Heurs et heurts d’une démarche scientifique engagée
p. 97-103
Texte intégral
1C’est avec beaucoup de joie, d’émotion et une pointe d’inquiétude que je prends ici la plume : une joie empreinte d’émotion car Jean-Pierre Digard, en tant que directeur de thèse, a été une figure centrale de ma deuxième vie professionnelle – la première s’étant déroulée pour une part à cheval et pour une autre part les pieds dans la sciure des manèges – ; enfin, une émotion piquetée d’inquiétude en raison du thème même de ma communication. En effet, ces « heurs et heurts » m’ont été inspirés par la posture scientifique de Jean-Pierre Digard : une posture engagée, pour ne pas dire offensive, ne craignant ni les débats scientifiques un peu vifs, ni les débats publics où il avoue de lui-même adopter parfois un ton « polémique » (voir, par exemple, Digard 1999 : 18) convaincu, en droite ligne de Max Weber, que les sciences sociales sont des « disciplines de combat » propres à éclairer les grands problèmes contemporains (ibid.). Mon projet initial était d’aborder la chose de façon légère, voire primesautière ; or, je crains fort de ne pas être arrivée à un tel résultat, ce qui me fait regretter de ne pas m’être cantonnée à mes histoires d’amazones (Tourre-Malen 2004, 2006, 2007), de talons hauts (Tourre-Malen 2011a), voire de chasse au phoque avec pour seule arme un gourdin (Tourre-Malen 2011b), histoires qui remportent toujours un certain succès auprès du public. Après avoir misé un temps sur un événement tragique (rapt, prise d’otage, auto-combustion, séquestration…) qui m’aurait évité cette contribution, j’ai choisi, plutôt que de forcer le destin, de m’en remettre à l’indulgence du lecteur et surtout de l’intéressé, non sans redouter les froncements de sourcils désapprobateurs qui risquent de ponctuer mon propos. Il s’agit donc d’évoquer ici fortune et infortune du chercheur en m’appuyant principalement sur l’exemple de Jean-Pierre Digard dans sa « lutte » anti-animaliste.
Les vicissitudes du debat public
2De façon consubstantielle, la démarche scientifique engage le chercheur puisqu’un de ses principes est la mise à l’épreuve, le débat, contradictoire comme aiment à préciser certains qui ne craignent pas la redondance. On voit mal, en effet, l’intérêt d’échanges entre des protagonistes qui seraient d’accord sur tout. De ce type de confrontation scientifique, Jean-Pierre Digard nous a donné de beaux aperçus au travers de sa controverse avec Philippe Descola et, entre autres, de son article paru dans L’Homme – « De la zoomanie à l’animalisme occidentaux : le tournant obscurantiste en anthropologie » – où bien campé, à son affaire, il « ferraille », attaque, pourfend, mouche avec bonheur, arguments solides et formules bien senties à l’appui. On n’oubliera pas non plus quelques passes d’arme mémorables avec Christian Bromberger, ce qui n’empêchait en rien nos deux compères d’aller, une fois la discussion close, boire ensemble un (bon) whisky, servi si possible « comme à la Rotonde » c’est-à-dire généreusement.
3Notre bretteur n’hésite pas non plus à s’engager dans le débat public. Les échanges peuvent prendre alors une toute autre tournure. En effet, même si l’ambiance des arènes universitaires n’est pas toujours feutrée, pas toujours civile, les protagonistes y observent le plus souvent les mêmes règles du jeu c’est-à-dire celle de la démonstration argumentée. Les règles qui régissent le débat public relèvent, elles, davantage de la réaction émotionnelle et/ou d’une forme de logique partisane qui porte à faire usage de tout « stigmate possible pour discréditer l’adversaire » (Bromberger 1998 : 71), comme cela se rencontre chez les « amis des animaux »1. Nous en avions fait les frais, Jean-Pierre Digard et moi-même, dans un article2 relatant un débat au salon du Cheval, auquel nous avions participé. La journaliste y reprenait certains de nos propos en les sortant de leur contexte. Jean-Pierre Digard se retrouvait ainsi à affirmer que l’équitation était un « sport de gonzesses » ; de mon côté, j’enjoignais les « femmes à manger du saucisson d’âne », pour se libérer il est vrai d’une relation au cheval qui travaillait à les asservir aux tâches domestiques et à l’« élevage » des enfants. Les forums équestres en furent fort agités et nous fûmes traités de quelques « noms d’oiseaux »3. Jean-Pierre Digard, habitué à la vindicte populaire, prit la chose avec un flegme bourru. J’en fus, moi, plus troublée. Ce n’était pourtant pas mon baptême du feu. Il m’était déjà arrivé de crisper mon public, qui n’avait pas manqué de me le faire savoir en taxant mon propos de « mou de veau »4, me qualifiant d’« universitaire féministe post-soixante-huitarde »5, déduisant à la lecture d’un de mes articles (Tourre-Malen 2003) – par un raisonnement qui m’échappe encore – que je dois apprécier les « hommes purs et durs, en cuir et avec [des] fouets en préférence »6. On conviendra que s’engager dans le débat public expose à certaines vicissitudes.
