Les traces émersives des gestes du corps vivant dans le cosmomorphisme de l’enseignant
p. 49-62
Texte intégral
Introduction
1Dans Homère est morte, Hélène Cixous raconte la dernière année de vie de sa mère Eve et les gestes du corps vivant en train de mourir peu à peu : « à la fin je ne peux plus toucher que la tête de maman, je tâte ses tempes qui vont se creusant sous la caresse triste de mon index, puis je glisse mes doigts sur son crâne dans ses forts cheveux blancs, à la fin seule la tête de maman accepte le toucher, je glisse mes doigts entre les feux qui dévorent sa peau » (Cixous, 2014 : 33). Le geste invasif et pourtant consolant, qui accompagne le décharnement du corps de sa mère est aussi l’occasion de chercher sur la peau de l’autre ces traces émersives qui laisseraient encore passer le vivant.
2Par gestes du corps vivant nous désignons les mouvements réflexes réalisés par le vivant lui-même pour nous adresser, à la conscience et au toucher, des signes de son activité. Par le care le geste compassionnel peut recueillir, jusqu’au bout de la vie, le vif témoignage de l’activité du vivant. Les traces du corps vivant restent actives par le contact physique inter-corporel mais aussi par l’enseignement du corps : pour enseigner le corps conscient organise les gestes intensionnels en des traces explicites qui sont autant d’apprentissages. Mais à travers ces gestes pédagogiques s’expriment des attitudes, des postures et des techniques du corps de l’enseignant, mais ainsi de l’enseigné, qui ont été incorporées dans le schéma corporel au point d’émerger de manière inconsciente.
Cadre théorique : l’emersiologie
3L’émersiologie est une science réflexive née de l’émersion des sensibles provenant de notre corps vivant dans la conscience du corps vécu. L’émersion est le mouvement involontaire dans notre corps des réseaux, humeurs et images dont notre conscience ne connaît que la partie émergée. Le corps vivant produit des sensibles par son écologisation avec le monde et avec les autres. Mais, en raison du temps de transmission nerveuse de 450 ms jusqu’à la conscience du corps vécu, le corps vivant n’est connu – Herbert Feigl le décrit dans l’impossible autocérébroscopie dès 1958 – qu’avec retard par la conscience du corps vécu.
4L’émersiologie du sensible est désormais prouvée. Depuis les années 1990, avec le développement des capteurs in vivo et des suivi des potentiels évoqués, une phénoménologie neurobiologique de l’action est venue démontrer que la perception rétroagissait sur la structure neuro-cognitive des réseaux cérébraux et que l’action engageait la perception vicariante dans les systèmes neuro-moteurs de décision et de délibération. En retour, la bio-subjectivité étudie comment le vécu corporel rétroagit sur le corps vivant et comment le corps vivant modifie non seulement son image du corps mais aussi son schéma corporel.
5Le sentant de notre corps sensible n’est pas le senti. Par sa sensibilité, le corps vivant est sans personne au sens où le sujet n’en contrôle pas l’activité organique ni l’activation cérébrale. C’est la vicariance de son cerveau lors de son écologie dans ses environnements qui lui fait créer des réseaux et des formes avant la conscience : ainsi, selon Alain Berthoz le « schéma corporel constitué par des réseaux neuronaux simulant des propriétés du corps propre » (Berthoz, 2013 : 71). Le corps vivant nous immerge dans les conditions de son organisme, écologisant ses interactions avec le monde, au point de nous y maintenir en imsertion dans les sensations internes comme la douleur, l’extase, la maladie ou le vieillissement. Notre corps vivant souffre, jouit ou décide avant même que nous ne le sachions dans notre corps vécu.
6La stratégie du corps vivant est d’adapter le corps vécu le plus immédiatement à l’action, cette stratégie est non intentionnelle pour la conscience qui n’en a pas une. La sensibilité intuitive est subconsciente, le résultat de l’écologie prémotrice incorporée dans les habitus. Cette sensibilité est orientée par des schémas sensoriels élaborés dans le cours de l’expérience et qui donnent ce caractère intuitif et spontané au geste d’action. En mutant par adaptation informationnelle, le corps vivant fait preuve à notre insu d’une santé précaire et d’une homéostasie en déséquilibre qui nous force à nous réorganiser.
