L’expérience transmédiatique : inclusion, environnement, communs
p. 115-128
Texte intégral
1En s’écartant des conceptions courantes de la fracture numérique et de l’exclusion, on se propose d’interroger les conditions de l’e-inclusion à partir d’une pensée de l’environnement-support et de l’expérience transmédiatique. Opposant le paradigme de la présence à celui de la performance, on reviendra sur les injonctions paradoxales qui sous-tendent les discours sur le supposé écart ou retard à combler dans la course à l’acculturation numérique, pour leur opposer une réflexion sur l’action dispositive.
2En réintroduisant les questions de contextualisation, de mémorisation et de médiation dans le processus d’insertion, on suggèrera de replacer la problématique de l’accessibilité dans celle, plus large, du monde partagé et des biens communs.
3Nous ferons ainsi l’hypothèse que le numérique, repensé comme environnement, peut répondre à des besoins sociaux collectifs, renforcer le sentiment d’appartenance à un monde commun et nourrir une reconfiguration démocratique dès lors qu’il est convoqué dans des projets de production collaborative1.
Injonctions paradoxales
Dénégation de l’effort
4La diffusion rapide des équipements mobiles, l’expansion des réseaux sociaux, l’informatisation des métiers et la progression continue des services en ligne font que, dans un nombre croissant de situations, le recours à des médiations numériques plus ou moins complexes n’est plus une option, mais une injonction. Face à cette exigence, les usagers n’ont pas seulement à apprivoiser des technologies que, pour la plupart, ils ne maîtrisent pas, ils doivent aussi affronter un déni permanent des difficultés qu’ils doivent résoudre pour y parvenir. Largement accaparé par les acteurs économiques directement intéressés dans la vente de services, d’équipements ou de produits, le discours dominant sur le numérique est en effet assujetti à une phraséologie de la facilité et de la rapidité qui confine aujourd’hui à l’idéologie. Cette injonction réitérée du faites-tout-vous-même-tout-de-suite ne serait qu’un slogan publicitaire sans importance, si elle n’était régulièrement relayée par certains discours des institutions (école, musées, bibliothèques…), et par le credo du digital native qui dispense à bons frais les politiques de leurs responsabilités. Ce que porte une telle doxa, c’est une dénégation du principe même d’effort qui contredit toute acculturation. Véhiculant l’image parfaitement illusoire d’un usage sans apprentissage, sans mémoire et sans tension, cette récusation continuelle de toute résistance installe l’idée d’une pratique qui pourrait se développer hors de toute culture, dans une relation purement consumériste avec des offres qu’on ne peut pas refuser. Se développent ainsi simultanément un culte de la facilité (promue au rang de critère exclusif d’évaluation des médiations techniques) et un sentiment inexprimable d’inconfort, voire d’anxiété, chez la plupart des usagers. Les représentations clivantes (digital natives, early adopters, geeks…) installent alors dans l’imaginaire collectif des fractures générationnelles ou communautaires largement fictives, mais qui ont de réels effets sur la méfiance envers le numérique.
5Ainsi, la dénégation des sentiments d’inconfort, d’insécurité ou de désorientation rejoint paradoxalement les représentations opposées d’un Internet hostile, anarchique ou brutal, les deux postures empêchant une appropriation intelligente et apaisée des TIC. Ce qui est nié d’un côté comme de l’autre, c’est l’importance des facteurs de répétition, de familiarité et de stabilité dans la relation de l’internaute à son environnement, tout autant que les efforts d’apprentissage et d’adaptation qui sont consentis chaque jour par tout un chacun. À travers la valorisation systématique de la nouveauté, on dénie aux mémoires d’usage le rôle déterminant qu’elles jouent dans la formation d’un rapport à la technique qui ne soit pas captif, mais culturel, c’est-à-dire capable de se transmettre et de se détourner lui-même. La non reconnaissance de la dépense qu’exige une telle sédimentation mémorielle cherche quant à elle à faire passer pour de la facilité ce qui n’est que de la dilapidation. Constamment ramené à l’immédiateté d’un usage inexpérimenté, l’usager est maintenu dans une position d’infans : privé du pouvoir d’investir du savoir, de la persévérance et de l’attention, il est privé du pouvoir de parler lui-même le numérique, autrement dit d’en être un sujet.
