!!!!!!!!!!! 1 y en a tt partout dans le couloir a la biblio, au cafe etudiant en td dans l’amphi ect… et moi sa me distrait mais alors grave koi ! ! Je les regarde passer et je me cogne la tete contre mur ou meme je tombe par terre ! et en classe c pareil ya ke des bo garcons Image 100000000000001B0000001D2B485A1E25ECC870.jpget je peux pas me concentrer sur mes cours ! ! ke faire ? ? l’universite c pas un endroit pour deconner et j’ai pas envie d’echouer mon premier trimestre

    42La production d’un type de discours particulier, lié à un rôle spécifique, par exemple le « discours de l’expert » (« l’amateur de littérature » dans l’exemple (4)) peut aussi contribuer à une stratégie de mise en scène de soi :

    Exemple (4)

    J’avoue n’être pas trop sensible à ce genre de procédés, m’enfin c’est sans doute plus clair quand on lit l’œuvre entière.
    Pour le style, il est vrai que c’est bien fichu. Mais ça manque un peu d’un je ne-sais-quoi de poésie, de relief – au-delà du relief du seul style, entendons-nous. A sa décharge, encore une fois, il fait trop xixe pour me plaire autrement que par sa langue. Cela dit, j’ai été capable d’apprécier l’esprit stendhalien, comme quoi c’est possible. Quant à la remarque facile sur l’action avant toute chose (dans notre siècle de perdition intellectuelle voué à Gavalda etc.), je te renvoie à toute une littérature baroque, avec ses intrigues touffues et remuantes, pleines de rebondissements, dont nul ne conteste la qualité. Comme quoi on peut aussi s’amuser en ne cherchant pas à tout crin un style d’une pureté absolue enrobant une action traînante et emmerdante de simplicité.

    43Enfin, la zone signature sera exploitée pour transmettre divers signes identitaires : citations (donnant accès aux affinités, opinions, valeurs de l’internaute), plaisanteries, etc.

    Exemple (5) : signatures

    – Certains ne deviennent jamais fous… Leurs vies doivent être bien ennuyeuses_Charles Bukowski.
    – Je déteste les fautes. Si je me trompe, merci de me corriger.
    – « De tout ceux qui n’ont rien à dire, les plus agréables sont ceux qui se taisent. »
    – « Plus ya de gruyère plus ya de trous. Mais plus ya de trous moins ya de gruyère… »
    – Je m’aime. Hinhin.
    – « Car rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut on principe supposer que dans toute opération, il y a une égale quantitié de matière avant et après l’opération, que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications ». Antoine-Laurent de Lavoisier.

    Les conventions graphiques : les émoticons

    44Enfin, un dernier procédé semble jouer un rôle dans la présentation de soi et la construction de l’identité en ligne : les emoticons ou smileys. Il s’agit de procédés graphiques conventionnels qui sont supposés apporter une information sur l’auteur d’un message, en l’occurrence son état psychologique ou émotionnel, comme dans les exemples (6) et (7) :

    Exemple (6)

    bonjour a tous !!!! je cherche déséspérément (ça s’écrit kom sa ???!!) les partitions de « love song » de Sara Bareille… si quelqu’un les a tenez moi au courant sur ce post ou envoyez moi un message privé, je vous enverrai mon adresse msn. SVP c’est une urgence pr un concert demain Image 100000000000001C0000001DC6285AACB6F5BEF4.jpgmerciiii a bientot j’éspère !!!!!!!!!

    Exemple (7)

    Tout dépends de ta morphologie moi je fais 1m67 pour 52-53 kilos mais j’en parrais beaucoup moins, a peu pres 49.Image 100000000000001C0000001DF216D3E011715CB1.jpg

    45On voit donc que les signes par lesquels l’identité est manifestée sont variés, utilisent de nombreuses ressources de l’écriture numérique mais ne semblent pas vraiment spécifiques au forum Ados.fr.