7L’obstacle d’une connaissance de notre corps vivant est principalement la conscience du corps vécu qui met un voile perceptif sur les informations sensorielles et émotionnelles. Ce que nous prenons pour du corps vivant est une perception à travers le corps vécu.
Une méthodologie émersive
8Comment les repérer ces traces émersives qui traversent l’espace communicationnel dans des micro-mouvements du corps vivant échappant à la maîtrise consciente du sujet ? L’obstacle d’une connaissance de notre corps vivant est principalement la conscience du corps vécu qui met un voile perceptif sur les informations sensorielles et émotionnelles. Ce que nous prenons pour du corps vivant est une perception à travers le corps vécu. Comment dès lors distinguer ce qui provient directement du corps vivant de sa perception par le corps vécu. L’éveil est l’émersion de ce qui a été activé dans le corps vivant (Andrieu et Burel, 2014) et qui accède à la conscience involontairement ou par un travail d’attention et de vigilance à ce qui survient. Le langage verbal et corporel trahit cette faille de l’expression, pour autant que l’on prête attention aux gestes involontaires du corps et aux manques de la conscience à maîtriser ses mots à travers ces actes manqués, lapsus, impulsions, ruptures de rythmes, aveux d’impuissance, dépossessions.
9Une philosophie de l’expression corporelle (Andrieu, 1993) repose sur cette herméneutique de l’apparence qui a conduit Maurice Merleau-Ponty à une distinction entre ce qui est exprimable et ce qui est inexprimable. Le corps peut ainsi exprimer inconsciemment les traces de ce qu’il a incorporé, soit involontairement lors de la constitution fœtale et de ses habituations infantile, soit volontairement lors de ses apprentissages conservés dans sa mémoire. L’hystérie est un témoignage sémantique de cette expression inconsciente du corps, sans que la conscience ne puisse comprendre la signification du symptôme non-organique. Le lapsus et l’acte manqué indiquent combien le corps est traversé par des intentions tacites et secrètes qui visent directement la vérité du désir du sujet. L’intention corporelle, à la différence de l’intention consciente, peut prendre des voies plus directes et strictement physiologiques pour exprimer, dans la parole-même, mais plus souvent dans l’acte corporel (le passage à l’acte), l’intensité sémantique qu’elle contient.
10Mais tout du corps n’est pas exprimable par le corps. Le potentiel sémantique du corps est supérieur aux capacités inconscientes et conscientes du corps (Fontanille, 2004) : « la chair est donc à la fois au fondement de la deixis et à celui du noyau sensori-moteur de l’expérience sémiotique » (Fontanille, 2011 : 11). Ce surcroît de sens incarné rend à l’expression sa dimension d’extériorisation d’une intériorité transcendante, jamais entièrement réductible à une manifestation immanente aux signes et aux codes de nos cultures. La création se définit justement de cette possibilité d’inventer de nouveaux modes d’expression à partir de la chair de notre corps, de l’interprétation des signes corporels dont l’expressivité reste relative aux modes imaginaires et symboliques de créativité. Ainsi, les arts modifient les accès à la chair du corps en proposant, qui des performances, qui des représentations, qui des innovations formelles. L’inventivité esthétique, même si elle ne parvient pas à épuiser la fécondité incorporée de la chair du corps, en manifeste indéfiniment des traits nouveaux.
11Comment dès lors distinguer ce qui provient directement du corps vivant de sa perception par le corps vécu ? C’est ce que nous étudierons dans ce texte. Inscrite dans le corps, l’épaisseur affective de l’expérience de la rencontre enseignants-élèves appréhende ici à travers différentes échelles :
- Celle (i) de l’activation pré-motrice inconsciente repérable au niveau neural,
- Celle (ii) de l’activation préconsciente émersive inaugurant une conscience pré-réflexive repérable dans l’auto-confrontation aux ajustements moteurs de l’enseignant dans la rencontre,
- Celle (iii) de l’impression consciente issue du retournement du regard du sujet sur l’expression de ses propres affects dans un regard en troisième personne.