De quel social parle-t-on ?
6La mise entre parenthèses des négociations qu’implique – comme toute tekhnè – l’activité numérique va de pair avec une focalisation sur la valeur « sociale » de cette activité. Mais de quoi ce social est-il le nom ? Quelle est la nature du liant autour duquel se construisent des amitiés ou des communautés ? La question n’est pas neuve : elle s’est posée dès l’émergence des premières communautés virtuelles dans les années 1990, elle a été fortement débattue au moment des « révolutions arabes », elle revient au premier plan aujourd’hui à propos du rôle des réseaux sociaux dans les mécanismes de radicalisation. Si cette question insiste, c’est là encore parce qu’un discours et une imagerie de la fluidité, de la spontanéité et de l’interpersonnalité viennent masquer des opacités qui ne sont pas bonnes à dire ou à penser. Difficiles à comprendre, à accepter et plus encore à critiquer, ces opacités sont celles des algorithmes qui gouvernent notre sociabilité. La logique de « socialisation » du web n’est en effet pas le produit de rapports sociaux, mais celui d’une délégation machinique de la gestion des identités, qui se joue à deux niveaux. D’une part, le dépôt des traces à partir desquelles contacts, parcours, appartenances et achats nous seront suggérés se fait automatiquement, le plus souvent hors de notre vue, de notre contrôle et de notre consentement. D’autre part, la personnalisation des contenus, qui promet à chacun une information sur mesure ( Merzeau, 2009), repose paradoxalement sur une déliaison des traces qu’il sécrète. Celles-ci ne seront en effet exploitables qu’à partir du moment où elles sont décontextualisées, agrégées à des masses d’autres données pour être recalculées en profils. Converti en gisement de ressources que viennent forer les automates de la fouille identitaire, l’internaute est ainsi expulsé de sa « consistance comportementale » (Galinon-Mélénec et Monseigne, 2011) au profit d’une prédictibilité profilaire. Individu-data, il est redéfini comme collection de traces insignifiantes mais contraignantes, car les données qui le constituent « ne se rapportent à personne en particulier mais désignent des trajectoires possibles » (Rouvroy, 2015) qui modélisent sa vie sociale.
7La liberté semble alors se résumer à performer son adhésion aux graphes relationnels que les plateformes dessinent pour nous. Sommé d’administrer son identité en termes de marketing et de gestion documentaire (personal branding ou e-réputation), l’usager des réseaux est contraint d’intérioriser les logiques algorithmiques qui le profilent : on l’incite à pratiquer un « SEO2 de soi », où la pertinence se substitue à l’expérience et où les variables de fréquence, de redondance et d’intensité priment sur les facteurs de stabilité ou d’imprévisibilité. Les traces numériques, en ce sens, ne sont pas les indices d’un sujet, mais les indicateurs d’une maîtrise communicationnelle de ses propres métadonnées, elle-même signe d’une compétence et d’une adaptabilité sociales.
8À cette logique de performance on peut cependant opposer une autre logique, autour du paradigme de présence (Merzeau, 2010). Cela revient à chercher ce qui, dans les pratiques réticulaires elles-mêmes, peut réintroduire du collectif et de l’incalculable. Autrement dit, envisager le numérique comme vecteur de configurations cognitives, symboliques ou politiques non programmées par la prédictibilité algorithmique. L’enjeu n’est pas la protection de l’identité, au sens de préservation d’une sphère privée, mais bien la possibilité de régler nous-mêmes nos distances et nos proximités : entre nous et les autres, comme entre les contenus, les lieux et les temps. Plus que l’intimité – toujours socialement construite –, c’est la capacité à inventer des liens qui ne soient pas déjà implémentés qu’il nous faut préserver.
