L’industrialisation de l’information et de la communication numériques et le défi de la médiation
p. 99-113
Texte intégral
Introduction : concilier l’individu et le collectif
1Le rapport entre l’individu et le collectif est au cœur de la communication moderne. Les « masses » d’usagers ou de consommateurs sont toujours formées d’individus et pourtant ces notions sont opérantes uniquement dans la mesure où elles ont aussi un référent collectif. S’ils s’adressent à chaque fois à des individus, les médias doivent leur survie à des dynamiques collectives. Pour des raisons économiques ou tout simplement pour répondre à des missions d’utilité générale, les médias sont suspendus aux courbes des audiences et leur développement moderne est lié à celui des techniques de mesure du social (Mattelart, 1994 : 255-336).
2Les médias numériques prétendent apporter une réponse nouvelle à ce dilemme grâce à leurs remarquables capacités d’automatisation. De nombreuses techniques automatiques exploitent aujourd’hui les traces numériques et elles permettent désormais d’envisager la personnalisation industrielle de la production et de la diffusion des informations et des communications (journalistiques, marchandes, sociales, etc.).
3Des fils d’information géolocalisés, à la diffusion « intelligente » des contenus basée sur l’identification des affinités, en passant bien entendu par les publicités dynamiques, pratiquement aucun contenu ou service en ligne n’échappe plus aujourd’hui à cette ambition d’adaptation permanente aux attentes et aux comportements de chaque individu. Plus généralement, les acteurs du courtage informationnel (Mœglin, 2007) et les intermédiaires du web bâtissent la réputation de leurs services et leurs empires financiers sur cette capacité à opérer une mise en relation personnalisée entre une offre et une demande de contenus très hétérogènes.
4En même temps, pour les médias de contenu, cette personnalisation industrielle (présente sous différentes formes spécifiques : déclinaison multicanal, transmédia, interactivité renforcée, etc.) se heurte naturellement aux logiques de la production qui ne permettent pas une multiplication illimitée de l’offre. L’industrialisation prend alors une autre forme, celle du pilotage éditorial des contenus par la demande. La fouille de données, les techniques de traitement de flux et les algorithmes prédictifs viennent renforcer l’arsenal déjà complexe des outils de mesure de l’audience afin d’anticiper ou de suivre en temps réel les tendances de la demande.
5Après « la mise en ordre » de la communication stratégique selon « des règles » qui se sont généralisées à partir des « bonnes pratiques » de la communication marchande dans le mouvement de professionnalisation de la communication (Miège, 1997), le mariage des neurosciences avec les disciplines techniques et sociales légitime l’idée que toute communication peut être rendue plus « efficace » grâce à la mise en œuvre de procédures appropriées fondées sur la mesure précise des comportements et sur leur manipulation scientifique.
6Ces nouvelles approches donnent une impulsion nouvelle à l’industrialisation des communications numériques dans la mesure où elles renforcent les deux dimensions clés de tout processus industriel, à savoir la rationalisation et la mécanisation des activités. Expérimentées dans le domaine de l’intermédiation et des communications marchandes (Courbet et Benoit, 2013), ces approches industrielles tendent à se généraliser à l’ensemble des activités du web et notamment au sein des industries de l’information, de la culture et de la communication (Bouquillion et Matthews, 2010).
7« L’efficacité » redoutable de ces techniques peut susciter à juste titre l’étonnement ou l’admiration. Mais elle ne devrait pas nous faire perdre de vue le fait essentiel que les médias ne sont pas de simples intermédiaires : ce sont des instances de médiation. Et il est légitime de se demander dans quelle mesure la production industrialisée à base d’algorithmes peut construire du sens.
8Les sections suivantes de ce chapitre seront consacrées à l’analyse des enjeux de cette transformation pour les médias (entendus au sens large) et pour leurs publics. Cette nouvelle forme d’industrialisation soulève ainsi, entre autres, la question de la mission sociale des médias de contenu dans le contexte de la multiplication des dispositifs permettant un pilotage éditorial par la demande, des interrogations éthiques liées au rapprochement des contenus marchands et non-marchands, des questions économiques en raison notamment des difficultés de financement des contenus et de la montée en puissance des intermédiaires qui attirent une partie non négligeable des recettes publicitaires.
