La ville augmentée et l’avenir de l’écriture : épistémologie et archéologie des inscriptions urbaines dans l’ère numérique
p. 129-149
Texte intégral
Introduction
1Voilà plus de quinze ans que nous traitons trois problématiques distinctes qui entretiennent en même temps des relations étroites : l’espace urbain, l’écriture en général et l’hypermédia en tant que forme particulière d’écriture. Nous avons observé ces trois objets à partir de la théorie des médias qui relève elle-même de la sémiotique, de la linguistique et de la médiologie, disciplines qui fondent le socle épistémologico-méthdologique de nos recherches. En effet, nous posons que la ville et l’écriture sont deux médias essentiels (l’un macro et l’autre micro), nés en même temps que la civilisation. Ainsi, l’espace urbain, en tant que réseau social, est un média qui permet d’organiser les flux de transactions, de ressources et d’échanges au niveau matériel et immatériel.
2D’autre part, nous précisons que l’écriture dans ce chapitre est problématisée à la lumière des propositions formulées par deux grands penseurs français : Jacques Derrida et André Leroi-Gourhan. Deux ouvrages majeurs retiennent ici notre attention en cela qu’ils posent les jalons de la compréhension des rapports entre l’écriture et l’image, ou plus exactement la notion de graphisme. Le premier, de l’historien André Leroi-Gourhan est publié en 1964 sous le titre Le geste et la parole ; le second, du philosophe Jacques Derida, paraît trois ans plus tard, il est intitulé De la grammatologie. Nous croisons ainsi ces travaux avec les recherches d’un autre théoricien de l’écriture : David Bolter. Plus qu’un spécialiste de l’écriture, il travaille sur l’hypermédia en tant que nouveau champ de l’espace de l’écriture (writing space en anglais). Tout cela nous conduit aujourd’hui à nous pencher sur les rapports entre espace urbain et écriture, ou plus précisément, entre espace urbain et inscription en général dans le contexte si particulier de la ville numérique si développée en Corée du Sud notamment.
3La problématique générale de ce chapitre porte sur les interrelations entre l’urbain et le numérique qui est à considérer comme une nouvelle forme d’écriture qui rendrait possible « un nouvel esprit » et qui « impose(rait) de repenser l’esprit lui-même en totalité » (Stiegler, 2014 : 14). Et cela vaut incontestablement pour la ville numérique qui nous confronte à de multiples changements et qui bouleverse la plupart des rapports au monde : rapport à soi, rapport aux autres, rapport aux choses, rapport au temps, rapport à l’espace, rapport à l’action1. La réflexion à propos du rapport entre l’univers numérique et l’écriture n’est pas nouvelle et Emmanuel Souchier a formulé une hypothèse très intéressante. Il postule en effet que le Web peut être relié à la pensée symbolique et divinatoire dans l’origine de l’écriture dans la mesure où il est « un univers de “signes” ou de traces […], un texte à lire et à interpréter, un monde à découvrir » (2013 : 214). Nous voulons explorer ici quelques-unes de ces implications épistémologiques, sémiotiques et archéologiques provoquées par l’émergence de la ville numérique, de la ville augmentée, en nous concentrant sur la nature des modes d’inscriptions numériques dans cet environnement urbain. Nous constaterons ainsi que des marquages urbains inédits sont en cours d’élaboration partout dans le monde où l’espace urbain est repensé à l’aide de ces outils numériques. Nous remarquerons aussi l’émergence d’une nouvelle configuration sémiotique de l’interface, qui trouve sa concrétisation entre l’urbain et l’écriture numérique. Cela découle du fait que les espaces de la ville augmentée sont continuellement reconfigurés à travers les nouveaux régimes audiovisuels et tactiles des processus de l’information et de la communication. La ville augmentée produit ainsi une quantité inégalée de nouvelles traces numériques, des traces déposées plus ou moins consciemment, et encore peu étudiées.
4Pour tenter d’y remédier en partie, nous allons organiser scrupuleusement le chapitre. Nous commencerons par fournir les éléments nécessaires à la compréhension, la conception de la ville augmentée et ce, à l’aide de trois sources sémantique et historique. Nous décrirons très sommairement quelques projets concrets de ville augmentée en proposant un focus sur la ville portée en exemple de ce point de vue : la ville intelligente de Songdo, située en Corée du Sud donc. Ensuite, nous étudierons de manière approfondie deux paramètres qui paraissent se développer au sein de l’espace urbain augmenté : l’hybridicité et l’information ambiante (en rapport au conflit des attentions). En troisième lieu, nous traiterons de cette complexité des rapports entre l’urbain et les inscriptions numériques qui s’entremêlent, s’entrecroisent, se confondent et qui tissent finalement la ville augmentée. Ainsi, nous nous sommes efforcé d’observer l’enchâssement des technologies numériques et conventionnelles de l’écriture dans l’espace de métropolis en réfléchissant à une archéologie ou une histoire environnementale des informations dans l’urbain. Dans ce contexte, nous avons émis l’hypothèse que la problématique de la ville augmentée pouvait être liée à celle de la trace numérique. Cela va nécessiter de s’intéresser à la notion de marquage urbain mise en rapport avec les dimensions du pouvoir et de l’appropriation symbolique de l’espace urbain augmenté.
Le concept de ville augmentée
5Nous recourons à trois sources conceptuelles qui paraissent avoir contribuées à la formation du concept même de la ville augmentée. Il semble aussi important de spécifier que cette vision de la ville augmentée s’inscrit dans la généalogie des imaginaires sur les rapports entre l’urbain et le média. Fondamentalement, ce concept de la ville augmentée peut être comparé à celui de l’humain augmenté, mais nous y reviendrons.
Une définition et la présentation de quelques cas
6La dénomination ville augmentée (augmented city en anglais) est ouverte à des interprétations différentes. Par voie de conséquences, les définitions sont nombreuses (Aurigi et De Cindio, 2008) et nous faisons le choix d’en proposer pour commencer une approche généraliste : « La ville augmentée désigne le croisement de la ville et des technologies de l’information en référence à la notion de réalité augmentée […] Le concept émergent de ville augmentée désigne ce nouvel objet à l’intersection de la technologie et de la ville dont les potentialités sont immenses2. »
7Parmi les éléments conceptuels et matériels qui structurent la ville augmentée, il est important d’indiquer le « bidouillage » (le hacking) opéré lors de la transformation d’un élément physique ou logiciel en vue de l’améliorer ou le rendre plus efficient et plus facile à utiliser dans l’espace urbain. Deux objectifs principaux du hacking sont donc l’augmentation et l’amélioration de la vie urbaine au niveau matériel et logiciel. L’objectif consiste ainsi à synthétiser des données des divers réseaux en temps réel pour comprendre les traces visibles et invisibles du quotidien de l’espace urbain. Les projets réalisés dans l’esprit de l’espace urbain augmenté rendent visibles ces traces du réseau d’information et de communication par la visualisation des trames des mouvements des habitants, du système de transport, de l’usage social de l’espace des rues et des quartiers. Ces projets se multiplient un peu partout dans le monde, de Rome à Mexico City.