9Cela suppose de ne pas confondre le graphe et le groupe. Là où le graphe social relève d’un calcul, le groupe est le produit d’une physique dont les forces ne sont jamais totalement calculables. Alchimie de mémoires et de désirs qui se croisent et s’affrontent, le groupe ne se résume ni à un carnet de contacts, ni à un nœud d’intérêts communs. Les liens qui le constituent ne sont pas des cooccurrences documentaires, mais des énergies susceptibles de se raffermir ou de se détruire. Le groupe est l’élan qui lutte contre sa propre fragilité. Le graphe quant à lui ne connaît pas d’extériorité. Sa dynamique est celle d’une expansion continue : ce qui ne lui est pas agrégé l’est potentiellement ou le sera. Le groupe au contraire a besoin d’une frontière et d’une altérité pour se constituer, quand bien même il aurait des bornes mouvantes. Et il ne survit que si les liens qui se circonscrivent sont activés. Là où le graphe offre de l’accès, le groupe délivre de l’appartenance : il garantit des normes, des habitudes, de l’engagement et de la réciprocité.
Fracture, accessibilité, inclusion
Dedans/dehors
10Repenser notre présence numérique au sein de collectifs, c’est aussi redéfinir les conditions d’une démocratie réellement inclusive. À ce titre, la réflexion sur la traçabilité ne peut se dispenser d’un retour critique sur la notion de fracture numérique. Telle qu’elle a été décrite ou définie, celle-ci donne à penser que les difficultés seraient résolues dès lors que certaines mesures ponctuelles parviendraient à faire rentrer dans le numérique ceux qui en sont exclus. Installant une représentation binaire d’un dedans et d’un dehors, ce discours a creusé l’écart qu’il cherchait à combler, d’une part en oblitérant les processus de transformation, d’apprentissage et de passation auxquels tous les usagers sont confrontés, d’autre part en escamotant la dimension collective de ces processus.
11Dès 2009, Éric Guichard montrait que « la fracture numérique n’a pas de consistance. Elle est une narration du monde articulant des catégories pré-sociologiques (les riches, les pauvres, les jeunes, le Tiers-Monde, etc.) à partir d’une alternative élémentaire : avoir ou non l’Internet […] ou d’autres objets ou “ressources” : haut débit, ordinateurs puissants, téléphone mobile, etc. » (Guichard, 2009). Pourtant, alors même que l’expression n’est plus guère employée, l’idée s’est maintenue. En témoignent le dernier « plan numérique » annoncé par les pouvoirs publics et le projet d’équiper les écoliers de tablettes tactiles : la transition numérique est toujours abordée en termes d’équipement, de prothèse et d’accès, jamais en termes d’héritage culturel à transmettre et à transformer.
12La problématique de l’accessibilité s’inscrit selon nous dans la même logique, parce qu’elle reconduit la même fiction d’une séparation tangible entre des utilisateurs qui ne rencontreraient pas de difficultés et d’autres qu’il faudrait seulement appareiller pour leur ouvrir un droit d’accès. La directive du Conseil européen destinée à favoriser l’intégration sociale des personnes en situation de handicap prescrit par exemple « de prévoir des mesures appropriées, c’est-à-dire efficaces et pratiques destinées à aménager le poste de travail en fonction du handicap, par exemple en procédant à un aménagement des locaux ou à une adaptation des équipements, des rythmes de travail, de la répartition des tâches ou de l’offre de moyens de formation ou d’encadrement3 ».
13S’il est bien sûr indispensable de garantir l’existence de tels « aménagements », ces garanties ne sauraient résoudre ou évacuer la question plus générale des conditions d’une véritable e-inclusion. D’une part, parce que les enjeux d’une conversion numérique ne se résument pas à des problèmes d’appareillage. D’autre part parce que les difficultés d’usage ne doivent pas être dissociées d’un empêchement plus général qui limite la participation à la société et l’exercice de ses droits. Qu’ils soient temporaires ou durables (âge, langue, détention, situation irrégulière, incapacité psychique ou physique), les handicaps qui font obstacle au plein exercice d’une littératie numérique relèvent d’abord de dysfonctionnements économiques ou sociaux, dont le rapport à la technologie n’est qu’une manifestation parmi d’autres. En ce sens, les préconisations du Conseil national du numérique vont dans la bonne direction et mériteraient d’être davantage méditées :
« Nous invitons […] tant les décideurs que les entrepreneurs, tant les praticiens de la médiation numérique que les travailleurs sociaux, et le grand public à changer de regard sur l’inclusion sociale et économique à l’ère numérique. Nous définissons l’e-inclusion comme “l’inclusion sociale dans une société et une économie où le numérique joue un rôle essentiel”. L’inclusion numérique ne se résume plus à l’utilisation des outils du numérique, avec lesquels une part importante de la population se débrouille à défaut de parfaitement les maîtriser : elle désigne la capacité à fonctionner comme un citoyen actif et autonome dans la société telle qu’elle est. Il n’y a pas une “e-inclusion” d’un côté et une “inclusion” de l’autre : les deux se confondent. L’enjeu n’est alors pas de savoir combien de personnes utilisent le numérique ou non, mais bien plutôt de savoir qui le numérique aide à jouer un rôle dans la société et qui il met en difficulté ; à qui il offre les conditions de son émancipation et à qui il en éloigne la perspective. » (Peugeot, 2013).