Le corps enseigné
12Daniel Denis, s’intéressant en 1972 à l’École Normale Supérieure d’Éducation Physique et Sportive à la motricité créatrice ouverte sur l’environnement, en vient à interroger la philosophie éthique de ce corps enseigné dans l’école. Quel est ce corps forgé dans l’espace scolaire et quel est ce corps géré par l’institution pédagogique (DENIS, 1974 : 22) ? Là où René Lourau (1933-2000) défendait la non-directivité, Fernand Deligny (1913-1996) propose les détours de l’agir par le geste (Lourau, 1969 : 23-47 ; Deligny, 1979 : 55-76). En juin 1973, Daniel Denis soutient son mémoire de l’École Normale supérieure d’Éducation Physique et Sportive sous la direction de Gaston Mialaret sous le titre Motricité créatrice ouverte sur l’environnement.
13Dans son édition augmentée en 1974 sous le titre Le corps enseigné, il interroge les modèles et les normes qui sont transmis dans nos représentations et vécus corporels, la manière dont le corps est « forgé dans l’espace scolaire » et « géré par l’institution pédagogique au travers de ses consignes et de ses silences » (Denis, 1974 : 22). L’illusion de posséder son corps par l’activité physique et davantage par le sport ne rend pas vain « une appropriation du corps », c’est-à-dire « de la conjoncture de mise en jeu du corps qu’elle est en fait un lieu de mise en Je du corps, d’un corps sans frontières attribuées par décret dans un environnement à géométrie variable » (Denis, 1974 : 168). Denis accomplit un pas supplémentaire par rapport à Thibault qui en reste, une fois critiquée une « éducation corporelle intégrée » (Thibault, 1977 : 267), à l’affirmation que le corps est « le moteur de toute éducation » (Thibault, 1977 : 268).
14Daniel Denis dans une « culture mosaïque » (Denis, 1974 : 183), comme Michel Bernard avec l’expressivité corporelle et la danse, n’en reste pas au corps sportif qui, comme le corps savant, est marqué par « l’apologie de l’affrontement et de la mise en œuvre dialectique » (Denis, 1974 : 210), mais cherche à théoriser des situations issus de « processus de créations de normes, d’institutions de langages, de conceptualisations de formes au gré des interactions entre adultes, enfants et techno-nature » (Denis, 1974 : 213). La motricité créatrice ouverte, bien loin de la sémiotricité de Parlebas, est une « mise en Je du corps » dans une pédagogie aléatoire par le « corps trans-figuré, assumant l’ubiquité » (Denis, 1974 : 215). Le désir d’expression et de création corporelle ne doit pas trouver un obstacle dans des séances sportives façonnant « le corps borné d’un être clos » mais « permettre aux hommes et aux femmes de partager et d’assumer les moyens d’une authentique jouissance de leur corps » (Paillet et Denis, 1975 : 816).
Un cosmomorphisme de l’enseignant
15En trois ouvrages parus entre 1970 et 1979, de Pinok (Monique Bertrand) et Matho (Mathilde Dumont) précisent comment, à l’ENSEPS, elles ont suivi l’enseignement du mime corporel (Pezin, 2003) avec Etienne (1898-1991) et Maximilien Decroux (1930-). Elles découvrent dans ce théâtre corporel combien les « corps nous montrent tout de l’intérieur » (Bertrand et Dumont, 1976 : 8). Si le terme est né en 1923 à l’école du Vieux Colombier, il est réintroduit par Bertrand et Dumont dès 1954 dans les stages organisés par l’UFOLEA, puis dans les années 1960, en éducation physique, en publiant leur premier ouvrage Expression corporelle, Mouvement et pensée en 1970.