8Pour parfaitement les appréhender, il est nécessaire d’identifier les éléments clef du panorama global de la ville augmentée. Nous pouvons citer notamment le mobilier urbain communicant dans l’espace public et l’éditorialisation de l’espace public en temps réel sous-jacent, la réalisation participative et collaborative des services publics urbains, la visualisation de données de l’activité urbaine, l’augmentation des balades urbaines structurée autour des parcours de découverte et d’appropriation de la ville, la ludification numérique de la ville, etc. Nous voulons proposer trois exemples de projets concrets pour illustrer le propos. Les deux premiers sont d’origine asiatique et le troisième est d’origine européenne. Le premier exemple est donc tiré d’un édifice érigé à Tokyo, dénommé N’Building et qui « augmente sa surface, son espace » en faisant de sa façade un gigantesque tag 2D que les passants peuvent flasher à l’aide de leur smartphone. Ces « passants augmentés » deviennent acteurs et accèdent soudainement à une multitude d’informations. Le building, édifice de verre et de fer, devient une interface de communication et de programmation qui permet à l’immeuble habillé de réalité augmentée, d’accroitre ses espaces de vie propres. Le deuxième exemple est encore plus ambitieux puisque nous nous situons cette fois à l’échelle de la ville et plus seulement du bâtiment. Nous faisons allusion au concept coréen des U-cities et plus précisément à la ville intelligente nommée Songdo. Ainsi, sur plus de six kilomètre carré, la ville est une vitrine technologique élaborée sur une hyperconnection rendue possible par un savant appareillage de fibre optique, de capteurs et de puces RFID. Cette ville du futur, cette ville augmentée ressemble en même temps à une immense télécommande tenue et manipulée par quelques acteurs, quelques entités et qui fait craindre l’hypercentralisation des données personnelles et le traçage continu des individus. Le troisième et dernier exemple est le projet Citywall datant de 2008. Réalisé au cœur de la ville d’Helsinki, le Citywall prend la forme d’un gigantesque mur électronique augmenté par des images, des vidéos et des textes traitant tous de la ville. Les habitants, les citoyens deviennent des acteurs puisqu’ils peuvent agir et manipuler, en temps réel, ce grand écran interactif et tactile qui paraît fonctionner comme un nouveau média urbain de communication publique. Il est, du moins présenté ainsi : comme un outil au service de la communauté, un outil sensé permettre de tisser un nouveau type de lien social.

Trois sources épistémologique et historique
9Il semble nécessaire d’évoquer trois sources sémantiques et historiques pour appréhender ce concept de la ville augmentée. Ces trois références correspondent aux notions suivantes qui entretiennent des liens étroits : réalité augmentée, espace augmenté et humain augmenté.
10En premier lieu, précisons le sens de l’appellation réalité augmentée (augmented reality en anglais)3. Cette expression réfère et désigne finalement des technologies permettant la surimposition de la couche numérique (le plus souvent d’informations en lieu avec les environnements urbains) sur le champ visuel de l’usager. On peut déjà anticiper que cette nouvelle perspective numérique s’inscrit clairement dans la définition de la trace numérique. Car nous entendons la trace numérique « constituée à partir d’empreintes numériques laissées volontairement (ou non ?) dans l’environnement informatique à l’occasion de processus informatique. » (Mille, 2013 : 113). En effet, nous remarquons deux spécificités liées au caractère numériques des traces dans la production des traces de l’environnement informatique de la ville augmentée : l’apparition d’une empreinte numérique, condition du codage dans l’environnement informatique, et les traces numériques inscrites directement dans l’environnement informatique.
11Ensuite, une acception large de la formule espace augmenté suggère que les technologies puissent rendre possible l’enrichissement des expériences de l’usager mobile à travers la ville, du nomade numérique citadin et ce, indépendamment des appareils mobilisés dans le cadre de cette expérience urbaine. Notons qu’il est courant de percevoir le concept de la ville augmentée comme un cas particulier d’espace augmenté. Notons encore que la dénomination Augmented Space émane de Lev Manovich qui, dans un article majeur intitulé « The Poetics of Augmented Space : Learning from Prada » (2002), décrivait déjà l’espace urbain de la période comme des lieux enrichis par les informations numériques. Il expliquait alors que seul un nouveau terme, sinon un concept original, pouvait permettre de penser sous un nouvel éclairage les pratiques spatiales émergentes : faites dans un environnement urbain mais conçues comme la combinaison de l’architecture, de l’image et du texte. Cela l’a conduit à proposer une définition très intéressante : « Augmented space is the physical space overlaid with dynamically changing information. This information is likely to be in multimedia form and it is often localized for each other » (Manovich, 2002 : 219). Dans cette droite ligne, l’architecte et théoricien de l’architecture, Robert Venturi traite de cet espace augmenté dans son livre Architecture as signs and system (2004). Il soutient ainsi l’idée selon laquelle l’architecture de l’Age de l’information doit servir à la communication iconographique, par l’utilisation d’icônes et de symboles. En somme, dans une vision postmoderne, il considère que l’architecture doit être appréhendée comme signe plutôt que comme espace.
12Tout cela nous amène à nous intéresser, pour finir, à la notion d’humain augmenté, en tant qu’ultime référence conceptuelle pour considérer ce qu’est la ville augmentée. Celle d’espace augmenté, dans une perspective ontologique, épistémologique, anthropologique et cognitives, fonde véritablement l’idée même de la culture informatique, de l’intelligence artificielle et du transhumanisme (Kleinpeter, 2013). Cela recoupe le propos de Lev Manovich concernant le projet de Douglas Engelbardt que nous pouvons résumer ici par la toute puissance de l’ordinateur qui doit permettre l’augmentation de l’intellect humain. Engelbardt (1962) pose donc les jalons de la réflexion sur l’humain augmenté et nous trouvons cela essentiel même si l’objet central de ce chapitre n’est pas forcément de dresser le panorama théorique de la notion d’augmentation. Nous nous contentons juste de signaler encore trois strates distinctes de signification, toutes liées à la conception de la ville et de l’espace augmentés : l’augmentation des capacités de l’individu, l’amélioration de la nature de l’homme, l’amélioration de soi (Kleinpeter, 2013 : 17). Elles aident à comprendre la définition de l’humain augmenté que nous proposent Bernard Claverie et Benoît Le Blanc : « Le terme “augmentation” désigne, lorsqu’il se réfère à l’homme ou à l’humain, un ensemble de procédures, méthodes ou moyens, chimiques ou techniques, dont le but est de dépasser les capacités naturelles ou habituelles d’un sujet » (2013 : 61).