14À l’appui de ces recommandations, nous voudrions suggérer que les questions du handicap et de l’exclusion numérique sont symétriques et qu’elles s’éclairent l’une l’autre. De même qu’il faut repenser l’appropriation des TIC en termes de communauté sociétale et culturelle et non de bagage technologique, il faut repenser l’accessibilité en termes de communauté de pratique et de production de contenu et non de disponibilité.
15Appliquées au web, les définitions de l’accessibilité sont de fait ambiguës. Celle que la plupart des organismes reprennent et qu’on rapporte à Tim Berners-Lee lui-même la décrit comme « mise à disposition de tous les individus, quels que soient leur matériel ou logiciel, leur infrastructure réseau, leur langue maternelle, leur culture, leur localisation géographique, ou leurs aptitudes physiques ou mentales, des ressources numériques ». Mais la traduction française de l’expression « make these benefits available to all people »4 a déjà opéré un glissement de sens, en oblitérant l’idée d’un bénéfice à tirer. La définition donnée par l’Initiative sur l’Accessibilité du web (WAI) du W3C insiste davantage sur l’aptitude à faire usage de ces ressources : « L’accessibilité du web signifie que les personnes handicapées peuvent l’utiliser. Plus spécifiquement, elle signifie que ces gens peuvent percevoir, comprendre, naviguer, interagir avec le web, et y contribuer. L’accessibilité du Web bénéficie également à d’autres, notamment les personnes âgées ayant des capacités diminuées dues au vieillissement5 ».
16On le voit, l’enjeu est de faire porter l’attention sur la capacitation de l’usager numérique plus que sur ses prothèses techniques, ce qui suppose d’interroger en même temps son intégration à des collectifs susceptibles d’accompagner ses usages. La capacité à « percevoir, comprendre, naviguer, interagir et contribuer » dépend en effet de modalités d’apprentissage, d’entraide et d’entraînement qui relèvent du milieu et non de l’équipement. Ainsi, une personne montrant une certaine habileté numérique dans ses relations amicales (conversation, micro-blogging, partage de photos…) pourra très bien se trouver dépourvue quand il lui faudra administrer numériquement son environnement de travail. De même, on ne peut plus catégoriser les exclus du numérique en fonction de critères simples (âge, catégorie sociale, handicap…), car les pratiques et leur articulation à la vie sociale sont désormais complexes et multiples. Des seniors peuvent par exemple être parfaitement socialisés mais peu attirés par le numérique ou au contraire socialement isolés mais actifs sur les réseaux.
17Au lieu de déléguer à l’innovation techno-économique du secteur marchand le soin de penser les services à destination des usagers, c’est donc aux différents médiateurs du lien social de se ressaisir de cette question, éminemment politique.