    Des espaces dédiés à la présentation de soi

    46Lorsqu’on s’intéresse aux forums de Ados.fr, et à la manière dont ils favorisent les activités de présentation de soi, on peut distinguer deux types d’espaces (et de fonctionnalités associés) proposés aux internautes : des espaces dédiés aux activités de présentation de soi et des espaces pour lesquels cette activité n’est pas supposée être centrale.

    47Pour le premier cas, on trouve deux types d’espace : la page « profil » et le sous-forum « présentation ».

    Le profil utilisateur

    48L’inscription au forum Ados.fr (nécessaire pour poster des messages) passe par le remplissage d’un « profil utilisateur », en fait une page associée à chaque auteur de message et accessible pour chaque message (en cliquant sur l’onglet « profil »).

    49Cette page « profil » est strictement dédiée à la présentation de soi et combine deux types de signes :

    • des signes choisis et contrôlés par l’internaute, comparables à ceux déjà évoqués : des photos (réalistes ou « symboliques »), des textes (petits mots, descriptions, portrait chinois), l’accès à d’autres contenus numériques (des fichiers son, vidéo).

    • Des signes générés par le système, liés à l’identité calculée : un rang, définissant la productivité de l’internaute dans le forum (par exemple, Étranger : 50, Quidam : 300, Citoyen : 750, Superstar : 10 000, Légende : 15 000, etc.), des statistiques sur la fréquentation du forum, des informations sur la fréquentation du forum (date du premier et du dernier message, par exemple), la liste des derniers messages postés, la liste des amis (c’est-à-dire des internautes que l’adolescent a sélectionnés comme amis lorsqu’il lisait leurs messages).

    50En bref, on a une combinaison intéressante entre les fonctionnalités courantes dans les blogs et une logique plus habituelle dans les plateformes de réseaux sociaux (avec la liste d’amis, par exemple). Cette combinaison repose aussi sur la mise à disposition de deux types de marqueurs constitutifs de l’identité numérique, selon Georges (2010) : les sociatifs (les traces renvoyant non pas à l’individu mais à son réseau de sociabilité) et les possessifs (ce que l’individu possède et met à la disposition d’autrui : des fichiers son, vidéos, des textes, etc.).

    Le sous-forum « présentation »

    51Le forum « Actus » contient un sous-forum « présentation » qui est un espace uniquement dédié à la présentation de soi. Il s’agit d’une rubrique à l’intérieur de laquelle on va trouver des discussions dont la dimension dialogique est généralement assez faible. Il s’agit en fait d’un fil permettant aux adolescents de poster des messages dans lesquels ils se contentent de se présenter. Ces messages ont souvent la forme de présentations de soi explicites, déjà évoquées plus haut, comme dans l’exemple (8) :

    Exemple (8)

    Coucou ! Je m’appelle Amélie, j’ai 13 ans.
    J’♥ : la musique, dessiner, les copines, les animaux, ma meilleure amie, ce forum…
    J’♥pas : les racistes, les pervers, les menteurs, certains légumes verts, certains insectes, certains reptiles..
    Je fais du dessin en club. Je suis une intello bizarre qui aime pas travailler !
    J’aime beaucoup papoter et je suis TRES curieuse !
    Je suis brune, cheveux mi-longs, j’ai des lunettes, je ne porte pas de marque mais je fais attention à mon style, je me maquille pas.
    Voilà ! Rendez-vous dans les « chats » ! J’adore y aller pour parler !

    52La réaction la plus courante aux messages postés dans cet espace de présentation de soi est une suite de réponses de bienvenue, ce qui laisse penser que ce sous-forum sert en fait à la réalisation d’un rituel d’accueil des nouveaux, à l’occasion duquel se joue la question de l’hospitalité du forum (Marcoccia, 2009).