16Se référant à la réflexion d’Alain sur l’art, les auteures explorent comment la recherche en expression corporelle se fonde sur le corps non-objectif, non-organique par une « connaissance subjective, intime, vécue comme lutte, cri, souffrance, apparaissent exaltation, méditation » (Bertrand et Dumont, 1970 : 11). L’improvisation repose sur un oubli de la technique afin de rendre « le corps disponible à la sensation » (Bertrand et Dumont, 1970 : 43) : l’art du mouvement. Référence ici est faite à la praxéologie motrice de Pierre Parlebas, à une Commission de travail de mai 1968 à l’ENSEPS, qui devrait être appelée « expression corporelle » (Bertrand et Dumont, 1970 : 45). Même recours ici à l’authenticité défendue par Georges Rioux, mais au service d’un sentir et d’un re-sentir, par « une démarche d’auto-authenticité, d’auto-expérience » (Bertrand et Dumont, 1970 : 54). Le but éducatif relève d’une philosophie humaniste à travers « le développement, l’épanouissement de l’être humain » (Bertrand et Dumont, 1970 : 55), le refus d’un humain qui dissocierait la personne humaine en corps et âme, « alors que l’être humain est un système d’ajustements et de rajustements » (Bertrand et Dumont, 1970 : 73).
17Comment cet art du mouvement peut-il se démarquer de la danse et du théâtre ? Les modes d’expression reposent sur des techniques existantes, mais aussi sur des imaginations inédites. Aux possibilités de l’instrument-corps s’ajoute le « cosmomorphisme » (Bertrand et Dumont, 1970 : 88), par une assimilation-communion avec les éléments de l’univers et l’évocation imaginaire d’objets ou d’êtres absents. Dès 1968 s’organise dans les écoles, grâce au groupe Théâtre École Mouvement & Pensée (T.E.M.P.), un terrain pédagogique d’éducation corporelle, c’est-à-dire « un moyen d’auto-connaissance, de connaissance des autres, une possibilité entre autres pour chaque être de s’affirmer au monde par l’acte créateur » (Bertrand et Dumont, 1973 : 116).
18Les aspects positifs de l’enseignement de l’expression corporelle selon un modèle reichien, sont les « diversion, détente, libération des tensions » (Bertrand et Dumont, 1973 : 115). Dans La dynamique de la création, en 1976, l’intimité du mot produit une résurgence du corps : « le corps et l’esprit, alertés par la fréquence et la variété des sollicitations, deviennent capables d’adaptation et d’ajustement » (Bertrand et Dumont, 1976 : 89).
19Aussi on peut émettre l’hypothèse que « le corps de l’enseignant pouvait être opérant tout autant par les messages qu’il émettait que dans les indices prélevés sur lui, à l’insu du sujet bien souvent » (Pujade-Renaud, 1983 : 17). Cette double communication, messages et indices, ne fonde pas une réciprocité symétrique ; au contraire la perception qu’a l’élève du corps de l’enseignant est subjective et personnelle alors même que l’enseignant croit dominer l’expressivité de son corps. Chacun avoue immédiatement laisser son corps derrière la porte comme s’il pouvait opérer un dédoublement ; et encore, le pourrait-il, qu’il ne contrôlerait pas le relevé d’indices sur son corps par la perception de chacun. Il y aurait donc de possibles indices d’un non-dit de la communication maître-élève qui structurerait, malgré nous, l’expression et la compréhension du dit.
Les traces du corps vivant
20Les traces de l’activité du vivant viennent déborder, comme Freud (1901) en a posé le modèle émersif de l’involontaire non intentionnel dans Psychopathologie de la vie quotidienne à travers le concept d’acte manqué, le contrôle conscient de son corps vécu. Comme nous l’avons montré pour l’orgasme (Andrieu, 2013) et le vertige (Andrieu, 2014), la peur de perdre le contrôle en s’abandonnant à une information surprenante est à la fois psychologique et physique, car ce débordement est fondé sur :
- L’activité biologique et chimique de l’organisme qui produit des humeurs, du vertige ou de la douleur.
- Le cadre insuffisant de la sensibilité consciente qui est culturellement contrainte selon des rites d’interactions (Goffman, 1974).
- La recherche de dispositif d’envahissement des sensations du vivant dans le corps vécu en se mettant dans des états d’extase dans le LSD avec Timothy Leary (Penner, 2014) ou dans les rituels d’initiation (Flahutez et Egana, 2014) comme Marion Laval-Jeantet le raconte.
- La sensibilité nouvelle à la perception de son propre corps (Vigarello, 2014) est une expérience de sensations internes qu’il convient de circonvenir et de connaître pour découvrir la profondeur de son corps.