La ville augmentée comme un paradigme de la généalogie des imaginaires techno-urbains
13Au-delà des éléments présentés supra, nous souhaitons rappeler combien il est crucial d’intégrer que la vision de la ville augmentée doit être comprise dans la généalogie des idées et des imaginaires techno-urbains qui se sont configurés autour des rapports entre la ville et le média (numérique ou non) depuis l’époque moderne.
14Il est même utile de remonter à l’origine du paradigme de ville numérique pour montrer la complexité et l’étendue des déclinaisons possibles. La ville augmentée est en effet à la fois une formidable anticipation et un aboutissement, l’incroyable résultat de la rencontre de deux paradigmes particuliers : l’urbain et le numérique. Une telle rencontre ne pouvait que générer de nombreuses recherches et une littérature considérable… à la mesure de ce que représentent les deux éléments dans nos sociétés contemporaines. Pour illustrer le propos, spécifions que la rêquete « digital city », saisie sur le moteur de recherche le plus populaire au monde (expérimentation réalisée le 24 décembre 2014) offre presque 4,5 millions réponses. Pour la langue française, le résultat est considérable aussi avec 790 000 réponses à la requête « ville numérique ». Au-delà de ces deux entrées, la visition futuriste de l’espace urbain se caractérise en partie par l’abondance des références et des dénominations métaphoriques, notamment dans les titres de la littérature géographique (Moriset, 2005). Si bien que de nombreuses variantes terminologiques donnent des résultats tout aussi impressionnants : cybercity, smart city, intelligent city, u-city, etc. Quel beau sujet de recherche ferait l’analyse de l’épistémologie de ces métaphores à partir de l’étude d’auteurs comme William Mitchell (1995) qui parle de City of Bits, Arun Mahizan (1999) qui évoque les Smart cities quand Thomas Horn (2000) parle des Digital Places ou Helen Couclelis (2004) des Digital cities, etc. L’application urbaine du paradigme numérique, qui aboutit in fine à la technopolis (Mattelart, 2000) constitue donc une des utopies contemporaines dominantes : celle de l’urbanité numérique censée correspondre à une forme urbaine renvoyant elle-même à l’utopie de la communication universelle (Breton, 1997).
15En somme, l’expression anglaise digital media city qui fait converger le numérique et la ville, supporte incontestablement une part des imaginaires urbains liés avec la technologie. Fondamentalement, la ville a une relation consubstantielle à la technologie depuis l’apparition de l’écriture qui émerge en même temps que les villes des grandes civilisations. De nombreux progrès, de nombreuses technologies se manifestent concrètement au sein même de l’espace urbain. Si bien que de nombreux chercheurs considèrent qu’il est possible d’attribuer un rôle performatif à ce qu’ils dénomment l’imaginaire technologique urbain.4 En effet, lorsqu’une ville est construite, elle est élaborée, planifiée par des ingénieurs et autres architectes qui projettent finalement leur propre imaginaire urbain : un imaginaire nécessairement spécifique et modélisé, incluant « les éléments conceptuels du cosmos, de l’organisme, de l’art, du texte, de l’écosystème, du système complexe, etc. » (Kim, 2014). Et la gamme des imaginaires urbains, des imaginaires technologiques relevant de l’urbain est incroyablement variée, allant de la Cité-jardin d’Ebenezer Howard5 à la Smart city Songdo sur laquelle nous allons revenir.
16Ces imaginaires techno-urbains sont donc structurés à partir d’idéaux urbains et de l’idée d’une (utopique) perfection à atteindre si bien qu’ils jouent un rôle significatif (pour ne pas dire majeur) dans le design des technologies qui surgissent dans le média urbain. Nous nous contentons d’en mentionner quelques-uns6 :
- L’imaginaire techno-urbain apparaît de manière flagrante dans le design de la U-city et plus largement dans le design coréen menant aux Smart cities (projet de la même nature, conçu par le laboratoire MIT Media Lab) pensées comme des structures numériques collectives ;
- L’imaginaire techno-urbain sous-tend l’idée métaphorique de la ville comme système computationnel : la ville est un composant du système complexe informationnel ;
- Un autre imaginaire techno-urbain conduit à considérer la ville comme un bien commun (commons en anglais) dans le sens de Malcolm Mac Cullough (2013). Dès lors, la ville, en tant que ressource économique, appartient aux collectivités citoyennes (De Waal, 2011 : 1-16).
17Enfin, cette généalogie des imaginaires techno-urbains ne doit pas omettre le concept de media city. Selon Scott Mac Quire (2008), la ville média a été conçue comme une réponse aux crises dans l’espace urbain et se propose d’appréhender, de penser l’environnement urbain agréable, flexible et adaptable. La structure de tels espaces doit être adaptable pour correspondre aux exigences des acteurs, des usagers qui évoluent et travaillent dans les environnements nouveaux habités par l’information et la communication qui impliquent une « augmentation » (des capacités numériques : échanges, transferts, stockages, etc.). Le concept même de media city intègre donc la vision de l’énaction en vue de maximiser les environnements médiatisés. L’énaction trouve, notamment, sa traduction dans les technologies ambiantes et numériques de la communication qui font qu’un lieu, une place dans une ville média sont tout autant réels, actuels et virtuels.
18Les technologies de l’information et de la communication (désormais TIC) actuelles se caractérisent par une ubiquité, par une fusion de l’environnement physique des villes média avec un réseau créatif connecté conduisant à la transmission des flux des connaissances, des informations, des cultures et de la créativité. Le concept de media city est aussi à l’origine de ce que nous traduisons par les « villes sensibles » (sentient cities en anglais).7 Ces (nouveaux) espaces urbains génèrent des paysages urbains inédits où la computation ubiquitaire est connectée à l’environnement urbain, de sorte que les environnements sont dotés des capacités cognitives incroyables comme écrire, lire, apprendre, anticiper ou mémoriser. Autant de villes imaginaires et réelles qui sont de véritables espaces urbains hybrides.
L’hybridicité de l’espace urbain
19Comme les TIC sont omniprésentes et se disséminent partout dans l’environnement urbain, les usages qui en sont faits se démultiplient aussi. Les lieux numériques d’un genre nouveau sont chaque jour plus nombreux au sein des métropolis. L’hybridation qui caractérise ces nouveaux espaces de vie, d’activités recouvre des implications, des conséquences d’ordre technologique, sociologique et sémiotique, mais aussi (et peut-être surtout) communicationnelle (d’un point de vue des continuités relationnelles notamment).