9Nous traiterons ces questions d’abord à un niveau général dans les deux parties suivantes et nous les illustrerons ensuite avec deux études de cas.
Apories de l’industrialisation numérique
10L’intérêt pour les « attentes » du public ou des consommateurs accompagne le développement des médias modernes. La connaissance des audiences a permis aux médias d’adapter progressivement leurs productions et surtout de légitimer auprès des annonceurs leur fonction d’intermédiaires indispensables dans les processus de communication marchande. Pour des raisons économiques et, plus ponctuellement, éditoriales, médias, publicitaires et annonceurs ont contribué à la mise en œuvre de techniques de mesure de plus en plus précises.
11Avec le développement des techniques informatiques et la généralisation de la diffusion-réception numérique un nouveau cap a été franchi. D’abord, parce que les mesures sont désormais plus rapides (quasiment en temps réel), plus puissantes (capables de suivre les traces individuelles de chaque usager) et plus sophistiquées (en proposant des prescriptions individuelles ou en dégageant des tendances grâce au brassage d’énormes quantités de données).
12Ensuite, et surtout, parce que les acteurs numériques utilisent de plus en plus ces techniques pour piloter l’ensemble de leurs activités. Cette tentation séduit tous les acteurs du web mais elle est particulièrement visible dans les industries de l’information, de la culture et de la communication. En effet, ces secteurs « spéculatifs » sont traditionnellement confrontés à la question des risques (liés entres autres au caractère aléatoire du succès et de la consommation (Miège, 2007 ; Bouquillion, 2008), à la rareté des ressources financières, et à la reconfiguration de certains modèles économiques traditionnels en contexte numérique (Mœglin, 2007)). C’est notamment le cas des modèles de financement direct qui sont désorganisés par la numérisation des supports car elle favorise le rapprochement de certains biens privés des biens collectifs et rend difficile l’organisation des conditions d’exclusion (Chantepie et Diberder, 2010).
13Pour faire face à ces enjeux, de nombreux acteurs sont tentés d’utiliser les techniques automatiques pour se rapprocher au plus près des marchés à travers le renforcement des actions de promotion et de prescription, mais également à travers l’ajustement constant de la production aux attentes des consommateurs. Certains médias n’hésitent pas à adopter ouvertement une politique de production éditoriale pilotée par la demande, ce qui peut susciter des interrogations légitimes au sujet de leur mission sociale : dans quelle mesure remplissent-ils encore leur fonction de médiation ? Au-delà du cas particulier des contenus pilotés par la demande, la question de la médiation se pose plus généralement en raison de la place stratégique qu’occupent actuellement sur le web les acteurs de l’intermédiation.
14On peut noter une certaine ressemblance entre le caractère tautologique de la production de certains contenus médiatiques basés sur les mesures automatiques d’audience et la rationalité autoréférentielle décrite par les sociologues et les économistes proches de la théorie des conventions (Boltanski et Thévenot, 1991).
15La citation ci-dessous appartenant à André Orléan (2011), qui commente une thèse développée par Keynes (1971), résume l’idée centrale de ce parallèle possible entre le fonctionnement autoréférentiel des marchés financiers et le comportement mimétique de certains médias numériques :
« […] le spéculateur cherche constamment à déchiffrer l’opinion du marché pour prévoir dans quel sens elle dirigera les prix. Pour cette raison, la spéculation financière peut être dite de nature “autoréférentielle”. Elle ne se définit pas à partir d’une norme extérieure au marché comme peut l’être la valeur fondamentale ou l’utilité, mais à partir du marché lui-même […]. Ce qui importe sur un marché, ce n’est pas le contenu réel d’une information au regard des données fondamentales, mais bien la manière dont l’opinion collective est supposée l’interpréter. Il s’ensuit une rationalité singulière, de nature fondamentalement mimétique en ce qu’elle cherche à mimer le marché pour le précéder dans ses évolutions, aussi erratiques soient-elles. Si l’investisseur croit que, demain, les cours de la Bourse vont augmenter, alors son intérêt lui dicte d’acheter des actions, même s’il pense que, au regard des fondamentaux, cette hausse est aberrante » (Orléan, 2011 : 270-271).