Bienveillance dispositive
18On l’a déjà signalé : l’e-inclusion exige de sortir d’une logique de performance pour adopter une pensée de la présence, où l’usager est considéré dans son contexte et l’identité pensée comme art de faire et non comme stock ou score. Dès 2003, c’est ce que Fabrice Forest soulignait en opposant performance techno-sociale et cohérence sociotechnique :
« La performance techno sociale est une logique de “coup de force” qui recherche une conversion aux codes techniques, pratiques, identitaires et sociaux du projet révolutionnaire et mobilisateur des nouvelles technologies d’information. On est là dans une démarche techniciste inscrite dans les stratégies marketing qui entretiennent avec l’usager un rapport de persuasion. Cette logique de conception laisse en suspens la question du sens pour les usagers dans le fait de se servir des NTIC quotidiennement et durablement. […]. Inversement, une logique de cohérence sociotechnique recherche l’interaction entre le nouveau dispositif et le contexte social existant : c’est-à-dire les technologies d’information et de communication déjà utilisées, les pratiques existantes, les sociabilités familiales, ou professionnelles, et les organisations sociales ou professionnelles. Ce processus de conception intègre “ce que font les usagers des technologies nouvelles auxquelles ils sont confrontés”. » (Forest, 2003).
19Dépendante de l’instauration d’une relation de confiance avec le numérique, l’e-inclusion n’évacue pas la question technique. Bien au contraire, elle n’est possible qu’en redonnant à la tekhnè toute son importance cognitive et sociale, en la pensant comme affordance et comme externalisation. Car les artefacts façonnent l’usage autant qu’ils le soulagent. La technique contraint l’utilisateur à se reprogrammer pour s’adapter, mais sans elle, l’être humain ne pourrait dépasser sa finitude biologique et intellectuelle pour projeter ses opérations et ses intentions dans un temps réitérable et partageable. S’il faut s’affranchir d’une vision instrumentale centrée sur l’équipement, il est donc tout aussi important de questionner la relation des dispositifs aux dispositions.
20Dans cette optique, la thèse d’Emmanuel Belin sur la « logique dispositive » (Belin, 2001), bien qu’elle précède de quelques années l’avènement du tout-numérique, apporte un éclairage particulièrement précieux pour appréhender l’actuelle mutation sociotechnique. Il montre que nos prothèses ne prolongent pas seulement nos facultés au-dehors, mais créent aussi des espaces potentiels intermédiaires, quasi imaginaires, qui rendent possible une confiance au monde.
« Ce dans quoi l’individu vit aujourd’hui, c’est un espace potentiel qui s’organise et prend corps d’une manière qu’il est de plus en plus difficile d’ignorer. Une réalité transfrontalière, dotée de sa logique propre, bien plus proche de certains aspects de la vie subjective que de ce qu’on appelle les objets, est en train de voir le jour et le vocabulaire que nous utilisons pour la décrire se révèle inadéquat. » (Belin, 1999 : 249).
21Au même titre que la médiation symbolique, la médiation technique a une fonction de réparation : elle est une membrane qui protège de la solitude et du désenchantement. C’est pourquoi Belin parle de « bienveillance dispositive ». Qu’on ne se méprenne pas : il n’est pas question ici de morale, et cette bienveillance n’est pas le résultat d’une décision humaine. Elle est la caractéristique d’un environnement, lequel est compris comme entre-deux et non comme outil ou comme appareil coercitif. C’est la « suspension temporaire de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, frontière qui se trouve remplacée par une relation de rappel, d’assortiment ou de reconnaissance » qui en est le marqueur (Belin, 1999 : 256).
22Il est frappant de constater que, transposée dans l’environnement numérique, cette lecture des dispositifs se révèle extrêmement juste. De moins en moins éprouvés comme externalités technologiques et de plus en plus comme des extensions perceptives ou communicationnelles, les applications et objets numériques réalisent bien cette indistinction du dehors et du dedans, y compris (et peut-être surtout) dans nos activités les plus « infra-ordinaires » (converser, liker, flâner…). Opérateurs d’accommodements, ils rendent possible un habiter au sens bachelardien6, c’est-à-dire une incorporation de gestes et d’habitudes qui sont comme un double intérieur de dispositions extérieures.
23Naturellement, pour qu’un dispositif technique remplisse ce rôle, encore faut-il qu’il présente un degré suffisant d’ouverture et de commensurabilité entre habitus et innovation, ancien et nouveau, dedans et dehors. A contrario, les protections, verrous, incompatibilités et autres DRM ne restreignent pas seulement l’usage : ils confrontent l’usager à la violence d’un milieu hostile, radicalement inassimilable à son monde propre.