20Il est acquis que la ville média intègre par défaut l’hyperconnection de tous les espaces qui fondent l’urbanité en question et même le plus vaste territoire dans lequel la ville s’insère (et « est » en tant qu’entité urbaine). La fracture numérique territoriale est donc antagoniste mais pour autant, nous ne pouvons pas avancer que le numérique n’impacte pas les liens traditionnels, les interrelations entre les villes médias et celles et ceux qui les habitent. Beaucoup considèrent même que le numérique les affaiblit à l’image de Marc Auge qui manifeste depuis longtemps sa préoccupation vis-à-vis des mutations profondes que la démultiplication des non-lieux (comme les commerces virtuels ou les forums de discussion) et/ou des nouveaux lieux (à l’image des aéroports ou des gares gigantesques et automatisés). Cet anthropologue français s’inquiète ainsi de l’individualisme qu’ils impliquent et de la disparition progressive mais inéluctable, selon lui, de la relation à l’autre, de la tradition et de la culture du groupe, de la communauté. Pour alimenter le propos, nous devons reconnaître que la consommation, la fréquentation croissante de ces (non)-espaces via les TIC suggère fortement la perte des expériences partagées dans l’espace public classique. Nous pourrions même nous projeter en considérant qu’à terme, les espaces ordinaires de la vie quotidienne risquent d’être réduits à l’espace fonctionnel et efficient organisé, généré même par le média numérique.
21L’hybridation est donc un concept phare qui permet de comprendre la nature même de la ville augmentée. L’hybridicité est faite de mixages, de croisements mais aussi de fonctions exogènes générées par les technologies au sein de l’espace urbain. Ainsi, la définition que donne Edouard Kleinpeter de l’humain augmenté rencontre en même temps celle de l’espace urbain augmenté : « « L’augmentation est de l’ordre de la finalité, l’hybridation, par contre, est de l’ordre de la modalité » (2013 : 41). En somme, le processus de transformation de la nature des cultures et des expériences (collectives comme individuelles) dans des espaces variés se caractérise par une nécessaire hybridation couplée à une accélération du transfert et du mélange des cultures. La ville, comme espace hybride, implique de surcroît que les systèmes sémiotiques et symboliques fusionnent de sorte que l’espace « réservé » à l’expérience pratique, l’espace du média, et celui dédié à l’augmentation sont amalgamés dans une nouvelle dimension unifiée. La transformation culturelle par l’hybridation est donc un processus incertain et long provoquant une entropie de la gouvernance et un désordre dans nos systèmes éthiques et esthétiques relatives aux expériences menées à l’aide des TIC et du média numérique.
22Dans la mesure où la ville augmentée engendre des usages divers de l’espace urbain, nous disposerons d’une multitude d’approches susceptibles de nous faire apprécier d’une façon originale la ville à étudier dès lors sous de multiples facettes. L’une d’elles est la place de l’individu, nous en avons parlé, et plus précisément la nature de la vie privée (private life en anglais) de demain. Elle risque d’être toujours plus envahie par pléthores d’informations omniprésentes et pesantes parce que conditionnant une partie des activités, des actions humaines et, concomitamment, des objets numériques de l’espace réel, concret et ce, au quotidien. Si Ebenezer Howard (Op. cit.) s’est élevé contre la pollution urbaine, celle qui mine déjà le xxie siècle sera d’une nature différente : elle sera une pollution sémiotique produite essentiellement par la surinformation numérique. Une pollution aussi pernicieuse parce que les outils multimédias (et notamment les applications de réalité augmentée aujourd’hui) font « croire » qu’ils sont en même temps déconnectés des environnements physiques qu’ils « enrichissent », qu’ils augmentent. Le critique de culture numérique Kévin Slavin fait partie des observateurs particulièrement sceptiques à propos de cette fameuse réalité augmentée. Il rejette ainsi en bloc la définition de l’espace augmenté proposée par Lev Manovich (2002) qui a expliqué que la zone spatiale délimitée est augmentée par la superimposition de l’information numérique sur le champ visuel (limité) de l’usager. Pour Kévin Slavin, l’espace urbain est augmenté non pas par l’addition des informations mais par le biais de « secrets cachés » au sein même l’espace urbain. Il développe finalement l’idée que les lieux disposent de leur personnalité, particulière et unique. Personnalité que les applications de réalité augmentée peuvent difficilement appréhender : elles sont agnostiques aux lieux en n’en retenant, n’en faisant regarder que les données qui les traversent… sans rendre compte de la singularité espaces, des villes. Cela conforte finalement l’idée selon laquelle nous ne pouvons pas modéliser et traduire numériquement toutes les villes de la même manière. Il semble nécessaire de s’interroger alors : est-il possible et si oui, comment parvenir à « sentir l’humeur » d’une métropole à travers les interfaces développées pour les TIC ? est-ce que la réalité augmentée, par exemple, peut aider à révéler la personnalité d’une ville ou, au contraire, est-elle formatée pour détruire toute illusion d’expériences construites et partagées ensemble ?
23Nous devons admettre que, du point de vue épistémologique, la dissémination des usages numériques dans la ville conduit à de nouvelles perceptions des paysages urbains. On ne peut pas nier non plus le fait que les TIC participent pleinement à l’élaboration, la construction de nouveaux horizons sémantiques dans les imageries invisibles de l’espace urbain. Tout cela fait de la ville augmentée, une nouvelle voie, une autre manière d’appréhender le monde, de penser le monde et l’altérité, de l’interroger et de construire des représentations en vue de créer des nouvelles réalités qui se caractérisent par leur caractère hybride : le mélange de représentations imaginaires et de la réalité perceptuelle. Nous voulons dire qu’il paraît plausible de proposer, à partir de la réflexion, une autre voie pour penser la notion d’espace augmenté en partant d’une approche de l’expérience sensorielle perçue comme phénomène urbain et collectif. L’espace augmenté n’est donc pas qu’un moyen technologique « simple » mais un vrai objet conceptuel permettant de raisonner en termes d’univers immersifs.
24Pour synthétiser, nous dirons que la ville augmentée équivaut à la ville hybride en tant qu’espace de rencontre des expériences paradoxales et des représentations urbaines exprimées et construites par l’usage des TIC. Dans cette perspective, la ville hybride n’est plus une ville imaginaire mais un imaginaire de la ville. Si nous mobilisons le concept de ville mélangée ou hybride, c’est parce que nous réfutons l’opposition entre ville réelle et ville virtuelle. Il nous semble davantage raisonné et pertinent de distinguer les interactions matérielles et immatérielles plutôt que réelles et virtuelles. En effet, le numérique, la technologie numérique structure la ville média et à ce titre, est réelle. Chaque habitant, chaque femme et chaque homme y est confronté chaque jour dans la mesure où c’est la ville qui organise les vies et toutes les activités. Il serait donc erroné de considérer la technologie numérique du point de vue de la virtualité seulement.