16Est-il possible d’appliquer la même analyse aux comportements de certains acteurs médiatiques ? Ce rapprochement peut sembler déplacé de premier abord. Il aurait été certainement possible de prendre comme point de comparaison un domaine plus proche des industries de l’information, de la culture et de la communication. Et pourtant, la comparaison n’est pas totalement infondée car les deux secteurs s’organisent autour des marchés spéculatifs et d’une économie des risques.
17Les impératifs « d’audience » ou de « trafic » (Staii, 2014) qui s’imposent aux médias dont la principale source de financement est la publicité peuvent les orienter vers des solutions de sélection des informations et de traitement éditorial directement corrélées aux évolutions de la demande.
18La généralisation des mesures d’audience en temps réel permet d’envisager une adaptation constante des contenus compte tenu du comportement effectif des publics : modifications éditoriales (reformulation des titres, des légendes, des tags, voire des textes mêmes, etc.) compte tenu du trafic effectif enregistré sur la page (comparé à l’intérêt estimé ou escompté), repositionnement au sein du média (à la une, classement thématique, etc.), reclassement ou déclassement automatique selon le nombre de visiteurs ou… de « j’aime » enregistrés, etc.
19Par ailleurs, les techniques automatiques de fouille de données, de traitement de flux et de prédiction permettent de plus en plus un pilotage a priori de la production éditoriale compte tenu des configurations des centres d’intérêt détectés en temps réel ou des prédictions des tendances.
20Cette manière d’envisager la production des contenus témoigne d’une logique autoréférentielle très proche de celle mise en évidence dans la citation ci-dessus : les mouvements d’intérêt détectés à un moment donné sont assimilés à une audience future.
21Pour favoriser cette transformation d’une audience potentielle en audience réelle, certains médias n’hésitent pas à accélérer la production des contenus. Dans les cas extrêmes, elle peut se limiter ainsi à des opérations de réécriture plus ou moins approfondie, de mise en forme ou tout simplement de compilation et d’agrégation de contenus existants. À noter que toutes ces opérations sont aujourd’hui elles-mêmes de plus en plus automatisées (voire entièrement automatisées dans le cas de l’agrégation de contenu), ce qui présente également l’avantage de réduire à plus ou moins long terme les coûts de production ou, en tout cas, de les déplacer des activités éditoriales vers les activités de développement informatique.
22Certains médias peuvent vivre ainsi dans un système de rente grâce à la mise en œuvre de technologies complexes dont le principal atout est d’optimiser l’intermédiation mais qui ne font pas nécessairement œuvre de véritable médiation. Cette dernière mission est laissée à la charge des « producteurs des contenus primaires » (médias de contenu, sites institutionnels, etc.), eux-mêmes de plus en plus dépendants des techniques automatiques d’aide à la production éditoriale et fragilisés par les pertes non négligeables de revenus causées par l’instabilité des audiences et par leur migration vers les médias d’intermédiation.
Médias et intermédiaires : deux visions de la médiation pour une même source de financement
23Cette tension de fond entre médias et intermédiaires est au cœur des évolutions actuelles de l’industrialisation numérique. Les conflits qui opposent bon nombre de médias traditionnels à Google en sont une illustration saillante. Bien que cette tension ne puisse pas être imputée aux stratégies d’un seul acteur, la focalisation des craintes et des plaintes des médias de contenu sur Google est compréhensible, vu le rôle structurant de cet acteur à l’échelle du web et sa remarquable puissance financière.
24Selon un classement annuel des principaux groupes médiatiques mondiaux par chiffres d’affaires, Google consolide en 2013 sa position de numéro 1, en réalisant un chiffre d’affaires supérieur de 47 % au deuxième de la liste, l’américain DirecTV, l’un des leaders mondiaux de la distribution audiovisuelle par câble et satellite1.
25Seule une petite partie de l’activité du géant de la recherche d’information implique l’exploitation d’extraits issus des médias de contenu. Mais, pour ces derniers, cette perte a une toute autre valeur, autant financière que symbolique, dans le contexte où plus d’un tiers du chiffre d’affaires total des trente premiers groupes médiatiques mondiaux est désormais réalisé par les acteurs de l’intermédiation numérique2 et cette part ne cesse de croître d’année en année.
26De nombreux médias se mobilisent ainsi face aux intermédiaires pour défendre autant leurs recettes financières que leurs droits de propriété intellectuelle. Leurs chances d’aboutir sont pour l’instant assez minces et l’issue de certains conflits nous éclaire sur la complexité du débat y compris dans les pays où les cadres juridiques sont favorables au rééquilibrage des forces.