4Cette exposition est d’autant plus forte lorsqu’on adopte, comme Jean-Pierre Digard, une position à contre-courant des sensibilités ambiantes ou du discours militant majoritaire. En se faisant le chantre de l’hippophagie, de la chasse à courre et de la corrida, en dénonçant l’« idéal bardotien du dada-à sa-mémère »7, il se trouve du « mauvais côté de la barricade » par rapport à la généralisation du discours sur le bien-être animal, jusque dans des institutions comme l’Institut National de la Recherche Agronomique, l’Institut Français du Cheval et de l’Equitation ou encore France-Galop, en réponse à une « demande sociale », mystérieuse selon lui8. Une telle prise de position l’étiquette comme appartenant au « camp des pour » face au « camp des contre », des « pro » face aux « anti » ; pour autant Jean-Pierre Digard réfute tout militantisme.
Le chercheur engagé : un militant ?
5Je précise que c’est bien d’engagement public volontaire du chercheur dont je parle et non d’un engagement « involontaire » au travers de la reprise et/ou de l’interprétation de ses travaux par des militants. A s’engager dans le débat public, à prendre position, à sortir parfois de la froide objectivité dont le chercheur ne devrait jamais se départir, devient-on un militant ? La question est d’autant plus épineuse qu’elle relève de l’oxymore : le chercheur se définit dans le doute et la prise de recul par rapport à son objet de recherche, tandis que le militant se caractérise, lui, par la conviction et le parti pris. Nonobstant cette contradiction, il est des chercheurs-militants, notamment dans les rangs des féministes. Ainsi Delphine Gardey confie ainsi que « certaines chercheuses sur le genre et le sexe ont été des militantes, certaines le sont encore », mais, précise-t-elle, « cela ne veut pas dire qu’elles ne déploient pas des outils, des méthodes, des modes de faire, des processus de validation, des règles du métier qui sont propres à chacune des disciplines au sein desquelles elles interviennent. Elles sont au contraire et souvent extrêmement respectueuses de ces règles, tant on les enjoint sans cesse d’appuyer et de justifier leurs dires et tant elles visent à détacher leurs propos de l’abondance inégalée du discours du “sens commun” sur les sujets qui les occupent » (Gardey 2004 : 9). Ce souci de rigueur est plus qu’honorable, mais ne doit pas faire oublier qu’être militant suppose d’adhérer à un appareil, à un groupe et à ses actions ; ce qui engendre une perte d’autonomie peu compatible avec la recherche. Prendre en compte les lignes directrices de l’appareil, composer avec d’éventuels mots d’ordre… constitue autant de limites à l’autonomie du chercheur. C’est d’ailleurs pour ne pas être confronté à ces limites que Jean-Pierre Digard s’est éloigné des démarches et/ou des organisations qui entreprenaient de récuser les arguments des animalistes c’est-à-dire de se laisser attirer sur leur terrain et de devoir de ce fait adopter des positions exclusivement défensives. Il préfère, comme il le confie, « bien faire et laisser dire », et surtout ne pas se retrouver embarqué dans un « suivisme » qu’il dénonce (Digard 2009a) et qui contrarierait sa posture offensive. Son farouche anti-suivisme se révèle d’ailleurs heuristiquement fécond car au lieu de déboucher sur une contre-argumentation terme à terme, il ouvre sur de nouveaux concepts comme la notion de « bien-traitance » (ibid., 103) qui peut être établie sur des critères objectifs ou encore celle d’une « biodiversité domestique » (Digard 2013) à protéger.
De l’engagement public à la recherche appliquée ?