    Exemple (9)

    Message initiatif
    Bonjour à tous
    Je suis nouveau alors je me présente. Je m’appel William j’ai 20 ans j’aime la musique le sport comme le football la boxe et le tennis. Je fais actuellement un BTS COMMUNICATION et j’envisage plus tard de partir en Angleterre pour revenir bilingue.

    Message réactif
    Bienvenue.

    53Ces présentations sont aussi parfois suivies de messages par lesquels certains adolescents manifestent leurs points communs et leurs affinités similaires avec celui qui s’est présenté.

    Exemple (10) :

    Message initiatif
    Salut à tous !
    Je m’appelle Sarah je suis Ajaccienne (Corse on ne sais jamais aha) et j’ai 16 ans. Je suis en première générale avec la filière scientifique. J’adore faire du shopping et danser. Je joue de la guitare et je fait du sport en salle toute la semaine (oui je raconte ma vie ^_^) Je suis ici dans le bit de pouvoir venir en aide aux autres (à moi aussi ^^) et surtout, faire de nouvelles rencontres Image 100000000000001C0000001DF216D3E011715CB1.jpgSur ceux, si vous voulez savoir plus de choses sur moi, n’hésiter pas à me MP Image 100000000000001C0000001CB5A951077017EA7B.jpg
    Kiiiss !

    Message réactif
    Ajaccienne ? Aha on est fait pour s’entendre tout les deux Image 100000000000001B0000001C1ED37D04CD97FB0D.jpgPs : bienvenuImage 100000000000001D0000001D8DA67FC16A941E91.jpg

    54Il est clair que ces deux espaces dédiés à la présentation de soi fonctionnent plutôt comme des dispositifs monologaux, ou assimilables à des médias de masse grâce auxquels des adolescents mettent en scène leurs identités et les exposent à un nombre illimités de pairs. La finalité dialogique est en fait assez faible. On est dans ce cas en présence d’un dispositif de forum qui a au bout du compte presque l’utilité d’un blog, d’une page perso ou d’une page Facebook : je me présente en exploitant les ressources sémiotiques dont je dispose, je suis assisté dans cette activité par le système qui génère lui-même un certain nombre de signes de mon identité.

    Se présenter dans la discussion

    55Les enjeux de la construction identitaire et les problématiques associées aux procédés de présentation de soi sont très différents lorsqu’on observe la manière dont ces activités se déroulent au cours de discussions qui n’ont pas cette finalité.

    56En d’autres termes, on trouve aussi des messages et des séquences de présentation de soi dans des discussions « ordinaires ». Dans ce cas, la construction de l’identité ne devient pas une fin en soi mais peut jouer différents rôles dans la dynamique des échanges et peut renvoyer à divers enjeux interactionnels.

    57Quatre aspects peuvent être évoqués :

    • La présentation de soi n’est pas qu’un phénomène sémiotique ou énonciatif, il est avant tout interactionnel dans la mesure où il s’agit d’un phénomène qui se construit dans l’échange

    • Ces mécanismes de présentation de soi – ou d’auto-catégorisation – se combinent avec des activités d’hétéro-catégorisation : l’identité de l’adolescent en ligne est aussi définie par les autres.

    • Cette identité mise en scène n’est pas seulement individuelle mais peut être aussi une identité collective.

    • Enfin, la construction de l’identité dans les échanges n’est pas forcément un objectif en soi, mais est lié à divers enjeux interactionnels : la présentation de soi joue un rôle dans l’interaction, par exemple elle initie une activité de demande d’évaluation du physique, elle fonctionne comme prérequête ou alimente le rapport de places.