27Citons le cas du bras de fer qui a été engagé en Allemagne en 2014 par le groupe Axel Springer à la tête d’une coalition réunissant plus de 200 médias et qui s’est soldé rapidement par un compromis au goût amer de défaite.
28À la suite d’une demande d’arbitrage déposée par Springer auprès des tribunaux pour non respect de la propriété intellectuelle, Google a décidé de ne plus faire apparaître dans ses résultats de recherche des extraits de contenus pour lesquels Springer demandait une rémunération. Résultat : durant cette très brève confrontation ouverte, Axel Springer a enregistré une baisse de 40 % du trafic en provenance des moteurs de recherche sur les sites de ses principaux médias (et le trafic généré par Google News aurait même chuté de 80 %). À l’instar des autres médias de la coalition VG Media, le groupe Springer a dû se résoudre à accorder une licence d’utilisation gratuite des extraits de ses publications à Google.
29La tension entre intermédiaires et médias de contenu s’intensifie à mesure que les enjeux financiers prennent de l’ampleur. Actuellement, à l’échelle du web, deux tiers du marché de la publicité en ligne sont accaparés par cinq acteurs de l’intermédiation : Google, Yahoo !, Facebook, Baidu et Microsoft3.
30Pour compléter le tableau, ajoutons que la publicité connectée est la composante du marché de la communication média qui a connu la croissance la plus rapide ces dernières années. Cette croissance varie selon les formes de publicité (search, display, mobile, etc.), mais elle enregistre souvent une moyenne annuelle à deux chiffres.
31En l’espace d’une petite quinzaine d’années, Internet s’est imposé comme étant le deuxième marché publicitaire dans de nombreux pays, après la télévision, qui reste indétrônable, mais désormais régulièrement avant la presse4. La domination exercée par les pure players sur le secteur en forte croissance de la publicité connectée a toutes les chances de se pérenniser et d’attiser ainsi les tensions entre médias et intermédiaires numériques.
Les transformations de la médiation numérique à travers deux exemples
32Deux cas précis nous permettront d’illustrer les tendances globales évoquées précédemment. L’un a pour acteur l’agence Storyful qui utilise les techniques automatiques de veille afin d’identifier les sujets qui font l’actualité sur les réseaux sociaux. L’autre concerne le groupe de communication Melty qui utilise des techniques similaires pour favoriser la fusion des contenus d’actualité avec les communications marchandes.
33Les deux acteurs n’opèrent pas sur le même marché et ils ne proposent pas les mêmes contenus ou services. Mais ils se ressemblent, d’une part, parce qu’ils utilisent des techniques automatiques permettant un pilotage de la production éditoriale par la demande et, d’autre part, parce qu’ils pratiquent, chacun à sa manière, le rapprochement des contenus médiatiques et des communications marchandes. C’est à ce titre, et dans la mesure où ils nous semblent emblématiques de certaines tendances actuelles que ces cas nous intéressent, et non en raison de la taille ou de l’influence actuelle de ces deux sociétés qui sont en somme très modestes à l’échelle du web.
Les médias sociaux, miroir de la société ?
34Storyful se présente comme une agence de storytelling : elle surveille en temps réel les réseaux sociaux, identifie les « histoires qui méritent d’être racontées » (www.storyful.com), vérifie et compile des contenus épars pour les mettre à disposition des clients qui sont autant les médias que les annonceurs. En effet, Storyful se présente comme étant à la fois une agence de presse et une agence de communication. Cette start-up (fondée en 2008 et rachetée par News Corporation en 2013) présente plusieurs caractéristiques typiques des problèmes de fond qui nous préoccupent ici.
35En se focalisant sur les médias sociaux comme principale source d’information (Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, Flickr, Vine, etc.), Storyful fait un double pari.
36En premier lieu, l’agence considère que les histoires disponibles sur les réseaux sociaux doivent intéresser les médias et les annonceurs… justement parce qu’elles sont issues des médias sociaux. Ces médias sont considérés ainsi non seulement comme une source d’informations alternative permettant d’alerter sur des sujets majeurs, mais également (et peut-être surtout) comme un baromètre de l’intérêt que les publics montrent à ces sujets. La tautologie sur laquelle repose ce raisonnement le rend a priori inattaquable, ce qui peut conduire à légitimer l’idée que les médias sociaux contribuent désormais de manière significative à la définition de l’agenda médiatique (voire public) et à l’orientation des traitements éditoriaux.