L’information ambiante et le conflit des attentions
25Une autre caractéristique forte de la ville contemporaine, des journées qui s’y écoulent et de la vie sociale qui s’y développe, c’est une surabondance pour ne pas dire un excès des informations, nous l’avons évoqué. L’ubiquité des informations est une réalité incontestable. Dès lors, la question du degré d’attention que nous octroyons à nos environnements devient essentielle et en même temps fondamentale à l’heure de l’économie numérique.8 Nous utilisons ainsi sans cesse et sans y prêter attention, nos téléphones intelligents, nos smartphones qui déposent derrière nous un chapelet infini de traces numériques, d’informations géolocalisées incroyablement contextualisées que les robots parviennent sans difficulté à interpréter à notre insu. Nous ne prêtons plus attention et sommes focalisés sur les usages numériques allant jusqu’à, parfois, ne même plus voir le réel. Dans le monde entier, cette plongée numérique nomade cause de plus en plus d’accidents qui laissent des traces réelles, celles-ci, sur les corps des usagers pas toujours addicts aux TIC.
26Cette notion d’addiction, de sur utilisation des TIC et de toutes leurs applications nous amène à traiter d’une autre approche. Malcolm MAC Cullough (2013) évoque, sans détour, la révolution cognitive que recouvre, selon lui, les nouveaux champs sensoriels qui se construisent dans notre environnement ambiant. Il propose un néologisme pour désigner ces phénomènes inédits : ambient commons (Ibid.) pour désigner la portion d’informations utiles et susceptibles d’attiser la sensibilité des usagers. Celles-ci naviguent sur un flot d’informations plurisémiotiques et multimodales dont la plupart sont souvent inutiles, parfois nuisibles mais toujours inévitables. Inévitables encore une fois parce que les médias pénètrent l’espace urbain partout et tout le temps : ils sont omniprésents de sorte que même la minorité des technophobes militants vont difficilement pouvoir s’y soustraire. La grande majorité des usagers tissent une relation si étroite avec les médias et avec les informations qu’ils formulent qu’ils « risquent » l’addiction. D’autant plus que les informations en question, les nourritures médiatiques, les traces numériques sont aujourd’hui élaborée de manière à nous séduire : réveiller nos sens et capter notre attention. Ce « faire croire » (à une information agréable) pour nous mener à « faire » (à produire une action lambda) est typique de cette économie numérique en pleine expansion. Cela n’est pas sans conséquence car le processus cognitif complexe qu’est la lecture s’en trouve altéré. En effet, les données numériques sont continues et de plus en plus difficiles à décrypter, à identifier, nous venons de l’expliquer. Si bien que les cerveaux ne savent plus comment fonctionner : ils hésitent à longueur de journée entre l’attention approfondie nécessaire à la lecture linéaire et l’hyperattention caractérisée par le changement soudain d’objectifs et de tâches cognitives. La surcharge cognitive est inéluctable et les usagers sont comme en apnée, ponctuellement imperméables à la réalité objective. Cédric Biagini va même jusqu’à parler de catastrophe cognitive (2012 : 103-130). D’ailleurs, il serait vraiment intéressant de relier cette question capitale de la nature l’attention à la problématique de la rhétorique de l’attention et même de l’exercice de la lecture numérique et industrielle. Car selon les observations d’Alain Giffard (2014), la rhétorique aristotélicienne comporte une typologie des attentions intéressante, allant bien au-delà de l’opposition simpliste : attention versus abstraction. Les arts du détournement et de l’exorde appartiennent à la mise en œuvre stratégique de cette économie. En croisant ces principes fondateurs de la rhétorique classique avec la thématique de l’attention en situation de lecture numérique, il repère un fait qu’il exprime habilement : « C’est ce conflit des cultures, entre la culture classique s’appuyant notamment sur la lecture du livre imprimé, et la culture industrielle intégrant de manière contradictoire le numérique, qui forme le cadre général du conflit contemporain des attentions » (2014 : 118). Cela le conduit à distinguer deux types d’attention : celle, davantage ordinaire, orientée vers le texte et une autre, plus actuelle, tournée vers le média. Chacune de ces attentions renvoie respectivement à la culture classique pour la première et à la culture industrielle pour la seconde. Et il justifie son propos : « L’attention orientée vers le texte est autorisée et facilitée par le livre, qui sait mettre en réserve ses caractéristiques de médium pour se mettre au service du texte […] Le medium numérique ne se laisse pas oublier facilement. L’attention orientée vers le medium et son déchiffrement est sensible à la situation de communication, ce que Barthes appelait l’aventure sémiologique » (Ibid. : 119). Alain Giffard poursuit et précise que la lecture et l’attention s’articulent autour de trois paramètres : concentration, réflexion approfondie et implication. Trois paramètres qui se trouvent en partie malmenés, rediscutés en situation de lecture numérique, ce que Nick Carr exprimait déjà lorsqu’il constatait : « Je ne réfléchis plus de la même manière qu’avant » (2011 : 23). Si la posture est clairement sceptique du côté de Nick Carr, Alain Giffard n’est pas complètement pessimiste : « Un art de la lecture numérique doit pouvoir être constitué à travers l’exercice de lecture numérique, de manière autonome et critique à l’égard de la technologie existante » (Ibid. : 121). Cela paraît être une étape importante pour que les usagers se réapproprient la pratique de lecture nécessaire à la construction du sens, à l’interprétation des traces qui pullulent dans la ville.
27Car les traces numériques urbaines prennent des formes multiples. L’invasion des rectangles lumineux : ordinateurs, téléphones, tablettes, montres, panneaux d’affichage publicitaire ou de commerces, ces écrans, mini ou géants sont de plus en plus accompagnés d’objets en réseau (networked objects en anglais) : les zones sensor, les traces positionnelles, les ombres de l’information et les big data (Lejeune, 2014). Cette nouvelle ère des designs de l’interface transforme en profondeur les usages de la ville en augmentant les environnements immédiats dans lesquels les usagers s’immergent. Malgré cette augmentation continuelle, la ville n’en reste pas moins une expérience non médiatisée pour qui sait saisir les formes et les signes-traces qui persistent ou résistent à l’envahisseur numérique. Ces espaces « déjà là », ce sont avant tout les usagers échappant à la surcharge cognitive évoquée supra qui peuvent les saisir pour mieux les occuper physiquement… occupation corporelle nécessaire pour ne pas tomber dans l’oubli.