    La co-construction de la présentation de soi

    58Parler de mise en scène de soi, d’exposition ou de construction de l’égo implique généralement que l’on parle d’une activité menée en solitaire, avec un contrôle assez complet du processus par celui qui l’a initié. S’intéresser aux mécanismes de construction de l’identité dans la dynamique des échanges oblige à modifier ce point de vue et à observer que le plus souvent cette activité est coopérative. Elle implique à la fois celui qui se présente et ceux qui réagissent à cette présentation. Comme le souligne Béatrice Galinon-Mélénec (2011b), le sens d’une trace numérique est dans la mise en rapport entre un fait et la capacité réceptive et interprétative que l’on peut en avoir : une trace se repère et s’interprète en fonction d’un processus d’interaction. Ainsi, la validation de l’identité d’un participant est un processus interlocutoire. Un internaute endosse l’identité qu’il a construite dans la mesure où elle n’est pas mise en doute par les autres. La présentation de soi se valide dans et par l’interaction (Hauch et Lebraty, 1998).

    59Par ailleurs, on observe de nombreux phénomènes de co-construction de séquences de présentation de soi.

    60Dans l’exemple (11), A est aidé par B qui lui demande une précision (la vérification d’une déduction, en fait) afin que la séquence de présentation de soi soit assez précise :

    Exemple (11)

    Message initiatif de A
    Bonjour à tous,
    Je suis nouvelle sur le site (comme vous avez pu vous en douter). Je m’appelle Naomi, j’ai 14 ans et suis actuellement en seconde au lycée. J’habite dans le 06 en France. J’aimerai faire des études de médecine pour pouvoir faire vétérinaire plus tard (…)

    Réaction de B
    Bienvenue.
    Tu as sauté une classe ?

    Follow-up de A
    Merci ! Oui j’ai sauté une classe mais ça ne change rien à ma scolarité.

    61Dans l’exemple (12), B aide A dans la réalisation de sa présentation de soi, en lui demandant d’apporter les informations attendues dans une telle séquence :

    Exemple (12)

    Message de A
    Salut je suis nouvelle

    Message de B
    Bienvenue moi aussi je suis nouvelle

    Message de A
    Merci Image 100000000000001200000012A4C7EDCE7FB2217E.jpg

    Message de B
    Sinon quel age a tu ?

    Message de A
    J’ai 16 ans

    62Dans l’exemple (13), la demande de précisions permet à la fois à B d’aider A à produire un message de présentation de soi pertinent et, sans doute, d’ouvrir une séquence de discussion sur les goûts musicaux :

    Exemple (13)

    Message de A
    Salut. Je m’appelle Jeanne j’ai 13 ans. J’habite en Belgique. Comme musique j’aime le pop rock. J’aime aussi la photographie même si je ne suis pas très douée. Un peu bizarre sur les bores mais je le vis bien ; D

    Message de B
    Bienvenue. Quels groupes de pop rock ?

    63Parfois, la co-construction de la séquence de présentation de soi est plus conflictuelle, lorsque, par exemple, le discours produit par A est remis en cause par B, du point de vue du respect des conventions sociales, comme dans l’exemple (14) (« t’es pas modeste ») :

    Exemple (14)

    Message de A
    Coucou, Je m’appelle Emilie j’ai 14ans je mesure 1m64 pour 47kg (ou sinon regarder ma photo^^) je suis une fille souriante au quotidien, jolie, qui profite de la vie… (…)

    Message de B
    T’es pas modeste toi ^^ Bienvenue

    Message de A
    Merci euh… pourquoi tu dis ça ?

    Message de B
    Parce que tu dis « je suis une fille souriante, jolie »

    Message de A
    Ba non mais je profite de la vie avec joie

    64Il est intéressant de voir que ces mécanismes de co-construction des séquences de présentation de soi sont connus et pris en compte par les adolescents. Ainsi, dans l’exemple (15), l’auteur du message invite explicitement ses destinataires à participer à l’élaboration de la séquence, en posant des questions :

    Exemple (15)

    Donc voila je m’appelle Samantha, j’ai 18 ans bientot 19 (dans deux mois Image 100000000000001B0000001C1ED37D04CD97FB0D.jpg) Je vis dans la région PACA depuis 2 ans (et la reste de ma vie en Alsace) Je sais pas trop quoi dire sur moi, donc si vous avez des questions