21La trace de ce débordement est inscrite dans le corps vivant sans pour autant que le corps vécu en ait une claire conscience :
- La trace peut être chronique comme dans la blessure ou maladie qui maintient une sensation émersive de manière lancinante dans la conscience du corps vécu.
- La trace peut être traumatisante (Scarry, 1988) dans le cas d’un viol, d’une torture, d’une violence psychologique, de séquelles d’une maladie… qui vient altérer la santé physique du corps vivant dans une manifestation psychosomatique (Winnicott, 1988, éd. 2014 : 44) ou un état psychique dégradé en raison de la régulation des affects.
- La trace peut être rémanente en ce qu’elle perdure malgré la perte de la sensation réelle à travers l’image qui s’en est détachée et revient dans la vie imaginaire et psychique.
22La trace est émersive de trois manières :
- Soit en ravivant la sensation incorporée dans le vivant comme un engramme qui ressurgit par une émersion, comme une capsule qui se libèrerait à travers tout le corps.
- Soit en réveillant par une stimulation exogène forte qui sort de son sommeil ou de sa non spécialisation, comme dans les cellules-souches, une trace physique ou psychique qui n’avait pas été encore actualisée.
- Soit en éveillant par la création dans la profondeur du corps de nouveaux réseaux neuronaux et de nouvelles sensibilités en s’immergeant dans des expériences inédites.
Les traces de l’épanouissement et de l’épuisement professionnels chez les enseignants
23Les débordements du vivant transparaissent ainsi dans de nombreuses activités, qu’elles soient sportives, professionnelles ou simplement routinières. Leurs traces bio-comportementales témoignent de ces différents états psychosomatiques (chronicité, traumatisme, rémanence) ainsi que de ces différents niveaux d’éveil de la conscience (ravivement, réveil, éveil).
24Dans le cas des enseignants, la confrontation aux exigences du genre professionnel (Clot, 2001) rend l’agent attentif à la mise en conformité de ses gestes de métier. À travers la démonstration ou la consigne, via l’esthétisation du corps de l’enseignant, s’expriment les signes officieux de sa compétence et de son statut institutionnel. Ainsi, la gestualité éducative incarne-t-elle de façon tangible l’adéquation des stratégies de « pilotage », d’« étayage », de « tissage », et d’« atmosphère » que Dominique Bucheton notamment décrit dans ses travaux sur l’enchâssement de macropréoccupations professionnelles (Bucheton et Soulé, 2009).
25Cette gestualité contrôlée ne représente pourtant qu’une part infime des mises en jeu du corps de l’enseignant au travail. En filigrane de l’enseignant épistémique et rationnel, l’individu, dans sa subjectivité et son affectivité, n’est jamais totalement mis sous contrôle par le genre. En effet, avant même que l’enseignant n’en prenne conscience, l’immersion dans l’espace social complexe de la leçon ravive en lui des sensations spontanées de bien-être ou de souffrance. En réaction à cette immersion professionnelle, le corps vivant se réorganise pour faire face à l’état perçu des contraintes situationnelles et définir un mode d’im-sertion (Andrieu et Burel, 2014) adéquat. Cette imsertion correspond alors à un état relatif du couplage structurel acteur/situation inscrit dans l’écologie pré-motrice du sujet. Ici, en filigrane de l’esthétisation contrôlée de gestes éducatifs volontaires précédemment décrite, l’analyse bio-comportementale attentive laisse transparaître l’impact immédiat de la situation éducative sur le sujet professionnel (Jorro, 1998 ; 2002). En deçà de la gestualité volontaire de l’enseignant en direction de l’élève se situent en effet d’autres traces, immédiates et authentiques, qui témoignent sans faux-semblants de l’im-pression situationnelle sur le sujet, c’est-à-dire du cosmomorphisme de l’enseignant directement connecté à la situation éducative. La crispation ou la détente musculaire, les soupirs, micro-démangeaisons, micro-caresses, et autres micro-postures apparaissent comme autant de gestes émersifs qui trahissent malgré lui, et avant même qu’il n’en prenne conscience, la résonance affective des évènements. Ce sont ces mêmes gestes émersifs, entendus comme activations spontanées du corps dissociées de l’objet intentionnel, que l’élève espiègle, dans sa lecture intuitive du corps de l’enseignant, s’amuse à relever comme preuve indubitable de sa capacité à combattre l’autorité de l’enseignant et à le pousser à bout.