28L’analyse sémiotique de la surreprésentation des écrans et des données dans l’espace urbain conduit à interroger la notion de l’identité des lieux. En effet, la massification des affichages numériques dans la ville contribue à la transformer et il est dès lors intéressant de la confronter aux modèles de la sémiotique spatiale et visuelle. Cela conduit à s’interroger à propos des potentiels d’interaction que les espaces urbains offrent et à propos des conditions même de création de ces villes média interactives. Ainsi, les meubles et les immeubles de la cité deviennent des écrans à l’image de ce que nous avons présenté infra et de ce qui se développe depuis longtemps dans les métropoles asiatiques et notamment japonaises et coréennes. Ainsi les publications de données sur elle-même, en elle-même se multiplient et poussent la ville à prendre conscience d’elle-même. Donc les technologies numériques permettent de tendre vers une réarticulation de l’écriture sur la ville et ainsi favoriser la reconfiguration des mémoires personnelles et collectives. Elles ouvrent de nouveaux horizons, nous disions une nouvelle voie vers la découverte de sensations inconnues jusqu’à maintenant : vers l’expérimentation ludique quotidienne et familière. Cette mutation de la perception de l’espace et du temps à l’œuvre sous nos yeux constitue un élément crucial lorsque l’on traite de la signification sémiotique et anthropologique de la ville augmentée. Nous pensons qu’il est urgent de prendre en compte ce développement de nouvelles configurations spatiales et temporelles, de la nouvelle écriture mais aussi, et peut-être surtout, de l’émergence et l’omniprésence de traces invisibles. L’analyse de ces traces peut être comparée une archéologie inversée : nous creuserions (l’idée est métaphorique) un espace pour mieux y inscrire des contributions, des annotations, des informations à l’aide de l’écriture numérique.
29Notons pour terminer que la conscience ambiante peut refléter un certain état d’âme, suggérer une certaine sensibilité à l’environnement. Dans une période où les changements planétaires sont nombreux et incertains les attentions particulières aux environnements immédiats sont une étape importante. Dans ce cadre, le rôle de la technologie se déplace : elle devient un moyen de surmonter l’immensité et la complexité du monde. Pour les spécialistes de ces TIC et du numérique, l’idée même d’interface ambiante représente donc un paradigme nouveau important considérant les notions d’ubiquité et d’incarnation (embodiment en anglais) comme les principes fondateurs.
Une nouvelle écologie de l’écriture dans la ville augmentée : l’écriture numérique comme interface culturelle
30La ville numérique est donc un espace donné, augmenté par des informations et des données qui prennent notamment la forme d’écriture. Les pratiques de l’écriture et le statut politique et social de l’écriture ont beaucoup évolué depuis son apparition alors que dire de sa mutation depuis les révolutions technologiques et communicationnelles successives (du papyrus au codex, à l’imprimerie aux ordinateurs, etc. ; Bolter, 2001). Les transformations technologiques influencent considérablement toutes les dimensions qui fondent l’écrire (et le lire mais nous l’avons évoqué). Le terme literacy en anglais signifie alphabétisme… et a donné littéracie en français pour désigner toutes les compétences de lire et d’écrire. L’époque moderne nécessite de produire une nouvelle définition de ce concept.
31Ainsi, compte tenu de la nouvelle écologie de l’écriture que nous défendons, nous admettons que les usagers des fameux Réseaux Sociaux Numériques (désormais RSN) redéfinissent les principes même de la pratique d’écriture quotidienne (Biagini, 2012 : 39-102). La ville augmentée est associée à la généralisation des écrans et notamment des smartphones eux-mêmes associés au développement des RSN qui sont un lieu, un espace discursif dans lequel apparaît une écriture spatialisée, située et localisée. David Bolter utilise l’expression « Writing on the world » (écrire sur le monde en français) pour référer à cette potentialité inédite qu’offrent les TIC et le numérique de produire des écritures numériques contextualisées dans un environnement urbain déjà enrichi par la réalité augmentée. Les chiffres montrent que, partout dans le monde et de plus en plus, les usagers écrivent et lisent à l’aide des technologies numériques. Le livre imprimé ne disparaît pas soudainement mais il a déjà perdu le statut cognitif et social qu’il a joué tout au long de l’époque classique.
32Cette perte de statut se fait en partie au profit des littéracies numériques sachant que l’écriture numérique présente en elle-même des aspects hybrides et convergents des différents médias. Les formes précédentes de l’inscription sémiotique se combinaient dans l’espace numérique (Bolter et Grusin, 2000) et l’idée de remédiation ne signifie pas que l’ancien média est « chassé » par un autre selon un processus déterministe. Les différents médias comme le texte imprimé, le film, la télévision, la musique, la vidéo ou encore l’image numérique s’intègrent tous dans cette vaste nouvelle plate-forme qu’est l’écriture numérique.
33Les espaces sont tous de plus en plus enrichis par des écritures : une écriture augmentée rendue possible grâce aux nouvelles formes de l’inscription numérique. Elle prend des formes variées, des écritures les plus « classiques », aux œuvres d’art, à l’image des performances artistiques de Jeny Holzer qui expose souvent des structures lexicales affichées sur les façades de bâtiments constitutifs de l’environnement urbain. Une question surgit alors : que se passe-t-il avec les interfaces numériques intégrées au sein même de la ville augmentée ? Claudie Faure apporte quelques éléments de réponses : « L’écriture est une interface avec moi-même et avec les autres, c’est une interface mnémotechnique […] elle permet de s’extérioriser à la fois pour soi-même et pour les autres dans une logique publicitaire (au sens de « rendre public ») » (2014 : 160).
34Mais l’écriture numérique appréhendée comme une interface génère aussi quelques effets comme une confusion identitaire (destinataires, destinateurs, pseudonyme, anonymat, etc.), l’automatisation et l’industrialisation de l’écriture (écriture mécanique, dépersonnalisée, intuitive, etc.), un déplacement des frontières qui séparaient clairement les sphères publiques et privées. Toutes les cartes sont brouillées sur les RSN et les traces diverses comme jamais tant sur la forme que sur le fond et Claudie Faure tente de synthétiser l’idée : « La question “qui écrit à qui ?” est devenue aujourd’hui abyssale car, avec le numérique, non seulement nous écrivons avec des machines, mais également pour des machines ; et ici, il faudrait à présent rajouter que les machines s’écrivent entre elles et qu’elles nous écrivent […] Ce qui change, c’est que nous n’écrivons plus. Pour être plus précis, nous écrivons sans écrire » (Ibid. : 163).