    Auto-et hétéro-catégorisation

    65Si l’on tient compte de la dynamique interactionnelle, on observe aussi que ces mécanismes de présentation de soi – ou d’auto-catégorisation pour utiliser le vocabulaire de la microsociologie – se combinent avec des activités d’hétéro-catégorisation : l’identité de l’adolescent en ligne n’est pas définie que par lui-même ; elle est aussi définie par les autres. Ainsi, dans l’exemple (16) B peut produire une catégorisation de A lorsqu’il réagit à son message en lui proposant une caractérisation psychologique :

    Exemple (16)

    Message de A
    J’en est marre de ma vie, je vis une adolescence de merde ! J’ai 16 ans et a cause de ma sœur je suis privé de tout ! Elle a 20 ans et j’ai l’impression d’être plus mature qu’elle. Elle a eu une enfance magnifique, tout ses secrets je l’ai gardé et moi je veux juste sortir de temps en temps avec des amis elle sort tout les points négative à ma mère pour qu’elle me dit non, elle est horrible avec moi elle sait que je ne fume pas et ne me drogue pas mais ne veux pas me laissé de liberté elle est juste jalouse car elle elle sorter a 17 ans et non 16. –« Ce soir il y aura un enorme concert, j » ai dit a tout le monde que j’y allé, j’ai payé ma place et au dérnier moment ma mère dit non a cause de ma sœur ! Vous allez me dire que c’est rien mais non je vis un enfert a cause d’elle, c’etait la soirée de ma vie que j’ai préparé depuis des mois, j’en peut plus que faire svp j’en est marre de tout !

    Message de B
    En gros tu es soumise !

    66On peut aussi observer des échanges à l’occasion desquels se manifeste un désaccord entre la manière dont un adolescent se catégorise (« je suis un X ») et une hétéro-catégorisation concurrente produite par B (« non, tu n’es pas un X, tu es un Y »). Dans l’exemple (17), A se définit comme « geek », B lui rétorque qu’il est en fait un « no-life » :

    Exemple (17)

    Message de A
    Salut a tous, je vais aller vite pour tout expliquer. Alors voilà j’ai un problème et j’en ai marre je crois que je suis devenue compélement accro à tous ce qui écran, jeux vidéos etc.. Depuis le début des vacances je ne suis pas sortis une fois, je suis blanc comme un cachet d’aspirine et tout mon entourage ne se déplaît pas de me le rappeler que je suis qu’un « geek » comme il dise, j’ai jamais eu de copine même si je n’ai que 15 ans ½. Je passe environ 8 h par jour a jouer ou rester devant un écran, je crois que j’ai complètement ruiné ma vie… j’aimerai bien être comme avant quand je connaissais pas cela.. Existe t’il un moyen de se « Désintoxiquer » ?

    Message de B
    Un passionné de nouvelle technologie est un geek. Mais un geek n’est pas forcément un passionné de nouvelles technologies.
    JE suis geek. Passionné de comics, de films de SF, fantasy et d’anticipation, de romans d’heroic fantasy, de SF et d’anticipation. Je suis geek parce que j’aime la pop culture, et le body art. Je suis geek parce que je suis un gros fan (et un artiste) d’art contemporain. Certes, je suis un retro gamer.
    MAIS, un vrai GEEK sors. Beaucoup. Il boit des bières dans des bars avant d’aller à des concerts, des expos. Il boit entre potes dans des conventions (comics, body art, sf, etc). Un vrai geek AIME la culture… NON, toi, tu n’es pas geek. Tu es un no-life. Je dis pas ça pour te critiquer, mais pour t’aider (…).

    De l’identité individuelle à l’identité collective

    67L’identité mise en scène dans les messages de Ados.fr n’est pas seulement individuelle mais peut être aussi une identité collective : le « Nous » est présent dans ces mécanismes de mise en scène de soi, et, corrélativement, les enjeux psychosociaux de la construction de soi se combinent avec des enjeux sociopolitiques correspondant à l’émergence du social et du collectif dans l’espace de la discussion.