L’expérience transmédiatique
Environnement-support
24La théorie des espaces potentiels et de la « bienveillance dispositive » invite à reconsidérer le numérique non plus comme un support ou un media, mais comme un environnement. Ce déplacement nous paraît décisif à plus d’un titre. Il permet tout d’abord de rompre avec le discours de l’innovation permanente, pour prendre en compte les degrés d’ancienneté de l’Internet et de ses usages. Même si l’offre technologique ne cesse d’évoluer à un rythme rapide, les TIC ont cessé d’être « nouvelles » et c’est aussi par le biais de relations mémorielles que les usagers les négocient. Face à un service ou un objet technique, nous faisons appel à une mémoire autant qu’à un savoir, et cette mémoire est à la fois un lien avec d’autres dispositifs et avec d’autres usagers. La logique industrielle cherche bien sûr à casser cet effet de continuum, pour stimuler aussi souvent que possible un nouveau besoin débouchant sur un acte d’achat. C’est donc aux formateurs, aux pouvoirs publics et aux collectifs d’usagers d’œuvrer au contraire à son maintien, en entretenant notamment des opérateurs de commensurabilité : traducteurs, convertisseurs, connectiques, tutoriels, conservatoires de notices, de logiciels ou de pièces détachées, bref partage de mémoires et d’arts de faire.
25Le renouveau paradigmatique qu’introduit cette pensée du milieu permet d’imaginer une écologie du numérique qui ne soit pas soluble dans la seule économie. Aux performances respectives des différentes composantes et à l’obsolescence programmée, cette approche écologique privilégie l’interdépendance des parties et la recherche d’équilibres durables propres à garantir une intégration harmonieuse du numérique et de la société.
26Ce nouveau paradigme oblige surtout à reconnaître que cette « installation individu-environnement » (Belin, 1999 : 250) exerce une force unifiante. C’est sur ce champ, hétérogène mais sans couture, fait d’emboîtements infinis mais continu, que nous devons désormais apprendre à lire et à écrire. Le support de nos inscriptions n’est plus une page, un écran ou un programme, mais l’environnement-même où ils s’actualisent temporairement. Indéfiniment découpés, réagencés, documentés ou agrégés, les contenus n’existent plus que dans cet espace à la fois interstitiel et pervasif, où l’information produit des effets de permanence et d’enveloppement par le fait même qu’elle n’est plus localisable. Passant d’une situation de communication à une autre, ils forment moins des séries disjointes et stables (des documents) que des instants d’une expérience ininterrompue. Aux sites se sont substituées des plateformes qui régissent les cycles d’apparition-disparition des ressources, lesquelles ne sont plus attachées à un lieu, fût-il virtuel, mais circulent en se reconfigurant à chaque passage. Dans les sous-couches algorithmiques où la traçabilité opère, chaque consultation d’un site déclenche des cascades de données qui se répercutent dans d’autres sites (les régies publicitaires en particulier) et qui informent le contenu pour l’ajuster à notre profil. Dès qu’il est liké, tweeté, dupliqué ou embeddé dans un autre contexte, le texte premier change de valeur, de pertinence et d’autorité, y compris dans son « lieu d’origine », car son score est modifié. Et d’une manière générale, les traces déposées ici se retrouvent rapidement ailleurs, par le jeu des moissonnages et des agrégations qui les propagent et les décontextualisent.
27Tout en l’exploitant, les grands acteurs du web (ou GAFAM7) cherchent à brider cette pervasivité en construisant autour de leur marque ce qu’ils appellent des « univers » : des mondes cohérent et clos, des silos d’où l’internaute n’aura jamais à sortir. La pensée de l’« environnement-support » qu’on cherche ici à initier permettrait de lutter contre ces enclosures, en opposant à la captation de l’attention des habilités à naviguer, jongler, créer. Diversifier les points d’accès, multiplier les chemins, décliner les outils, produire des entrelacs applicatifs : telles devraient être les bases d’une translittératie adaptée à ce nouveau milieu. Cela revient à ne plus dissocier les compétences instrumentales (manipuler des interfaces), créatives (concevoir, modifier), environnementales (contextualiser) et réflexives (se situer).