35La chercheure souligne avec justesse le changement configurationnel de l’écriture qui se traduit par le passage d’une modalité de la production des écritures avec les organes numériques présupposant une production consciente et nécessitant des compétences, à une celle de l’écriture automatique et inconsciente. Un autre élément constitutif de l’écriture numérique, qui est couplée à des outils et des interfaces programmées pour favoriser la production scripturale, c’est le stockage et le transfert des données. « Cette captation de données comportementales et physiologiques est toujours une forme d’écriture, mais c’est une écriture automatique qui ne nécessite pas de compétence particulière » (Ibid. : 165).
36Ainsi, l’espace urbain augmenté est une réalité et ce, grâce aux TIC mobiles notamment qui pèsent indéniablement sur les pratiques d’écriture qui se réalisent en public et/ou en privé et qui débouchent sur des productions de traces scripturales privées et publiques. La frontière devient floue parce que l’écriture dans l’espace augmenté, qui relève a priori du domaine privé, est en même temps génératrice de traces numériques visibles par la plupart et cette écriture numérique privée devient une écriture augmentée publique. Pourquoi ? D’abord parce que les lecteurs parcourant cette écriture la perçoivent comme un élément de l’environnement urbain commun, ouvert aux citoyens. Ensuite parce que l’écriture se propage, se partage simultanément dans les médias numériques des membres de la même communauté ou des utilisateurs du même mode communicationnel. Donnons l’exemple de textes écrits par des artistes puis transmis aux membres d’une communauté déterminée via les RSN qui relayeront ensuite la production pour faire la promotion des artistes auprès d’amateurs d’art qui enrichiront peut-être les textes en ajoutant, en associant de nouvelles informations contextualisées, géolocalisées, etc. Ainsi, l’écriture dans l’espace urbain augmenté conduit à dépasser la frontière entre sphère publique et sphère privée mais aussi entre le général et le particulier, le global et le local.
Conclusion : vers l’histoire environnementale des informations et des traces
37Augmenter l’espace urbain à l’aide d’informations, de traces numériques n’est pas une action totalement nouvelle. Tout au long de l’histoire des villes anciennes et modernes, nous pouvons observer des inscriptions et des traces de l’écriture à même le papier, le papyrus, le parchemin, le marbre, la pierre et maintenant l’écran ou la façade d’un bâtisse. Les inscriptions anciennes correspondaient déjà à une forme du média locatif. Et les traces les plus durables, comme les proclamations gravées sur les pierres des édifices majeurs, sont des marquages produits avec une intention formelle et politique. Cet héritage cognitif permet de comprendre qu’aujourd’hui encore, tous ne soient pas autorisés à produire n’importe quoi : à disposer des traces urbaines librement.
38Un intérêt des médias numériques est que toute interaction qui les traverse laisse des traces qui peuvent être facilement enregistrées, massivement stockées et aisément récupérées. Cette traçabilité intrinsèque se pose aussi dans la ville augmentée. Ce texte se proposait d’approfondir ces questions de la valeur et de l’emploi des traces numériques dans le contexte de l’espace urbain augmenté en adoptant l’hypothèse centrale selon laquelle la ville augmentée mène à une nouvelle configuration de l’écriture qui établit des nouvelles relations sémiotiques à la mémoire et aux traces numériques laissées par les nouvelles technologies informationnelles et communicationnelles qui sont des machines à rétention tertiaire (Jeanneret, 2011). L’expression anglaise, urban markup (marquage urbain en français) est une formule clef pour renvoyer à la dimension participative des médias qu’ils soient mobiles, implantés ou locatifs. Le marquage urbain change donc le statut du lecteur privilégié qui devient un « rajouteur » (tagger), un interprète implanté et finalement un producteur culturel. Cette dimension participative a prétendument généré le web 2.0 qui n’est en fait rien d’autre qu’une proposition pour un Internet collectif et surtout social. Il transforme la communication culturelle qui ne se fait plus « d’un vers plusieurs » (de la télévision au monopole de la publication sur le web) à « plusieurs vers plusieurs » (via les RSN et les espaces augmentés). Les pratiques participatives visant à collecter, baliser ou poster deviennent sociales au point qu’elles défient l’autorité des médias de masse (Mac Cullough, 2008).
39Les nombreux exemples présentés pour illustrer le concept d’espace urbain augmenté, ont permis d’évoquer une grande diversité de pratiques, d’objets, de signes, de traces, de signes-traces (Galinon-Melenec, 2011) inscrits dans l’environnement numérisé. Ces nombreuses inscriptions numériques dans les métropoles sont donc appelées des marquages urbains dont le processus a été interrogé pour appréhender le processus d’appropriation symbolique et politique de l’espace public numérisé. Le rapport entre le marquage urbain numérique et l’appropriation est solidaire dans la mesure où il n’y a pas d’appropriation symbolique sans le marquage de l’espace. L’espace urbain augmenté n’échappe pas à la règle et le marquage urbain accompagne toutes les formes d’appropriation : des plus symboliques et virtuelles aux plus réelles et matérielles. Les identités collectives et idéologiques se projettent dès lors et se construisent dans ce processus du marquage urbain réalisé par le numérique, qui reflète ainsi la matérialisation de formes de pouvoir sur et dans l’espace urbain. Par conséquent, le marquage urbain numérique correspond à la dimension spatiale de la violence symbolique au sens accordé par Pierre Bourdieu dans la mesure où il inscrit dans une certaine durée les traces d’appropriation de l’espace en exerçant un pouvoir sur cet espace augmenté.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
Augé M., Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.
Aurigi A., De Cindio F. (eds), Augmented urban spaces : articulating the physical and electronic city, Ashgate Publishing, Ltd, 2008.
Bachimont B., « Le nominalisme et la culture : questions posées par les enjeux du numérique », dans Bernard Stiegler (dir.), Digital Studies, Paris, Éditions fyp, 2014.
Biagini, C., L’emprise numérique, Montreuil, Éditions L’Échappée, 2012.
10.4324/9781410600110 :Bolter J.D., Writing space : computers, hypertext, and the remediation of print, Mahwah, NJ., Lawrence Erbaum, 2001.
10.1145/166025 :Bolter J.D., « Writing on the world » [Seoul lecture], 2010.
Bolter J.D., Grusin, R., Remediation : understanding new media, Cambridg, Mass., MIT Press, 2000.
10.3917/dec.breto.2004.01 :Breton Ph., L’utopie de la communication : Le mythe du « village planétaire », Paris, La Découverte, 2004.
Choay F., L’urbanisme : utopies et réalités, Paris, Edictions Seuil, 1965.
10.4000/books.editionscnrs.19608 :Claverie B., Le Blanc B., « Homme augmenté et augmentation de l’humain », dans Édouard Kleinpeter E. (dir.), L’Humain augmenté, Paris, CNRS Édition, 2013.