    68Dans Ados.fr, divers collectifs sont mis en scène par des adolescents qui mettent en avant leur appartenance ou leur position de porte-parole. On peut observer un « Nous » générationnel, correspondant à « Nous les ados », qui va plutôt dans le sens d’un renforcement et d’une homogénéisation du collectif, opposé à des « Autres » hostiles. Dans l’exemple (18), « Nous, les adolescents » se construit assez nettement contre « Eux, les profs » :

    Exemple (18)

    Prends une méthode qui te conviens à toit plutôt. Les profs, c’est déja une générations plus ancienne, et ils n’ont pas forcément tous reçu (les vieux en tt cas) la même éducation que nous (…)

    69En fait, plutôt que de renforcer la « communauté » adolescente, la construction d’une identité collective se traduit le plus souvent dans notre corpus par la constitution de sous-groupes à l’intérieur du collectif, renvoyant à des distinctions, des clivages voire des oppositions.

    70Ainsi, la distinction garçons/filles alimente la construction d’une opposition d’identités collectives, qui peut s’incarner dans plusieurs configurations énonciatives. Des messages vont mettre en scène un « Nous les filles » (« Non mais sérieusement les gars, nous les filles, tous les mois y’a au moins 3-4 mecs qui nous ajoutent sur facebook parce que “notre photo de profil est belle”, c’est relou à force et c’est pas comme ça qu’une relation peut débuter »). D’autres messages laissent apparaître un « Nous les mecs » (« nous les mecs, si on a pas d’informations à transmettre, on texte pas »).

    71De manière plus dialogale, à un énoncé généralisant « Vous les mecs » répond symétriquement un « Nous les mecs », dans l’exemple (19) :

    Exemple (19)

    Message de A
    Alors voilà, j’aimerai avoir l’avis de plusieurs garçons ! et un avis sincère ! ! Un mec m’a dis que pour lui, une jolie fille, ce n’est pas que le physique, c’est « un tout » !!
    Pour lui, si la fille est jolie de visage, mais que de corps ça ne suit pas (elle est pas bonne quoi) et bien pour lui, c’est qu’elle n’est pas jolie ! ! autrement dis, pour lui, une jolie fille, c’est une fille qui est jolie de visage et qui est bonne, si sur ces deux critères elle n’en a qu’un, c’est qu’elle n’est pas tip top ! ! et si elle est « bonne » mais qu’elle n’a pas un visage qui passe, et bien ça passerai + qu’une belle fille qui est difforme ! ! qu’en pensez-vous ??? est-ce que tout les mecs pensent comme ça !!??

    Message de B
    Je vais t’expliquer un truc. Nous les mecs, on sélectionne les filles en faisant un genre de triage.

    1. Physiquement est-ce que elle nous plait (le corps et le visage). Si la réponse est non, on passe notre chemin. Et oui, si le visage n’est pas assez beau ça peut disqualifier, comme si le corps n’est pas satisfaisant.
    2. Est-ce que on aime sa personnalité.

    72Par un jeu d’auto-et d’hétéro-catégorisations, des identités collectives régionales ou géographiques vont aussi apparaître dans les discussions, et parfois structurer des oppositions correspondant à des stéréotypes nationaux, par exemple « Vous, les Parisiens » versus « Nous, les Parisiens ». D’autres collectifs renvoient à des identités religieuses, comme dans l’exemple (20) :

    Exemple (20)

    Détrompe toi, pour nous les musulmans, la religion dépasse toutes les lois (c’est une question de croyance, ensuite libre à vous d’en penser ce que vous voulez),

    Le rôle de la présentation de soi dans la dynamique interactionnelle

    73L’observation du corpus montre que la construction de l’identité dans les échanges n’est pas forcément un objectif en soi, mais est souvent liée à divers enjeux interactionnels : la présentation de soi joue un rôle dans l’interaction, par exemple elle peut initier une activité de demande d’évaluation du physique, elle peut fonctionner comme pré-requête ou alimentre le rapport de places.