37Par ailleurs, à la différence d’une agence de presse ou d’une agence de communication, Storyful ne réalise pas les contenus. L’agence sélectionne, vérifie et compile des contenus existants, en privilégiant ainsi les formats originaux des producteurs primaires, qu’ils soient professionnels ou amateurs, organismes connus ou individus anonymes.
38La promesse faite aux médias et aux annonceurs est donc de leur proposer des sujets inédits traités de manière originale et livrés dans des formats supposés être proches des goûts des publics… parce que réalisés par ces derniers. Ces contenus peuvent se substituer à ceux produits par les professionnels lorsque ces derniers n’ont pas accès aux événements ou tout simplement lorsque les coûts liés à une réalisation professionnelle seraient trop importants. Cette pratique, déjà courante dans les rédactions, pourrait bénéficier désormais d’un service professionnel, à l’instar de celui fourni par les agences de presse traditionnelles.
39La première spécificité de Storyful est donc de proposer un service de « surveillance d’un environnement » très particulier, celui des médias sociaux, qui se chargeraient à leur tour de « surveiller » la « réalité sociale ». Ce projet, qui peut paraître inédit en soi, fait en réalité écho à une vision de plus en plus partagée des médias sociaux comme « miroir » de la société et il nous invite à interroger les modalités de construction de la médiation en contexte numérique.
40En second lieu, cette « surveillance de l’environnement » est réalisée grâce à des techniques automatiques de recherche et de filtrage censées être capables d’extraire du bruit incessant des échanges insignifiants les sujets et les contenus dignes d’intérêt. Si l’agence met en avant sur son site Internet la valeur ajoutée du travail humain réalisé par ses employés ( http://storyful.com/case-studies/), le projet repose par nature sur des techniques automatiques de comptabilisation, de repérage, de filtrage, de recherche, etc.
41Nombre de ces techniques ne sont pas développées spécifiquement pour ce projet. Des outils comme les classements divers (nombre de retweet, de like, de visualisations d’une vidéo, etc.), la fréquence des tags ou des mots-clés recherchés sur le web, etc. sont incorporés dans les médias sociaux que l’agence surveille. L’intégration automatique de ces techniques permet à l’agence de réaliser une cartographie en temps réel des médias sociaux et de mettre en évidence des sujets ou de contenus pouvant intéresser les clients.
42Le travail humain de vérification et de croisement repose à son tour sur la manipulation d’un arsenal d’autres techniques automatiques : moteurs de recherche généralistes, spécialisés par types de contenus (images, vidéos, sons, etc.) ou par thématiques (données biographiques, etc.), bases de données ou de connaissances (données météorologiques, boursières, etc.), profils individuels renseignés sur les réseaux sociaux, systèmes de géolocalisation et de cartographie, etc.
43La manipulation de ces techniques fait appel avant tout à des compétences professionnelles « numériques » plus que journalistiques ou communicationnelles à proprement parler. L’objectif premier est d’identifier les contenus qui peuvent avoir de la valeur et de distinguer « le vrai » du « faux ». En l’occurrence, cela revient surtout à démasquer les mises en scène et les truquages, autrement dit à établir le vraisemblable sans prétendre nécessairement l’interpréter. Les contenus sont ainsi validés par rapport à d’autres contenus issus des mêmes circuits, ce qui donne aux médias sociaux un statut ontologique particulier de monde autosuffisant où les techniques automatiques font office d’éclaireurs de la vérité.
44La confiance dans les capacités de « médiation » de ces techniques est également illustrée par le positionnement a priori ambivalent de Storyful qui se veut à la fois une agence de presse et une agence conseil en communication. Aux médias, elle propose des fils d’information et des contenus vérifiés. Aux entreprises, elle compte fournir des services de positionnement de leurs campagnes de communication sur les médias sociaux, de veille marketing et d’e-réputation, de négociation et d’achat des droits d’utilisation des contenus issus des médias sociaux, etc.