6A s’engager dans le débat public comme le fait Jean-Pierre Digard, à voir, comme lui, les sciences sociales comme des disciplines de combat propres à éclairer les grands problèmes contemporains, dans un contexte où les sciences sont « plus que jamais pressées de se rendre « utiles » et où sont privilégiées les « recherches finalisées », n’est-ce pas travailler à une anthropologie appliquée ? La question est provocante et je prends ici un risque inouï à la formuler en cet hommage à un chercheur qui s’est posé en défenseur de la recherche fondamentale et s’est efforcé de démontrer combien recherche fondamentale et recherche appliquée sont inséparables, rappelant à l’envi que, d’une part, il ne saurait y avoir d’applications sans recherche fondamentale préalable et que, d’autre part, compte tenu de l’imprévisibilité des chemins de la recherche fondamentale, il serait vain de vouloir la canaliser vers de possibles applications. Sur cette lancée, il rejette la dictature du « à quoi ça sert ? » (Digard 2009b). Adepte inconditionnel de la sérendipité, de « la découverte, par chance ou sagacité, de résultats que l’on ne cherchait pas » (Merton 1997 rééd., 43)9, il affectionne particulièrement cette citation du physicien Édouard Brézin : « Ce n’est pas en cherchant à améliorer la bougie qu’on a découvert l’électricité »10.
7Par le hasard du calendrier, les questions — sciences/débat public, militantisme ; recherche fondamentale/science appliquée — que soulèvent « mes heurs et heurts » recoupent l’actualité du CNRS avec l’annonce de la création d’une mission « sciences citoyennes », sous la responsabilité de Marc Lipinski qui, dans son discours introductif, exhortait les chercheurs à sortir de leur « tour d’ivoire » et à accepter « les orientations générales des responsables politiques et d’avoir une écoute des demandes sociales ». Cette mission selon l’Association Française de l’information scientifique (AFIS) constitue un « projet politique d’engager le CNRS dans l’action militante »11. Je laisse à chacun le loisir de commenter cette délicate actualité et cette perspective non moins délicate.
8En conclusion, on peut dire qu’il n’est de heurs sans heurts, mais que les premiers se trouvent plutôt du côté de la recherche fondamentale et de la liberté qui lui est inhérente — une liberté difficile à imaginer et à comprendre par les non-initiés. Ainsi quand j’évoquais, moi spécialiste de l’équitation et de la relation qu’entretiennent les femmes avec les chevaux et plus largement les animaux, mes travaux sur la marche en talons hauts, certains amis s’étonnaient que je puisse « être payée pour ça », c’est-à-dire pour produire de la connaissance.
9Mais pour revenir à Jean-Pierre Digard, ce qui a l’heur de me plaire dans sa posture offensive contre le courant animaliste, ce que j’apprécie, est qu’il donne une vision plus optimiste de l’homme, qui s’oppose à la conception « pessimiste, partielle et partiale » de l’homme comme d’un éternel prédateur diffusé par le « politiquement correct » animalitaire (Digard 2009a). En cela, il est un anthropologue humaniste. Ne serait-ce que pour cela, cet hommage – mon hommage – devait lui être rendu.
Bibliographie
Références citées
Bromberger, C., 1998, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard.
Digard, J.-P., 1999, Les Français et leurs animaux, Paris, Fayard.
Id., 2004, Une histoire du cheval, Arles, Actes Sud.
Id., 2009a, « Raisons et déraisons des revendications animalitaires. Essai de lecture anthropologique et politique », Pouvoirs, 2009, no 131, p. 97-111.
Id., 2009b, « Applied anthropology in Iran ? », in Shahnaz R. Nadjmabadi (ed.), Conceptualizing Iranian anthropology. Past and present perspectives, New-York-Oxford, Bergham Books, p. 135-149.
Id., 2013, « Biodiversité domestique, une composante de la biodiversité animale », Ethnozootechnie, no 94, p. 5-12.
Gardey, D., 2004, Enjeux des recherches sur le genre et le sexe. Rapport à Mme la Présidente du Conseil scientifique du CNRS, Paris.
Merton, R. K., 1997 [1957], Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Armand Colin.
Tourre-Malen, C., 2003 (janv.-juin), « Les à-côtés de l’équitation. Rapport à l’animal et pratique sportive », Etudes Rurales (EHESS), no 165-166 p. 133-146.
Id., 2004, « Des Amazones aux amazones : équitation et statut féminin », Techniques et Culture, no 43-44, p. 145-159.