26Lorsque les stimulations liminaires de l’immersion et les traces imsertives correspondantes sont suffisamment fortes ou récurrentes, comme dans la répétition chez les élèves d’une déviance par rapport au comportement attendu ou comme dans l’apparition d’un pic sonore inopiné (Gal-Petitfaux et Vors, 2008), le corps vécu se réveille et actualise des impressions à forte tonalité émotionnelle. À travers les mécaniques de l’appraisal émotionnel (Scherer, Schorr et Johnstone, 2001), l’enseignant s’agace ou se félicite de la dynamique de la situation, réinvestit des postures symboliques d’autorité ou au contraire s’engage spontanément au contact des élèves. En ce sens, la chronicité, le traumatisme et la récurrence de la trace immersive impactent directement la rapidité et l’intensité de l’activation émotionnelle du vécu. Ainsi, pour un enseignant en état de burnout (Freudenberger, 1974), l’état d’épuisement émotionnel se caractérise par une progressive chronicisation des traces immersives de mal-être en milieu professionnel et de la réaction imsertive qu’elles occasionnent. Dans cet état, la récurrence d’une marque de déviance perçue dans l’attitude de l’élève engagera pour cet enseignant une réaction proportionnellement plus vive et plus intense, le maintien de la situation actualisant l’immersion étant appréhendé comme potentiellement plus traumatisant. En d’autres termes, la chronicité, le traumatisme et la récurrence de la trace immersive en fondent la force illocutoire dans le corps vécu et augurent de l’ampleur de la trace émotionnelle rémanente dans l’activation de la conscience du sujet.
L’authenticité de la trace dansée en improvisation artistique à travers les questions de l’éveil et du réveil
27L’exploitation de la trace émersive du vivant ne se cantonne pas à l’évaluation psychoaffective de l’individu imséré dans une situation. Elle ouvre également la perspective de l’(auto) régulation comportementale à travers un processus d’éveil. Puisque le geste émersif constitue une grille de lecture de l’engagement spontané et intuitif, le comportement individuel peut en retour être modulé de deux manières distinctes.
28Une première possibilité de régulation est liée à l’auto-analyse par le sujet lui-même de l’immersion situationnelle qu’il est en train de vivre. Pour reprendre l’exemple précédent, l’enseignant alerté sur son mode d’engagement corporel intuitif face au stress est rendu capable de percevoir la récurrence de cette signature comportementale. La trace émersive devient alors un indice du mode imsertif que l’organisme adopte dans le couplage structurel avant même que sa conscience n’ait été directement alertée. Cette trace, symbolisée via l’action du chercheur, devient ici un feed-back immédiat du potentiel psychoaffectif de la situation qui se joue, et conduit alors à une régulation consciente des stratégies d’engagement dans la relation pédagogique afin de juguler les tensions de façon précoce. En ce sens, connaître et percevoir les spécificités de sa signature comportementale émersive face au stress constitue un enjeu majeur de formation initiale et continue dans l’accompagnement professionnel de l’enseignant.
29Une seconde possibilité d’exploitation de la trace émersive est à déceler dans l’esthétisation volontaire de cette trace à des fins communicationnelles. Le potentiel illocutoire de la gestualité est un élément aujourd’hui communément admis : dans l’échange interpersonnel le discours verbal ne représenterait en effet qu’une part minoritaire du message transmis, les indices non verbaux en supportant la majeure partie. L’esthétisation de la forme corporelle, ou soma-esthétique (Shusterman, 2007), occupe donc une place de choix dans l’action sémiotique. Dès lors que les gestes émersifs apparaissent comme les marqueurs somatiques du mode d’engagement individuel dans une situation donnée, leur réutilisation volontaire et esthétisée traduit dans les apparences une authenticité du vivant et de l’impression qui lui succède dans le vécu.