45Ce double positionnement pourrait étonner, vu les particularités des deux secteurs et celles des savoir-faire respectifs. En l’occurrence, il semble tout à fait acceptable car il bâtit sa légitimité sur l’utilisation des mêmes techniques automatiques et sur le même socle de compétences numériques supposées être transférables d’un domaine à l’autre. La crédibilité de ce transfert repose sur l’acceptation de l’universalité des techniques automatiques en raison d’une supposée efficacité intrinsèque. Formulée ainsi, cette thèse dévoile clairement ses faiblesses et elle peut être facilement critiquée.
46Mais la discussion est bien plus complexe lorsque le pari d’efficacité universelle sous-tend des applications dont la mise en usage produit des résultats directement exploitables. Nul doute que les services de cette agence sont très utiles aux clients. Toutefois, comment échapper à une tautologie évidente et par quel critère extérieur mesurer la « performance » des moyens qui conduisent à ces résultats « exploitables » puisque ces derniers ne peuvent par nature être produits autrement que par des techniques automatiques ?
47Nous voici face à un nœud problématique qu’il faut prendre le temps de décortiquer afin de ne pas confondre les enjeux. Si l’utilité des techniques automatiques n’est pas en cause, il convient de remarquer que celles-ci favorisent une industrialisation de la médiation qui conduit à des modalités de construction du sens très particulières.
La production éditoriale pilotée par la demande au service de l’advertainement
48Les sites du groupe Melty, un média qui vise principalement un public jeune, fournissent d’autres arguments pour alimenter la discussion des transformations de la médiation en contexte numérique.
49Start-up française fondée en 2008, la petite société Melty est devenue en l’espace de quelques années une entreprise en croissance qui englobe plusieurs pôles d’activité : sites d’actualité généraliste ou thématique à destination des publics jeunes en France et à l’étranger, gestion éditoriale de sites partenaires (june.fr, mcm.fr, etc.), production de contenus, conseil en communication, études marketing et analyse des tendances, conseil en gestion des communautés, événementiel et… production des jeunes talents, etc.
50L’ensemble de ces activités se développe autour de la connaissance du public cible du groupe, les 15-25 ans (ou plutôt les 18-30 ans selon la déclaration d’intention publiée sur le site officiel (www.meltygroup.com). Chaque activité contribue à renforcer cette connaissance et puise dans un ensemble de technologies communes visant à collecter des données diverses sur cette cible jeune. Les données collectées sur les sites du groupe et sur le web social sont compilées par le logiciel de tendances shape afin d’identifier les thématiques qui font l’actualité, les centres d’intérêt, les goûts et les comportements divers de cette cible hyper connectée. Les informations ainsi obtenues servent à orienter la production des contenus proposés aux cibles et les services offerts aux annonceurs.
51Les sites de la galaxie Melty pratiquent un double pilotage éditorial : par la demande du public (compte tenu des centres d’intérêt identifiés en temps réel) et par la commande marchande afin de faire passer les messages des annonceurs. En résultent des formats de contenu très difficiles à cataloguer selon les genres traditionnels. L’information d’actualité y côtoie de très près la publicité, les contenus propres sont difficiles à distinguer du publirédactionnel et des « citations » ou des renvois vers d’autres sites principalement marchands. Pratiquement aucun repère rédactionnel ou visuel ne permet d’opérer clairement ces distinctions, au contraire, tout semble pensé dans l’optique de gommer les frontières entre genres différents et sources diverses.
52Cette confusion programmée est clairement assumée par le groupe qui estime que ses sites ne font que refléter un phénomène social. Le même mélange des genres ferait désormais partie de la vie des jeunes générations et de leur rapport aux médias. Univers de marque, promotion marchande des contenus culturels, divertissement et information en ligne feraient désormais partie de la même sphère de sens. Il est difficile de dire si la vision proposée par ce média bénéficie ou non de l’adhésion profonde de son public. Mais l’on peut constater qu’elle n’est pas un frein à son développement. Melty s’affiche désormais comme étant le leader de l’information d’actualité en ligne pour les jeunes, avec 10 millions de visiteurs uniques par mois en France.