Crang M., Graham S., « Sentient Cities », Information, Communication and Society, no 6, 2007.
De Waal M., « The Ideas and Ideals in Urban Media », From Social Butterfly to Engaged Citizen, Cambridg, Mass., MIT Press, 2011.
Derida J., De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
10.21236/AD0289565 :Engelbardt D., « Augmenting Human Intellect : A Conceptual Framework », dans Randall Packer, Ken Jordan (eds.) Multimedia from Wagner to virtual reality, New York & London : W.W. Norton & Company, 1962.
Fauré C., « Les interfaces digitales », dans Bernard Stiegler (dir.), Digital Studies, Paris, Éditions fyp, 2014, p. 157-168.
10.1177/1461444899001001006 :Flichy P., « The construction of new digital media », New Media & Society 1 (1), 1999.
Galinon-Mélénec B. (dir.), L’Homme trace, Perspectives anthropologiques des traces contemporaines, Paris, CNRS Éditions, 2011.
Galinon-Mélénec B., Zlitni S. (dir.), Traces numériques : de la production à l’interprétation, Paris, CNRS Éditions, 2013.
Giffard A., « Le conflit des attentions et l’exercice de lecture numérique », dans Bernard Stiegler B. (dir.), Digital Studies, Paris, Éditions fyp, 2014, p. 109-121.
Graham S., Marvin S., Telecommunication and the City Electronic Spaces, Urban Places, London, Routledge, 1996.
Holm L., « The City in the Digital Age », 2006. [en ligne], disponible sur : http://www.architecture.dundee.ac.uk.
Jeanneret Y., « Complexité de la notion de trace : de la traque au tracé », dans Béatrice Galinon-Mélénec, Sami Zlitni (dir.), Traces numériques : de la production à l’interprétation, Paris, CNRS Éditions, 2013.
Kim S., Urban anthropology, Seoul, Ahn Graphics, 2014.
Kittlausz V., « Critical Hybrization – “No Place like Home” », dans Patrick Healy, Gerhard Bruyns G. (eds.), De-. signigning the Urban, Techno-genesis and the urban image, 010 Publishers, 2006, p. 182-201.
10.4000/books.editionscnrs.19608 :Kleinpeter E. (dir.), L’Humain augmenté, Paris, CNRS Édition, 2013.
Kleinpeter E., « L’homme face à ses technologies : augmentation, hybridation, (trans)humanisme », dans Édouard Kleinpeter (dir.), L’Humain augmenté, Paris, CNRS Édition, 2013.
Leroi-Gourhan A., Le geste et la parole, Paris, Éditions A. Michel, 1964.
Lejeune Y. (dir.), BIG FAST OPEN DATA, Paris, Éditions fyp, 2014.
Manovich L., The language of new media, Cambridg, Mass., MIT Press, 2002a.
Manovich L., « The Poetics of Augmented Space : Learning from Prada », 2002b. Disponible sur : http://www.manovich.net/docs/augmented_space.doc.
Mac Cullough M., « Epigraphy and the Public to Library », dans Alessandro Aurigi, Fiorella De Cindio (eds.), Augmented urban spaces : articulating the physical and electronic city, Ashgate Publishing, Ltd, 2008.
Mac Cullough M., Ambient Commons, Cambridg, Mass., MIT Press, 2013.
Mac Quire S., The Media City : Media, Architecture and Urban Space, SAGE Publications, 2008.
10.3917/dec.matte.1999.01 :Mattelart A., Histoire de l’utopie planétaire, Paris, La Découverte, 2000.
10.4267/2042/31471 :Merzeau L., « Du signe à la trace : l’information sur mesure », Hermès, no 53, 2009, p. 23-29.
Moriset B., « Entre utopie et pratique : la ville numérique comme projet urbain », in Colloque Logiques Métropolitaines : modèles, acteurs et processus, IFRESI-CNRS, Lille 2-3 juin 2005.
10.4000/books.editionscnrs.21699 :Mille A., « Traces numériques et constructions de sens », dans Béatrice Galinon-Mélénec, Sami Zlitni (dir.), Traces numériques : de la production à l’interprétation, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 111-128.
Mumford L., The City in History : Its Origins, Its Transformations, and Its Prospects, New York, Harcourt Brace International, 1986 [1961].
Sadin E., Times of the signs (communication and information : a visual analysis of new urban spaces), Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2007.
Souchier E., « Voir le Web et deviner le monde, La “cartographie” au risque de l’histoire de l’écriture », dans Béatrice Galinon-Mélénec, Sami Zlitni (dir.), Traces numériques : de la production à l’interprétation, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 213-234.
Stiegler B., « Pharmacologie de l’épistémè numérique », dans Bernard Stiegler (dir.), Digital Studies, Paris, Éditions fyp, 2014.
Townsend A.M., Smart cities : big data, Civic Hackers, and the Quest for a New Utopia, W. W. Norton & Company, 2013.
Venturi R., Architecture as signs and systems : for a mannerist time, Belknap Press of Harvard University Press, 2004.
Notes de bas de page
1 Tiré de l’article de Loïc Hay intitulé « Kaleidoscope des (re)médiations publiques urbaines à l’heure de la ville numérique & hybride », source : www.millenaire3.com (consullté le 28 décembre 2014).
2 Source : http://www.wikipedia.org/wiki/Ville_augmentée, (consulté le 29 décembre 2014).
3 Cf. Furht B. (ed.), Handbook of Augmented Reality, New York, Springer, 2011 ; ou encore Réveillac J-M., La réalité augmentée, Paris, Lavoisier, 2013.
4 Cf. Patrice Flichy (« The Construction of the New Digital Media », New Media & Society, 1 (1) 1999, p. 33-38).
5 La Cité-jardin est un concept théorisé par l’urbaniste britannique Ebenezer Howard (Tomorrow : A peaceful path to real reform, 1898). L’idée est de formuler une alternative à la ville industrielle polluée qui se développe à cette époque, en pleine révolution industrielle.
6 Pour davantage d’exemples, lire Foth M., Forlano L., Satchell C., Gibbs M. (eds.) From Social Butterfly to Engaged Citizen : Urban Informatics, Social Media, Ubiquitous Computing, and Mobile Technology to Support Citizen Engagement, The MIT Press, 2011.
7 Lire à ce propos Mark Shepard (Sentient City : ubiquitous computing, architecture and the future of urban space, The MIT Press, 2011).
8 Cf. Richard A. Lanham (The Economics of attention : Style and Substance in the Age of Information, University of Chicago Press, 2007).
Auteur
Professeur de sémiotique
Centre de culturologie appliquée (Directeur), Université de Koryo (Département de linguistique & programme interdisciplinaire de la culture visuelle)
dodo@korea.ac.kr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010