30C’est le cas par exemple de l’inscription du corps dans une démarche artistique comme l’improvisation en danse où une grande importance est accordée à la présence. Pour l’artiste, être présent suppose d’assumer « être en scène », d’« être là » pour donner à voir une interprétation artistique et sensible au spectateur. Elle se traduit donc par un ancrage sur soi-même, ses sensations, les autres et par la capacité à produire un mouvement de qualité : placer le regard, « être juste et précis dans l’espace, le temps et l’énergie du mouvement » (Pérez et Thomas, 2001 : 16). En improvisation où le but est de « capturer de l’inattendu et de l’imprévisible » (Cornus et Marsault, 2011 : 42), l’exercice est d’autant plus périlleux : regarder certes, mais pour et dans l’action ; être précis certes, mais au service d’un mouvement dansé émergeant de la situation. Ici, la présence en tant qu’engagement de soi, implique que « l’intention émotionnelle » soit « présente » afin que les actions, les réactions à l’environnement artistique soient établies selon un processus de création à l’instant t. Dès lors capturer ces mouvements, en prendre conscience afin de les exploiter permet de rendre le mouvement dansé plus présent et au service d’un propos artistique (Cornus et Marsault, 2014).
31Puisqu’ils traduisent le couplage structurel immédiat entre l’individu et la situation, les gestes émersifs spontanés sont dépositaires d’une vérité du corps dans son engagement. L’éveil de la trace authentique du vivant agit ici dans une réflexivité fonctionnelle : d’une part, il donne volontairement à voir la réalité de l’imsertion corporelle, et d’autre part, dans le réinvestissement volontaire du geste et l’activation de ses structures neurales, il réveille un état psychoaffectif proche de l’« émotion » juste. Alerter l’artiste sur la signature comportementale spontanée et émersive correspondant au propos développé conduirait ici le metteur en scène, par-delà la technique, à éveiller/réveiller l’authenticité d’un corps vivant dansé. En effet, comme pour l’exemple des enseignants, ce sont les mêmes types de gestes qu’il peut « capturer » pour observer, évaluer, travailler l’impact de l’engagement émotionnel de l’élève-danseur face au groupe lors d’une représentation chorégraphique, composée ou improvisée.
Conclusion
32Ainsi deux voies sont possibles :
33– La voie down/top :
34Le corps vivant est ici compris comme résultante du couplage structurel individu/environnement à travers la co-détermination immersion – imsertion. Lorsque ce couplage atteint une valeur seuil, l’émersion du vivant dans le vécu s’active par la voie émotionnelle. L’activation du corps vécu inaugure l’éveil de la conscience moyennant une latence de 450 ms et rend possible le retour symbolique du langage sur l’expérience vécue à travers le prisme du codage socioculturel.
35– La voie top/down :
36L’accès à la réalité du vivant écologisé échappe à la formalisation du corps décrit (e. g., en danse, la présence véritable soutenue par l’activation du corps vivant ne peut s’obtenir en demeurant au niveau symbolique de la forme dans la description technique du geste). Revenir à la vérité du vivant (présence, trace pure) équivaut à réamorcer artificiellement le couplage individu/environnement :
- Soit en activant le levier perceptif de l’immersion (e. g., prise de vue en 1re personne dans une situation spontanée/étalon qui sera réinvestie par autoconfrontation au moment de l’action souhaitée = activation pré-émotionnelle),
- Soit en activant celui de l’imsertion (e.g., prise de vue du sujet en plan serré dans une situation spontanée/étalon, puis autoconfrontation ciblée pour réactivation mimétique).
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Auteurs
Professeur des universités, Philosophie du corps
TEC « Techniques et enjeux du corps » (Directeur), Université Paris Descartes
Chercheur Associé à l’UMR 7268 CNRS ADES AMU/ EFS.
bernard.andrieu@paris-descartes.fr
Doctorant STAPS au EA 3625 TEC « Techniques et Enjeux du corps »
TEC « Techniques et enjeux du corps » (Directeur), Université Paris Descartes
Dir. : Bernard ANDRIEU (Université Paris Descartes) et Sabine CORNUS (Université de Strasbourg)
Maître de Conférences, STAPS
Université de Strasbourg (Faculté des Sciences du Sport )
cornus@unistra.fr
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