53La croissance de cette société est soutenue autant par l’intérêt des publics que par la valeur ajoutée des services proposés aux marques. La gratuité des contenus offerts aux publics oblige sans doute à chercher une synergie entre ces deux leviers économiques. Mais la diversification des activités du groupe dans le domaine de la communication marchande et certaines déclarations des fondateurs laissent peu de doute sur la hiérarchie des objectifs. « Nous voulons travailler avec les marques pour qu’elles deviennent plus cool » déclarait récemment le PDG Alexandre Malsch5, en laissant penser ainsi que la vocation première des médias du groupe serait de créer les conditions favorables à l’établissement d’une communication marchande des annonceurs vers les consommateurs. Cette vision, qui peut susciter quelques interrogations éthiques au regard du positionnement affiché par les médias du groupe comme étant des « sites consacrés à l’actualité » (http://www.meltygroup.com/qui-sommes-nous-a52110.html), a néanmoins le mérite d’être cohérente avec le pilotage éditorial par la demande promu par cette société depuis son apparition.
54La médiation informative opérée ne relève pas en l’occurrence d’un véritable projet de construction du sens, mais d’un service d’intermédiation élaborée qui s’appuie sur un arsenal de techniques automatiques afin de mettre en relation une offre (les sujets « dont on parle ») avec une demande (les goûts des publics visés). Il n’y a donc pas de véritable projet d’information.
55En revanche, on ne peut pas mettre en doute la réalité de l’intention communicationnelle, au moins dans sa dimension marchande. À travers la diversification de ses services, Melty est en train de mettre de plus en plus l’accent sur des contenus à forte valeur ajoutée dont la production nécessite l’identification des leviers qui permettraient de créer un espace commun entre les annonceurs et les cibles. L’advertainement semble un levier particulièrement efficace pour toucher la cible visée, d’où l’intérêt de Melty pour la production de formats qui se prêtent bien à l’emballage de ce type de message : la bande d’annonces, la vidéo enrichie, la web-série ou le web-documentaire. Diffusés sur ses sites, sur ceux des partenaires ou mis à disposition des annonceurs, ces brandcontents font œuvre de « médiation » marchande.
56Reconnaissons que ces formats publicitaires « originaux » ont le mérite de donner à la communication numérique marchande une relative épaisseur, notamment par comparaison avec les techniques de personnalisation industrielle qui prolifère aujourd’hui sur le web. Face au matraquage du consommateur avec des messages répétitifs supposés répondre aux « besoins » exprimés par les derniers mots-clés tapés sur un moteur de recherche ou par les dernières pages visitées, l’advertainement a l’avantage d’une certaine créativité qui peut élargir le champ de l’interprétation. Tout cela, bien entendu, dans les limites de ses objectifs marchands qui l’orientent vers la poursuite de l’efficacité (en termes d’exposition et surtout d’impact) et dans celles tracées par les techniques de fouille de données et par les algorithmes de tendances censés l’aider à y parvenir.
Conclusion
57La généralisation du numérique marque une nouvelle étape de l’industrialisation de la communication. Les techniques automatiques de mesure, de ciblage et de pistage y contribuent substantiellement dans la mesure où elles favorisent la rationalisation et la mécanisation des activités.
58Le succès de ces techniques s’explique en grande partie par le fait qu’elles laissent entrevoir la possibilité pratique de réaliser un compromis entre les exigences opposées de la personnalisation et de la massification : proposer des « produits » personnalisés selon des recettes généralisables, identifier les tendances globales à partir d’une somme d’expressions singulières, influencer les comportements individuels en manipulant des ressorts décisionnels universels, etc.
59Ces nouvelles logiques industrielles affectent pleinement les industries numériques de l’information et de la communication et elles soulèvent la question centrale de la capacité de ces acteurs à intégrer les transformations tout en préservant leur fonction de médiation.
60Les messages diffusés via les médias, qu’ils relèvent de la sphère de l’information, du divertissement ou de la communication marchande, s’adressent à des masses en espérant toucher des individus. Les médias prétendent favoriser cette alchimie de la réception en fondant la production des messages sur la connaissance et la formation des « publics ».
61Ce rapport aux publics implique des opérations promotionnelles, des mesures d’audience et des techniques visant à discerner des tendances, des goûts et des attentes majoritaires. Nous connaissons les difficultés de ces entreprises (Esquenazi, 2003 ; Lahire, 2006) et nous savons que la production des contenus exige la prise en compte d’un espace de réception façonné par un maillage de médiations où la voix des médias croise celles d’autres instances (Barbero, 2002).