    Poster une photo de soi pour demander un avis sur son physique

    74Poster une photo de soi peut servir à initier un type d’échange assez curieux, par lequel un(e) adolescent(e) demande à un(e) autre ce qu’il pense de son physique. Cette activité est relativement ritualisée dans la mesure où son déroulement semble correspondre à un script assez précis (décrit dans Marcoccia, 2014). Elle repose par ailleurs sur différents régimes sémiotiques puisque le message qui initie ces échanges combine une photographie et l’expression verbale d’une requête (« comment me trouvez-vous ? »). Cette activité particulière est significative des usages que font les adolescents des forums de discussion (Quinche, 2008). Ainsi, en postant une photo et en demandant aux autres ce qu’ils pensent de son apparence physique, l’adolescent(e) en ligne s’inscrit dans une dynamique de mise en scène de soi, combinant une certaine forme d’exhibitionnisme contrôlé (les photographies postées sont généralement très composées) et d’interrogation sur son physique et, le plus souvent, sur son pouvoir de séduction. Cette activité s’inscrit dans une démarche elle aussi caractéristique des usages des forums : une démarche d’entraide et de soutien social (Gauducheau et Marcoccia, 2011). En demandant aux autres ce qu’ils pensent de son apparence, l’adolescent(e) exploite les potentialités qu’offrent les forums pour être des dispositifs efficaces d’entraide en ligne. Ce qu’on peut difficilement demander aux proches, on peut le demander à des inconnus et profiter alors de cette combinaison paradoxale entre l’anonymat et l’intimité des échanges.

    La présentation de soi comme pré-requête

    75Lorsqu’un adolescent utilise le forum pour demander de l’aide aux autres utilisateurs, il n’est pas rare que la séquence qu’il construit débute par un message de présentation de soi. Si l’on s’inscrit dans la cadre de la théorie des actes de langage, on dira que cette présentation de soi joue en fait un rôle de pré-requête (de message préliminaire à la demande) et qu’elle permet en fait de garantir quelques conditions de félicité de cette requête. Ainsi, en se présentant, on donne aux autres les informations dont ils ont éventuellement besoin pour apporter l’aide attendue. Se présenter permet aussi de créer une proximité et, du même coup, l’empathie nécessaire pour que les autres aient envie d’apporter de l’aide. L’exemple (21) montre bien cette double fonction de la présentation de soi : décrire les éléments permettant aux autres d’apporter une aide (ici, une évaluation) et montrer l’état de questionnement ou de détresse dans lequel on se trouve :

    Exemple (21)

    Alors voilà, pour moi je suis moi, mais comme toute ado j’ai besoin de m’identifier à un style. J’aime me balader dans les cimetières, je m’habille de noir mais je porte pas de collier cloué je voudrais bien mais il y a quelque chose du nom de parents qui m’en empèche Image 100000000000001B0000001CAEA256D508F40378.jpg, j’aime la nuit, beaucoup de gens me considère comme étrange voir même folle, j’ai pas une vision très rose de la vie je suis même plûtot du genre à aimer déprimer toute seule dans mon coin, je suis romantique, assé sensible (mais j’aime pas le montré), j’aime l’humour noir, les poème que certains qualifie de « morbides », j’écoute du métal etc. Mais je suis pas non plus au point de m’ouvrir les veines et tout sa… Alors peut-on me « califier » de gothique ?