Contextes, rythmes, récalcitrances
28À la suite de Manuel Zacklad (2012), qui en a proposé la première théorisation, nous pensons que l’environnement-support fabrique dans un même mouvement le document et sa documentation, et qu’il renforce les enjeux documentaires – même si les frontières du document lui-même sont devenues instables ou floues.
29Contre la déliaison des traces par les logiques algorithmiques, le nouveau savoir-lire-et-écrire doit d’abord s’envisager comme une aptitude à (ré)organiser les connaissances en fonction des contextes transactionnels. L’habileté transmédiatique dont nous parlons ne consiste pas en effet à savoir sauter d’un point à un autre, mais au contraire à recréer entre des nœuds théoriquement équidistants des dynamiques signifiantes et unifiantes. Sur le mode de la redocumentarisation plutôt que de la création ex nihilo, la translittératie recoud autrement ce que les data segmentent et, ce faisant, elle repousse les risques de désorientation, d’aliénation ou de dissémination.
30La recontextualisation des traces dont il s’agit ne peut se faire que collectivement, car elle correspond à des formes de contribution où le contexte est co-inventé par les participants sans pouvoir être programmé. Conversation, confiance, rétroaction, interprétation : c’est la convergence des intentions (et non plus seulement des attentions) qui fabrique la trame autour de laquelle se réorganisent les informations.
31Recontextualiser les traces, c’est aussi les replacer dans une temporalité – que ce soit celle d’un projet de collection, de documentarisation ou d’argumentation. Dans ces diverses logiques dispositives, le processus qui relie entre elles les ressources est inscrit dans une durée : il implique des rétentions et est à ce titre irréversible. Contrairement à l’image qu’en donnent les grands acteurs du web, il faudrait en ce sens rappeler que le simple fait de faire réseau n’est pas autre chose que de la sédimentation temporelle. Cela demande de la répétition, de la routine et de l’apprentissage, autrement dit une transformation progressive de l’interprétation qu’on fait des traces laissées par les autres et de notre propre capacité à repasser dans ces traces.
32Mais l’expérience transmédiatique appelle surtout qu’on réapprenne à alterner les temps : « articuler des temps d’intensité d’interaction avec les autres, d’interaction parcellarisée avec les différents médias et des temps de recul, de mise à distance, de réflexion et de perception dans la continuité et le contexte » (Aigrain, 2005). Comme Philippe Aigrain (2005), nous voyons dans la possibilité d’une telle alternance un enjeu majeur, « politique, social et de santé publique ». Sans cette articulation entre le live et l’archive, entre l’interaction et la documentation, entre l’événement et le texte, nous courons le risque d’être aliénés au seul temps des machines, lui-même calculé pour la prédation économique des attentions. Contre la synchronisation de toutes nos activités dans un même flux d’actualité et d’affinité, il nous faut préserver des rythmes, autorisant des usages et des navigations désynchronisés, à plusieurs vitesses8.
33La menace n’est pas tant celle de l’accélération (souvent stigmatisée) que celle d’un écrasement sur des proximités toujours plus étroites. Dans un régime synchrone, mes chances d’interagir avec des sujets ou des contenus distants s’amenuisent, au profit de rapprochements affinitaires toujours plus probables. La possibilité de rythmer l’expérience transmédiatique crée au contraire des opportunités de détours à l’intérieur du flux, autorisant des lectures-écritures décollées de l’instant, augmentées par la mémoire ou l’anticipation.
34Par cette respiration, on réintroduit aussi une récalcitrance possible, celle-là même que la raison algorithmique cherche à évacuer par une prédictibilité généralisée. « Les capacités subjectives d’oubli, d’indiscipline, de réflexivité et de témoignage sont [en effet] menacées par cela même qui fait l’objectivité et l’efficacité de la gouvernementalité algorithmique » (Rouvroy et Berns, 2010). C’est donc un enjeu majeur que de ménager, au sein même des sociabilités numériques et des flux de données, des espaces-temps déconnectés – au sens technique du terme mais aussi et surtout au sens cognitif.