62En réalité, c’est dans la mesure où ils arrivent à dépasser la notion opérante « d’audience » et celle archétypale de « public », et lorsqu’ils parviennent à penser leur mission en rapport mais aussi au-delà des dynamiques immédiates de la réception, que les médias peuvent faire œuvre de médiation, c’est-à-dire participer à une dynamique sociale créatrice de sens.
63Face à cette question si complexe, il est important d’interroger la nature de l’industrialisation numérique fondée sur la généralisation des techniques automatiques et le sens de sa contribution à l’économie de la médiation.
Bibliographie
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Références bibliograpiques
Articles et ouvrages
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Sites Internet
Nielsen, Global AdWiev Pulse 2014 (http://www.nielsen.com/us/en/insights/news/2014/tv-remains-the-reigning-champ-but-display-internet-ads-are-the-mvps-of-3q.html,consultéle15.01.2015)
UDA, Chiffres clés des annonceurs 2014 (http://www.uda.fr/fileadmin/documents_pdf/publications_etudes/Chiffres_cles_des_annonceurs_2014.pdf, consulté le 15.01.2015).
ZenithOptimedia, Advertising Expenditure Forecasts 2013, (http://www.zenithoptimedia.com/zenithoptimedia-forecasts-stable-ad-growth-in-2013-will-paveway-for-recovery-in-2014-and-2015/, consulté le 15.01.2015)
ZenithOptimedia, Top 30 Global Media Owners 2014, (http://www.zenithoptimedia.fr/?p=6953#!prettyPhoto, consulté le 15.01.2015).
Notes de bas de page
1 Source : ZenithOptimedia, Top 30 Global Media Owners 2014, ( http://www.zenithoptimedia.fr/?p=6953#! prettyPhoto, consulté le 15.01.2015).
2 Source : Ibid.
3 Source : ZenithOptimedia, Top 30 Global Media Owners 2014, (http://www.zenithoptimedia.fr/?p=6953#!prettyPhoto, consulté le 15.01.2015).
4 Il n’est pas facile de dresser un tableau des dépenses publicitaires par médias à l’échelle mondiale. Selon le baromètre Global AdView Pulse publié par Nielsen (2014), la télévision restait en 2013 le média le plus attractif pour les annonceurs avec une part de marché de 57,6 % des dépenses mondiales. Le même baromètre place Internet loin derrière avec seulement 4,5 % du marché. En l’occurrence, le poids d’Internet est sans doute sous-estimé car seule la publicité display semble être prise en compte et l’enquête ne couvre pas tous les pays. Selon d’autres sources (ZenithOptimedia, 2013), les différentes formes de publicité connectée (Internet et mobile) auraient représenté 18,2 % du marché mondial de la publicité en 2012 et elles devraient atteindre 24,6 % en 2015. Ces fluctuations mettent en évidence, outre la complexité méthodologique considérable de la collecte des données, une véritable difficulté à définir le périmètre de la publicité « en ligne », qui reste pour l’instant une notion protéiforme. Néanmoins, des données plus homogènes sont disponibles sur les principaux marchés nationaux. Si l’on prend en compte seulement les dix premiers pays du marché mondial par ordre d’importance, selon les données du BIPE publiées par l’UDA, Internet attirait 24 % des dépenses des annonceurs dès 2012, se plaçant ainsi en deuxième position après la télévision qui restait le média dominant avec ses 41,5 % de parts de marché, mais avant la presse qui attirait 21,4 % des dépenses médias des annonceurs. Enfin, le classement des dépenses par médias en France donne le trio de tête : télévision, presse, Internet – la presse ayant encore une bonne longueur d’avance, malgré une baisse durable de sa part de marché et une croissance soutenue de la publicité en ligne (UDA, 2014).
5 « Alexandre Malsch, jeune prodige du web à la tête d’un groupe de presse conquérant », par Alexis Delcambre, LE MONDE | 16.08.2014 (disponible sur : http://www.lemonde.fr/festival/article/2014/08/16/alexandre-malsch-jeune-prodigedu-web-a-la-tete-d-un-groupe-de-presse-conquerant_4471872_4415198.html#61zfriScWWoziE0h.99,consultéle17.01.2015).
Auteur
Professeur des universités, Sciences de l’information et de la communication
elico, Université Jean Moulin Lyon 3
http://www.elico-recherche.eu
adrian.staii@univ-lyon3.fr
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