    Présentation de soi et rapport de places

    76Se présenter et adopter un rôle particulier dans l’échange peut aussi être un moyen d’instaurer un rapport de place basé sur une relation asymétrique, par exemple entre un adolescent se mettant en scène comme « cultivé » opposé un adolescent affichant ses goûts « grand public. Cette relation conflictuelle et violente peut relever d’un clivage entre les « bons élèves » (compétents, lettrés) et les « mauvais » (incultes, illettrés). En effet, ceux qui se mettent en scène comme les dépositaires des bons usages, de la bonne norme moquent l’incompétence des autres, linguistique, communicationnelle ou culturelle (Atifi, Gauducheau et Marcoccia, 2015 – à paraître). Par exemple, après une demande de conseil de lecture formulée par une adolescente qui affirme aimer la saga Twilight et souhaiterait lire des livres similaires : (« Bon voilà, je viens de finir la saga Twilight… j’ai tellement aimé que je voudrais savoir si l’on pouvait me conseiller des livres dans le genre »), des adolescents se positionnent comme défenseurs de la bonne littérature que la jeune fille doit lire (« va lire Madame Bovary et essaye de comprendre »). Certains font semblant de la conseiller mais de manière très ironique, injurieuse et moquant ses gouts simplistes (« … comme je suis d’une mansuétude qui m’étonne moi-même, je te donne une liste d’auteurs spécialiste de la daube interplanétaire sans doute propres à flatter tes goûts simplistes : M. Chapsal, A. Gavalda, M. Lévy et, bof, oui pourquoi pas, A. Jardin »).

    Conclusion

    77Exister, c’est être visible dans le collectif, à travers les traces numériques que l’on a produit dans le web. Contrôler la mise en scène de son identité numérique, c’est alors la mise en œuvre d’une compétence dans la gestion de ses traces numériques (Galinon-Mélénec et Zltini, 2013). Ainsi, la pratique de l’Internet et la communication numérique sont l’occasion pour les individus de se demander qui ils sont, de s’interroger sur la manière de se présenter et de négocier et construire leurs identités avec autrui (Turkle, 1995 ; Georges, 2010). Ces enjeux, importants pour tous les individus, sont cruciaux pour les adolescents. C’est sans doute la raison pour laquelle le forum Ados.fr semble être en partie dédié à des activités de construction identitaire.

    78Cependant, dès lors que l’on s’intéresse au rôle que peut jouer la présentation de soi dans les discussions en ligne, on se rend compte que cette question ne renvoie pas qu’à des enjeux psychosociaux ou sémiotiques mais au problème de la dynamique des échanges, de la nature des relations interpersonnelles établies en ligne et de la dimension sociopolitique des échanges, même lorsqu’il s’agit de discussion juvéniles ordinaires.

    Bibliographie

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    Georges, F. (2009). Représentation de soi et identité numérique. In Réseaux: Vol. n° 154 (Issues 2, pp. 165-193). CAIRN. https://doi.org/10.3917/res.154.0165
    Marcoccia, M. (2010). Les forums de discussion d’adolescents : pratiques d’écritures et compétences communicatives. Revue française de linguistique appliquée, XV(2), 139. https://doi.org/10.3917/rfla.152.0139
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    Zlitni, S., & Liénard, F. (2012). La communication électronique comme élément de la trace numérique. Netcom, 26-1/2, 9-14. https://doi.org/10.4000/netcom.103
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    Auteur

    Michel Marcoccia

    Maître de Conférences, Sciences de l’information et de la communication
    Equipe Tech-CICO (Institut Charles Delaunay, UMR CNRS 6281), Université de Technologie de Troyes
    http://techcico.utt.fr/
    michel.marcoccia@utt.fr

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    Marcoccia, Michel. « Traces et mise en scène des identités individuelles et collectives dans un forum de discussions d’adolescents ». L’Homme-trace, édité par Béatrice Galinon-Melenec et al., CNRS Éditions, 2015, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.25621.

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    Galinon-Melenec, Béatrice, Sami Zlitni, et Fabien Liénard, éd. L’Homme-trace. Paris: CNRS Éditions, 2015. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.25549.
    Galinon-Melenec, Béatrice, et al., éditeurs. L’Homme-trace. CNRS Éditions, 2015, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.25549.
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