Conclusion : de la médiation aux communs
35Lorsqu’elle est posée dans la perspective d’une réduction de la fracture numérique, la question de la médiation est toujours envisagée dans un sens unique : il s’agit de faire intervenir des médiateurs extérieurs pour aider des utilisateurs en difficulté à se conformer à des normes d’usage élaborées sans eux. Avec l’expansion de l’environnement-support, cette conception s’avèrera de plus en plus inadaptée. Car désormais, c’est dans l’expérience transmédiatique elle-même que se réguleront les pratiques. On le sait, l’ère numérique a favorisé une forte désintermédiation qui a remis en cause l’autorité ou la légitimité d’un grand nombre d’intermédiaires institutionnels. Avec la généralisation des évaluations de pair à pair, la co-création de ressources et la redistribution du pouvoir d’agir, la dynamique du Web 2.0 a donné l’impression d’une désintégration complète des cadres de l’action. Systématiquement relayée par les discours promotionnels, une idéologie de l’immédiation s’est déployée, d’autant plus forte qu’elle sert les desseins des nouvelles industries de l’attention. Celles-ci ont de fait intérêt à s’adresser plutôt à des individus atomisés qu’à des groupes constitués et organisés… C’est donc un dernier enjeu d’importance que de restaurer le principe de médiation, tout en envisageant sa transformation par le milieu transmédiatique. Pour être horizontales, les logiques réticulaires n’en appellent pas moins de la gouvernance et de l’organisation. Soit elles s’exercent par le biais de méta-protocoles de publication et d’édition opaques (de type Facebook) qui dissimulent une verticalité désormais inavouable : c’est que qu’Antoinette Rouvroy appelle la « gouvernementalité algorithmique ».
36Soit elles s’exercent à travers une cause, une visée ou une action communes, et c’est ce qu’on appelle les communs. Les règles d’administration des ressources sont alors celles qu’une communauté se donne dans le mouvement même où elle s’identifie à cette gouvernance. Le garant de l’e-inclusion n’est plus dans ce cas un agent extérieur qui contraint l’utilisateur égaré à rentrer dans le rang, mais la convergence des intentionnalités qui se manifeste dans un référentiel commun et dans une réflexivité de la communauté9. Au pouvoir de (faire quelque chose avec le numérique), s’ajoute un pouvoir avec (capacité d’agir collectivement) et un pouvoir sur (agir sur son environnement pour le transformer). Dans cette perspective, la question du handicap et de l’accessibilité redevient politique : il ne s’agit plus d’adapter l’environnement à des singularités, mais de façonner ensemble cet environnement, chacun aidant la collectivité à produire le contexte le plus favorable à sa propre cohésion.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Cet article reprend pour l’essentiel des propos tenus lors de la journée Handicap psychique et insertion organisée par l’UMR CNRS IDEES 6266 (CIRTAI) au Havre en mars 2014, sous la responsabilité de Béatrice Galinon-Mélénec.
2 Abréviation de Search engine optimization.
3 Directive 2000/78/CE, Conseil européen, 27 novembre 2000.
4 Principes généraux du Web selon le W3C : « Web for All. The social value of the Web is that it enables human communication, commerce, and opportunities to share knowledge. One of W3C’s primary goals is to make these benefits available to all people, whatever their hardware, software, network infrastructure, native language, culture, geographical location, or physical or mental ability », [En ligne] http://www.w3.org/Consortium/mission
5 What is web accessibility ?, WAI, W3C [En ligne] http://www.w3.org/WAI/intro/accessibility.php.
6 On peut aussi renvoyer au concept d’habitus, tel que Bourdieu l’a défini, où l’on retrouve cette idée de représentations incorporées génératrices de pratiques.
7 Acronyme pour Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
8 Cf. O. Ertzscheid, « L’Homme synchronisé » (p. 157-168) et Y. Citton, « Défaire l’événement » (P. 30-44) dans Médium no 41, Rythmes, 2014.
9 On peut donner comme exemple le manifeste du collectif SavoirsCOM1, et les renvois multiples que la communauté y fait dans chacune de ses actions : http://www.savoirscom1.info/manifeste-savoirscom1/
Auteur
-
Louise Merzeau
Maître de Conférences HDR, Sciences de l’information et de la communication
Dicen-IDF, Université Paris Ouest Nanterre La Défense
http://www.dicen-idf.org
louise@merzeau.net
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