Id., 2006, Femmes à cheval. La féminisation des sports et des loisirs équestres : une avancée ?, Paris, Belin.
Id., 2007 (août), « Érotisme du chevauchement et vocation cavalière », La Quinzaine Littéraire, no 951, p. 10-11.
Id., 2011a (sept.-déc.), « Des chaussures, des talons et des femmes », Ethnologie Française, vol. 41, p. 727-739.
Id., 2011b, « Les techniques paradoxales ou l’inefficacité technique voulue », L’Homme, no 200, septembre-décembre, p. 203-226.
Notes de bas de page
1 Pour exemple, ces propos tenus en réaction aux positions hippophagiques de Jean-Pierre Digard : « Ce genre d’individu [Jean-Pierre Digard] inutile et dangereux est « chercheur ». Le genre à tenir des propos similaires en 1940-1945 sur certaines catégories d’êtres humains », http://www.courses-france.com/modules/newbb_plus/viewtopic.php?forum=21&topic_id=22292&viewmode=flat&sortorder=1&start=0 (21 janvier 2010).
2 Le Monde du 16 décembre 2009.
3 Pour exemples :
- « L’auteur [Jean-Pierre Digard] de ces propos sexistes en rajoute une couche avec des propos méprisants mais cette fois-ci envers les équidés […] “L’important, pour le cheval, ce n’est pas son bien-être, ce sont ses débouchés… y compris l’hippophagie, alors mangez du cheval !” […] Et il trouve l’appui de l’anthropologue, “professionnelle du cheval” et auteure Catherine Tourre Malen […] Nous avons mis ci-dessus les termes de “professionnelle du cheval” entre guillemets car on peut bien se demander ce que cela signifie au juste ? Car lorsqu’on y regarde de plus près, la bibliographie de cette personne est consacrée exclusivement à l’exploitation du cheval, à savoir comment devenir un “as” de l’équitation. Quelle honte que ces “professionnels du cheval” se revendiquant d’une “science” qui n’a de “science” que le nom : il s’agit en fait d’une idéologie visant à la justification de l’exploitation ! Quelle horreur que cette exploitation avec la “viande” de cheval vantée par des personnes qui côtoient ces animaux tous les jours » (http://laterredabord.fr/?p=2725, 17 décembre 2009) ;
- « Là, c’est vrai lire des c....... payées par l’argent public me fait grrrrrr pfff pfff. […] Au fait, il sait monter à cheval ce Digard ? ? Sûre [sic] qu’il n’a pas essayé : il devrait pour voir si c’est un sport de gonzesses […] Pour info, le même individu, le nommé Digard sévit (avec vos impôts) dans la revue “Equ’Idée” éditée par ces grands intellectuels des Haras Nationaux (numéro de septembre) » ; « Et le super directeur émérite machin-machiste du CNRS, il veut prouver quoi en assénant ses propos-caricatures ? » http://www.courses-france.com/modules/newbb_plus/viewtopic.php?forum=21&topic_id=22292&viewmode=flat&sortorder=1&start=0 (21 janvier 2010).
4 Réunion régionale d’informations organisée par la Fédération Française d’Equitation, les « Fédératives de Fontainebleau », 22 et 23 mars 2004.
5 Colloque « Cheval passion de femmes » (2 juin 2004) — qu’on ne se méprenne pas, le ton indiquait bien que ce n’était pas un compliment. L’auteur de ces propos, rien moins qu’un député, s’est même excusé, par la suite, de son emportement.
6 //www.1cheval.com/membre/forum/ethologie/sujet.php?forum_9=82748&forum_10=0, consulté le 25/11/2007.
7 Jean-Pierre Digard, « “Amis” des bêtes ? », L’Express, no 2076, 1991, p. 11.
8 Jean-Pierre Digard, Le « bien-être » du cheval entre zootechnie, philosophie et anthropologie », Les Haras nationaux, 30e Journée de la recherche équine, 3 mars 2004.
9 Selon Robert K. Merton, la sérendipité est essentielle au progrès de la sociologie. Cette notion a été reprise dans un ouvrage récent dirigé par Pek Van Andel et Danièle Bourcier : De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit. Leçons de l’inattendu publié en 2009 – Chambéry, Éditions L’Act Mém.
10 Cité par Digard (2004 : 204).
11 CNRS Hebdo, 1er mars 2013.
Auteur
Maître de conférences (HDR) en anthropologie
Université Paris Est Créteil
Chercheur à l’Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010